Histoire véritable de certains voiages périlleux et hazardeux sur la mer/5

VOYAGE FAIT AU

Perou, ou s'eſt paſſé de merveilleux
accidens

& dangers.


AU mois de Mars de l'an 1556 partit de havre de la Rochelle un navire de guerre du port de cent tonneaux ou environ, avec une patache du port de vingt-cinq tonneaux, equippez de cent cinquante hõmes tant ſoldats que mariniers, commandez par un Capitaine de marine, enfans de la Rochelle, nõmé le Capitaine Meſmin, que j'ai depuis fort bien cognu, aiant l'aage de plus de ſoixante ans lors qu'il mourut pres ladite ville en une maiſon qui apartenoit à ſa femme nõmée Saint Martin. Ledit navire & patache bine armz & avitaillez pour un an à faire le voyage du Perou, y tirerent droit partant de ladite ville, où il y a de traverſe de mer bien deux mille lieus : & ce faiſant firent pluſieurs rencontres de navires, mirent pied à terre en pluſieurs iſles ou ils demeurerent & firent ſejour malgré les habitans d'icelles, dont ils apporterent quelques commoditez qu'il treuverent dans leur navire. Mais entr'autres prinſes qu'ils firent, fut un navire du port de ſis ou ſept vingts tonneaux, apartenãt aux Eſpagnols, chargé de ſucres & de cuirs, qu'ils aborderent & prindrent & ſe contentant de ce butin pour leur voiage, avec ce qu'ils savoient deſia peu profiter ès iſles ou ils avoient ſejourné, reprindrent la route de France, joyeux d'avoir faict ſi bonne rencontre, veu que ledit navire etimé à bien dix milducats, enquoi faiſant, ladite prinſe faiſant le chemin & allãt devant le navire de guerre, pour ce qu'il eſtoit meilleur de voile, & dans lequel le Capitaine y avoit mis cinquãte ſept hõmes, advint qu'une nuict fort claire paſſsant devant l'iſle de la Vermude qui eſt à trois cens lieues de la terre du Perou, ils approcherent ſi pres de ladite iſle & des roches & bancs qui ſont devant icelle, que quelque remonſtrance que fiſſent les mariniers au Pilote de ladite prinſe, qu'ils ſe mettoient en danger de toucher ; ſon opiniaſtreté neantmoins gaigna leur raiſon, & en moins de rien ne faillirẽt d'aller frapper ſur une roche à plaine voile, à bien trois lieues de la terre, au grand regret & complaintes des mariniers d'icelle, leſquels craignants que leur navire de guerre qui venoit après eux n'en fiſt autant, lui tirerenet un coup de canon, & firent quelque ſignal de feu pour l'avertir de ne les ſuivre. Ce que bien entendu par le Capitaine Meſmin, qui jugea incontinent qu'il eſtoit advenu fortune à ladite prinſe, au lieu de la ſuivre, print le large de la mer : & à demi lieue ou plus de ladite prinſe fit mouiller l'ancre en attendant le jour à venir : afin de voir & cognoiſtre l'accidẽt qui leur eſtoit advenu. Le jour venu, le Capitaine Meſmin vid ſa prinſe ſur la roche, deſia renverſee de coſté, ſans aucun moyen de la ſauver, les mariniers qui eſtoient dedans tous ſur le coſté dudit navire, qui eſperoient que leur Capitaine ne les voudroit abandonner en ſi eminent peril, mais au contraire qu'il envoieroit une chalupe pour les retirer. Sur cet incertain & ſurſeance, il y eut douze hommes de l'equipage de la dite prinſe qui au deceu des autres furent ſi ſubtils qu'il s'emparerent du batteau d'icielle prinſe qu'ils avoient deſia deſengage du vavire ; & quitans le bord d'icelui nagerent tant qu'il peurent vers le navire de guerre, dont aperceus de ceux qui reſtoient, furent merveilleuſement criez pour les faire retourner & ramener ledit batteau, mais tout cela ne ſervant de rien, en fin furent cõtraints de les ſupplier en tous cas de ne les abandonner point, & faire avec le Capitaine Meſmin qu'il les envoyaſt recueillir. Belles promesſſes ſont faites là deſſus par les douze, & de retourner meſmes avec ledit batteau, ſi le Capitaine le permettoit. Arrivez qu'ils furēt au bord dudit Meſmin, & luy ayans remonſtré la miſere ou demeureront quarante cinq de leurs hommes qui reſtoient ſur ladite prinſe perdue, Meſmin mit l'affaire en deliberation, appelle en ſa chambre ſes plus favoris qui commandoient ſoubs lui audit navire. Et apres avoir remarqué combine de difficultez il y aurait de paſſer tous dās ſon navire de guerre en France, avec le peu de victuailles qu'ils avoinet : finalement il fut conclu qu'il valoit mieux que quarante cinq periſſent, que tout le reſte. Et de fait la reſolution prinſe, l'execution en fut auſſi ſoudaine. Car mettans à la voile & levans l'ancre commencerent à prendre la route de leur retour, & à laiſſer les quarantes cinq ſur le coſté de leur navire, lamentans leur deſaſtre, qui avoient touſiours eſperé que lon les retireroit de là. Nous laiſſõs donc le navire de guerre retourner en France, & reviendrons à nos povres malautruts, leſquels ne pouvans aſſez blaſmer la déloyauté de leur Capitaine & compagnons, ne ſe mettoient dedans la fantaſie ny au courage aucune invention, ne aucune volonté d'eſſayer à ſe titer de là ; & avec ces pleurs & lamentations paſſerent ſur le coſté dudit navire, attendant ce que fait un criminel jugé à la mort, qui eſt l'heure de l'execution. Car de pouvoir aller trois grands lieues à la nage juſques à terre, il eſtoit mal aisé ; d'eſpoir de demourer longuement en l'eſtat qu'ils eſtoient, peu d'aparence, veu la rigueur des vents et de la mer, deſquels ils n'attendoient que la ruine. Ils paſſerent donc auſſi le reſte du jour & toute la nuict enſuivante en comlaintes & qerimonies, pednat que la mer briſoit ſous leurs pieds leur navire. Et ſans qu'ils furent reſveillez par quelqu'un de l'equipage, qui avoit plus de courage en adverſitez mondaines que les autres, ils ſe ſuſſent laiſſez perdre ſans remiſſion. Ainſi donc ceſtui-cy leur ayant remõſtré que ce n'eſtoit plus le temps de faire de cõplaintes inutiles en l'air veu qu'il n'y avoit perſonne qui leur en peuſt faire raiſon : que c'eſtoit deſormais à Dieu à qui il ſe faloit adreſſer par oraiſons & prières affectionnees d'avoir pitié d'eux : & mſme de reprendre courage de rehercher tous les moyes dont l'on ſe pouroit adviseſer à les ſauver de ce naufrage, & non pas s'arreſter en ces pleurs & gemiſſement, qui ne ſervoiẽt qu'à leur les effiminer. Finalement il leur remit tellement le courage au ventre avec l'aſſeurance qu'il leur donnoit, que Dieu leur aſſiſteroit pour leur delivrance ; qu'au lieu de leurs pleurs & regrets, chacun cõmença à mettre la main à la beſongne pour baſtire du bris & fragments du navire un Cageux ou Rat, ainſi qu'aucuns apellent, pour eſtãts mis deſſus, ils peuſſent aller a terre. Or ce Cageux ou Rat me fait reſouvenir du nombre de bois de mairin qui s'ameine ſur les rivieres pour faire pipes, & meſme celuy qui vient de la rivière de Vienne à Saumur, ou grande quantité dudit bois lié enſemble, des hommes deſſus pouſſent cela avecques perches. Ainſi nos quarante cinq rompent avec leur charpentier qui avoit ſes ferremens, le gaillard de derriere dudit navire, & avec quelques pipes les lient tellement enſemble, qu'en peu de temps voila le Cageux parachevé, preſts de recevoir les conſtructeurs. Mais ils ſe virent bien trompez, quand eſtãs preſts de s'embarquer deſſus, il ne fut ſuffiſãt a les porter tous a la fois de maniere qu'il leur fut beſoin en faire encore un autre pareil a celui-la ; cõme ils firent en diligēce & avec merveilleux travail : tellemēt que de laſches & effeminez, qu'ils eſtoient a la voix d'un ſeul, les voila revenus foirts & encouragez a chercher le moyen de leur ſalut : me faiſant reſſouvenir de la defenſe d'une breche ou ceux qui la gardent ennuyez du long travail, deſeſperez de leur ſalut futur, mais rencouragez de quelque bon Capitiane courageux qui ſaura leur remonſtrer leur devoir, l'honneur qui leur aviēdra de la conſtance, le profit qu'ils feront en leur defenſe ; enfin il ne ſe trouve ſi laſche de coeur qui ne reprenne nouvelles forces, l'un maniāt la pique, l'autre l'arquebus, l'autre la pale & la marre pour demeurer les maitres en leur place aſſiegee : Ainsi donc voila nos deux Cageux accōplis & equipez, l'un de vingt-cinq hommes, & l'autre de vingt, quittans & abandonnās le navire naufragé ſe disans les uns les autres les adieux, comme ſe diſent ceux qui vont a une bataille, leſquels incertains de leur retour, ſe recommandent chacun a leurs compagnons. Ces Cageux desbordez dudit navire & a la mer, ſont conduits comme il pleut a Dieu par les vẽts & la mer, qui de bonne fortune pour eux batoit a terre. Car autrement il eſtoit impoſſible de s'empeſcher de perir a la mer, d'autant qu'ils n'avoient cables, ne ancres, ne voiles dont ils ſe peuſſent aider, demeurants ainſi conduits par les vents & la mer, vingt quatre heures battus de la mer qui a tous coups paſſoit par deſſus eux & touſiours en l'eau juſques en moitié de la jambe ſur leſdits Gageux. Finalement leſdites vingt-quatre heures accōplies, arriverent a terre en ladite iſle de la Vermude & l'un & l'autre, mais non toutesfois en un même endroit, & ſans avoir cognoiſſance les uns des autres. Car celui ou eſtoient les vingt-cinq (ſur lequel eſtoit celui qui m'a raconté ceſte hiſtoire decedé puis un an en ça nommé le Capitaine la Barriere, l'un des Capitaines du boug de S. Martin en l'iſle de Ré) arriva en un bout de ladite iſle de la Vermude a ſept lieues des autres vingt, ſans qu'ils en euſſent aucune cognoiſſance : ou eſtans parvenus, & a terre ferme, ſans perte d'aucuns de leurs gens, il commencerent a cheminer le long de la coſte en eſsperance d'ouir nouvelles de leurs cõpagons : mais ils n'eurēnt pas beaucoup voyagé qu'ils trouverent obstacle a leur entreprinſe, d'autant qu'ils rencontrerẽt une riviere au devant qui avoit bien trois cens pas de large ; dōt bien eſtonnez nos pelerins, & ne ſe voyants aucun moyẽ de la paſſer a gué ny a nage, contraints, furent de recourir au Cageux qu'ils avoient abãdonné a la deſẽte de l'iſle, ou a tout le moins aux fragments & pieces d'icelui, dont ils ne penſoient jamais avoir affaire : reſſemblans en cela nos deſtructeurs ſoldats, leſquels paſſans dāns un vilage, devorent, pillent & deſtruiſent entierement ce dont il ſe peuvent adviſer, faiſsant leur conte de n'y retourner jamais, neantmoins preſſez quelquefois des ennemis, autresfois commandé de leurs Colomnels, ſont cõtraints faire le meſme logis, ou ne rencontrans aucunes commoditez d'y vivre ſont bine heurues de ramaſſer les pieces de pain dõt leurs chevaux ne faiſoient conte ; de meſme façon nos povres & miserables rechappez ayans laiſſé leur Cageux a l'abandon, & meſme demoli quelque piece pour en faire du feu a leur arrivee, par le moyen d'un piſtolet & & de quelque charge de poudre, que l'un d'eux avoit garenty dedans le fons de ſon bōnet, furent contraints par neceſſité de retourner audit Gageux : & raſſemblants ce qu'ils peurēt de ſes pieces l'emmenerent juſques a ladite riviere, afin de s'en ſervir pour la paſſer. Mais cõme le malheur de ces povres gens s'eſtoit du tout accõpli, & que la fuitte de tous les autres qui devoient acõpagner le premier n'eſtoient entièrement arrivez : quand ils furent preſts d'embarquer ſur le dict Cageux, il ſe trouva ſi defectueux, que impoſſible fut d'en recevoir deſſus que vingt ſeulement, & cinq qu'il leur falut malgré eux laiſſer de l’autre coſté de la riviere, attendãs le paſſage des vingt, leſquels ne furẽt chiches de promette aux autres cinq, de leur envoyer requerir : & ſur cette esperance y demeurerent, & y ſeroient encore, s'ils n'euſſent trouvé autre moiẽ que celu-là, de faire le voyage. C'eſtoit pourtant une grande deſloyauté aux vingt d'abãdonner ainſi ces povres cinq hommes, aians moyen de les retirer à eux comme compagnons de fortune : & ne m’esbahy pas beaucoup des des maux qu’ils endurerent encore puis apres, & du dãger ou ils ſe virent tous d’un meſme inconvenient ; pource que Dieu qui eſt le juſte Iuge, ne delaiſſe point les iniquitez impunies. Voila donc les vingt paſſez, & les cinq laiſſez avec un merveilleux regret d’eſtre ainſi abandonnez de leurs compagnons, leſquels tous enſemble avoient eſté tant à la recerche de leur Cageux, que reformation d’icelui bien quatre jours, ſans avoir aucune commodité de vituailles ne bruvage que de la peſche qu’ils faiſoient de quelque petit coquillage à la coſte cõme Crigauts, reſſemblants à limats de terre, & de quelque moulue qu’ils atrapoient pour la grãde quãtité qu’il y en a autour de ladite iſle. Ainſi nos vingt hommes ayãt laiſſé là leur Cageux, prindrent leur chemin le long de la coſte pour rencontrer le reſte de leurs gens ; à quoi faire ils employerent quinze jours entiers, avec tant de peine, tant de travail, & tant d’incommoditez qu’à peine peurent-ils parvenir juſques a eux. Car premierement ils trouverent le chemin ſi aſpre & ſi difficile, tant par le moyen des roches, que de la quantité de mouſſe (à cauſe que ladite iſle eſt inhabitee & non frequente) & tãt pleine de bois, ronces & eſpines, qu’il leur falut par neceſſité couper leurs chapeaux & en faire des ſemelles à mettre ſous leurs pieds, a cauſe que leurs ſouliers s’y percerent tous. Leur retraitte au ſoir eſtoit ſous les arbres, dedans leſquels ils mettoiẽt le feu pour ſe chauffer, à la lueur duquel une grande quantité d'oiſeaux ſe venoinet jetter, & tomboient en iceluy gros comme coubejaux ou courlis, gris de couleur,& le bec fait cõme perroquets ; deſquels ils mangeoient cuits ſur les charbons ; & pour leur boire ils le prenooient ſur des fueilles de palmes, qui reſtoit de quelque brouillart qui avoit fait auparavãt n'aiãt recours pour lors à toute autre cervoiſe inebriaque : de maniere qu'avec ceſte vie champeſtre ils avoient les quinze jours accomplis à rencontres les vingt autres de leurs compagnons qui s'eſtoient ſauvez ſur l'autre ageux, ou ambraſſades ne furent eſpargnees pour la bien venue, fort joyeus de ſe revoir tous enſemble pour ſe conſoler en leurs deſaſtres & mauvaiſes fortunes, contre l'opinion que les uns avoient de ne retrouver jamais les autres. Quelques jours apres, & fort peu de temps arriverẽt ſemblablemẽt les cinq qui avoient demeuré de là la riviere : & apres toutes leurs plaintes & querimonies, reconciliation fut faite entr'eux de toutes offenſes paſſees, avec proteſtation à l'advenir de ſe tenir fidelité fraternelle, & outre de mettre tous d'un meſme accord la main à la beſongne, qui avoit eſté ja encõmẽcee par les vingt, qui avoiẽt avec eux un charpentier & avoient tellement employé le temps qu'ils avoyent un beau commencemẽt de barque qui pouvoit eſtre eſtãt parachevee, de neuf à dix tonneaux : Ce que executant chacun commença à prẽdre charge, les uns de couper bois, les autres de l'apporter les autres de ſauver ce qu'ils pouvoient des fragmens du navire & Cageu, autres aller a la peſche pour nourrir les ouvriers & finalement firent tel devoir, que deux mois apres du jour de leur arrivee en ladite iſle, la barque fut entieremẽt faite & parfaite puis calfeutree du mieux qu'ils peurẽt des vielles eſoupes qu’ils tirerent des pieces de leur navire, & de mouſſe qu’ils prenoient en ladicte iſle : & le premier jour de Careſme qui fut la fin des deux mois furent preſts d’embarquer, ayant avitaillé leurdicte barque de chair de tortue, dont ils avoiẽt prins quantité & fait ſecher : Car en ceſte iſle-là il s’en trouve de monsſtrueuſes & grandes, leſquelles ſortãs de l’eau s’endormoient a terre ; & lors ſubitement l’on court avec les leviers & gros bois pour les tourner le vẽtre en haut, afin de les tuer apres. D’ailleurs ils avoient des oiſeaux dont ci deſſus eſt parlé, qu’ils avoient fait ſecher, & roſtir au Soleil, & pour breuvage quelque barique d'eau qu'ils avoiēt remplis en une mare qui eſtoit en ladicte iſle. Or eſtant fort pres de leur embarquemẽt il leur arriva un merveilleux accident, & que peu s'en falut ne fuſt executé, plain de trahiſon & de deſloyauté : c'eſt que le pilote, le maiſtre & le charpentier avec quelques autres de l'equipage, juſqu'au nombre de dix ou douze doutans ou craignans que la barque nouvellement conſtruitte ne fuſt ſuffiſante pour les retirer tous, complotterent par enſemble de la deſrober ; & un jour qu'ils la verroinet preſte s'embarquer dedans & l'emmener, laiſſans le reſte en ladicte iſle : Aquoy volontiers ils ſuſſent parvenus ceſſant que Dieu permit que leur conjuration ſut deſcouverte par une de la troupe, qui peut eſtre pouſſé de quelque compaſſion de ceux qui reſteroient, ou de crainte de tomber en punition, la choſe revelee par quelque autre advertit de ladite conſpiration ; laquelle ne fut rejettee ne miſe a meſpris, ains en meſme inſtant eſtant recerchez, furent les chefs de la cõſpiration ſaiſis, en meſme heure enquis, & leur proces fait & parfait, iceluy mis ſur le bureau & en deliberation. Par la pluralité des voix qui a ceſte fin en furent recueillies, arreſt en interviēt (car ainſi le doit on appeller, parce qu’il n’y avoit point d’apel) par lequel le maiſtre, le pilote, & un autre leur compagnon, Normans de nation, ſont condãnez à la meſme peine qu’ils avoient deliberé leur faire ſouffrir ; & ſans beaucoup de delai, & retardement, l’execution faite d’icelui. Car le premier jour de Careſme, dont cy deſſus eſt faict mention, voila nos aventuriers embaquez dedans leur arche, avec ſi peu de triſtes vituailles qu’ils peurẽt recueillir, fors toutesfois les trois releguez, qui demeurerent. Et au lieu qu’ils devoient prendre le retour de Frãce, conclurẽt de s’en retourner au Perou, d’autant qu’ils doutoiẽt fort de la ſuffiſance de leur naſſelle à tel passage. Nos trois hommes demeurerent cependant a la Vermude punis de la meſme peine qu'ils avoient deſiré aux autres. Certes je trouve ſelon mon jugement que encore en eurent ils bon marché, veu les crimes qu'ils avoyent commis en cette ceſte conjuration ; ſavoir de la trahiſon qu'ils commettoient à l'encontre de leurs compagnons de fortune, de la perfidie qu'ils exerçoiẽt, du vol qu'ils commettoient, & des meurtres volontaires qu'ils faiſoient. Car tout cela ne ſe pouvoit punir que de mort, veu telle laſcheté. Eſt-il possible qu'au cœur des hommes il y ait une ſi malheureuſe & ſi damnee opinion, de trahir de la façon ſes compagnons, qui avec peine & fatigue cõmune s'eſtoient employez apres tant de perils à cõſtruire la barque qui les devoit ſauver tous ? L'humanité eſtoit-elle du tout perdue en ces gens-là ? Or nous les laiſſerons ſejourner à la Vermude, pour revenir au reſte de nos guerriers, qui étaient encore au nombre de quarante deux, ſans aucunes arme, ſi ce n'éſtoit les outils du charpentier : leſquels reprenans la route du Perou, qui était de trois cens lieues, au lieu de venir en France, où il y en avoit dix-sept cents, qu'il leur eſtoit impoſſible de traverſer en un ſi miſerable bateau, mal muny de vivres, peu calfeutré, point armé, & chargé de peuple, ſont trois ſemaines à la mer premier que recognoiſtre aucune terre, ni que faire rencontre d'aucun navire ou vaiſſeau, mais apres leſsdites trois semaines paſſees, deſcouvrirent une iſle appelée la Monne, avoiſinant ladite terre du Perou, devant laquelle trouverent une petite Carvelle toute neuve, du port de douze ou quinze tonneaux : dedans laquelle y avoit deux ou trois hommes, leſquels eſpouvantez de la vue de tant de gens abandonnerent ladite carvelle, & ſe ſauvèrent à terre avec un petit eſquif ou bateau attaché à icelle; laquelle fut incontinent ſaiſie par nos avanturiers bien joyeux d'avoir trouvé quelque meilleur logis, auquel y avoit quelque peu de vituailles, bien appareillee de voiles, câbles & ancres : et avec elle paſſerent outre & parvindrent juſques a une iſle de ladite terre du Perou, nommee Montechriſte ; en la rade de laquelle trouverent un navire Portugais chargé de ſel, du port de ſoixante-dix tonneaux ou environ; l'équipage duquel voyant tant de peuple en un ſi petit vaisseau, eurent peur qu'ils ne fussent pirates, & sans les attendre jetterent ce qu'ils peurent dans leur petit batteau, & abandonnant le navire ſe ſauverent à terre, duquel nos miserables s'emparent incontinent; & ayans cerché en iceluy trouverent quelques vituailles, deux vieilles eſpees, & quelqu'autre petite cõmodité, qui les réjouit aucunemět, meſme de ce qu'ils eſtoient dés là en un navire capable de les retourner en France. Cependant, le pilote Portugais, à qui apartenoit le navire, le voiant ſaiſi de cette façon eut opinion que c'eſtoient gens qui tenoient pour ſeditieux ceux qui avoient de l'argent : & qu'avec quelque cẽtaines de ducats il pourroit racheter ſon navire d'entre leurs mains, & en ceſte delibératiõ s'embarque de terre en un petit bateau avec deux ou trois hommes avecque luy. Ledit pilote portugais, aſſeurãce prinſe des preneurs, approche et vint à bord du navire, les ſupplians de la delivrance d'iceluy, moyennãt cent ducats qu'il leur offroit. Les uns s'y accordoient preſque, d'autres y resistoiẽt, remõſtrãs leurs malheurs paſſez, & leur eſtat preſent ; & qu'ils ſeroient bien miſerables ſe voyans aſſez bien logez, de se remettre encore dans leur naſſelle pour retourner au peril paſſé. Le tout consideré cõcluſion eſt prinſe de retenir le navire ; & non ſeulement le navire, mais le pilote d'icelui, qui fut recogneu par quelqu'un d'eſtre vn habile pilote & ſuffiſant pour la navigation de ces coſtes du Perou ; dequoi le Signor Portugais aiant receu l'advertiſſemẽt penſa deſeſperer pour avoir eſté ſi vilainemẽt trompé de ſon intention : & de rage & deſpit en print un tel mal au cœur, qu'il en pẽſa mourir, demourãt quatre jours dans ledict navire sans vouloir boire ny manger, quelque prière que luy en fiſsẽt les nouveaux poſſeſſeurs ; qui l'admonnesſtoient & faiſoient admonneſter par un truchemẽt de ne ſe contriſter de ceſte façõ; & qu'en tout cas il ne faloit point qu'il ſe miſt en la fantaſie d'échaper de leurs mains, ne ſon navire, ſinon qu'il leur donnaſt qlque invention d'ẽ recouvrer un autre meilleur pour recouvrer le ſiẽ. A ceſte nouvelle le Portugais ſe voiant prins & ſans moiẽ d'eviter la compagnie de ces gens-là, reprint courage, & ſe reſolut de ſuivre leur fortune, & leur donner quelque invention aux deſpens d'autruy, de ſe redimer de leur mains, ſ d'en eſchapper : faiſant & imitant en cela le bon cerf, lequel eſtant pourſuivi des chiens, a ceſte induſtrie de ſe jetter ſur quelque autre qui ſera relaiſſé & à coups de corne le faire lever pour ſe mettre en ſa place, afin que les chiens ſuivent celui qui ſera ſur pieds. Ainſi noſtre pilote Portugais capitula avec nos avanturiers, & tranſigea verbalement avec eux, que partant qu'il leur mettroit entre leurs mains un meilleur navire que le ſien & plus riche, qu'en ce cas delivrãce entière lui eſtoit faicte de ſa perſonne & de ſon navire. Deſ-lors en faveur dudit marché voila le Portugais qui conduit tellement ſes parties, qu'il les meine devant une iſle nommee la Lugane, près de laquelle & juſqu'à terre il y avoit un navire de ſept à huict-vingts tõneaux, chargé de ſucre cuirs & caffe, dans lequel paroiſſait nombre d'hommes qui ne faiſoient plus que minuter le jour de leur retour ; qu'il leur montra & leur dit que c'eſtoit à eux de ſe mettre en devoir de se rendre maiſtres dudit navire ſuffisant pour les faire riches. Ces deſeſperez icy quoy qu’ils n’euſſent aucunes armes que deux vieilles eſpées rouilles, & quelques ferremens du charpẽtier, s’embarquent neatmoins tous dans la petite carvelle qu’ils avoyent prins auparavant ; & sans ne retarder ne marchander, nagent droit a bord dudit grand navire l’equipage duquel les voyant ainſi venir, ſe mettẽt ſur leurs armes, faiſant mine de ſe vouloir defendre, paroiſſant ſur le bord les eſpee en la main pour épouvanter, les aſſaillans : mais nonobſtant tout cela ne des coups de Canon qu’ils leur tiroient, ils ne laiſſoient de continuer leur entreprinſse, ſans faire non plus de conte des coups de Canon que faiſoit Gargantua autrement et ainſi allans droit à bord dudit navire, ils eſtonnerent tellement les gardeurs d'icelui, que le plus gentil compagnon ſe gettoit le premier à terre, & tous en faiſant le ſemblable : en fin le laiſſerent vuide d'hommes pour un tēps, mais auſſi toſt remuni & accõmodé de nos aſſaillãs, qui ſe voyant mõtez à l'avãtage d'un bon et grãd navire avitaillé ſuffisammẽt pour le retour de leur voiage, chargé de ſucres & cuirs, je vous laiſſe à penser, ſi la joye leur fut moindre que la triſtesse de leur première perte leur avait été; et faiſant la figue aux Eſpagnols, qui taſchoient a redimer leur navire pour de l'argent, commencerent à deſrader de là & buvãt les uns aux autres d'une bote de vin ſec qu'ils trouverent : prindrent le chemin de leur retour en France ; dõt bien joyeux noſtre Portugais qui eſperoit ſa liberte & de ſon navire, ayant accomply & effectué sa promeſſe, lui fut neatmoins impoſſible d'eſchapper ſa perſonne de la main de ces nouveaux preneurs : Ains apres avoir laiſſé le navire du Portugais, le prièrent à cauſe de ſa ſuffisance, les vouloir piloter en France l'aſſurant qu'outre ſes cent ducats qu'ils luy rendraient, ils le feroient participant de la valeur de ladite prinſe. Se voyant ainſi eſtroittemēt engagé parmy eux luy fut de neceſſité d'y obeir. Et de fait apres avoir laiſſé ſon navire en la garde de ſes mariniers, firent à la voile & s'en vindrent trouver le Cap de ſainct Anthoine, ou ils rafraichirent leurs eaux, & renforcerent leurs vivres de nõbre de tortues, qu'ils y prindrent : & de la ſortent par le canal de Baſme, pour la ſecõde fois afin de rencontrer les vents d'avaux comme ils firent, & joyeuſement s'en revindrent en France, arrivãs à La Rochelle deux ans apres qu'ils en eſtoient partis, qu'un chacun les avoit effacés du livre des vivãs, ou leur prinſe fut vendue dix mil mil eſcus, dont ils donnerent quatre cens à leur pilote & l'envoierent bien contant. Ie ne ſai à quoy accomparer la joye de ces povres gens-là, s'eſtãs veuz arriver à La Rochelle à port de ſalut, apres avoir tant de fois eſchappé la mort qui les ſuivoit journellement. Ie crois que celle des Romains à la ruine de Carthage ne fut pareille, s'ils voloient conſidérer les eſchappatoires qu'ils avoient fait durant ceſte pérégrination si longue & si hasardeuse. Ie n'oublieray auſſi a mettre que peu de temps apres l'arrivee de tout cet equipage, les trois hommes qui avoient eſté laiſſez en exil à la Vermude, retournèrent à Dieppe, aiant eſté prins par quelque navire qui paſſoit devant ladite iſle. Eſt à noter auſſi qu'en ladite iſle quoy qu'elle ſoit pleine de bois, de mouſſe, de ronces & eſpines, neantmoins jamais nos voyageurs n'y recogneurent aucuns animaux vivans, ſerpěs ne autres beſtes venimeuſes, ains grande quantité des oiſeaux cy deſſus.