Histoire véritable de certains voiages périlleux et hazardeux sur la mer/3

L’AUTHEUR AU
Lecteur.


IL est certain qu'entre les dangers qui se rencontrent au paſſage de ceſte vie humaine, il n’y en a point de tels, de pareils, ni de ſi frequents & ordinaires, que ceux qui arrivent & aviennent aux hommes qui frequentent la navigation de la mer ; tant en nombre & diverſité de qualitez, qu’ès violences rigoureuſes, cruelles & inévitables, à eux communes & journalieres, & telles qu'ils ne ſe ſauroient
aſſurer une ſeule heure du jour d’eſtre au nombre des vivants. Car premierement s’il eſt queſtion de conſiderer en quelle habitation ils se logent pour traverſer une ſi grande campaigne, meſmement ceux qui vont aux Indes, au Perou, & aux Moluques, dont la moindre eſt de douze à quinze cents lieues de pays, en un vaiſſeau ſi foible, ſi fragile & de ſi peu de ſorce, eu eſgard aux efforts qu'il eur convient ſupporter de la rage & furie de la mer : tout homme de bon jugement, apres qu’il aura accompli ſon voiage, recognoitra que c'eſt un miracle manifeſte d'avoir peu eſchaper tous les dangers qui ſe font presentez en la peregrination d'icelui, d'autant que outre ce que diſoient les anciens de ceux qui vont ſur la mer, n'avoir entre la vie & la mort que l’eſpeſſeur d'une table de planche, qui n’eſt que de trois ou quatre travers de doigts : il y a tant d'autres accidẽts, qui iournellemet y peuvent ſurvenir : que ce ſeroit choſe eſpouvantable à ceux qui y navigent de les vouloir tous mettre devant les yeux lors qu’ils veulent entreprendre leurs voiages. Qu’ainſi ſoit pour faire aſſembler ces tables ou planches les unes aux autres dont eſt conſtruit cet edifice de navigation, il eſt impoſsible de tellement les unir enſemble par chevilles, cloux, & autres inſtrumens à ce neceſſaires, qu'il ne ſoit beſoin d’avoir, estoupes, bré, refine, gouildron, huille de poiſſon, & telles autres matières bruſtables & combuſtibles, & d'icelle tellement cimenter les fêtes, trous & autres veues & voyes d'eau qu'apellent les mariniers ; que s’il est poſsible il n'en reſte aucuns, ou tous ces ingrediens ne foient appliquez : ſur peine qu’eſtant au voyage & en aiant oublié quelqu’uns qu’elle ne face perdre tout le navire, & ce qui eſt dedans ; ſi ſoudainement il n’y eſt pourveu : comme de fait il s’eſt veu arriver tant de fois à pluſieurs navires en leur voiages, ou ils ſont peris par ces fautes laz ou bien leur a convenu abandonner homme dedans la mer pour aler ſous laquile ou fons du navire calfeutrer quelque voe d'eau qui avoit eſte laiſſée a boucher lors de ſa construction. D'ailleurs s’il avient que quelque goutiere ſe face ſur le tillac dudit navire, ou ſur les chambres d'icelui il n'y a nul moyen de l'eſtancher ou racouſtrer, qu'en prenant le hazard de toutes les matières cy deſſus, dont il faut faire mixtion ; & avec feu bine allumé au bout d'un gros baſton garny d'eſtoupe, bré, reſine, & gouldron, que les mariniers nomment guipon, paſſer deſſus leſdites chambres qui en ſont desja empoiſſees, dès le premier bastiment. Tellement que c'eſt choſe ſi dangereuſe que vous verrez en ce diſcours un navire bruſler allãt a terre neuſve pour avoir baille à recourvrir de cette façon la chambre du capitaine & bourgeois d’icelui. D’ailleurs, que faut-il d'inconvenient pour mettre le feu es poudres qui ſont dans le navire ? Car il c'est veu par tel accident la moitié d'un navire avoir eſté emporté en l'air & tout ce qui estoit dedans, & puis retomber en la mer avec perdition de toute ſa charge. Au parſus que void on avenir par les tempestes & orages qui ſurviennent ſoudainement sur la mer, ſurprenant le pus ſouvent Pilotes & Nautonniers en telle façon que n’ayans loiſir d'ameſner ou mettre bas les voiles, ſe voyent accablez & rẽverſez par la violence du vent qui les ſurcharge ? Quant à l'impetuoſité de la mer lorsqu'elle eſt agitee des tempestes, qui a iamais riẽ veu de ſi furieux de ſi horribles ne de ſi eſpouvãtable ? Seroit il poſsible de le croire qui ne l'auroit veu ; Certes il faut conſesser avec le Pſalmiste que l'homme n'ap point veu les merveilles du Dieu Vivant, qui n'a veu les furieuſes tempeſtes de la mer : & qu'entre tous les perils qui paſſent les humains en ce miſerable monde, aucun n'approchent de ceux que voient les mariniers en leurs voiages. Et pour la fin, apres tant de perils eſchappez ſur la mer par les povres mariniers pres d’approcher de leur havre, il ne faut qu’un eſcueil, un ban de ſable, ou de roche, ou le navire ira aborder, pour perdre navire, equipage, richeſſes & marchandiſes y eſtans. Outre que l’on a veu des voiages ſi longs, que victuailles & proviſions defaillãt, les mariniers ont eſté contraints en manger les uns pour ſubſtanter les autres. Or je ne paſſeray point plus avant en matiere pour le coup pour faire voir ce que i’ai peu recueillir du diſcours des voiages hazardeux fort veritables recueillis des propres perſonnes qui ont fait les voyages, la pluſpart encore vivãs, gens credibles, & que pour rien du monde ne voudroient avoir rapporté choſes fauſſes. Ie prie Dieu là deſſus qu'il me face la grace de vivre perpetuellement en ſa crainte.


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