Histoire véritable (Montesquieu)/Livre 3

Texte établi par Louis de Bordes de FortageG. Gounouilhou (p. 27-46).
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LIVRE III




Je vous avoue que je fus bien étonné quand je fus femme pour la première fois, et, ce qui me rendit la chose plus touchante, c’est que je commencay par être une femme de vingt-cinq ans. Une autre de cet âge ayant perdu l’esprit, mon Génie obligea mon âme d’aller remplacer la sienne, et il me fallut prendre ce corps là. J’étois dans un état de langueur, mais, peu à peu, mes forces revinrent, et je me ranimay à la vue de quelques rubans et d’un miroir que je vis sur une toilette. Un jeune homme, qui vint me dire que depuis longtemps il m’aimoit, et qui vouloit même me le prouver par de certaines libertés qu’il avoit, disoit-il, coutume de prendre avec moy, me fit tant de plaisir que je n’ay jamais été si charmée.

Je vous avoue que je ne laissay pas d’être embarrassée dans le rôle nouveau que j’avois à jouer. À peine eus-je animé ma machine deux jours, que j’entendis dire que j’étois, depuis longtemps, brouillée avec tout mon voisinage, que j’avois tenu de certains discours de quelques femmes, que j’avois eu de mauvais procédés avec d’autres, et deux hommes juroient qu’ils se vengeroient de moy et m’insulteroient partout où ils me trouveroient.

Mon mari vint de la campagne, et je vis d’abord, à son air chagrin et grondeur, que j’avois des fautes à expier ; pour comble de malheur, il trouva, dans la poche d’un habit que je ne sçavois pas avoir, des lettres qui n’étoient pas de mon bail ; elles lui apprenoient des choses que j’ignorois, et qu’il eût été bon qu’il eût ignorées aussi. Il entra avec moy dans d’etranges eclaircissemens. Il perdoit l’esprit lorsqu’il entendoit mes réponses, qui, à la vérité, sur un pareil sujet, étoient très peu satisfaisantes : « Cela se peut, Monsieur, mais je ne m’en souviens pas… Mon cher ami, si cela est ainsi, je ne sçay pas comment cela s’est pu faire… Je n’ay rien à répondre, mais je n’aurois jamais dit cela de moy. » Quand il fut fatigué luy-même de sa mauvaise humeur, nous nous raccommodâmes ; il reprit ses anciennes manières ; mais il trouvoit les miennes nouvelles ; il ne concevoit pas ce que je pouvois avoir fait de cette négative éternelle que je mettois à la tête de tous mes discours, et, encore moins, comment il étoit possible que je voulusse la même chose tout un jour. Je le déconcertay bien davantage lorsque je l’aimay. Il étoit si peu fait à entendre parler chez luy de sentimens, qu’il crut toujours que je le jouois, et il fut si malheureux qu’il aima sa femme quand elle ne mérita point d’être aimée, et qu’il cessa de l’aimer quand elle fut digne de son amour.

Cecy vous dévoile bien des choses, mon cher Ayesda. Quand vous verrés des gens dont le caractère est incompatible avec leur caractère même, composés les de deux âmes, et vous ne serés plus surpris.

Je nacquis chez les noirs africains. À l’âge de sept ans, on me fit cette cruelle opération qui ne laisse plus d’espérances, et je fus vendu pour servir en Orient, dans le palais d’un grand seigneur.

C’est là que soumis à des loix inflexibles, destiné à haïr mon devoir et à le suivre toujours sous les châtimens et sous les menaces, j’appris à cacher mon cœur ; c’est là que, vivant au milieu des beautés les plus rares, je n’osois presque me dire à moy-même que ces adorables objets me touchoient encore. Il fut de mon devoir d’affecter de l’insensibilité, d’ignorer que quelques sens me fussent restés, et de faire un mystère de mon désespoir et de mes regrets.

Je montay, de degré en degré, au rang de premier eunuque ; toutes ces femmes étoient toujours devant moy[1] ; leurs trésors furent prodigués à ma vue ; rien ne me fut caché ; je fus témoin des moments les plus secrets ; je les voyois dans toutes sortes d’état[2] ; je n’en étois que plus désespéré, je me sentois dédaigné par la pudeur même, incapable de l’alarmer, confondu et non pas heureux.

Il y avoit longtems que parmy toutes ces femmes mon cœur avoit choisi. Une d’elles, mais mon secret ne m’échappa jamais, sçut me charmer ; il falloit, pour lui plaire, vanter sa beauté à son maître et le mien ; je sentois mon cœur se déchirer ; il falloit, par devoir, la mener dans ses bras, et, lorsque je la voyois, empressée, ignorer que je la conduisois, et voler devant moy, quand, sur ce lit terrible, je l’entendois murmurer ses amours, je souffrois un tourment plus cruel que mille morts.

Je la tirois du lit pour la mener dans l’appartement des bains. Ô Dieux ! elle ne me parloit que de ses plaisirs.

Mon amour[3] s’indigna et ma jalousie s’aigrit. Je ne trouvay plus de plaisir qu’à lui oter ce cœur qui la rendoit si vaine. Je l’éloignay, peu à peu, des yeux de mon maître. Je produisois sans cesse de nouvelles rivales. Chaque jour vit diminuer sa faveur, et enfin elle entra dans l’oubli. Ses plaintes, ses prières, ses larmes, furent ignorées par mes soins. Je n’en étois pas moins malheureux, et, quand je me demandois pourquoy j’avois tant travaillé, et si je n’étois pas toujours ce même homme, rejeté par l’amour, malheureux par état, et destiné au mépris de tout ce qui peut aimer, je ne sçavois que me répondre, mes tristes succès et mes fausses joyes s’évanouissoient devant moy.

Combien de fois, dans le cours de mes intrigues, mon cœur s’étoit-il attendri ? Quand je la voyois reconnaître la main qui la faisoit descendre, me peindre ses ennuis, me confier ses larmes, espérer tout de leur secours, mon esprit irrésolu avançoit sans dessein ou reculoit son ouvrage ; je balançois entre la jalousie et la pitié.

Un reste de raison m’éclaira. Je cherchay à éteindre un feu qui n’avoit point de consistance, et je commencay à jouir de mon état, et de l’avantage de commander, unique plaisir des gens qui ne sont point aimés[4].

Je regarday toutes ces femmes, et m’accoutumay, peu à peu, à n’en distinguer aucune ; à vivre avec leur sexe, et point avec leur personne ; à me jouer de leurs caprices, de leurs ruses, de leur fausse soumission et de leurs larmes ; à regarder leurs vains efforts, à les voir quand elles portoient leurs chaînes et quand elles paraissoient s’en lasser.

Je multipliay les règles, j’augmentay les devoirs ; tout le monde fut coupable ou craignit de l’être. Je menaçay peu, je ne pardonnay jamais. J’employay toutes sortes de châtimens, même ceux qui mettent dans l’humiliation extrême, et qui ramènent, pour ainsi dire, à l’enfance[5].

Je saisis plus fortement l’esprit de mon maître ; son oreille fut ouverte à moy seul, et, en excitant sa sévérité naturelle, je me mis entre luy et ses autres esclaves, je mis ses autres esclaves entre ses femmes et moy.

Ô triste effet d’un impuissant amour ! Celle que j’avois adorée me voyoit plus cruel encore, et, comme elle me faisoit plus vivement sentir ma situation, que ses mépris m’étoient plus insupportables, je trouvois à la désespérer une satisfaction plus exquise ; un sentiment nouveau, qui tenoit du désespoir, de l’amour et de la haine, me faisoit chercher à venger mon état sur celle qui l’avoit rendu plus malheureux.

J’aimois à la voir pâlir à ma présence[6], dépendre de mes regards, craindre ou se rassurer sur les mouvemens de mon visage, flotter au gré de mes caprices et n’être plus occupée que de ce qui pouvoit me déplaire, ou de ce qui pouvoit me calmer.

J’aimois à la voir dans les momens où, entre les prières et les excuses, les promesses et les larmes, le silence et les soupirs, elle tentoit ma clémence, incertaine et confuse entre la grâce et les châtimens.

J’aimois à la voir, dans cette humiliation éternelle, ne pouvoir plus former de pensée qui ne lui fît connaître sa dépendance, réduite à envier le sort de toutes ses rivales et peut-être le mien[7].

Mais les plaisirs qui viennent du désespoir y ramènent toujours, mes ennuis renaissoient et, ce qui me les faisoit encore plus sentir, j’avois toujours devant les yeux un homme heureux[8].

Je disois en moy même : « Tous ces esclaves, ces femmes et moy, ne sommes que les ministres des délices d’un seul. C’est pour les assurer qu’une main barbare m’a mis dans l’état où je me vois. Je suis tourmenté pour qu’il soit plus tranquille ; il nage dans les plaisirs, il jouit pour jouir encore, et moy, bien loin de posséder, je n’ay pas seulement d’idées que je ne trouve vaines, ni de désirs dont je ne sente aussitôt l’illusion. »

Mon Génie, qui voulut me faire une grande leçon, fit changer de demeure à mon âme. J’animay le corps de mon maître, et son âme anima le mien. Mais j’avoue que je ne me trouvay guère plus heureux lorsque j’eus tout, que je ne l’avois été lorsque je n’avois rien.

Je me sentis accablé de maladies, de lassitudes et de dégoûts. La présence d’une femme ne me promettoit plus qu’une foiblesse plus grande. Que vous dirai-je de ces amours commencés et finis par l’impuissance ? Produit infortuné de ce que les sens qui se secourent ont de plus recherché ! effort imbécille de toutes leurs tentatives ensemble ! situation étrange, où l’on est auprès du comble de la félicité, sans en avoir l’espérance[9] !

Je revis celle que j’avois autrefois adorée. Si l’on m’avoit dit, pour lors, qu’il viendroit un jour où sa beauté ne toucheroit plus mon âme, je ne l’aurois jamais cru. Si cette âme avoit pu prévoir que les dieux feroient cesser pour elle l’affreux obstacle qu’une main barbare avoit mis à sa félicité, elle auroit eu une joye qu’elle n’a jamais sentie. Mais la présence, les regards, les caresses de la plus belle personne du monde, rien de tout cela n’alla à mon cœur. Je me laissay aller dans ses bras, je n’y trouvay que l’irritation de la langueur même, et j’eus tout sujet de me convaincre que l’excès du plaisir ne se trouve que dans la modération des plaisirs.

J’aurois bien voulu rendre à l’âme de mon maître une partie des chagrins qu’il m’avoit fait souffrir, mais un reste de tendresse pour mon ancien corps me retenoit[10].

Dans une autre transmigration, je me trouvay être du beau sexe. J’étois de l’isle de Chypre, et un grand seigneur m’épousa. Il commença d’abord par manger tout son bien : je ne sçaurois pas dire comment, car il étoit ruiné que personne ne s’en étoit aperçu. Dans cet état, je me servis des ressources que peuvent donner à une femme des accès à la Cour. Je me mêlay des affaires de ceux que la fortune avoit éloignés des grâces du Prince. Je connoissois les favoris et les ministres, et je les voyois souvent ; et, pour vous dire le caractère de ces gens là, leur vanité étoit flattée quand ils pouvoient faire quelque mauvais compliment aux hommes, et elle étoit flattée quand ils faisoient des politesses aux femmes : avec les hommes ils vouloient faire voir qu’ils étoient grands, et, avec nous, ils vouloient montrer qu’ils étoient aimables. Pour revenir à moy, j’aimois à demander, mais j’aimois aussi à obtenir. Quelque chose que l’on me dît, j’allois toujours mon train, et, pour les raisons qu’on pouvoit me donner, je n’étois pas bête au point de me piquer de les entendre. Au contraire, après qu’on avoit bien travaillé à m’expliquer l’impossibilité de la chose, on étoit tout étonné que je recommençois à la demander. Me parloit-on de maximes et de règles, je parlois de bienséances et d’égards, et, si l’on venoit me dire que la chose étoit sans exemple, je ne pouvois revenir de mon étonnement de ce qu’on ne vouloit pas faire un exemple pour moy.

Voilà comment je travaillois à corriger la pédanterie des hommes publics, et, sans cela, de quoy serions nous devenus[11] ? Vous pouvés compter qu’une femme qui n’est que femme, ruine un mari par son état, si elle ne le ruine pas par ses mœurs ; au lieu qu’une autre qui sçait se retourner, rétablit, par ses mœurs, une maison qu’elle ruineroit par son état.

Voicy une reflexion, mon cher Ayesda, que vous prendrés peut être pour une digression : c’est qu’il ne faut pas s’étonner que tant de gens courent après la Fortune ; il y a très peu d’hommes qui ayent de bonnes raisons pour se juger exclus de ses faveurs. Êtes-vous né avec de l’impertinence ? tant mieux ; il ne vous faut qu’un saut pour aller à l’importance, d’où vous volés à l’impudence, et vous parvenés. Êtes-vous né avec de la sottise ? vous voilà bien ; on vous mettra dans une grande place pour que vous n’en occupiés que le devant, et que le fond en soit toujours vuide. Parlés-vous à tort et à travers ? vous êtes trop heureux ; vous plaisés par là à la moitié du monde, et sûrement à plus des trois quarts de l’autre. Votre stupidité vous rend-elle taciturne ? cela est bon ; vous serés propre à recevoir le masque d’un homme de bon sens. Allons notre chemin ! marchons ! on ne sçauroit nous montrer une route que les fils de la Fortune n’ayent battue avant nous.

Dans la suite, je me trouvay une très jolie créature. Je ne sçavois pas encore ce que c’étoit que l’amour, et je cherchois à l’inspirer. À l’âge de douze ans, j’imaginois ; à treize, je me faisois séduire. Déjà j’accordois ce que je refusois, je hâtois ce que je différois, et je promettois ce que j’exigeois ; d’innocente, je devenois timide, je me laissois rassurer, et tout finissoit par des traits d’une très grande hardiesse. Après quinze ans d’aventures à Athènes, trop longues à vous raconter, je m’en allay à Éphèse, et, pendant trois mois, je fus si modeste qu’un jeune homme me conjura de l’épouser. J’obtins sur son impatience quinze jours pour me préparer à la virginité : j’y réussis très mal, mais je fus assez heureuse pour donner de la surprise à mon mari, sans luy donner de la méfiance. Quand il eut passé ses premiers feux, il sentit qu’il étoit pauvre, et il agréa que je me misse à la tête de ses affaires. Je repris donc mon premier train de vie, mais j’étois peu considérée, car je n’avois encore eu pour amans que des bourgeois ; mais, ayant eu le bonheur de plaire à un grand seigneur, et ensuite à un homme riche, je fus tout à coup à la mode, tout le monde vouloit m’avoir, et moy, je faisois l’importante, j’avois de grands airs qui augmentoient tous les jours, et je devenois plus chère à mesure que je valois moins.

Ma fortune étant faite, je crus ne devoir plus aimer que pour mes plaisirs. Mais je m’y pris si tard que je ne pus guère dire que ce fut aussi pour le plaisir des autres. Je ne laissay pas de retenir le titre de belle. À l’âge de soixante ans, je me présentois encore comme une nymphe. L’air de satisfaction qu’on me trouvoit et l’ignorance profonde de la perte de mes charmes, firent que l’on continua à me dire les mêmes choses, et, comme je ne connus point le moment où l’on finissoit de me dire vray et où l’on commençoit à me parler faux, je continuay à me croire toujours aimable. Enfin mes amans prirent avec moy de si grands airs, et ils m’escroquèrent tant d’argent, qu’ils m’ouvrirent les yeux et m’apprirent un secret que je n’aurois jamais trouvé de moy même. Je fus si heureuse que je ne sentis presque la nécessité de vieillir, que lorsque j’éprouvay celle de cesser de vivre.

J’ay été si souvent femme et si souvent homme, Ayesda, que je suis plus en état que Tyrésie[12] de dire lequel des deux sexes a l’avantage. Je connois au juste le fort et le foible de l’un et de l’autre. Je vous diray seulement que, lorsque j’étois femme, je m’imaginois que j’étois née pour faire le bonheur de tous les hommes que je voyois ; il me sembloit que j’animois toute la nature, et qu’on recevoit à la ronde des impressions de moy. Enfin je croyois que les Dieux avoient mis tous leurs trésors et toutes leurs perfections entre mes rideaux. J’avois le souverain plaisir que donne la vanité, avec celuy que je partageois.

Je fus femme encore, et, ayant plu à beaucoup de monde, j’eus tant d’aventures et de tant de façons, que la famille de mon mari, qui étoit des plus obscures, commença à être connue. Je ne puis pas dire que j’eusse donné à mon mari l’estime publique, mais seulement une espèce de considération que je ne sçaurois bien vous définir, car elle semble être opposée à la considération même. Ma mère, qui m’aimoit beaucoup, me disoit toujours : « Ma chère enfant, laissés les parler, mettés vous bien dans l’esprit que l’obscurité est tout ce qu’il y a de pis dans ce monde cy ; fuyés la ; quand on n’en peut pas sortir par des vertus, il faut en sortir par de certains vices, où, au moins, par de certains ridicules. Sçachés que le dernier degré de bassesse est d’être d’une famille où personne n’a seulement été en état de recevoir des mépris distingués de la part du public. »

Dans une autre vie, je fus à un financier ; c’est-à-dire que je fus à luy après avoir été à beaucoup d’autres. Cet homme, qui n’avoit aucun usage du monde, me demanda d’abord, de la façon la plus grossière et la plus plate, si j’avois… il vouloit parler de cette fleur que le peuple cherche, et que les honnêtes gens supposent toujours. — « Monsieur, lui dis-je, je ne sçaurois répondre à cette question. Mais je vous supplie de voir combien je rougis ; un homme aussi aimable que vous mérite bien d’avoir, d’une femme, sa première faveur et sa dernière, mais vos doutes m’offensent au point que je crois que, si je ne vous aimois pas, je vous renverrois tous les présens que vous m’avés faits, et serois inexorable sur tous ceux que vous voulés me faire. Je les ay reçus comme des marques d’une belle passion, et, pour cela, il a fallu que je prisse beaucoup sur ma délicatesse. J’ay trahi mes sentimens de générosité pour faire paroître avec éclat tous les vôtres ; si j’avois agi autrement, et que j’eusse refusé vos dons, je me serois épargné la douleur de m’entendre faire une question si dure ! » — En finissant ces mots, je fis couler quelques larmes, et mon gros homme les crut. Il se félicita d’avoir été l’écueil contre lequel s’étoit brisé ma vertu, et sa vanité augmenta à un tel point son amour, qu’il me combla de biens. J’attendis tranquillement le moment où je devois le renvoyer, c’est-à-dire celuy où il me donneroit moins. Ce moment arrivé, je luy parus convaincue qu’il ne m’aimoit plus. Je me piquay, je m’offensay, je me brouillay avec luy, et j’en pris un autre. C’étoit un bon gentilhomme, qui m’épousa et fit revenir l’honneur sur toute ma vie passée. La modestie n’est pas proprement la vertu, mais elle la représente, et, comme vous sçavés, toute cette affaire est pleine de fictions. Je montray de la retenue ; je ne me rendis qu’après de belles défenses, et je mis dans ma conduite toutes les obscurités nécessaires. Mon mari, après avoir vécu quinze ans avec moy, mourut et me laissa de grands biens. Dans cette nouvelle situation, j’examinay mes charmes, et, les ayant trouvés considérablement diminués, j’eus le bon esprit de devenir prude. Ce nouveau tour me réussit, car mes amans ne me demandèrent plus de beauté, et, en effet, je n’étois point obligée d’en avoir, m’étant si bien exécutée. On ne devoit plus être frappé que d’une certaine dignité que je faisois paroître, et d’une espèce de respect que j’avois pris pour moy-même, en en manquant à tous les autres. Vous sçavés que tout gît dans les obstacles que les hommes ont le plaisir de vaincre. Triompher, auprès d’une jeune personne, des difficultés de l’innocence et de l’éducation, ou triompher, auprès d’une prude, des difficultés de la raison et de la décence, n’est-ce pas toujours la même chose ? Devenue plus vieille, je m’amusay du culte des Dieux, et je m’attachay à leurs ministres. Ils n’étoient point agréables comme nos jeunes gens, mais ils n’étoient ni si suffisans ni si foibles, ils n’étoient ni si contens d’eux-mêmes, ni si peu de nous. Je les haïssois bien, ces jeunes gens, avec leur impertinente frisure ! Je les haïssois bien, avec leurs sots discours ! Que vous diray-je ? Je tombay dans l’imbécillité, et ce fut le seul rôle vray que j’eusse joué de ma vie.

Mon âme avoit été tellement affectée dans toutes ces vies, qu’elle n’étoit plus propre qu’à mouvoir les organes d’une femme. Aussi, dans mes transmigrations suivantes, me trouvay-je une foiblesse inconcevable dans le caractère.

Dans la première, on disoit que j’étois beau, mais excessivement fade. Je prenois un soin extraordinaire de ma chevelure et de mon teint, et j’aimois beaucoup ma figure. J’avois de petits gestes et de certaines façons ; on voyoit quelque chose de languissant dans ma démarche et mes yeux ; je m’évanouissois à tout propos, et il falloit que des flacons me fissent continuellement renoître. J’avois peur de tout, et je n’étois rassuré que par les devins ; ma vie c’étoit d’être regardé, et je ne paroissois guère que dans les lieux où je pouvois bien l’être. Avec les femmes il ne me vint jamais dans l’esprit d’aimer ni d’être aimé ; il m’auroit suffi d’en être admiré. Quand j’étois avec quelqu’une d’elles, on disoit que nous donnions un spectacle singulier ; on ne nous auroit jamais pris pour deux amans, mais pour deux rivaux ; c’étoit un combat où personne ne cherchoit à attaquer, où l’un et l’autre paroissoit se défendre, et où les deux champions sembloient n’être pas convenus des loix du duel.

Je viens de vous parler d’une vie où je n’étois proprement rien. Dans celle cy, j’étois peut être quelque chose de plus. Il y avoit des gens qui me croyoient un fat ; outre ma figure, mes équipages et mes habits, j’admirois beaucoup mon esprit ; ce dernier article augmentoit mes torts et me rendoit plus incommode.

Vous remarquerés que, dans ces deux transmigrations, j’étois d’un assez bon naturel ; et comment aurois-je été méchant ? Quand on s’admire sans cesse, on ne peut être irrité contre personne.

Je nacquis à Athènes pour être encore un joli homme. Les grâces qui président à la naissance des petits-maîtres se trouvèrent à la mienne : l’impertinence, la folie et le mépris des choses louables. À l’âge de quinze ans, je fis l’homme de qualité, et j’y réussis assez bien. Je crus devoir faire aussi l’homme d’esprit, et cela me fut encore plus aisé. Toute la difficulté étoit de faire l’homme riche, et je crus que les femmes m’aideroient à cela. Mais, cinq ou six rubans qu’elles me donnèrent, me coûtèrent le peu de bien que j’avois. Pour lors tous mes amis m’abandonnèrent. Mais m’étant mis à jouer, je regagnay mon bien et mes amis.

Cependant mes cheveux tombèrent, mes traits vieillirent et ma taille s’épaissit. Je me crus perdu auprès des femmes ; mais la réputation d’avoir été aimable et d’avoir été aimé me soutint auprès de quelques-unes et sembla me rendre ma figure passée. Aussi garday-je mes premiers airs ; je parus toujours sûr de moy-même, je ne doutay de rien. Il couroit dans le monde des histoires de mes aventures ; elles parloient pour moy ; il est vray qu’une femme n’avoit pas longtems la tête tournée, et que, lorsqu’elle avoit bien reconnu le terrain, elle aimoit autant travailler à établir la réputation de quelqu’autre, que jouir de la mienne.

Mon Génie, voyant qu’il m’avoit manqué trois fois, jugea qu’il n’y avoit pas moyen de faire un homme de moy. Je fus donc encore enveloppé dans les organes d’une femme.

Je me mariay en Macédoine. Le Roi ayant déclaré la guerre à un de ses voisins, nos maris partirent, et nous crûmes qu’il étoit du bon air de nous affliger. Des gens disoient : « En vérité, c’est une chose bien nécessaire que des hommes à ces femmes là ! Mais comment ces gens, si regrettés pendant la guerre, étoient-ils si ennuyeux pendant la paix ? » Mais moy je sçay bien que celuy que je regrettois ne m’ennuyoit point. C’étoit un jeune homme très joli, neveu d’un vieux mari à moy, et je lui avois déjà donné la succession de l’oncle, car le bonhomme jouissoit très peu de son bien. Le petit garçon, en partant, m’avoit fait les adieux du monde les plus propres à le faire regretter. Jugés si j’étois affligée, surtout quand on a un bon cœur ! Mon mari revint, mais le jeune homme n’étoit pas encore arrivé. Le pauvre garçon, il avoit tant souffert ! La joye rentra dans la maison, et mon mari, qui avoit pris ma tristesse pour des froideurs, prit ma vivacité pour un feu du mariage. Il voulut redoubler ses caresses ; je vous assure que ce qui est établi est bien établi, et que, si les hommes n’avoient pas cette vanité ou cette sottise qui fait qu’ils se trompent eux-mêmes ou qu’ils sont trompés, ils seroient bien malheureux.

A chaque histoire que je vous fais, mon cher Ayesda, je me transporte si bien dans la situation où j’ay été, qu’il me semble que j’y suis encore. Il est très difficile que, dans nos transmigrations, nous nous dégagions tout à fait de nos premières manières d’être. Je pourrois me comparer, dans toutes mes vies, à ces insectes qui semblent naître et mourir plusieurs fois, quoiqu’ils ne fassent que se dépouiller successivement de leurs enveloppes.

Je me trouvay encore du beau sexe ; ma figure étoit passable, et je me serois fait épouser sans un défaut : c’est que j’étois la plus extravagante créature qui fût au monde. J’avois beau présenter des petits paniers d’osier à Diane pour qu’elle me donnât un mari, le mari ne venoit point. Enfin, je m’adressay à Vénus, car, au bout du compte, j’aimois mieux qu’on dît que je ne me mariois point parce que je n’étois pas chaste, que parce que je n’étois pas jolie. Je fus une très bonne fortune pour un amant fort laid. Il m’aima, me prit pour sa maîtresse, et je fus obligée de vivre avec luy, toujours suspendue entre mon amour général pour les hommes et ma haine particulière pour celui-cy, et je passay ma vie à me satisfaire sans goût et à calmer mes sens sans plaisir.

Dans une autre transmigration, je fus, sans mérite, une femme assez sage. Je n’étois point jolie, et une chose me mettoit au désespoir contre les hommes : c’étoit la manière équivoque avec laquelle ils me disoient des douceurs, car je ne sçavois jamais distinguer ce qui avoit été dit en faveur de mon sexe, d’avec ce qui étoit dit en faveur de ma personne ; de manière, qu’après mille protestations, je restois incertaine. Mais ce qui achevoit de me désoler, c’est qu’on me donnoit, dans le monde, toutes les aventures que j’enrageois de n’avoir pas eues.

Cela me fit résoudre à m’attacher à mon mari. Ainsi je le désolois depuis le matin jusqu’au soir. J’avois pour luy tant d’attentions que je ne luy laissois pas un quart d’heure de relâche, et je portois si loin, de mon côté, la cérémonie du mariage, qu’il étoit impossible que, du sien, il en négligeât l’essentiel.

Dans cette vie cy, j’étois si semblable à ce que j’avois été dans la précédente, que mon Génie, en riant, disoit que j’étois ma propre sœur. Mon caractère étoit celuy d’une assez bonne femme ; mais j’avois un ton de voix si aigre et si sec, que je ne donnois jamais le bonjour à quelqu’un qu’il ne fût tenté de croire que je luy disois des injures. Je décourageois de me parler ; ceux que ma voix appeloit, elle les repoussoit, et, quelque chose que je disse, on examinoit d’abord si elle pouvoit être prise en mauvaise part. Cela m’attiroit souvent des réponses un peu dures, et moy, faisant des efforts pour m’excuser, je sentois ma voix s’aigrir insensiblement, ce qui formoit une dispute fort extraordinaire, dans laquelle mon malheureux fausset avoit à combattre toute la mauvaise humeur des autres. Or, comme quand je parlois, il sembloit que je disputois, aussi, lorsque je disputois, il sembloit que je décidois, et, à dire le vray, il m’eût été très facile de n’être jamais de l’avis des autres, car personne ne vouloit être du mien. Les choses étant dans cet état, vous jugés bien que j’attrapay aisément des ridicules ; que, quand ils étoient sur moy, ils y tenoient bien, et que personne ne venoit les en ôter. Ma mère, qui avoit beaucoup d’esprit, disoit toujours : « Je connois bien ma fille, elle a un très bon naturel, mais vous pouvés compter que personne n’en sçaura jamais rien. »



  1. Cette phrase de sept mots est écrite de la main même de Montesquieu.
  2. Sept mots de la main de Montesquieu.
  3. Ici commencent les dix pages qui, dans le manuscrit, sont tout entières de la main même de Montesquieu.
  4. Montesquieu avait écrit d’abord : « …et je commencay à jouir de mon état, et du seul plaisir des gens malheureux, qui est celuy de commander. »
  5. V. Lettres persanes : CLVII, Zachi à Usbek.
  6. Montesquieu avait écrit d’abord : « à mon approche. »
  7. Montesquieu a biffé l’alinéa suivant :

    « J’aimois à employer l’artifice pour lui faire dévoiler tout le fonds de son âme ; ses esclaves et ses compagnes, que j’avois gagnées, la faisoient parler, pendant qu’à tous ses discours (un mot illisible) je prêtois, du lieu où j’étois caché, une oreille attentive. »

  8. Ici se terminent les 10 pages qui, dans le manuscrit, sont tout entières de la main même de Montesquieu. — V. Lettres persanes : IX, le premier eunuque à Ibbi.
  9. Cette dernière phrase, de la main de Montesquieu, remplace les deux lignes suivantes, soigneusement biffées par lui : « lâche confession de la défaite, au milieu du champ préparé pour la victoire ! »
  10. Cette phrase est encore tout entière de la main de Montesquieu. Elle a été ajoutée par lui en remplacement d’un assez long passage, qu’il a soigneusement biffé, et que nous allons transcrire intégralement : « Il arriva une circonstance digne d’être remarquée : l’âme de mon maître n’ayant pas été disciplinée, accoutumée à ne se rien refuser, porta le corps qu’elle animoit à des entreprises d’autant plus téméraires qu’elles étoient plus vaines. Un jour que le nouvel eunuque conduisoit une femme dans mon lit, par un attentat inouï dans le sérail, il osa montrer des désirs. Je fis sévèrement punir mon ancien corps, sa nouvelle âme apprit à se contenir, à se tenir captive et à rester anéantie.

    « Vous vous imaginez bien, Ayesda, que dans ces changemens d’âme entre deux personnes, chacune retient plus ou moins de son ancien caractère, selon qu’elle se trouve avoir plus d’empire sur le nouveau corps, ou que son nouveau corps a plus d’empire sur elle. »

  11. Tournure gasconne qui paraît avoir été familière à Montesquieu, car on la retrouve assez souvent dans ses premiers écrits.
  12. Tyrésias. V. Ovid., Métam. III, 5, 6.