Histoire véritable (Montesquieu)/Livre 2

Texte établi par Louis de Bordes de FortageG. Gounouilhou (p. 13-26).


LIVRE II




Il auroit été à souhaiter, lorsque je devins homme, que j’eusse eu autant de vertu que lorsque j’étois une si grosse bête. Mais je ne me trouvay plus la même tranquillité d’esprit, ni cette liberté de raisonnement, cette sagesse et cette prudence que j’avois eues. Au contraire, j’étois plein de passions, de caprices et de contretems.

Mon entrée dans le monde ne fut pas heureuse, car, à l’âge de dix huit ans, je fus pendu. J’en dirois bien la cause, mais je passe légèrement sur cela. Suffit que je me comportay très bien, et que, dans tout le chemin, on louoit beaucoup ma contenance. « En vérité, dit un artisan, il a de l’honneur dans son fait ! » — « Je suis, disoit un autre, un homme d’habitude. Il y a trente ans que j’assiste régulièrement à ces sortes d’assemblées, mais je n’ay jamais vu d’homme qui s’en soit mieux sorti que celui-cy. »

Je vous dis, mon cher Ayesda, des choses que je pourrois bien vous cacher ; mais ayant continuellement changé, je ne me regarde pas comme un individu. J’ay été très souvent fripon, assez rarement honnête homme. C’est la faute de l’humanité plus que la mienne, et, d’ailleurs, je crois ne devoir répondre que de ce qui se passe dans ma transmigration présente, et je pense que vous ne doutés pas que je ne sois actuellement un homme de bien.

Étant né à Messène, je me mariay. Je pris une femme jeune, jolie, coquette, et qui donnoit mon amitié à tous les jeunes gens qui entroient chez moy. Je devins jaloux. Pour me guérir, elle me fit voir, à n’en pouvoir plus douter, que j’avois raison de l’être. Dès ce moment, je ne le fus plus, et nous vécûmes de la meilleure intelligence du monde.

Devenu veuf, je me mariay à une femme qui avoit été belle, et qui prétendoit que je fusse amoureux d’elle parce qu’elle avoit eu autrefois beaucoup d’amans. Je pris une maîtresse, et je disois que je l’entretenois parce que je la payois bien. Mais je trouvay qu’elle, de son côté, entretenoit un homme de guerre ; cet homme de guerre, une prêtresse d’Apollon ; cette prêtresse, un joueur de flûte ; ce joueur de flûte, une courtisane ; et cette courtisane, un laquais. Je fis, d’un seul coup, tomber tous ces ménages. Par le crédit de ma première femme, j’avois été maltôtier du Roi de Corinthe. Les grands venoient manger chez moy, et j’étois précisément de l’impertinence qu’il leur falloit. Je fis mal mes affaires ; on me destitua, et, dès que je ne pus plus être voleur, tout le monde se mit à crier que j’étois un fripon.

Une nouvelle métamorphose donna à Sicyone un très mauvais poëte. Je n’ay, dans aucune de mes transmigrations, porté un habit si usé que dans celle là. Je passay ma misérable vie à mordre les grands, qui n’en sçavoient rien, et les petits, qui ne s’en mettoient point en peine. J’étois comme ces vipères que l’on met dans des vases où on les fait jeûner des années entières : je jetois mon venin tout autour de moy, et il ne tomboit sur personne.

Dans une autre transmigration, je me fis courtisan. Je commençay d’abord à faire paroître beaucoup de mépris pour ma profession, et je disois toujours : « Bon Dieu ! Qu’est cecy ? Ne seray-je jamais délivré de cette servitude de Cour ? » Cependant je fus assez heureux pour pouvoir faire deux ou trois mauvaises actions. Quand il y en avoit quelqu’une qui auroit pu me déshonorer, je la faisois faire par ma femme, et, quand je voyois que quelque sot, en se livrant trop grossièrement, avoit perdu l’estime publique, je déclamois contre lui de la belle manière, et l’on disoit : « Il ne peut pas souffrir des bassesses. » Quand je voyois un homme de bien dans le malheur, je le trouvois un fripon, et, quand je voyois un fripon dans la prospérité, je le trouvois homme de bien. Je traitois comme mes amis tous ceux qui me méprisoient, tous ceux qui me mortifioient, tous ceux qui me désespéroient, et, les gens qui étoient au dessous de moy, pourvu qu’ils ne pussent pas me faire de mal, je les traitois comme mes ennemis. Je tirois en secret l’horoscope de tous les gens de la Cour. Si je pouvois prévoir la faveur de quelqu’un, je commençois à m’humilier devant luy. Si je me trompois sur sa fortune, je corrigeois si bien mon erreur, que je ne le regardois plus.

Je vous communiqueray, Ayesda, une réflexion que j’ay faite. Ayant vécu dans tous les états, dans tous les lieux et dans tous les tems, j’ay trouvé que l’honneur n’a jamais dû m’empêcher de faire une mauvaise action. Je me suis aperçu que, dans les crimes qui déshonorent, il y a toujours une manière de les commettre qui ne déshonore pas, et, avec ce petit principe, que mon expérience me fit connaître dès ma seconde transmigration, j’ay violé et suivi les loix, été honnête et malhonnête homme, ayant toujours, le plus qu’il m’a été possible, tué, volé, trompé, de la seule façon que l’honneur me l’a permis.

Dans cette vie cy, je fus l’homme de mon tems le plus à la mode. J’étois un misérable officier d’un roi d’Égypte, lorsque l’envie me prit de laisser mes camarades sous leurs tentes et d’aller à Thèbes, où je me mis à jouer. J’avois, grâce à Dieu, les mains bonnes, et, quand la fortune ne me suivoit pas, je la traînois après moy. Vous ne sçauriés croire combien j’étois aimé des grands seigneurs que je ruinois ; ils m’embrassoient sans cesse, et me faisoient mille excuses de ce qu’ils ne me payoient pas à l’échéance l’argent que je leur avois volé ; car, comme je vous ay dit, je ne m’avisois pas d’aller jouer pour faire des actions de morale. Cependant mes belles manières leur donnoient tant de goût pour moy, qu’ils étoient au désespoir quand ils se trouvoient obligés de s’ennuyer à jouer avec quelque honnête homme. On me mettoit de toutes les parties de plaisir, et je dépouillois une société de si bonne grâce que toutes les femmes me lorgnoient, ce qui m’étoit très souvent à charge, car les distractions que cela me donnoit m’empêchoient de bien jouer mon argent. Quand on m’annonçoit dans une compagnie, il se faisoit une acclamation générale ; j’étois un homme d’importance, quoique je n’eusse ni employ, ni valeur, ni naissance, ni esprit, ni probité, ni sçavoir.

Je commençay une autre vie dans la ville de Corinthe. J’entray dans le monde avec une assez belle figure, un air assuré et une très grande liberté d’esprit. Mon talent principal fut une facilité singulière à emprunter de l’argent. Je trouvay des gens très complaisans, mais un homme, qui avoit été de mes amis, me devint insupportable, car il ne me voyoit jamais qu’il ne me parlât de le payer. Il étoit si sot que je ne pouvois le faire entrer dans mes raisons, et il ne se prétoit à aucun de mes arrangemens. Il me décrioit dans toute la ville et parloit de moy avec si peu de ménagement, qu’à la fin, pour luy fermer la bouche, je fus obligé de luy donner des coups de bâton. Il les souffrit patiemment, ce qui me piqua en quelque manière, car, si je l’avois sçu, je les lui aurois donné d’abord. Mes billets circulèrent de plus en plus et se multiplièrent au point que je jugeay à propos d’en faire des plaisanteries, et de donner à la chose un air ridicule, qui empêchât qu’on ne m’en parlât sérieusement. Il m’en coûta la valeur de trois ou quatre bons mots, et, par là, je sortis d’affaire. Je vous assure que, si je n’avois pas eu le bonheur d’être né avec quelque effronterie, j’aurois été déshonoré mille fois. Vous sçavés que les vices d’un homme modeste sont toujours jugés à la rigueur, et l’impudence, qui est obligée de donner une amnistie à l’impudence, a la ressource de s’élever contre la timidité, qui est toujours désarmée. Sur ces entrefaites, un de mes parens mourut, et je recueillis une très riche succession. Je pris la résolution d’aller être honnête homme dans quelque autre société, et je fis ce métier là quelque tems. C’est le sublime de la friponnerie de sçavoir faire entrer la probité dans son art.

Je vous avoue, Ayesda, que, dans cette transmigration dont je vous parle, je chargeay un peu trop mon caractère. J’ai remarqué que pour bien réussir dans le monde, il faut être seulement sot à demi et à demi fripon. Par là on s’ajuste avec tout le monde, car on aboutit par quatre côtés aux sots, aux gens d’esprit, aux fripons et aux honnêtes gens.

Dans ma vie suivante, j’avois une taille médiocre, des cheveux blonds, une figure mâle et de larges épaules. Je fus l’amant de cinq ou six vieilles femmes et d’autant de monstres plus jeunes. Dans le commencement de ma carrière, je la trouvay rude. Mais, par un prodige de l’habitude et une certaine force du méchanisme, je m’accoutumay à la vieillesse et à la laideur, et je parvins au point que la beauté même auroit fait sur moy moins d’impressions ; car l’idée d’une femme charmante ne réveilloit plus, dans mon esprit, que celle de l’indigence. Je ne me piquois point de sentimens ; on les admire, on les rend même, mais on ne les paye pas. Au lieu que je voulois qu’une femme vît toujours dans mes équipages, dans mes habits et dans ma façon de jouer, des marques de ses bons procédés. Vous seriés étonné si je vous disois mes prodiges lorsque j’entreprenois de hâter une libéralité tardive. J’avois toujours eu pour maxime de commencer par faire connoître ce que je valois. Je n’ignorois pas que les femmes sont trop avares pour se ruiner avec de certains amans, et que, si les hommes les quittent par caprice, elles ne quittent guère les hommes que par raison.

Je cherchay donc à consoler le beau sexe de la perte de ses agrémens. Je soutins sa décadence et j’honoray ses rides. Là où les autres finissoient leurs hommages, il me vit commencer les miens, et je n’ay point à me plaindre de sa reconnaissance, mais seulement d’une certaine équité, qui fit tellement dépendre la récompense des services, qu’elle finit avec eux.

Quand les dieux, mon cher Ayesda, veulent purifier une âme, ils la font successivement passer d’un bon animal dans un meilleur, et, lorsqu’elle est enfermée dans les corps humains, et qu’elle doit finir sa course, ils la mènent d’une vie où elle reçoit quelques impressions de la vertu, à une autre où elle en prend davantage, et je vous avoue ingénuement que, si c’étoit vers la vertu que je tendois après tant de voyages, je n’étois guère avancé.

Je nacquis, et, dans mon enfance, ma nourrice m’ayant laissé endormi sous un arbre, elle trouva, à son retour, que des abeilles avoient couvert mes lèvres de miel. On dit que j’avois de petites mains douces comme du velours, des sourcils argentés et des yeux qui se tournoient tout doucement du côté que je voulois. Dans les écoles, je ne fus jamais affligé des coups de pied que me donnèrent mes camarades, et leurs mépris ne troublèrent point l’union qui étoit entre nous. Quand je pus former un plan de vie, je cherchay quelque grand seigneur qui eût besoin d’un admirateur qui fût à luy, et qui voulût troquer des services contre des louanges. Je crus en avoir trouvé un et je m’y attachay. J’appuyois tous ses discours, et ma tête les suivoit si bien, qu’elle ne manquoit pas de branler ou de se baisser, suivant qu’il plaisoit à ce personnage d’approuver ou de rejeter les propos courans. Je l’aurois bien défié de citer une occasion où je l’eusse contredit, et cela, quoique je n’eusse guère sujet d’être content de luy, car il étoit très avare, et, quoiqu’il sçut répandre, il ne sçavoit jamais donner. Mon baïl étant fini, je fis paroître une bienveillance plus générale, et mon admiration s’étendit beaucoup. Ce qui me désesperoit, c’étoit une espèce d’hommes qu’on appeloit gens de mérite, qui recevoient tous mes petits hommages comme des tributs ou comme des affronts. C’étoit des pièces de bois qui ne se laissoient pas tailler, de façon qu’après avoir commencé à les orner, j’étois toujours obligé de les laisser. Mais, quand je me trouvois avec ces gens que l’on regarde, dans le monde, comme des insectes, c’est là que j’étois bien :

« Vous rampés, leur disois-je, avec tant de grâce, que je vous aime plus que tout ce qui vole dans les airs. Sçavés vous que vous avés une infinité de petits pieds, les plus jolis du monde ? Vous n’iriés pas loin avec cela, mais votre démarche est sûre ; la plupart des gens ne voient sur votre corps que de petites écailles, mais moy, qui vous regarde de plus près, et qui vous connois mieux, j’y aperçois des montagnes couvertes de diamants, de perles et de rubis. »

Je suis fou, mon cher Ayesda, de prendre un style figuré dans une narration qui doit être simple. Si je continuois sur ce ton, vous auriés raison de dire que je cours après l’esprit.

Dans cette vie cy, je formay moy-même mon caractère. J’avois l’esprit un peu lourd, mais je remarquay, comme par instinct, que les sots qui avoient de la pesanteur étoient toujours dans l’admiration des sots qui avoient de la vivacité, et que ceux cy, au contraire, méprisoient beaucoup les autres. Cela me détermina à travailler à changer d’espèce, je fis des efforts continuels pour tirer de mon cerveau quelque chose, et, n’y réussissant pas bien, je me contentay de parler, laissant mes pensées bien loin à la suite de mes paroles. Il y a même des hazards heureux, et il n’étoit pas possible que, jetant sans cesse mes propos comme trois dez, je n’amenasse quelquefois. Je donnay à ma machine plus de mouvement, et je la transportay partout où elle pourroit être regardée. Je saluois de toutes parts ; j’embrassois à droite et à gauche ; je tournois et me précipitois sur moy-même, et enfin, j’obtins l’étourderie qui me manquoit, outre que je me donnay de la gayeté, en faisant des éclats de rire à chaque propos : ce qui en augmentoit l’agrément, à peu près comme un instrument de musique ajoute à la voix qui l’accompagne ; cela faisoit un de ces caractères que l’on souffre, parce que, s’ils ne divertissent pas, ils aident à se divertir ; quoique, en général, dans la nation où je vivois, on ne fît guère que deux classes d’hommes : ceux qui amusent, et ceux qui n’amusent point ; et, puisque nous sommes sur cette nation, je vous diray que l’on avoit écrit cette sentence au frontispice de chaque maison : « N’ennuyés pas, et vous avés tout ; ennuyés, et vous n’avés rien. » Et l’on y répétoit sans cesse cette maxime : « Ne manques pas de plaire aux femmes, si vous voulés être estimé des hommes, » aussi bien que celle cy : « A quatorze ans, achevés de vous polir, à soixante, commencés à vous former ; » et cette autre, enfin, car cela ne finiroit point : « Ne vous avisés pas d’aller dire des choses, si vous êtes assez heureux pour sçavoir dire des riens. »

Ne me trouvant pas assez de considération à la Ville, j’en obtins par le moyen de la Cour. Vous sériés étonné si je vous disois pourquoi j’y allois : c’étoit pour en revenir. Quand j’étois parmy les bourgeois, je leur portois tous les mépris que je venois de recevoir. L’on admiroit mes sottises, quand je parlois, et l’on admiroit mon silence, quand je ne parlois pas. Je disois que le Prince s’étoit levé ce même matin, et que, le lendemain, il iroit à la chasse. Il s’en falloit bien que le philosophe qui connoît le mouvement des cieux et le cours des étoiles, fût aussi content de luy que je l’étois, lorsque je pouvois prédire les éclipses et les apparitions du Ministre ou du Prince.

Mais, quand on venoit me parler des affaires publiques, il faut avouer que j’étois dans mon fort. Je me séparois de la compagnie par un air réservé, je prenois un visage dont les plis servoient de barrière contre la curiosité. Au lieu de cette abondance qui m’étoit ordinaire, je n’employois plus que quelques monosyllabes, et il n’y avoit personne qui ne comprît qu’on ne pouvoit, sans indiscrétion, interroger un homme comme moy.

Étant né en Sicile, j’y acquis une grande considération. J’entray dans le monde avec un aussi bon estomac qu’homme qu’il y eût à la Cour et à la Ville. Cette bonne qualité me donna la réputation d’homme aimable et me procura d’illustres amis. Je fis mon chemin à la guerre ; quand je dînois ou soupois, je mangeois toujours de la même force ; on se doutoit même que j’avois quelque esprit, et que j’aurois décrié les femmes et frondé les ministres tout comme les autres, si je n’avois pas été occupé à couper ou à avaler. Mon estomac s’affaiblit, et l’on s’aperçut bientôt que je n’étois plus de si bonne compagnie ; mais ce que je perdis du côté de la force, je le regagnay d’ailleurs, et je me rendis célèbre par la délicatesse de mon goût. Dans chaque maison, je faisois des dissertations avec le maître d’hôtel. Si un ragoût étoit mauvais, je lui en donnois la cause physique, et j’ajoutois la raison pourquoi il n’étoit pas si mauvais. S’il étoit bon, je lui disois comment il auroit pu être meilleur ; je le battois dans tous ses subterfuges, et je l’obligeois à la fin à m’approuver. Quand je revenois avec les convives, je redisois ce que je venois de dire, ou je reprenois quelques vieilles histoires ou certains propos familiers. Je donnois des raisons du petit nombre de gens aimables dans l’âge présent, je comparois les débauchés anciens avec les débauchés modernes ; je trouvois les premiers plus forts et les seconds plus affadis par la galanterie ; je me plaignois de l’éducation prise dans les ruelles et de la proscription des cabarets.

Mon Génie, mécontent de moy, me fit redevenir bête ; il ne me donna d’abord qu’un intestin, et je fus un animal vorace ; il voulut ensuite que je broutasse l’herbe, et je nacquis cheval.

À l’âge de sept ans, je quittay la prairie, et j’aiday à traîner un char dans les rues d’Ecbatane. Chose admirable ! Mon maître n’avoit rien à faire depuis le matin jusqu’au soir, et je mourois de fatigue à son service. Il me menoit avec une vitesse incroyable, comme si toute la ville l’avoit attendu, et il me ramenoit du même train dans un autre lieu, où il étoit tout aussi inutile. Tout fuyoit devant moy, ceux même qui m’avoient évité avoient peine à le croire, et mon étourdi rioit de bon cœur. Son triomphe, c’étoit les embarras ; il se rendoit d’abord maître du terrain, et sa voix étoit si forte qu’on n’entendoit que luy ; sa colère et ses juremens augmentoient avec les obstacles, et, quand il s’étoit fait faire place, il ne sçavoit plus où il vouloit aller.

Je n’espérois de sortir de ses mains que lorsque je lui aurois fait rompre le cou. Mais, un beau jour, je fus saisi par ses créanciers, et un vieux usurier me prit en paiement. Hélas ! que je regrettay la folie de mon premier maître, quand j’eus affaire à la prudence de celui-cy ! Il avoit calculé ce qu’il falloit à un pauvre animal comme moy pour ne pas mourir de faim, et il me faisoit si bien jeûner que je croyois tous les jours que je jeûnois pour la dernière fois.

J’entendis, un jour, un vacarme horrible dans la maison ; c’étoit le vieux avare qui s’emportoit contre ses domestiques et haussoit si fort sa voix qu’à la fin il la perdit, et qu’il tenta vainement d’exprimer sa rage. Je dis en moy même : « Je suis encore plus heureux que cet homme cy : ma condition peut changer, mais son mal est incurable, il est son propre ennemi ; il se tient et il ne se lâchera jamais. »

Il mourut, et j’eus le bonheur que son héritier fût un homme de bon sens. C’étoit un grave magistrat, qui me faisoit aller, avec le même sang froid, au lieu où il rendoit la justice et chez une ancienne maîtresse qu’il avoit. Je restois tous les jours trois heures, ni plus, ni moins, à la porte de cette vieille, après quoi, je voyois descendre mon maître, sans que ses cheveux, sa longue veste et son attirail ordinaire fussent le moins du monde dérangés. Mon conducteur donnoit un petit coup de fouet, je partois gravement, j’arrivois de même, et j’étois si sûr de mon chemin qu’étant devenu aveugle personne ne s’en aperçut. Mon maître, sa maîtresse et moy mourûmes à peu près tous trois ensemble, et un vieux cocher aussi. L’heure de notre mort sembloit avoir été prédite par un autre évènement. Le carrosse que j’avois tant traîné avoit rencontré une pierre et s’étoit démantibulé.

Je vous ay fait toutes ces histoires, Ayesda, avec d’autant plus de confiance que je vous reconnois trop de sens pour douter du dogme sur lequel elles sont fondées. L’Être Suprême n’a pas moins produit d’abord tous les esprits que toute la matière. Un grand agent comme luy a créé d’abord tout ce qu’il doit créer le lendemain ; le tems, un autre tems, sont pour ses créatures, et non pas pour luy.

Il a produit la matière pour l’unir, quand il veut, à ses esprits, mais il ne crée point chaque esprit pour l’unir à une nouvelle modification de la matière ; autrement, il faudroit dire qu’il seroit dépendant d’une action capricieuse et souvent opposée à ses volontés mêmes.

Que s’il a d’abord créé tous les esprits, ce n’est point pour les tenir en réserve, mais pour en faire usage, et les faire rouler dans les différens postes qu’il leur distribue dans l’Univers.