Histoire universelle/Tome IV/XV

Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 197-201).

LA CONFÉDÉRATION HELVÉTIQUE

Sous sa forme présente, la Confédération helvétique constitue l’achèvement politique le plus parfait qu’ait encore réalisé l’humanité. Plusieurs races, deux religions, trois langues, des traditions multiples, des héritages divers, maintes oppositions d’intérêt ont abouti, de par le seul vouloir des populations, à un amalgame souple et fort sans qu’aient eu à intervenir pour le cimenter la guidance de chefs de génie ou les hasards particulièrement favorables de la fortune. Ailleurs la sagesse additionnée de générations successives a produit d’heureux résultats mais il a fallu pour les confirmer ou les maintenir que de telles interventions se produisissent. Rien de pareil en Suisse. La Suisse est par excellence l’œuvre anonyme d’une collectivité. On y a voulu relever des influences extérieures et, sans doute, il s’en est manifesté au cours de son histoire mais c’est méconnaître le caractère de cette histoire que de ne pas distinguer l’axe autour duquel elle évolue. Cet axe a été forgé par le labeur opiniâtre et persévérant du peuple suisse tout entier.

Au xviime siècle, après deux cents ans d’indépendance réelle et plus de cinquante ans d’indépendance de droit, il semblait pourtant que le « louable corps helvétique » fut près d’entrer en dissolution. Cette formule même, employée par la chancellerie française, évoquait quelque chose d’amorphe et d’inconsistant. Lorsqu’aux temps héroïques, entre Sempach (1386) et Morat (1476), l’élément urbain et l’élément rural s’étaient unis pour la conquête de la liberté et avaient fait reculer les soldats d’Autriche et de Bourgogne, l’établissement d’une confédération définitive était apparu comme la réalisation prochaine d’un état de choses nécessaire. Maintenant ces temps étaient loin. Les aristocraties marchandes de Bâle et de Zurich et l’aristocratie militaire de Berne étaient-elles vraiment aptes à s’associer ? L’esprit seigneurial de Lucerne, de Fribourg ou de Soleure pouvait-il collaborer avec la simplicité persistante des cantons alpestres ? Il existait bien une organisation fédérative mais d’aspect impuissant et désuet. Une ou deux fois par an s’assemblaient des diètes fédérales que paralysait le plus souvent l’absolutisme de la souveraineté cantonale. Saint-Gall, Bienne, Mulhouse et le Valais, pays « alliés » y envoyaient des délégués. Chaque canton avait droit à deux représentants. Zurich présidait. Étaient encore réputés membres à des degrés divers du « corps helvétique » : le duché de Milan, la Franche-comté, certaines villes impériales du Rhin, les ligues des Grisons, la principauté de Neuchâtel que les guerres européennes allaient faire passer à la maison de Prusse, la république de Genève toujours un peu en marge de la vie commune ; enfin les pays « sujets» : l’Argovie, la Thurgovie, le Tessin, Vaud, la Valteline. Sur toute cette complexité les querelles religieuses avaient déversé un surcroit de tendances au désaccord. Zurich et Genève, centres d’attraction des réformés de langue française et de langue allemande étaient séparées par le bloc des cantons demeurés catholiques ; dès 1656 une guerre civile avait éclaté ; l’intervention des Bâlois avait rétabli la paix.

Et malgré que des germes de division fussent ainsi partout visibles, l’unité progressait. On ne la cherchait plus dans les institutions mais la pensée, inconsciemment, visait à la créer. Un grand essor intellectuel soulevait l’élite. D’autre part les énergies physiques nécessaires à la fondation d’une nation étaient entretenues par les contingents qui servaient à l’étranger[1]. Enfin la population sédentaire, de tendances conservatrices, s’habituait peu à peu aux devoirs qu’implique le privilège de la « neutralité » : c’étaient là les éléments dominants de l’évolution helvétique. La neutralité recevait des entorses ; l’important toutefois était que les Suisses n’y manquassent pas eux-mêmes. Pendant la guerre de trente ans, les protestants enthousiasmés par les exploits de Gustave-Adolphe s’étaient sentis près d’y renoncer ; et de même les catholiques sous Louis XIV mais la sage réflexion l’avait emporté sur la passion imprudente. Ainsi se fortifiait au dedans cette communauté inachevée dont la façade, de style hybride, présentait aux regards d’inquiétantes lézardes.

Le voisinage de la révolution française et, plus tard, l’action coercitive de Bonaparte ne parvinrent pas à transformer l’édifice. On lui donna vainement un aspect artificiel d’État unifié. L’esprit et les habitudes engendrés par l’autonomie cantonale subsistaient. Quand la paix eut été rétablie en Europe, la confédération sortit de cette longue crise en voie d’organisation définitive. Avec ses vingt-deux cantons et sa neutralité confirmée, elle allait pouvoir fonctionner pour autant toutefois que chaque citoyen s’entrainât consciencieusement à la pratique de ce patriotisme à deux étages — cantonal et fédéral — qui réclame de l’attention quotidienne et de l’abnégation diluée. Les Américains en faisaient en même temps l’expérience mais sur une grande échelle et dans des conditions d’isolement qui la leur facilitaient singulièrement. Placée au centre d’une Europe encore incompréhensive à l’égard de cette superposition possible de sentiments et d’intérêts, la petite Suisse ne jouissait pas des mêmes avantages. L’atmosphère continentale, de plus, était peu propice. La réaction dominait parmi les gouvernants des différents pays tandis que les milieux progressistes manifestaient parfois une effervescence dont on ne savait pas si elle pourrait, le cas échéant, être maîtrisée ou canalisée. Rendus méfiants par l’expérience, les Suisses redoutaient d’être à nouveau mêlés aux événements extérieurs et entraînés dans l’orbite des grandes puissances[2]. Cet état d’esprit leur fut salutaire, les forçant à chercher en eux-mêmes les éléments de leur propre sécurité. Il fallait assurer à la confédération le moyen de se faire respecter au dehors et, sans porter atteinte à l’indépendance cantonale, obtenir au dedans le maximum d’action concertée. Ce fut le programme d’un siècle (1814-1914). À l’exécuter moins lentement, avec moins d’étapes, le peuple suisse eût fait œuvre fragile et ne se fût pas rendu capable d’affronter de 1914 à 1918 une redoutable épreuve : quatre années de mobilisation inactive et de gêne économique avec la guerre à toutes les frontières et l’embarras de sympathies adverses à l’égard des belligérants lesquelles divisant la population, venaient se répercuter jusqu’au sein du gouvernement et du commandement. Pourtant il n’y eut ni rupture d’équilibre ni libertés restreintes ni à-coups violents ni incidents vraiment sérieux. Et loin de déceler la moindre fissure, l’unité en parut cimentée plus fortement encore.

À quoi l’Europe a pu mesurer la qualité des rouages, la perfection de l’unité politique, la profondeur de l’unité morale[3]. Comment la variété d’institutions cantonales qui existait encore en 1830 a été peu à peu remplacée par une uniformité dosée, laissant à chaque canton sa physionomie propre tout en lui épargnant les désavantages administratifs et commerciaux du régime antérieur, — comment l’usage du referendum et du droit d’initiative populaire fut expérimenté localement avant d’être généralisé — comment la constitution fédérale esquissée en 1815, mise au point en 1848, amendée en 1874 a pris sa figure définitive — comment l’institution militaire côtoyant la milice et l’armée de métier et s’inspirant de l’un et de l’autre systèmes les a fondus en un tout d’une harmonieuse originalité — comment, sans réactions injustes, le patriarcat a été conduit à abandonner des privilèges surannés au profit de la bourgeoisie d’abord et du peuple ensuite — comment l’esprit d’égalité s’est étendu à toute la confédération sans détruire le hiérarchisme indispensable à toute humanité organisée c’est par là qu’a été attirée l’attention de l’Europe. Attirée mais non retenue. L’Europe fut très lente à se douter que la Suisse lui servirait de jardin d’essai et qu’elle-même pourrait avoir un jour à s’inspirer des expériences politiques et sociales conduites en ce pays. Elle éprouvait un inconscient dédain moins pour les dimensions restreintes du sol confédéré que pour la simplicité d’allures de ses habitants, pour leur indifférence à l’égard des palais dorés et des minuties protocolaires et parce qu’ils ne se réclamaient d’aucun de ces vicariats providentiels que l’orgueil national a colportés à travers l’histoire. En vérité, le « Gott mit uns », le « gesta Dei per Francos », le « Dieu et mon droit » pouvaient-ils frayer avec ce « tous pour un, un pour tous », devise d’un syndicalisme bien subalterne et ne paraissant viser que l’amélioration des conditions matérielles de l’existence. Pourtant on trouva commode d’installer chez ces braves gens les « Bureaux internationaux » à mesure que se faisait sentir la nécessité de leur création. La Croix-rouge, les postes et télégraphes, les chemins de fer… leur furent confiés. On leur fit même honneur de quelques arbitrages à exercer en des conflits lointains ou techniques Le jour vint où, ayant à caser la Société des nations, on se rendit compte qu’elle ne pourrait vivre et se développer que sur la terre de Suisse.

Cette évolution flatteuse dans son principe encore que parfois déplaisante dans ses allures, la Suisse s’y prêta avec un calme, une dignité, un bon vouloir insurpassables. Par là elle s’est définitivement classée la première dans l’ordre des disciples de la sagesse collective. Si l’on voulait de nos jours consacrer à Minerve un nouveau monument, c’est sans doute au pied des monts helvétiques qu’il conviendrait de l’ériger. Minerve n’y figurerait pas sous l’aspect de la déesse altière et presque inaccessible, revêtue d’or et entourée d’encens mais sous les traits terrestres de la femme capable d’appliquer à la vie quotidienne son savoir et sa raison par équilibre corporel et mental. Et cette conception-là vaut aussi d’être honorée.

  1. En plusieurs pays d’Europe mais surtout en France. Pendant les guerres de Louis XV, il y eut jusqu’à 80.000 soldats suisses en service dans les armées françaises. Louis XVI en 1777 renouvela les contrats.
  2. Les puissances européennes avaient à maintes reprises traité les cantons comme leur domaine. Au congrès de Vienne, affectant d’ignorer la Suisse et de ne connaître que les intérêts cantonaux, elles en avaient délimité le territoire à leur gré. C’est de cette époque que date l’extension injustifiée du canton de Berne vers le Jura. De 1815 à 1830 la « Sainte-alliance » s’attribua une sorte de protectorat sur la Suisse et sous prétexte de surveiller les réfugiés politiques qu’il était dans les traditions du pays d’accueillir, le remplit d’espions et d’agents de la police secrète.
  3. Les dernières secousses furent, en 1847, le Sonderbund qui dressa les cantons catholiques contre le reste de la Suisse et l’affaire de Neuchâtel en 1856. Le Sonderbund fut en raccourci la sécession américaine ; les analogies sont frappantes ; les résultats identiques ; identique surtout l’esprit de désintéressement, de patriotisme et d’humanité qui se révéla. À Neuchâtel où quelques royalistes attardés se proclamèrent sujets du roi de Prusse, leur « souverain légitime », on procéda avec une énergie non exempte de l’ironie que comportait l’aventure.