Histoire universelle/Tome IV/XIV

Société de l’Histoire universelle (Tome IVp. 183-197).

GUILLAUME ii
ET LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

La guerre de 1870 laissait la France et l’Allemagne en face de difficultés dont ni l’une ni l’autre n’avaient conscience : la France devant un dilemme ignoré, l’Allemagne au seuil d’une impasse inaperçue. L’Europe n’était pas plus clairvoyante. Aux yeux de tous la question qui se posait devant les Français concernait principalement la forme de leur gouvernement. Serait-il monarchique ou républicain ? L’important, c’est qu’il fût enfin stable. Quant aux Allemands, parvenus au but de leurs efforts et appuyant désormais leur empire restauré[1] sur une unité solide, ils devaient se tenir pour satisfaits. Telles étaient les vues courantes. La réalité en différait grandement.

Au cours du xixme siècle l’esprit de parti avait confisqué l’histoire de France soit pour exalter la révolution de 1789 au delà de toutes bornes raisonnables et de façon que ce qui l’avait précédé n’apparut plus que comme un préambule de peu d’importance — soit pour découvrir dans le lien monarchique une vertu intrinsèque à laquelle on pût faire honneur de tout ce qui s’était produit en France de bien et de beau depuis l’origine. De cette dernière conception était issue l’étonnante galerie de portraits où, de Mérovée à Charles X, les souverains étaient honorés dans des cadres similaires comme les artisans successifs de la même entreprise nationale. Bonaparte contrariait un peu la symétrie mais, le recul du temps aidant, il entrerait sans trop de peine comme y étaient entrés Clovis et Charlemagne dans le musée ainsi constitué Or on aura beau épiloguer, Clovis roi des Francs et Charlemagne empereur d’Occident demeureront des Germains dont les conceptions par ce seul fait ont opprimé et meurtri l’idéal celto-romain vers lequel les Capétiens étaient lentement et sagement retournés, inaugurant une politique et créant peu à peu des institutions dont l’affermissement eût assuré à toute l’Europe occidentale une marche moins sanglante vers un progrès plus rapide et plus réel. Quiconque y réfléchit sans parti-pris est amené à reconnaître que l’œuvre capétienne fut non seulement déviée mais contredite par les Valois et les Bourbons. La France eut dès lors devant elle deux formules presque opposées d’activité politique, deux visions quasi contradictoires de l’idéal national et comme deux interprétations souvent peu conciliables du devoir international. D’un côté il y a eu l’esprit opportuniste fait de mesure, de réflexion, de lenteur calculée et persévérante, de recherche de l’équilibre, de goût pour les solutions de détail… de l’autre, l’esprit jacobin passionné de logique, d’unité, d’ordre, s’épanouissant en idées directrices supérieures aux réalités et jugées capables de courber les faits sous leur joug pour le bien général. Qu’opportunistes et jacobins[2] aient cultivé en commun certaines qualités inhérentes à la race, telles que l’amour des belles formes ou le besoin d’expressions claires, cela n’atténue point la pesanteur de l’alternative en face de laquelle la nation a vécu et continue de vivre. Tout le reste n’est qu’apparences. Cléricalisme et libre pensée, individualisme et solidarisme ne diviseraient pas plus la France que ne s’en trouvent divisées l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie ou la Suède. Mais il y a deux manières de « penser la France » parce qu’il y a deux héritages français, somptueux et féconds l’un et l’autre et tels qu’on ne peut jouir de la plénitude de l’un sans répudier en quelque manière tout ou partie de l’autre.

Sitôt conclue la paix de Francfort (1871) à laquelle l’Assemblée nationale réunie à Bordeaux[3] apporta une approbation douloureuse et contrainte, les formules simplistes s’offrirent de nouveau au choix de la nation. Les césariens, un moment désorientés par la catastrophe de Sedan, relevaient la tête, préconisant leur doctrine de l’« appel au peuple » tandis que les partisans du « droit divin » présentaient le recours à la monarchie « légitime » comme le moyen unique de résoudre toutes les difficultés ; à gauche, l’on penchait vers l’omnipotence d’une chambre élue gouvernant sans sénat ni chef d’État. Les formules complexes faites de compromis entre l’autorité et la liberté exerçaient sur l’opinion un moindre prestige. Une expérience chèrement acquise militait néanmoins en leur faveur. Depuis 1791 la France avait usé douze constitutions dont deux, la charte de 1814 et celle de 1830, représentaient non seulement une durée globale de trente-trois années contre quarante-sept pour les dix autres, mais des temps beaucoup plus calmes et propices au travail. Le peuple sans doute n’en était guère averti mais dans les milieux éclairés on s’en trouvait impressionné. Alors que l’incertitude se prolongeait favorisant les espérances des partis extrêmes, ce fut Gambetta qui entraîna les adhésions nécessaires. Son éloquence de tribun patriote eut raison des préventions et des préjugés de son parti. Forts de cet appui, les libéraux purent organiser la république. Ainsi furent votées une à une les lois constitutionnelles de 1875 empreintes d’une sagesse calculée et dépourvues de toute phraséologie[4]. Nul ne pensait toutefois que ces textes dépasseraient la cinquantaine et résisteraient à l’épreuve de quatre années de guerre générale.

Tandis que la France à cette heure trouble de son histoire abritait de la sorte et comme inconsciemment son inquiétude sous l’égide de ses traditions capétiennes, l’effort constitutionnel de l’Allemagne nouvelle s’était parachevé dans un esprit inverse, plus proche des conceptions napoléoniennes. Du fédéralisme germanique auquel le général Grant alors président des États-Unis rendait, le croyant renforcé, un naïf hommage, il ne subsisterait que des formes trompeuses. En réalité le prince de Bismarck avait institué dans l’empire la prédominance de la Prusse et dans le gouvernement prussien celle du chancelier de l’empire. C’étaient des prédominances mécaniques destinées à jouer obligatoirement malgré les hommes et les événements dans l’atmosphère stagnante et étouffée d’une usine gardée militairement au dedans et au dehors. Contre ses murailles hérissées rien n’aurait prise. L’ordre et la paix naîtraient de sa seule architecture ; sa silhouette rude signifierait sans cesse au monde que le peuple allemand avait reçu de Dieu la mission de s’imposer à l’Europe pour le bien général.

Vers 1887 l’absence de prestige commença d’agiter les Français. Ils avaient conquis à bon compte la Tunisie et le Tonkin mais leurs regards tournés vers le Rhin les empêchaient d’apprécier ces lauriers. Jules Ferry avait été un grand ministre mais ils n’aimaient pas sa figure. Thiers leur avait légué des finances restaurées et le duc Decazes, une politique extérieure heureusement définie mais ces avantages leur semblaient incolores ; le panache leur manquait. C’est pourquoi ils acclamèrent le général Boulanger qui montait un beau cheval. En même temps le président Carnot ayant remplacé à l’Élysée Jules Grévy[5] entreprit de rendre à sa haute fonction l’éclat et l’importance qu’il estimait désirables. L’exposition de 1889 lui fournit le moyen d’y réussir. Le succès en fut considérable et fit d’autant plus d’impression au dehors que cette manifestation coïncidait avec l’affermissement certain du régime républicain par la défaite du parti « boulangiste ». Or la république approchait de sa vingtième année : terme fatal qu’aucun des régimes précédents n’avait su dépasser. La stabilité gouvernementale de la France créait en Europe une situation modifiée et l’alliance de la république prenait dès lors une sérieuse valeur. Ses forces militaires et navales reconstituées, son empire colonial superbement agrandi, ses universités régionales rétablies, tant de progrès de tous ordres discrètement réalisés ; c’étaient là des garanties plus que suffisantes aux yeux de l’Allemagne, de l’Angleterre et même de l’autocratique Russie.

Peu de temps après l’élection du président Carnot, l’empereur Guillaume Ier avait disparu (1888). Son fils Frédéric III déjà moribond l’avait bientôt rejoint dans la tombe et Guillaume II, impatient du pouvoir, s’en était avidement saisi. Conservant envers le prince de Bismarck une déférence toute extérieure, il n’avait pas tardé à l’acculer à la retraite et aussitôt s’était employé à neutraliser ce qu’il y avait de défectueux dans l’œuvre de ce dernier. Réformer la constitution de l’empire, on n’y pouvait songer tant était complexe le réseau des institutions qui en composaient l’armature. Les pouvoirs de l’empereur, du roi de Prusse, du chancelier, du Reichstag, du Bundesrath demeureraient savamment emmêlés. Du reste Guillaume II eût été imprudent de porter la main sur ces rouages. Il n’était pas de taille à les reconstituer après les avoir détruits. Au contraire il lui serait aisé d’y verser de l’huile pour les faire mieux fonctionner. Bismarck avait dès 1872 déclaré la guerre aux catholiques et conduit contre eux de maladroites offensives. Dans cette lutte il avait été vaincu et avait dû battre en retraite ; au Vatican on en gardait rancune malgré le succès final. Ensuite était venu le tour des ouvriers. On les avait jetés vers le socialisme en bafouant leurs aspirations intellectuelles et progressistes et en leur montrant qu’on ne prenait intérêt qu’à leur capacité de producteurs. Et, comme socialistes, on les avait persécutés avec le seul résultat d’ailleurs de faire passer en neuf ans leurs effectifs électoraux de trois cent mille à quinze cent mille. Guillaume II orienta son action de façon à effacer le souvenir de ces différends. Il le fit habilement mais tout de suite se marqua un trait un peu enfantin de son caractère : l’impatience à recueillir de chaque geste un fruit immédiat. On en a souvent conclu qu’il manquait de suite dans les idées et avait un tempérament d’impulsif. Ce n’est point exact. L’empereur savait réfléchir et calculer ; d’autre part, il s’est souvent montré capable de persévérance notamment dans la création de la marine allemande et l’organisation du Drang nach Osten, cette lente conquête de l’orient par le commerce et le chemin de fer ; mais c’est qu’en pareille matière précisément, des résultats tangibles et féconds se dessinèrent dès le début et que de telles initiatives répondaient aux besoins d’une grande nation prolifique enfermée dans un espace trop étroit où elle sentait l’étouffement la menacer. Une politique expansionniste s’imposait à tous égards avec les calculs, les tractations, l’activité, l’élan qu’il y faut pour réussir. Au contraire aucune politique extérieure définie ne liait la diplomatie impériale. De là dans ce domaine des fantaisies, des incohérences… surtout des entreprises auxquelles l’empereur ne laissait pas le temps d’aboutir. Le prince de Bismarck dans ses desseins n’avait pas été au delà d’une entente entre les trois empires mitoyens basée sur le solidarisme dynastique et le statu quo territorial. Mais la durée d’un pacte de ce genre devait être rendu éphémère par les conditions opposées dans lesquelles évoluaient les États européens.

En Russie la réaction triomphait. Les réformes réalisées en 1870 semblaient avoir échoué. Le « nihilisme » gagnait dans les centres intellectuels. Le mysticisme de l’absolu faisait des ravages à droite et à gauche, les uns voyant dans le tsarisme l’unique principe du bien public, les autres, l’obstacle infranchissable à tout progrès. En réponse à de multiples attentats une terreur officielle s’organisait. L’empire était divisé en six grands districts policiers dont les chefs avaient tout pouvoir pour arrêter, juger sans pourvoi, exécuter sans délai. Les attentats continuaient. Le 1er  mars 1881, Alexandre II fut assassiné. On ne pouvait attendre d’Alexandre III (1881-1894) qu’il fût indulgent pour les assassins de son père. Le nouveau tsar inclina vers une politique de russification unitaire qui s’appliqua à la Pologne, à la Finlande (où l’on s’était peu à peu habitué à jouir d’une autonomie de fait) et surtout à l’Esthonie, à la Livonie, à la Courlande… où les éléments germaniques, riches et puissants, aimaient faire la loi. Cette politique tendait naturellement à s’adosser au panslavisme. Sur ce terrain elle se heurtait à l’Autriche ou, comme l’on disait désormais, à l’« Autriche-Hongrie ».

Devenue dualiste, la monarchie des Habsbourgs n’avait pas tardé à voir son équilibre intérieur à peine réalisé se rompre de nouveau et cette fois, au profit de la Hongrie dont la prédominance gouvernementale cherchait à s’affirmer. Or les Magyars pas plus que les Allemands n’étaient en mesure d’apporter une formule vraiment nationale dont la dynastie pût se faire un appui. Sur ces derniers s’étendait malgré tout l’ombre-portée de l’empire congénère auquel ils se sentaient ethniquement rattachés et les premiers devaient partager le territoire que la géographie assignait à leur activité avec des minorités slaves : Croates, Serbes, Slovaques… sans compter les Roumains de Transylvanie. Les Habsbourgs en plus avaient pour sujets des Tchèques et des Polonais. Tous ces peuples grandissaient numériquement et politiquement. L’Autriche-Hongrie devenait slave quoi qu’elle en eût[6]. L’occupation, sous prétexte de sécurité de la Bosnie et de l’Herzégovine, accentua le caractère de la transformation. Ce coup de force survenant après la prise de Rome et l’annexion de l’Alsace rendait l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche-Hongrie en quelque sorte solidaires dans leur intérêt à se garantir mutuellement des conquêtes d’une légitimité douteuse. Entre elles une entente devait se nouer. Ce fut la véritable origine de la « triplice » dont on a beaucoup parlé et dont il reste encore plus à dire car, derrière des textes plusieurs fois modifiés, la critique pressent des tergiversations encore insuffisamment dévoilées mais qui enlevaient à ce célèbre instrument diplomatique une large part de son efficacité éventuelle. On en put juger lorsqu’éclata la guerre de 1914 par la façon dont l’Italie se retira d’une association où elle estimait avoir été traitée en « parente pauvre ». En fait elle y avait trouvé de grandes satisfactions d’amour-propre et certains avantages matériels.

L’attitude de la France en face de la triple alliance se précisa en 1891. Cette année-là vit la réception de la flotte française à Cronstadt et le séjour à Paris en demi-incognito de l’impératrice Victoria, veuve de Frédéric III et mère de Guillaume II : deux menus faits dont, ainsi qu’il advient parfois, les conséquences furent immenses. Depuis plusieurs années, Alexandre III rendu méfiant à l’égard de l’Allemagne inclinait vers la France ; en quoi la majorité de ses sujets l’approuvait. De vieilles sympathies accrues par un courant récent d’intellectualisme rapprochaient les deux pays. Les Français n’avaient guère cessé d’être populaires en Russie. Soudainement les Russes le devinrent en France à un degré prodigieux. La flotte française frappa le tsar d’admiration. « Je ne croyais pas, murmura-t-il, que les marins d’une république pussent avoir cette tenue-là ». De ce jour l’alliance franco-russe exista. L’esprit en devança la lettre. Au retour la flotte fit escale à Portsmouth et y fut fêtée. L’Angleterre à son tour honorait la république. Peu avant, Léon XIII avait indiqué aux catholiques français qu’ils devaient désormais séparer « le trône et l’autel » et se rallier au régime établi. Ainsi s’opérait une sorte de convergence générale ; et selon l’expression d’un chroniqueur, on avait l’impression que « la France était rentrée en Europe ».

L’empereur d’Allemagne depuis son avènement lui avait témoigné des prévenances mais sans y mêler jamais le désir d’évoquer la question d’Alsace pour en régler ou seulement en atténuer les termes. De là un malentendu persistant. À Paris on attendait que cette réserve cessât et à Berlin, que Paris comprit qu’elle ne pouvait cesser. Jules Ferry et même Gambetta l’avaient compris naguère mais la « Ligue des patriotes » et son chef Déroulède pensant servir l’intérêt national et entretenir en même temps la noble fidélité des provinces séparées, évoquaient à tout propos et souvent hors de propos les souvenirs douloureux de 1870. Leur action se fit particulièrement intempestive à propos du voyage de l’impératrice. Mal préparée et mal conduite par l’ambassade allemande, l’aventure faillit tourner au tragique. Paris manqua triplement à ses traditions par son attitude envers une femme qui, anglaise de naissance et frappée par le malheur, lui avait toujours marqué une vive sympathie[7]. L’empereur en conçut, comme on pouvait le penser, un profond ressentiment. Cependant il ne se laissa pas dominer par son irritation. Mais bientôt un autre sentiment germa en lui auquel on n’a pas pris garde, qu’a révélé sa correspondance privée avec Nicolas II et dont aussi bien la genèse est trop naturelle pour qu’on s’étonne d’avoir à en relever les effets.

Aux approches du xxme siècle pour l’ouverture duquel elle avait convié tous les peuples à une cinquième Exposition universelle[8] qui devait éclipser les précédentes (ce qui ne fut pas le cas) la France déconcertait un peu ses voisins et ses amis. Non que l’on doutât de sa puissance ou de sa richesse. En 1892 tandis que le drapeau tricolore flottait sur Abomey et sur Tombouctou, le 3 % avait atteint le pair. L’année 1893 avait vu une nouvelle déconfiture de l’opposition monarchiste qui, après l’équipée un tantinet ridicule du général Boulanger, avait dressé contre la république la conspiration bien autrement redoutable dite du Panama[9]. Le pays ne s’y était pas laissé prendre. Il semblait donc que le régime républicain fût maintenant à l’abri de tout péril. Mais, d’une part, l’institution de la présidence dont Carnot avait fixé la juste formule et que sa fin tragique aurait dû cimenter passait par des péripéties inattendues et, d’autre part, l’affaire Dreyfus et l’alerte de Fachoda ne risquaient-elles pas de compromettre à la fois l’organisation militaire et la situation diplomatique de la France ? Occuper Fachoda était à ce moment une grande maladresse. L’Angleterre sur le point de réaliser, après maintes indications préalables, son Cape to Cairo plan était justifiée à voir là un mauvais procédé. Quant à l’affaire Dreyfus, son véritable caractère ne pouvait être saisi sur le moment ni par les étrangers ni même par la majorité des Français. L’anticléricalisme et l’antisémitisme en effet, n’y constituèrent que des façades derrière lesquelles, déclanché par un événement occasionnel, se joua le drame véritable, à savoir le conflit entre l’ancienne et la nouvelle armée. Il est tout à l’honneur du patriotisme français qu’un tel conflit n’ait éclaté qu’au bout d’un quart de siècle car il était fatal ; et parmi les chefs plus d’un le prévoyaient et le redoutaient. Dans les cadres étroitement traditionalistes de l’armée de métier le service obligatoire avait poussé la nation entière. Peu à peu s’était ainsi formée une classe d’officiers inaptes à partager les préjugés de leurs camarades dont ils se sentaient les égaux en bravoure et souvent les supérieurs en savoir. L’âpreté des querelles soulevées autour de la personnalité incolore du capitaine Dreyfus s’aviva des rancunes amassées entre les uns et les autres. Mais l’énorme agitation provoquée en France et en Europe par la discussion juridique de l’affaire et par les excès de langage d’une presse passionnée s’éteignit très vite et — quoiqu’on en ait dit — sans laisser de traces. Ce fut l’erreur du premier ministre Waldeck-Rousseau et de son successeur Émile Combes (1899-1905) de croire à un ébranlement national profond et à la nécessité d’une politique de « défense laïque ». Waldeck-Rousseau était un dilettante inféodé à des milieux intellectuels alors sans contact avec les masses populaires — Combes, un théoricien de tendances volontiers sectaires. Tous deux s’obstinèrent à déchaîner stérilement les violences anticléricales[10]. Il en résulta la séparation des Églises et de l’État, réforme dont on s’est fort exagéré la portée — et la rupture des relations avec le Vatican. Cette rupture constituait la faute la plus grave que l’on pût commettre ; dès lors que le concordat se trouvait aboli, il fallait au contraire redoubler de vigilance pour écarter de la papauté les influences francophobes. Ces événements toutefois ne provoquèrent point au delà des frontières la répercussion à laquelle s’étaient attendus les cléricaux français. À maintes reprises les rapports entre le Saint-siège et les nations catholiques avaient été troublés ou suspendus. Ni les adversaires de la France, satisfaits — ni ses amis contrariés de sa bévue, ne considérèrent qu’il dût y avoir là autre chose qu’une querelle passagère.

Les alarmes de Guillaume II, avons-nous dit, provenaient d’une autre source. Si la défaillance de Casimir-Perier démissionnant sans raison au bout de six mois (1895) et la mort presque subite de son successeur Félix Faure (1899) avaient quelque peu ébranlé l’autorité politique de la présidence, celle-ci n’avait point été atteinte dans son prestige extérieur. De plus en plus le chef de l’État français se voyait assimilé aux plus puissants souverains ; et voilà ce dont s’inquiétait Guillaume. Félix Faure avait tendance à exagérer cette assimilation mais les présidents suivants, Émile Loubet (1899-1906) et Fallières (1906-1913) qui achevèrent paisiblement leur septennat surent, sans se départir d’une simplicité qui plaisait généralement, visiter officiellement Saint-Pétersbourg, Copenhague, Stockholm, Kristiania, Rome, Madrid, Lisbonne, Bruxelles, Berne et recevoir au nom de la France les souverains russes, espagnols, italiens, anglais, suédois, norvégiens, danois, hollandais, bulgare et serbe. Le protocole de ces entrevues jetait l’empereur d’Allemagne en un émoi croissant. Il ne manquait pas de clairvoyance d’ailleurs en devinant là une menace pour le principe monarchique dont il estimait être à la fois le plus haut représentant et le gardien commissionné par la providence. Il est certain que lorsqu’en 1903, venant, après Édouard vii, d’accueillir à Paris le roi et la reine d’Italie, le président Loubet se voyait salué dans la rade d’Alger par des escadres russe, italienne, espagnole, anglaise, l’argument si longtemps utilisé contre la république perdait toute saveur. À quoi bon le chef héréditaire si le chef élu jouit d’égales prérogatives ? Un autre argument habituel aux opposants, celui de l’instabilité ministérielle inévitable recevait des événements un démenti similaire. Depuis 1898 un même ministre, Delcassé, siégeait au quai d’Orsay. D’autres avant lui, y avaient séjourné trois et quatre ans ; cette durée maximum se trouvait maintenant dépassée ; Delcassé devenait inamovible et sa situation en Europe ne cessait de grandir. Arrivé au pouvoir au soir tragique de Fachoda, tandis que sévissait la guerre hispano-américaine et que certains malentendus détendaient légèrement l’alliance avec la Russie, « ce diable d’homme » avait conduit sa barque avec une sûreté, un calme, une présence d’esprit, une audace étonnantes. L’affaire Dreyfus, certes, l’avait gêné et aussi la guerre anglo-boer et plus encore, la rupture avec le Vatican consommée malgré lui. Mais rien ne le décourageait ; il semblait jouer avec les difficultés. De la paix, rétablie par son intermédiaire entre l’Espagne et les États-Unis, les deux parties lui conservaient une égale gratitude. Des traités de commerce ou d’arbitrage avaient été négociés en Europe, des conventions avantageuses conclues en extrême-orient. Ses interventions récentes au Maroc et à Constantinople conduites avec une énergie modérée avaient valu d’immédiates satisfactions. Même l’Italie sentait ses préventions s’atténuer. Restait l’Angleterre. À côté de rancunes récentes, il existait tant de « points de friction » entre elle et la France que l’opinion européenne avait fini par admettre l’impossibilité d’une entente fondamentale. Delcassé pensait autrement. Édouard VII dont on a exalté les initiatives bien au delà de la réalité se laissa gagner et marqua bientôt au ministre français une confiance égale à celle que lui témoignait Nicolas II. Silencieux, s’abstenant de toute manifestation publique, aimant à dissimuler sa personne derrière les résultats qu’il obtenait, Delcassé préparait le coup de théâtre de 1904 : ces « accords » qui, concernant à la fois le Maroc, l’Égypte, Terre-neuve, l’Afrique occidentale, Siam, Madagascar et les Nouvelles-Hébrides liquidèrent d’un seul coup la plupart des litiges anglo-français. Encore que quelques détails en fussent réglés un peu artificiellement, l’opération était d’une envergure telle que les données diplomatiques européennes s’en trouvèrent modifiées tout au moins momentanément. Par malheur des précautions suffisantes n’avaient pas été prises pour éviter une brusque réaction allemande.

Les Allemands ne doutèrent plus qu’on ne poursuivit l’« encerclement » de l’empire avec l’arrière-pensée de déchaîner un conflit ultérieur. C’était une erreur. Delcassé ne désirait ni ne cherchait la guerre mais il cherchait des sécurités accrues contre une agression qu’il croyait inévitable. Le parti pangermaniste la préméditait assurément et ses agissements qui révélaient des ambitions désordonnées pouvaient à tout moment engendrer une situation périlleuse. Le gouvernement impérial s’en alarmait, éprouvant l’obligation de quelque action prochaine qui donnât satisfaction à des besoins réels d’expansion et cherchant en vain la formule à la fois pratique et majestueuse qui lui permettrait d’y parvenir sans se jeter dans les aventures. Les accords franco-anglais lui rendirent un service éminent. Il put sonner le ralliement au nom de la patrie « offensée dans son légitime orgueil et menacée dans ses intérêts essentiels ». Et Guillaume s’en fut débarquer à Tanger (1905).

Ce geste devait signifier à l’Europe que l’Allemagne, ne reconnaissant pas les accords de 1904, tenait l’intégrité de la souveraineté marocaine pour intacte et ne souscrivait pas à la liberté d’action consentie par l’Angleterre aux Français en ce pays. La manœuvre exécutée sans précipitation et sans paroles irrémédiables réussit. Faiblement soutenu d’abord, abandonné ensuite par ses collègues, Delcassé trouva le parlement préoccupé avant tout d’éviter la guerre et trop empressé à le laisser voir. Il dut se retirer. C’était une capitulation. L’humiliation était grande. Deux jours durant, Guillaume II fut l’arbitre des destinées européennes. Si, pour bien marquer son désir de paix, il avait alors convié les nations à de vastes assises dont Berlin eût pu être le siège, il eût probablement réalisé l’œuvre devant laquelle Nicolas II avait échoué et rendu à l’Allemagne une situation de prépondérance indiscutée. Ni l’empereur ni sa chancellerie n’aperçurent cette issue. Ils voulurent pousser leur avantage présent et provoquèrent l’ouverture d’une période d’incohérences et de malaises d’où devait finalement sortir la guerre[11].

Tandis que l’Allemagne resserrait ses forces autour d’une idée claire : celle d’un encerclement européen qu’il lui faudrait briser pour progresser, la France laissait au contraire se détendre le ressort de ses énergies si longtemps rassemblées autour de la notion de la reconstruction nécessaire. 1870 n’était plus qu’une date historique. On en avait oublié les leçons. Le démocratisme et la réaction n’étaient plus disposés à s’associer sur la base de concessions réciproques quand le bien du pays l’exigeait. La forme républicaine sans doute avait cessé d’être discutée mais chaque parti entendait la république à sa façon et, jugeant cette façon la seule bonne, prétendait l’imposer sans retard à tous. Les méthodes opportunistes perdaient leur prestige. On ne se rendait compte ni de la grandeur de l’entreprise qu’elles avaient permis de mener à bien ni de la place qu’elles occupaient dans le patrimoine national où elles représentaient l’héritage capétien. Visiblement un retour offensif de la pensée jacobine se préparait. La littérature d’imagination très pauvre d’inspiration bien qu’imbue au plus haut point de sa propre valeur, en était déjà imprégnée. Le goût des idées froides, des principes rectangulaires, des raisonnements en forme de théorèmes se répandait dans la foule alternant avec celui des couleurs heurtées et des bizarreries exotiques. Tout cela composait un intellectualisme de désunion qui fissurait peu à peu le bloc de la véritable pensée française nuancée et amie des expressions modérées. Le dénigrement sévissait. On eût dit chaque groupe de citoyen préposé à la tâche de redresser le groupe voisin. Ce penchant procurait aux adversaires de la république l’occasion d’assouvir leurs rancunes. Il devait en coûter cher à la nation.

En Allemagne la personnalité de l’empereur s’effaçait quelque peu. Il ne paraissait plus diriger et, de fait, sa volonté fléchissait. Autour de lui l’idée de la guerre inévitable gagnait du terrain. Il s’accoutumait à la juger telle. L’archiduc François-Ferdinand le poussait plutôt dans cette voie car si l’Allemagne pouvait à la rigueur effectuer quelque annexion en se bornant à menacer[12] l’Autriche n’avait rien à attendre d’un pareil procédé. L’organisation tripartite rêvée par l’archiduc ne naîtrait que d’une secousse. Il faudrait faire lâcher prise à la Russie que sa défaite en orient attachait encore davantage, s’il était possible, à son rôle de protectrice des Slaves. François-Ferdinand regardait vers l’est ; Guillaume vers l’ouest. Agrandir de ce côté son empire, atteindre la mer, abattre cette république dont les succès ne s’étaient développés qu’au détriment des idées monarchistes, il y avait là de quoi le tenter. Il s’inquiétait pourtant de l’énorme enjeu à jeter dans la bagarre. On devait aussi convaincre le vieil empereur François-Joseph peu désireux de terminer son règne dans le sang comme il l’avait commencé soixante ans plus tôt… À vaincre ces hésitations de leurs ennemis les Français apportaient l’appui paradoxal d’une critique quotidienne et acerbe de leurs propres institutions. À force de répéter partout qu’ils étaient affaiblis et désorganisés, ils finirent par se faire entendre. Les cabinets de Berlin et de Vienne se plurent à penser que la campagne serait brève, que des décisions militaires seraient obtenues avant qu’un seul soldat russe pût franchir la frontière, que la république s’affaisserait au premier coup de canon Le monde intellectuel et universitaire allemand venait à la rescousse. Vieux professeurs et jeunes étudiants s’éprenaient des batailles prochaines y voyant les uns, la perspective d’une main-mise complète et définitive sur l’Europe de cette culture germanique seule capable d’« organiser » enfin l’humanité — les autres, un moyen tragique mais salutaire d’arrêter la corruption et l’amoralisme qu’ils sentaient grandir autour d’eux ; car l’Allemagne comme l’Angleterre et plus que la France accusait une régression morale évidente ; lente au début du xxme siècle, cette régression s’accélérait rapidement. Aussi bien les empires centraux se tenaient-ils pour assurés de la coopération italienne et de la neutralité anglaise. Cette dernière donnée influa de façon décisive sur les événements. Le gouvernement français s’en rendait compte. À l’heure suprême, le président Poincaré fit porter en toute urgence un message au roi Georges V adjurant l’Angleterre de donner à cet égard un clair avertissement à l’opinion allemande. Il n’y a plus de doute aujourd’hui que le moindre geste du cabinet britannique eût suffi à empêcher l’ouverture des hostilités. Mais prisonnier de ses faibles prérogatives, le souverain ne crut pas, malgré la solennité des circonstances, pouvoir les dépasser. Il fallut l’invasion de la Belgique pour tirer ses ministres de leur long aveuglement.

  1. L’ancien empire n’existait plus guère que de nom lorsque Bonaparte en 1806 avait obligé son dernier titulaire à échanger le titre d’empereur d’Allemagne contre celui d’empereur d’Autriche.
  2. Le terme jacobin date de la révolution française pendant laquelle l’ancien couvent des Jacobins servit de lieu de réunion aux éléments avancés. Celui d’opportuniste appliqué à un parti politique n’a guère été employé avant Gambetta.
  3. Au début de 1871 une Assemblée nationale remplaça le « gouvernement de la défense nationale » formé le 4 septembre 1870 par les députés de Paris. L’Assemblée se transporta ensuite à Versailles tandis qu’éclatait à Paris une insurrection communiste qu’elle dut réprimer.
  4. Ces lois furent votées le 25 février 1875 avec une majorité de 181 voix sur 689. D’autre part dès le 31 août 1871 un scrutin de 480 voix contre 93 avait conféré pour trois ans à Ad. Thiers le titre de président de la république. En rapprochant ces chiffres, on voit ce que vaut la légende d’après laquelle la république n’aurait été « établie qu’à une voix de majorité ».
  5. Le premier président de la république, Adolphe Thiers avait été à la fois chef d’État et premier ministre : situation singulière qui ne pouvait se perpétuer. Le maréchal de Mac Mahon élu en 1873 pour sept années démissionna en 1879. La droite l’avait traité comme une sorte de « régent du royaume » malgré qu’il s’efforçât de remplir loyalement des fonctions que les circonstances rendaient délicates. La présidence devint stable mais incolore avec Jules Grévy élu en 1879 et réélu en 1886. Un scandale de famille interrompit son second septennat en l’obligeant à rentrer dans la vie privée.
  6. On peut se faire une idée de ce qu’était le « chaos ethnique » austro-hongrois vers le début du xxe siècle par les indications approximatives suivantes : en Silésie, 50 % d’Allemands et 29 % de Polonais ; en Moravie, 29 % d’Allemands et 71 % de Tchécoslovaques ; en Styrie, 63 % d’Allemands et 34 % de Slovènes ; en Carinthie, 72 % d’Allemands et 28 % d’italiens et de Slovènes ; en Carniole 90 % de Slovènes ; en Croatie, 94 % de Serbe-Croates et de Magyars ; en Dalmatie, 88 % de Serbo-Croates. La Galicie renfermait deux millions de Polonais catholiques et trois millions de Ruthènes orthodoxes. Quant au royaume hongrois, il renfermait sept millions et demi de Magyars, deux millions et quart d’Allemands, deux millions trois quarts de Roumains et deux millions de Slovaques.
  7. L’impératrice était venue en messagère officieuse de son fils convier les peintres français à une exposition d’art à Berlin. Il est à remarquer que dès 1878 les artistes allemands avaient exposé à Paris. Il n’y avait donc rien d’anormal dans cette démarche. L’invitation avait d’abord été acceptée. L’effervescence nationaliste fut artificiellement soulevée et sans motif sérieux.
  8. La première avait eu lieu sous l’empire en 1855 aux Champs Élysées et la seconde en 1867 au Champ de Mars. La république en organisa trois en 1878, 1889 et 1900 ; le palais du Trocadéro fut édifié pour celle de 1878 et la tour Eiffel pour celle de 1889.
  9. Le scandale financier qui y servit de prétexte avait pour point de départ des tentatives de corruption des parlementaires par la compagnie de Panama en vue de se créer à la chambre une majorité favorable. La calomnie se dépensa à droite pour jeter à cette occasion le discrédit sur tout le parti républicain ; elle n’y parvint pas.
  10. En 1880 Jules Ferry avait dirigé une première offensive contre le cléricalisme, offensive quelque peu justifiée par l’éducation nettement antirépublicaine qui se donnait alors dans les établissements religieux. Mais il ne s’y était pas attardé. En 1900 les circonstances étaient autres. Le prétendu « péril clérical » n’exigeait aucune initiative de ce genre. D’autre part en émancipant l’Église des liens établis par le concordat de Bonaparte, l’État sacrifiait ses propres armes.
  11. En général l’Europe soutint la France. À la conférence d’Algésiras (1906) les États-Unis entrèrent en scène et leur action pro-française compensa l’effacement de la Russie alors en guerre avec le Japon et essuyant des défaites aussi retentissantes qu’inattendues. Algésiras ne mit pas fin aux incidents marocains. La situation franco-allemande demeura tendue.
  12. C’est ainsi qu’en 1911 le cabinet français présidé par M. Caillaux se résigna à négocier avec celui de Berlin sur la base d’une cession de territoire congolais en échange de la liberté d’action au Maroc. Le territoire cédé, bizarrement dessiné, assurait à la colonie allemande du Cameroun un accès au fleuve du Congo. Le traité mécontenta l’opinion dans les deux pays et ne fit que hâter la guerre.