Histoire universelle/Tome III/III

Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 26-40).

LA POUSSÉE FRANQUE ET SON ÉCHEC

À la fin du iiime siècle, il fut commis en Gaule des fautes irréparables. Cent ans plus tôt on avait réduit de près de moitié les effectifs des troupes de la frontière. C’était une imprudence inspirée à la fois par le sentiment de la sécurité présente et par le désir d’économiser les deniers publics. Lorsque la ligne de défense se trouva rompue — et nous avons vu qu’elle le fût en 275 par les Germains qui dévastèrent tout le nord du pays — les envahisseurs, une fois cette ligne franchie, purent exercer librement leurs ravages, nulle défense d’arrière n’ayant été prévue. Le rétablissement de la frontière et la reconstitution des anciens effectifs celtes s’imposaient alors. Au lieu de cela on se mit à fortifier les villes de l’intérieur ; on y installa de petites garnisons d’auxiliaires barbares. Des cités aussi éloignées que Rennes, Le Mans, Coutances reçurent des Germains. À Paris il y eut des Sarmates. Pouvait-on agir autrement ? Sans nul doute. Maints historiens ont reproché à Rome d’avoir deshabitué les Celtes du service militaire. Le reproche n’est qu’à demi fondé. C’est la plèbe des villes de Gaule qui avait alimenté le recrutement des légions de la frontière et l’offre était si considérable qu’elle avait constamment dépassé la demande. D’ailleurs la valeur des soldats celtes ne baissa point ; bien des témoignages en font foi. Un écrivain de la fin de l’empire le dit en propres termes : « Ils sont bons à tout âge ; jeunes et vieux portent au service la même vigueur ; ils bravent tous les périls. » Les avantages pécuniaires et sociaux faits au légionnaire romain ne cessèrent non plus d’être appréciés par eux mais si les soldats ne manquaient pas, il n’en allait pas de même des officiers. Dans la classe riche les vocations militaires étaient nulles. La montée excessive et rapide du luxe en avait très vite éteint le germe. Or on ne pouvait songer à donner des chefs étrangers aux troupes gauloises et surtout des chefs barbares. Il parut ingénieux de licencier peu à peu ces troupes et d’appeler des contingents barbares homogènes pour les remplacer. La fidélité de ces contingents fut souvent remarquable même contre leurs propres compatriotes car, éblouis par la grandeur romaine, ils étaient fiers de la servir. Leur seule présence sur le sol gaulois n’en préparait pas moins pour le jour où ce prestige faiblirait définitivement, la domination barbare. Quant aux Celtes licenciés, ils refluèrent vers l’intérieur et ne trouvèrent pas à s’y employer. Déçus et mécontents, bientôt chargés de dettes, ils fomentèrent des troubles et grossirent les rangs de ces bandes errantes de déclassés et de révoltés qui à plusieurs reprises commirent en Gaule, principalement dans le nord, toutes sortes d’excès.

C’est donc ainsi — en qualité d’auxiliaires à la solde de l’empire — que les Francs prirent contact avec la terre celte. On les chargeait de la garder. Ils ne demandaient pas mieux étant ses plus proches voisins et n’ayant rien à faire. Ils ne représentaient en effet ni une race distincte ni même un ensemble de tribus unies par des liens politiques stables ou par un passé commun. Ils n’étaient qu’une masse amorphe, une avant-garde du monde germanique poussée là par les hasards de la vie nomade. Dans la suite seulement, ils devaient former entre eux une sorte de vague confédération. Leur nom même était d’usage récent. Tacite ne le mentionne pas dans son énumération des peuples germaniques. On le relève pour la première fois dans un ouvrage consacré à l’empereur Aurélien. Il servit — sans qu’on en puisse connaître l’origine — à désigner finalement les groupes germaniques stationnés sur les bords du Rhin depuis le confluent du Mein jusqu’à l’embouchure. À la fin du iiime siècle il y avait des Francs dans le Hainaut et dans « l’île des Bataves ». On nommait ainsi la Hollande, terre sauvage aux forêts à demi submergées. Comme leur nombre augmentait, il fallut à plusieurs reprises les refouler. Constance Chlore en 292 les avait cantonnés entre le Rhin et la Meuse. En 355 il se produisit comme une poussée sur tout leur front de Strasbourg à la mer. Julien accourut pour les combattre. Il entra à Cologne. La plupart des villes romaines du Rhin avaient leurs fortifications détruites. Satisfait de la leçon infligée, Julien s’empressa de traiter avec les vaincus. Le grand nom de Rome continuait d’ailleurs d’en imposer aux barbares. Julien livra encore une bataille près de Tournai à ceux qu’on commençait à appeler les Francs-saliens (du nom latin de la rivière Yssel) par opposition aux Francs dits ripuaires. Les premiers étaient peu à peu descendus vers le Brabant et les Flandres. Les seconds étaient répandus dans la région de Cologne, les Ardennes, la vallée inférieure de la Meuse. Nous voyons par la relation d’une tournée d’inspection faite par Stilicon le long du Rhin à l’époque de la mort de Théodose (395) que la garde du fleuve était passée presqu’entièrement aux mains de Francs. Garde peu süre. Non qu’ils eussent le dessein de trahir une mission qui leur donnait plutôt de l’orgueil ; mais leur turbulence les jetait fréquemment les uns contre les autres et leur médiocrité ne leur permettait pas de s’élever au contact de la civilisation. Parmi les barbares ils n’étaient pas les plus cruels mais comptaient au nombre des plus grossiers et des moins intelligents. Stilicon apaisa leurs querelles intestines et renouvela les traités. Quelques années plus tard le peu de troupes romaines qui restait en ces régions fut rappelé en Italie pour être opposé à Alaric. Les Francs se trouvèrent seuls à supporter en 406 la cohue des assaillants. Ils furent culbutés. L’agonie de la Gaule romaine commençait. Elle devait durer quatre-vingts ans jusqu’à la défaite de Syagrius par Clovis aux environs de Soissons (486).

Nous avons déjà vu les résultats de la grande secousse de ce début du vme siècle et comment d’étranges monarchies barbares s’élevèrent tant bien que mal sur les ruines du monde occidental romain, celles des Wisigoths en Espagne, des Vandales en Afrique, des Ostrogoths en Italie, des Burgundes dans la vallée du Rhône Que si l’on jette les yeux sur une carte historique de l’Europe vers cette époque, on y voit ces royaumes dessinés en teintes précises avec des limites fixes. Les Wisigoths s’étendent de Gibraltar à la Loire ; ils touchent à Orléans. À droite de la Loire jusqu’aux Alpes dans un sens et d’Avenches à Arles dans l’autre, ce sont les Burgundes. La région entre Metz et le lac de Constance est indiquée comme possédée par les Alamans. Une ellipse dont Tournai et Cologne seraient les deux foyers silhouette les possessions des Francs. L’Armorique reste isolée. Enfin du nord de la Loire à Amiens et de Nantes à Metz à peu près, c’est le domaine romain qui, faute d’un titre régulier, porte le nom du dernier représentant de l’empire, Syagrius. La répartition est exacte en principe mais pour autant qu’on tienne compte des différences de régime. Elles sont extrêmes. Nous l’avons déjà indiqué ; on n’y saurait trop insister. D’abord sous tout cela, il reste la population celto-romaine, abondante et qui n’a ni péri ni été déportée. Dans tout le sud-ouest de la Gaule, les Wisigoths ne représentent guère par rapport à elle qu’un État-major de dirigeants avec une petite armée et quelques forces de police. Encore le souverain s’entoure-t-il de conseillers celto-romains. Il en va de même chez les Burgundes. Peuple de tempérament tranquille mais longtemps errant, adonnés principalement aux métiers de charpentiers et de forgerons, n’ayant point de finesse mais solides et droits, ils ont été décimés dans leur odyssée coupée de batailles. Finalement, cantonnés en Savoie (435), ils y prospèrent. Ils sont là entre le Léman, le Rhône et la Durance, vivant en paix avec les Celto-romains. Un peu plus tard les gens du Lyonnais s’annexeront volontairement à leur territoire (457) et ce territoire vers 475 s’étendra jusqu’à la Méditerranée. Bien entendu ils ne le peuplent pas ; ils l’administrent seulement et leur roi Gondebaud (474-516) est un des meilleurs et plus éclairés parmi les gouvernants d’alors. La civilisation romaine continue : Lyon[1], Toulouse, Bordeaux demeurent des foyers de haute culture. Quand se dessine la menace d’Attila, ils sont tous debout pour la défendre. À Châlons (451) Aetius a sous ses ordres des Wisigoths, des Burgundes et même des Francs et la victoire qu’il remporte est bien une victoire romaine. Aetius mort (454), Avitus le remplace comme gouverneur des Gaules. C’était, a-t-on dit de lui « un gallo-romain d’Arvernie, fidèle serviteur de l’empire et vaillant soldat avec quelque façon de bravoure gauloise. » L’année suivante, le trône impérial étant vacant, le conseil des Gaules assemblé à Beaucaire l’élit empereur. À noter que les rois barbares qui auraient pu aspirer à la dignité suprême ne semblent même pas avoir osé croire qu’elle pût leur être conférée. C’est que Wisigoths ou Burgundes établis en Gaule et tout environnés des reflets de la gloire romaine avaient conscience, malgré tout de leur infériorité. Rien de pareil chez les Francs. Ils n’étaient point isolés ni clairsemés. Adossés à la Germanie supérieure (comprise entre la région du Rhin et l’Elbe et que peuplaient les Frisons et les Saxons, féroces et ignorants), ils en pouvaient recevoir de continuels renforts. Ignorants eux-mêmes, d’ailleurs, ils n’éprouvaient que des convoitises brutales en regardant vers le sud. Par surcroît ils étaient demeurés païens et ce fut là le secret de leur fortune.

Le christianisme introduit de très bonne heure en Gaule y avait fait au cours du iime siècle beaucoup d’adeptes et principalement parmi les petites gens. Rome n’aimait pas les petites gens ni surtout qu’ils s’associassent. Son ploutocratisme s’alarmait de les savoir assemblés. Leurs humbles corporations étaient de sa part l’objet d’une surveillance méfiante et continue. Or c’est naturellement dans ces milieux que la parole du Christ retentit tout d’abord. De là les persécutions. En 171, elles commencèrent à Lyon. L’évêque Irénée ayant été mis à mort avec dix-huit mille adhérents à la foi nouvelle, l’Église lyonnaise y puisa aussitôt la force que donne aux idées le sang injustement répandu à cause d’elles. Les apostolats de Saturnin à Toulouse, de Denis à Paris, de Trophime à Arles, de Martial à Limoges multiplièrent les conversions. Au ivme siècle il y avait en Gaule quatorze circonscriptions métropolitaines divisées en diocèses, chaque diocèse ayant un évêque à sa tête. C’étaient les cadres administratifs romains que l’Église utilisait de la sorte et dans lesquels elle se glissait. On peut avoir une idée de l’intensité de la vie religieuse qui naissait par le nombre des conciles tenus en Gaule : quinze au ivme siècle ; vingt-cinq au vme ; cinquante-quatre au vime Cet avènement d’un pouvoir nouveau coïncidait précisément avec l’effacement et l’impuissance des anciennes autorités municipales.

Nulle part les rouages municipaux romains n’avaient mieux fonctionné qu’en Gaule, avec plus de dignité, de prestige, de régularité et aussi d’indépendance. Mais, comme on le sait, les dirigeants élus de la cité — le duumvir ou maire, l’édile qui veillait à l’entretien des édifices et à la voirie, le curateur à qui incombait la gestion financière, etc… — ne recevaient aucune indemnité. Bien plus, il était d’usage qu’ils reconnussent l’honneur qu’on leur faisait (en les investissant de fonctions auxquelles il ne leur était guère permis de se soustraire) par des largesses de tous genres à l’égard de leurs administrés[2]. Au temps de la grande prospérité, ce système qui laissait à l’État la plus forte part des impôts perçus n’avait pas connu d’entraves. Par la suite, les impôts augmentant tandis que la richesse diminuait, on en aperçut l’injustice et les inconvénients. L’administration entra en décadence. Le fisc se fit tyrannique. La population pressurée se tourna tout naturellement vers celui dont l’autorité toute morale grandissait chaque jour, vers l’évêque. L’évêque devint le « défenseur du peuple » et son intervention se manifesta sous des formes diverses. Plus d’un prélat sut à l’heure du péril imposer aux envahisseurs barbares le respect des personnes et des propriétés. Avec le prestige de la fonction montait la valeur de celui qui était appelé à l’exercer. L’épiscopat commença de se recruter dans l’aristocratie de rang sénatorial et parmi les familles les plus en vue. De la sorte tandis que se consolidaient les trônes des princes wisigoths et burgundes, en face de leur puissance s’affirmait celle du haut clergé. Or Wisigoths et Burgundes, nous l’avons vu, appartenaient à l’église arienne. Aux yeux des évêques de la Gaule, ils étaient hérétiques.

Sur ces entrefaites Clovis paraît. Fils illégitime d’un chef de tribu des Francs-saliens et de la femme d’un chef de Thuringe, il succède en 481 à son père Childéric. Il n’était pas au-dessus des autres chefs de tribus voisines mais le mot latin rex (roi), leur était appliqué à tous dans les actes ecclésiastiques ou autres et il est tout de suite visible que le jeune Clovis a l’ambition de se tailler un véritable royaume et de devenir un véritable roi. Il se prépare donc à attaquer Syagrius simplement parce que les terres où ce dernier commande au nom de l’empereur sont les plus proches des siennes. Il veut s’agrandir, voilà tout ; et naturellement aux dépens du voisin immédiat. En 486 les troupes de Syagrius sont complètement défaites par celles de Clovis. Voici le pouvoir de ce dernier brusquement étendu de la Somme à la Loire. Ce coup de fortune ne pouvait manquer d’éveiller l’attention des évêques. En 493 Clovis épouse la seule princesse catholique[3] de toute la Gaule, la douce et pieuse Clotilde, nièce du roi arien des Burgundes. Est-ce là un hasard ? On ne saurait le penser car, dès alors, les sympathies de l’Église entoureront Clovis d’une sorte de réseau protecteur. En guerre contre les Alamans et sentant à Tolbiac (496) fléchir ses soldats, il propose un marché au Dieu de sa femme Clotilde. Il n’a pas eu à s’en louer car leur premier enfant qu’il a consenti à faire baptiser est mort aussitôt mais il n’a pas confiance non plus dans ses propres dieux ; alors il risque l’aventure. Elle tourne bien. Voici la victoire. Le baptême suit. Il est donné à Reims par l’archevêque Remi. C’est un grand acte, de conséquences immenses. La monarchie des Francs est fondée sous le patronage de l’Église.

Les débuts sont saisissants. Clovis a pris aux Alamans la région de Francfort (Frankfurth, gué des Francs) qui plus tard gardera le nom de Franconie. Aussitôt il se tourne contre les Burgundes. Tous les évêques sont avec lui. Avitus, archevêque de Vienne fait en sa faveur une propagande ardente et s’adresse à lui comme à un nouveau Constantin. Le succès ne tarde pas. Maintenant ce sont les Wisigoths : mêmes appuis, même succès. Clovis entre à Bordeaux, à Toulouse, met la main sur un important butin. Son renom va jusqu’à Byzance. L’empereur Anastase lui octroie les honneurs consulaires. Le reste du règne est peu respectable. Clovis se débarrasse de tous les petits rois francs ; il y en a à Cologne, à Cambrai. Il veut être le seul. L’assassinat est un moyen commode. Et Grégoire de Tours avec une inconscience magnifique exalte ces disparitions successives en ces termes : « Chaque jour Dieu faisait ainsi tomber les ennemis de Clovis sous sa main. » Le roi des Francs n’a plus rien à désirer. Il fixe sa résidence à Paris, y préside un concile et y meurt l’an 511 âgé seulement de quarante-six ans.

Le grand royaume qu’il a eu la chance de constituer en si peu de temps, Clovis, avant de mourir l’a de sa propre main dépecé en quatre morceaux au profit de ses fils. Childebert a la région centrale, Paris, Chartres, Le Mans ; Clotaire, le nord, de l’Oise au Rhin hollandais ; Clodomir, la Touraine, le Poitou, le Bordelais ; Thierry, les pays de l’est jusqu’au Rhin et puis Clermont-Ferrand, Cahors, Rodez, Albi. Il est clair que ni le roi ni ses héritiers n’ont la moindre vision d’une unité gouvernementale quelconque. Le partage est complet. Aucun lien commun ne subsiste. L’indépendance est assurée à chacun dans son lot et si leurs quatre capitales, Reims, Orléans, Paris et Soissons se trouvent relativement rapprochées, c’est pur hasard. Nul profit n’en résulte. Comment l’Église encore si proche de la tradition romaine a-t-elle pu laisser faire ? Faut-il croire qu’ayant élevé cette monarchie barbare, elle redoute soudain de la voir devenir trop puissante ?

Elle ne tardera pas, en tous cas, à devoir rougir de son œuvre. Une période commence qui va être une des plus vilaines de l’histoire, à la fois criminelle et stérile. Guet-apens, trahisons, meurtres… rien d’autre. Les fils de Clovis et leurs successeurs s’égorgent entre eux et ravagent les territoires les uns des autres. Un moment l’unité se trouve refaite par le hasard aidé du crime entre les mains de Clotaire (558). À sa mort le partage reparaît entre ses quatre fils. Comme on ne peut s’entendre au sujet de Paris, la ville est déclarée indivise. Nul n’aura le droit d’y entrer sans la permission des autres. Une débauche effrénée chez les grands, de la misère chez les petits, la guerre civile en permanence, le despotisme, la cruauté, tous les vices, aucun principe de gouvernement, ni impôts, ni armée, ni justice, ni police. Les figures qui pendant quarante ans dominent cette orgie sont celles de deux femmes qu’une jalousie forcenée oppose l’une à l’autre : Brunehaut et Frédégonde, vrais personnages de cinéma ou de roman-feuilleton. Frédégonde est une ancienne esclave tirée du harem de Chilpéric, roi de Soissons et promue au rang de légitime épouse. Brunehaut est la fille du roi des Wisigoths et la femme de Sigebert, roi de Reims. Toutes deux ont des fils pour lesquels leurs ambitions se heurtent. Chez Brunehaut il y a du moins quelque dignité princière et le sentiment de ce que doit être un État. Les autres n’en ont aucune notion. Au milieu de cet affreux désordre certains faits sont pourtant à noter parce qu’ils préparent l’avenir. La monarchie des Burgundes a été abolie mais elle garde une autonomie. Elle a un vice-roi pour en administrer toute la partie centrale qui deviendra — et restera — la Bourgogne. Elle résiste de son mieux à la barbarie franque et sa résistance est dirigée par des celto-romains qui portent des noms latins. Dans toute la région située au sud de la Loire et principalement autour de Bordeaux et de Toulouse, même résistance. Là aussi les celto-romains sont seuls à posséder une instruction dont les Francs n’ont même pas le désir, qui n’en exerce pas moins une séduction et une influence. Ils ont aussi conservé de très grosses fortunes. On le voit par des donations pieuses dont le détail est parvenu jusqu’à nous. L’un lègue cinquante-cinq maisons ; un autre cent quarante fermes ou domaines ruraux. Les testaments se font généralement d’après le droit romain. Du reste le latin se perpétue un peu partout.

La période qui s’étend de la mort de Dagobert à l’élection de Pépin le bref (638-751) n’est intéressante que par l’effrayante décomposition qui s’y révèle et par la leçon qui s’en dégage concernant les « reculs » possibles de l’humanité. Trop de gens raisonnent inconsciemment comme si les progrès acquis n’étaient jamais perdus et devaient finalement se retrouver sous un mode quelconque. L’exemple de l’œuvre de destruction accomplie en Gaule par la barbarie franque prouve qu’une telle loi n’a rien d’absolu. Dagobert dont nous venons de prononcer le nom n’est pas capable d’arrêter la décadence. Il se donne de grands airs. Il correspond avec l’empereur Heraclius. Dans sa villa rustique de Clichy près de Paris, il se fait rendre hommage par le « duc des Bretons » Judicaël. Il aurait des atouts dans son jeu mais pour en profiter, il faudrait une personnalité d’une autre envergure que la sienne ; et tout ce qui restera de lui sera une chanson qui le rend ridicule. Après lui, il n’y a plus que des « rois fainéants » dont l’autorité n’est que nominale. Le pouvoir est exercé par les « maires du palais » sortes de vice-rois. Les deux principaux sont ceux d’Austrasie et de Neustrie. Divisions artificielles qui ne sont pas destinées à durer, l’Austrasie et la Neustrie répondent pourtant à une certaine réalité. L’Austrasie — c’est-à-dire le pays compris entre le Rhin, l’Escaut et la Meuse avec Metz comme centre — c’est la région où les Francs se sentent chez eux, où leur langue domine, qu’ils ont momentanément imbibée de leur esprit et de leurs coutumes. La Neustrie, c’est à l’ouest, la terre qui leur résiste, le vaste quadrilatère comprenant Paris, Rouen, Rennes, Le Mans où ils se sentiront toujours étrangers. Quant au reste de la Gaule, aux vallées du Rhône, de la Loire et de la Garonne, les Francs n’ont pas même réussi à les entamer. Sans doute leur désordre s’est étendu partout mais sous ce désordre, à fleur de sol, les institutions, les instincts, la pensée, les formes même de la civilisation celto-romaine palpitent encore, prêtes à revivre.

Au moment où la faillite mérovingienne s’accentuait entraînant même celle de l’Église de Gaule que la corruption du pouvoir civil avait fini par gagner et qui rivalisait maintenant avec lui d’immoralité et de vénalité, une chance nouvelle s’offrait aux Francs de réparer le mal qu’ils avaient fait et de réédifier la Gaule sur des bases fermes et stables. Au sein d’une famille austrasienne quatre hommes allaient se succéder qui, ceux-là ne seraient pas des fainéants et dont les rudes ambitions ne s’embarrasseraient guère de vains scrupules : Pépin d’Héristal, Charles Martel, Pépin le bref, Charlemagne. Ils remplissent un siècle de l’histoire d’occident (714-814). En 714 Pépin d’Héristal réunit entre ses mains la « mairie du palais » d’Austrasie et celle de Neustrie. À vrai dire il était déjà en Austrasie plus qu’un maire du palais. Il s’était fait « duc des Francs » et tenait d’une main ferme les rênes d’un gouvernement fort embryonnaire mais où régnait quand même un peu d’ordre. Ni lui ni ses descendants pourtant ne devaient se montrer capables de se hausser jusqu’à l’idée de l’unité mais la providence se chargea miraculeusement — un peu aidée peut-être — de simplifier à chaque génération l’héritage. Les fils légitimes de Pépin moururent. Il restait un bâtard Charles surnommé Martel à cause des coups qu’il asséna à ses ennemis. Il en asséna, en effet, copieusement et de tous les côtés. Frisons, Bavarois, Saxons se virent refoulés et leurs pays dévastés. De chaque expédition on rapportait du butin, « des trésors et des femmes ». Charles Martel dotait largement ses compagnons d’armes faisant au besoin main basse à leur profit sur les biens d’Église. Du reste il ne se gênait pas pour déposer des évêques même les plus puissants (celui d’Auxerre avait fini par dominer toute la Bourgogne) et en nommer d’autres qu’il choisissait parfois parmi les laïques. En 720 les Arabes d’Espagne ayant franchi les Pyrénées s’emparèrent de Narbonne puis de Carcassonne. Peu à peu on les vit monter vers le nord comme s’ils voulaient rétablir pour eux-mêmes l’ancien royaume des Wisigoths. La défaite qu’en 732 Charles leur infligea près de Poitiers les en dissuada. Il se trouvait maintenant le maître de presque toute la Gaule. Il aurait pu se proclamer roi sans beaucoup de peine. Mais en 741, près de mourir, il refit entre ses deux fils Carloman et Pépin l’éternel partage. Carloman mourut peu après lui. Pépin qu’on surnommait le bref parce qu’il était de courte taille, resta seul ; et tout aussitôt il jugea que la poire étant mûre, il convenait de la cueillir. Il s’adressa pour cela au pape, nouant avec lui un pacte de défense mutuelle. Fort de l’opinion pontificale que « celui qui exerce les fonctions de roi doit en avoir le titre », il assembla les grands du royaume à Soissons et se fit élire par eux à la place du prince mérovingien qui régnait encore de nom. Après quoi il se fit couronner et sacrer dans la basilique de Saint-Denis par le pape Étienne ii en personne et s’intitula : roi par la grâce de Dieu. C’était là une innovation d’où devait sortir le dogme du « droit divin » dont l’influence fut si considérable par la suite mais dont il est juste de dire que le principe remontait beaucoup plus haut.

Pépin tint à honneur de rendre bienfait pour bienfait. Accouru au secours du Saint-siège que menaçait l’ambition grandissante des princes lombards, il créa le pouvoir temporel des papes ainsi que nous l’avons déjà vu. Il mourut en 768 ayant de son vivant fait couronner ses deux fils dont il avait fixé les parts. Charles aurait l’Austrasie, la Neustrie et une partie de l’Aquitaine ; Carloman, le reste de l’Aquitaine, la Provence, l’Alsace et la Thuringe. Le partage était peut-être le plus insensé qu’on eût encore dessiné. Il ne tenait compte ni des dialectes ni des coutumes ni de la géographie physique elle-même. Fort heureusement Carloman trépassa et on mit ses enfants à l’ombre. Le règne de Charlemagne commençait. Il devait durer quarante-trois ans dont vingt-neuf comme roi des Francs (771-800) et quatorze comme empereur d’Occident (800-814). On avait le temps de faire bien des choses. Charlemagne fit en effet soixante guerres en Espagne, en Italie et en Germanie. Il y eut trois expéditions en Espagne. C’est au retour de la première en 778 que le fameux Roland trouva la mort dans le défilé de Roncevaux. Ces expéditions aboutirent à la création d’une sorte de province franco-espagnole dont Barcelone fut le centre et qui devint plus tard la Catalogne.

En Italie Charlemagne fit la guerre aux Lombards et s’étant emparé de Pavie leur capitale (774), il mit sur sa tête la « couronne de fer »[4] qui servait à l’intronisation de leurs souverains. Roi des Lombards, cela voulait dire : roi d’Italie. C’est ainsi que les imitateurs de Charlemagne devaient l’entendre, Bonaparte compris. L’Italie serait pour chacun d’eux le marchepied de l’empire.

Parmi les scènes historiques qui ont le plus frappé l’imagination des peuples figure celle du jour de Noël de l’an 800 alors que, dans l’ancienne basilique de St-Pierre à Rome, on vit le pape s’approcher à l’improviste de Charlemagne agenouillé et poser sur son front le diadème impérial en saluant en sa personne le successeur des césars. Le geste ne paraît pas s’être accompli selon le vœu de Charlemagne qui, d’après la chronique d’Éginhard, en aurait témoigné quelque humeur. Mais quant à l’événement lui-même, il est hors de doute qu’il avait été décidé l’année précédente lorsque le pape Léon III s’était rendu à Paderborn en Saxe pour y rencontrer le futur empereur. L’ambition de Charlemagne se comprend parfaitement ; elle est très humaine. Le calcul du chef de l’Église ne l’est pas moins. Ils avaient besoin l’un de l’autre et leur entente n’était que le développement normal de celle qui avait existé précédemment entre Pépin le bref et Étienne II. Mais cela n’atténue en rien le caractère déplorable d’un acte dont les conséquences devaient se répercuter à travers onze siècles d’histoire européenne.

L’empire romain, certes, vivait encore dans les imaginations occidentales. Comment les misères, les ruines du présent n’eussent-elles pas contribué à auréoler son souvenir et à faire converger vers son image les regrets et les espérances ? Mais tout esprit un peu cultivé saisissait bien l’impossibilité de le restaurer. Ce n’est pas parce qu’un chef heureux se trouverait parvenir à une renommée passagère et se montrerait même capable d’assembler et de tenir en paix beaucoup de peuples sous son sceptre que « l’état de choses » dont l’empire romain avait été à la fois le symbole et la base pourrait redevenir une réalité. Ce grand moment de l’histoire était à jamais passé. Mais que la foule crut le contraire pouvait devenir un danger et causer plus tard beaucoup de maux. C’est précisément ce qui advint. Au xixme siècle la leçon de choses de l’an 800 n’avait pas encore cessé de porter ses fruits ni le mirage impérialiste de dérouler la série de ses déceptions fatales.

L’emprise de Charlemagne sur son temps ne vint pas seulement de son titre mais d’un attrait personnel qui doubla son pouvoir. Nous le connaissons assez pour ne pas nous en étonner. Bien des traits de son caractère le rendent sympathique et la postérité ne lui a pas tenu rigueur d’avoir pris avec la morale d’étranges libertés. Elle lui reprocherait plus volontiers ses inutiles cruautés à l’égard des ennemis qui ne voulaient pas se convertir à la foi chrétienne. Par contre elle s’est longtemps méprise sur sa valeur intellectuelle. Si l’énergie et la bonne volonté de Charlemagne sont hors de doute, sa compréhension paraît avoir été assez faible. L’on peut s’étonner d’abord que l’héritier d’un trône déjà considérable fut, à ce point dépourvu de culture. Il sut lire très tard, et ne parvint jamais à bien écrire. Chez Théodoric ou chez Charles Martel pareilles insuffisances se comprennent. Ils avaient peu de goût pour apprendre, peu de désir de savoir. Charlemagne au contraire en avait le désir. On le vit bien aux efforts qu’il fit non seulement pour s’entourer de gens cultivés mais pour s’instruire lui-même à leur contact. Éginhard, son enthousiaste panégyriste, est bien obligé d’avouer parfois que « le résultat fut médiocre » et d’autre part il dit que l’« aisance de parole » de l’empereur « confinait presque à la prolixité » ; ce qui chez un souverain chargé de pareilles responsabilités n’est sûrement pas une marque de grande supériorité.

Mais c’est dans les dispositions prises par Charlemagne pour régler l’avenir qu’apparaissent la pauvreté de ses conceptions et son incapacité à s’élever au niveau romain. De son administration et de ses méthodes intérieures de gouvernement, nous ne pouvons pas équitablement juger parce qu’il nous est difficile de réaliser le chaos dont il fallait alors émerger : circonscriptions emmêlées, traditions opposées, intérêts divergents, violences et perfidies sans cesse en jeu les unes contre les autres. Pour le même motif on ne doit pas sous-estimer les fondations d’écoles et ce qui s’y enseignait, encore qu’à travers les dithyrambiques éloges formulés par l’Église apparaisse aisément la médiocrité foncière de cet enseignement en si douloureux contraste avec l’éclat de la pensée contemporaine à Byzance, à Bagdad ou à Cordoue sans parler de Singanfu. Où la sévérité est permise, c’est lorsqu’on voit Charlemagne, après avoir dès 780 fait couronner ses fils l’un roi des Aquitains et l’autre roi des Lombards, arrêter vingt-six ans plus tard (806) les grandes lignes du partage qui devait intervenir à sa mort. Dans l’intervalle il était devenu empereur d’Occident sans qu’évidemment sa mentalité franque en eût été modifiée.

Ces décisions de 806 furent communiquées aux seigneurs laïques et ecclésiastiques lors d’une assemblée tenue à Thionville et il ne semble pas qu’aucune objection se soit élevée — pas plus du reste qu’on n’aperçoit chez Charlemagne trace d’une hésitation à dépecer son empire. Trois parts étaient faites ; dans l’une entraient la Neustrie, l’Austrasie, le nord de la Bourgogne, la Frise, la Saxe[5] et une partie de la Bavière ; dans l’autre, l’Italie, l’Istrie et le reste de la Bavière ; dans la troisième, l’Aquitaine, la Catalogne, le sud de la Bourgogne et de la Provence. C’était, si l’on peut dire, un partage transversal. Les suivants seraient verticaux. Trois ans après la mort de Charlemagne, en 817, à Worms, Louis dit le débonnaire, seul héritier par la disparition de ses frères, partageait à son tour entre ses trois fils, Lothaire, Louis et Charles. Mais, en face de leur père — vrai fantôme d’empereur — ·les princes qui ne s’entendaient pas se battirent. Louis dont on avait fixé le destin en terres germaniques et Charles à qui la Gaule occidentale avait été attribuée avaient entre eux Lothaire, l’aîné, héritier du titre impérial et qui se plaignait à juste titre du bizarre royaume qu’on lui avait taillé ; à peu près la Hollande et le nord de l’Italie reliées par la vallée du Rhône, l’Alsace et les terres qui devaient devenir la Lorraine (Lotharingie, domaine de Lothaire). Charles et Louis s’unirent contre leur frère pour le forcer à se contenter de ce patrimoine difficile à gouverner et impossible à défendre. Vainqueurs à Fontanet près d’Auxerre en 841, ils se prêtèrent à Strasbourg un serment célèbre que suivit le traité de Verdun (843). Lothaire cédait à la volonté de ses frères. Mais bientôt, devenu empereur à la mort de Louis le débonnaire (849), il prépara aussi la division de ses États entre ses fils, assurant à l’un l’Italie avec la possession d’un titre impérial désormais dépourvu de toute signification, à l’autre la Lorraine, à un troisième Lyon et la Provence. Aucun n’était satisfait ; ils se rencontrèrent à Orbe au pied du Jura et faillirent s’écharper.

Que restait-il dès lors de l’œuvre de Charlemagne ? Elle s’était écroulée plus vite encore que celle de Clovis. En fait il avait été à la fois roi de Gaule, de Germanie et d’Italie. Son conseiller Alcuin lui attribue cette triple qualité dans un de ses écrits. Mais Charlemagne n’en avait jamais eu conscience. Il était demeuré roi des Francs et cela seulement. Il avait laissé la Germanie inorganisée et l’Italie désorientée. Quant à la Gaule, il n’avait rien su faire pour la tirer du chaos où l’avait jetée la poussée franque. Elle devait en sortir pourtant, grâce aux rois Capétiens, grâce surtout à la survie de la civilisation celto-romaine ancrée au sol.

  1. Lyon avait été incendiée et pillée en 197 lors d’une grande bataille livrée par Septime Sévère à un concurrent qui lui disputait l’empire : événement isolé mais qui coûta à la ville sa suprématie de capitale des Gaules.
  2. On cite un citoyen d’Ostie qui, non content d’avoir bâti des temples, un marché, un tribunal et percé une rue à ses frais, invita à deux reprises tous ses concitoyens à dîner en les répartissant dans 217 salles à manger tant les convives se trouvaient nombreux. En Gaule aussi, bien des monuments — tel l’admirable aqueduc dit « pont du Gard » qui existe encore — avaient été construits par la munificence privée.
  3. Le mot catholique est ici opposé à arien mais ce terme n’est devenu d’usage courant que bien plus tard par opposition aux termes de réformé ou de protestant.
  4. Ainsi nommée à cause d’un cercle de fer qui s’y trouvait encastré et dont le métal était réputé provenir d’un clou de la croix du Christ. La couronne avait été faite vers 591 sur l’ordre de la veuve d’un roi des Lombards.
  5. La Saxe dont il s’agit — il ne faut pas l’oublier — n’avait aucun rapport avec la Saxe moderne. Elle était en bordure de la mer du Nord entre la Frise et l’Elbe.