Histoire universelle/Tome III/II

Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 16-26).

LE PRÉCEPTORAT ROMAIN

Ce fut Marseille qui provoqua sa venue — et sans aucune intuition des conséquences qu’aurait son geste. Déjà en l’an 181 puis en l’an 154, elle avait fait intervenir Rome dans des querelles entre elle et des peuplades ligures, ses voisines. Trente ans plus tard (125 av. J.-C.) nouvel appel. La guerre cette fois s’alluma entre les Romains et deux des plus puissants parmi les peuples celtes, les Allobroges (vallée du Rhône) et les Arvernes (Auvergne). Ceux-ci étaient en rivalité avec les Éduens (Autun) lesquels comptaient parmi les « amis » du peuple romain. Car dès alors, les Celtes regardaient du côté de Rome, les uns avec une hostilité méfiante, les autres avec une sympathie admirative. Les Arvernes et les Allobroges vaincus, les légions ne se retirèrent pas. Une nouvelle « province » fut créée, à peu près le triangle Toulouse-Nice-Genève. Narbonne en fut la capitale. Marseille enclavée, conservait son territoire et ses privilèges. La première voie romaine, la via Domitia ainsi nommée du consul qui l’établit, pénétra sur le sol celte, unissant les Alpes aux Pyrénées.

Tout aussitôt — fut-ce coïncidence ou résultat de l’ébranlement produit par répercussion à travers toute la Gaule[1] — la première grande invasion germanique se produisit. Elle venait du nord. À sa tête marchaient les Cimbres bientôt suivis par les Teutons : noms nouveaux sous lesquels comme le dit A. Grenier, il faut voir « des bandes mixtes, d’origine diverse, en quête de terres et d’une nationalité ». Les Cimbres avaient commencé par attaquer les Celtes de Bavière et de Bohème et menacer l’Illyrie. Une armée romaine envoyée à leur rencontre avait été détruite mais renonçant on ne sait pourquoi à profiter de leur victoire, les Cimbres remontèrent vers le Rhin, le passèrent (109 av. J.-C.) et repoussés par les Belges, trouvant une complicité naïve chez les Helvètes, ils commencèrent de piller et de dévaster la vallée du Rhône et les régions environnantes. De 109 à 105, les légions romaines intervinrent à quatre reprises et sans succès contre ces barbares. Jamais l’opinion n’a prêté une attention suffisante à ces années périlleuses pendant lesquelles les destins de l’occident européen furent en jeu ni rendu un hommage approprié à l’énergie romaine qui apporta le salut. Marius, à Aix, l’an 102, anéantit les envahisseurs teutons et, l’année suivante, ce fut à Verceil dans la haute Italie le tour des Cimbres. D’une si terrible épreuve la Gaule sortait à demi ruinée ainsi qu’en témoignent les tombes de cette époque ; leur pauvreté contraste avec la richesse de celles de l’époque précédente. Les ressources de leur sol pouvaient promettre aux Celtes une réfection rapide mais il eût fallu pour cela ou que la menace germanique disparut ou que l’aide romaine s’affirmât. Rome entrait alors dans la formidable crise de corruption, de guerres civiles, de révoltes dont la république devait périr. De tous côtés et dans son sein même se dressaient des alternatives alarmantes. D’autre part le monde germanique encore informe se découvrait à la fois un but et des chefs. Le but : détruire le celtisme. Une véritable haine, née d’une sorte d’antinomie mentale plus encore que de jalousies matérielles, s’esquissait notamment chez les Suèves et chez les Daces. Ces peuplades avaient marché à la rencontre l’une de l’autre ; s’étant jointes elles firent alliance. Burbista, chef des Daces, avait à la fois des allures de roi et de prophète et insufflait à son peuple son ardeur mystique. Arioviste, chef des Suèves, était une manière de brigand capable des pires colères et des pires flatteries, cruel autant que fourbe mais intelligent et avisé.

À la faveur d’une querelle de voisinage entre populations celtes, Arioviste pénétra en Gaule et s’installa dans le sud de l’Alsace. D’autres Germains vinrent le rejoindre. Leur nombre grossissait sans cesse ainsi que leur arrogance. Arioviste parlait déjà en maître de la Gaule qu’il contemplait, de la trouée de Belfort, comme une proie certaine. Pendant ce temps, de l’autre côté du Jura, les Helvètes préparaient une émigration gigantesque. Un chef ambitieux, Orgetorix, leur avait persuadé — en vue peut-être de les décider à l’accepter pour roi — de se transporter sur les rives de la Garonne. Il est à croire que les récentes aventures par lesquelles ils avaient passé et la perpétuelle insécurité de leurs frontières les incitaient à aller vivre sous des cieux plus tranquilles. L’an 58, sur le site où s’éleva depuis la ville de Genève plus de deux cent cinquante mille émigrants volontaires se trouvaient donc assemblés bien en ordre avec chariots et subsistances, attendant la permission de traverser le nord du territoire romain pour gagner la patrie de leur choix.

En travers de tout ce désordre surgit Jules César. Il se trouvait investi pour cinq ans du proconsulat d’Illyrie et de Gaule. Rome à cette heure ne s’intéressait à ces régions que dans la mesure où sa sécurité immédiate l’exigeait. Dans la province dont Narbonne était la capitale, elle avait été précédemment représentée par des fonctionnaires sans foi ni loi comme elle en avait tant. Ils s’étaient conduits en exploiteurs cyniques. Poursuivis par leurs victimes, il avait fallu toute l’éloquence de Cicéron pour les faire acquitter (69 et 67 av. J.-C.). Les ennemis de César pensaient que son seul souci allait être de s’enrichir par des moyens analogues afin de payer les dettes dont ils le savaient obéré. Ils le connaissaient mal. Le grand homme avait de plus hautes ambitions.

César accouru sur les bords du lac Léman (58) commença par refuser aux Helvètes le droit de passage. Ceux-ci tenaient apparemment à leur projet. Ils essayèrent de le réaliser en traversant le Jura. Attaqués sur la Saône, ils se virent contraints de regagner leur pays et les foyers qu’ils avaient eux-mêmes incendiés en partant. César se tourna alors vers Arioviste. À Besançon ce dernier toujours hautain mais déjà un peu inquiet, consentit, après avoir d’abord refusé l’entrevue, à rencontrer le proconsul. César voulait probablement jauger son adversaire qu’il savait en relations avec plusieurs de ses ennemis à Rome. Arioviste aurait été disposé à partager la Gaule mais il n’intimida pas César que de pareils marchés ne pouvaient séduire. Il est probable que dès alors la résolution de César était prise de soumettre la Gaule entière mais, comme nous l’avons déjà fait remarquer, il n’est pas possible de déterminer à quel moment le proconsul conçut le dessein de faire de l’attachement celte la base du régime qu’il voulait instaurer dans sa patrie.

Les pourparlers rompus, on en vint aux mains. Arioviste fut battu et rejeté au delà du Rhin. César rentra aussitôt en Italie afin d’y lever les légions nécessaires. Lorsqu’il eût autour de lui cinquante mille hommes bien préparés, il retourna chez les Éduens où il s’était fait rapidement des amis et prenant pour base d’opérations leur territoire, il marcha sur Reims. La soumission des Rèmes fut complète et immédiate. Mais près de trois cent mille Belges s’armèrent et firent tête contre les Romains. César les défit au passage de l’Aisne, s’empara de Soissons et de Beauvais puis atteignit la Somme. De là tandis qu’une légion se dirigeait vers l’Armorique, César longeant la Sambre rejoignit la Meuse et pacifia la région. À l’automne de 57 les Celtes semblaient prêts à accepter un protectorat romain qui eût assuré leur sécurité en leur laissant la plupart de leurs institutions. César eut eu avantage à s’en contenter. Son intérêt personnel l’y engageait. Mais tandis qu’à Rome on ne saisissait pas encore la question celte, lui l’envisageait principalement dans ses rapports avec la Rome future qu’il voulait édifier. Il paraît avoir surtout cherché à encercler la Gaule, à la couper de tout contact périlleux et à établir solidement son autorité sur les frontières du nord et de l’est puis partant de là, à la pousser peu à peu par persuasion vers l’hégémonie romaine de façon à éviter d’avoir à conduire contre les Celtes cette guerre générale que précisément Vercingétorix allait lui imposer. C’est pour cela que César dirigea outre Rhin en 55 une expédition de menace destinée à effrayer les Germains et en 54 eut l’audace d’aller débarquer en Grande Bretagne sur une flotte construite par ses soins après qu’il eût détruit celle des Armoricains[2] qui eût pu lui couper la retraite. Entre temps il lui fallait s’occuper de l’Illyrie comprise également dans sa circonscription proconsulaire et de Rome où la situation continuait d’être fort troublée.

À son retour de Bretagne, César trouva la Gaule centrale en proie à une effervescence dangereuse. Le pays des Carnutes (Chartres) en était l’un des foyers et sans doute les Druides qui y avaient leur principal établissement en étaient-ils les agents les plus actifs. Dans l’état de choses qui se dessinait, la politique intérieure jouait un grand rôle. Chez la plupart des peuples celtes, un parti romain s’était créé en opposition avec un autre parti anti-romain. Le premier groupait généralement les aristocrates et le second, les démocrates. Vercingétorix que sa situation rangeait parmi les partisans de Rome fit au contraire appel aux forces populaires. Il avait vécu six années avec les troupes de César et, distingué par le chef, en avait reçu des marques d’amitié. Mais une conception très noble de la grandeur celte, de l’unité de la race et des destinées nationales l’inspirait. Avec un zèle, un dévouement, une énergie, une éloquence incomparables, il prépara et dirigea la rébellion (52 av. J.-C.). La tâche n’était pas aisée pour le jeune arverne qu’entouraient chez ses propres concitoyens des méfiances et des embûches continuelles. Son succès surprit César et laissa au cœur de celui-ci une rancune sans pardon car c’était tout le vaste plan du proconsul, tout l’avenir de son œuvre gigantesque qui risquaient de sombrer dans cette aventure. Par une manœuvre admirable de coup d’œil et de célérité, César revenu de Rome en toute hâte marcha sur l’Auvergne obligeant Vercingétorix qui avait établi son armée entre la Loire et la Saône à la déplacer. Aussitôt les légions, apportant dans leur mouvement cette souplesse qui les rendait si redoutables, regagnèrent la vallée du Rhône et la remontant à marches forcées, rejoignirent à Sens les troupes que César y avait laissées quand il était l’année précédente parti pour Rome. Dès lors l’avantage initial que s’était assuré Vercingétorix se trouvait annihilé. Malgré l’ardeur, le sang-froid, l’habileté de leur chef et la quasi-unanimité un moment réalisée par les Celtes dans la coalition contre Rome, César l’emporta. La guerre se termina par le siège d’Alésia (aujourd’hui Alise-Sainte Reine, en Bourgogne : on y voit encore les lignes d’investissement tracées par les Romains). Le vainqueur se montra impitoyable envers celui qu’il rendait responsable de cette longue résistance. Sa cruauté à l’égard de Vercingétorix n’a fait sans doute qu’accroître les sympathies de l’histoire pour le champion malheureux du patriotisme celte. Mais sa vengeance exercée, César mit à panser les blessures de la Gaule la promptitude et l’énergie avec lesquelles il savait agir. Du régime qu’il établit, Fustel de Coulanges a pu dire qu’assurément « il y eût plus d’hommes qui se crurent affranchis qu’il n’y en eût qui se crurent subjugués ». C’est un bel éloge. César vécut dès lors environné de Celtes. La « légion de l’alouette »[3] composée de leurs meilleurs guerriers ne le quitta plus. On s’en indigna à Rome. « Il a déchaîné la fureur celtique, disait-on. Cette race, c’est lui qui l’a soulevée et qui la conduit… à force de vivre au milieu d’eux, il est devenu gaulois lui-même ».

Lorsque, peu d’années plus tard, César périt sous le fer des assassins, le pli était pris ; la tradition vivait. Désormais l’union celto-romaine était accomplie et nul, à Rome — même parmi ceux qui ne professaient aucune sympathie pour elle — ne marchanderait plus à la Gaule l’appui du pouvoir central en attendant que ce pouvoir à son tour en vint à s’appuyer sur elle comme ce devait être le cas à plusieurs reprises pendant les siècles suivants.

Dans les premiers temps de l’empire, Drusus puis son fils Germanicus vécurent en amis parmi les Celtes comme représentants d’Auguste et de Tibère. Ils s’en firent aimer comme plus tard Julien, dont on connaît l’affection pour ses fidèles Parisiens. Entre temps beaucoup d’empereurs séjournèrent en Gaule. Auguste y était venu cinq fois et y avait résidé de l’an 16 à l’an 13. Claude né à Lyon et qui régna de 41 à 54 ap. J.-C. marqua pour son pays natal une préférence infatigable. On a retrouvé gravé sur des plaques de bronze le texte d’un discours prononcé par lui au sénat romain et dans lequel il s’expliquait sur les privilèges déjà accordés aux Celtes et sur les faveurs nouvelles que méritait leur fidélité. Un autre texte non moins suggestif a été conservé. En 69-70 pendant la période d’anarchie qui suivit à Rome la mort de Néron, une insurrection éclata dans l’est fomentée par les Germains. Spontanément des députés de toutes les cités celtes s’assemblèrent à Reims pour examiner la situation créée par la proposition de proclamer l’indépendance de la Gaule. À la presque unanimité l’assemblée qui délibérait en pleine liberté se prononça pour la fidélité à l’empire. Les révoltés furent invités à déposer les armes. C’est alors qu’un général romain, Cérialis, s’adressant à eux, insista sur la permanence de la menace germanique ainsi que sur les bienfaits du régime romain. « Les mêmes motifs de passer en Gaule subsistent toujours pour les Germains. On les verra toujours quittant leurs solitudes et leurs marécages, se jeter sur ces Gaules si fertiles pour asservir vos champs et vos personnes ». Et Cérialis ajoutait : « Nous ne vous avons imposé que les charges nécessaires au maintien de la paix. Sans armée en effet, pas de repos pour les nations ; sans solde, pas d’armée ; sans impôts pas de solde. C’est vous qui souvent commandez nos légions ; c’est vous qui gouvernez ces provinces ou les autres. Je dis plus : la vertu des bons princes vous profite comme à nous, tout éloignés que vous êtes ; les bras des mauvais ne frappent qu’autour d’eux ». Commentant ce discours fameux, C. Jullian observe qu’en effet sous des empereurs cruels ou déséquilibrés, un Caligula, un Néron, un Domitien, la Gaule continua de vivre prospère et heureuse autant que sous les règnes des meilleurs.

Après cette brève secousse, elle retrouva pour un long siècle (70-180) toute sa sérénité. Adrien et son fils adoptif Antonin dont la famille était originaire de Nîmes la visitèrent et l’embellirent. Lorsqu’après la mort de Marc Aurèle, la quiétude générale de l’empire commença d’être sérieusement troublée, les Celtes furent à plusieurs reprises livrés à leurs seules ressources. Un moment ils se trouvèrent presque séparés de Rome et ils élirent des empereurs de leur choix (258-273). Il est remarquable que ces souverains n’aient pas un instant été tentés de réaliser ou de préparer l’indépendance du pays. On a pu dire d’eux qu’ils furent « les vrais défenseurs du nom romain ». À Aurélien et à Probus qui rétablirent l’unité impériale aucune résistance ne fut opposée. Malgré la terrible épreuve des années 275 et 276 où les Germains parvinrent à pénétrer en Gaule et y saccagèrent plus de soixante villes, la fidélité ne fut pas ébranlée. Le ivme siècle apporta un répit. L’horizon demeurait sombre mais le calme régnait. Dans l’empire ébranlé et dont les institutions se désagrégeaient, la Gaule seule restait ferme, compacte et convaincue. Or il y avait plus de quatre cents ans que César l’avait conquise. Une semblable permanence dans les faits et les sentiments ne pouvait provenir ni du raisonnement ni de l’accoutumance mais bien d’une double homogénéité de la race et de la culture et d’une complète harmonie entre elles.

La Gaule celtique avant l’arrivée des Romains devait compter près de vingt millions d’habitants. La Gaule celto-romaine en compta probablement plus de trente. Aucune nation occidentale ne semble avoir été aussi pure de race et l’être restée. Le celtisme antique possédait une grande force d’assimilation et de résistance. Les États celtes, mobiles et querelleurs, tenaient beaucoup à leur autonomie mais au-dessus de cette autonomie politique ou géographique une unité de langage, de pensée et de penchants, une commune conception de la vie établissaient des liens très solides. À cet état de choses, ce qu’on appelle « la conquête romaine » n’apporta pas de modifications. Le terme de conquête doit être pris du reste dans le sens de simple soumission. Les « colonies » romaines établies par les premiers empereurs dans les vallées de l’Aude, du Rhône et de la Moselle ne comprenaient que de minimes contingents. C’est à trente mille au plus que C. Jullian a évalué le nombre de ces colons. « Qu’on double et qu’on triple ce chiffre, a-t-il écrit ; qu’on y ajoute les négociants, les industriels, les fonctionnaires, les esclaves ; cela ne fera jamais une immigration notable, comparable à celle que les Amériques reçoivent de nos jours et qui ait pu modifier le sang et le caractère d’une nation. » Il est certain que les émigrants italiens se dirigeaient plus volontiers vers le Danube ou l’Afrique du nord. Beaucoup de trafiquants étrangers circulaient en Gaule annuellement qui ne songeaient aucunement à s’y établir. Les Celtes étaient bien chez eux ; ils se gouvernaient eux-mêmes et se trouvaient défendus par leurs propres soldats.

L’armée devait se monter à quelques cent mille hommes, en grande majorité celtes, échelonnés depuis Leyde en Hollande jusque vers l’Aar en Suisse. Toutes les vingt lieues à peu près se trouvait une place forte : Nimègue, Cologne, Bonn, Coblentz, Mayence, Worms, Spire, Strasbourg, Augst près Bâle étaient les principales. Trèves formait le centre de l’approvisionnement et du commandement. En outre, au delà du Rhin, une ligne d’avant-postes s’étendait de Coblentz à Ratisbonne. Telle était cette frontière formidable qui, durant trois siècles, contint les barbares et derrière laquelle la Gaule travailla dans une sécurité complète à tous les arts de la paix.

Divisée avant César en peuplades distinctes au nombre d’environ quatre-vingts, la Gaule conserva en somme sa physionomie première sous la division nouvelle que Rome superposa à l’ancienne sans la détruire. Cette dernière n’a point survécu pas plus que celle que plus tard les Francs instaurèrent à leur tour. Les « Narbonnaise » et les « Lyonnaise » se sont dissipées comme l’Austrasie et la Neustrie. Presque partout les anciennes dénominations ont prévalu. Les Bituriges, les Arvernes, les Pictons, les Venètes, les Carnutes, les Rêmes, les Turons, les Lingons, les Tricasses, les Bellovaks, les Ambiani ont donné leur nom au Berri, à l’Auvergne, au Poitou, aux pays de Vannes, de Chartres, de Reims, de Tours, de Langres, de Troyes, de Beauvais, d’Amiens ; et les « Augusta » des Ausks, des Suessiones et des Lemoviks sont redevenues Auch, Soissons, Limoges. Tout cela est de capitale importance. Rien ne montre mieux la survivance celte dans le sol de la Gaule et ne fait mieux comprendre comment les portraits que les auteurs anciens nous ont laissés des Celtes ressemblent si fort au français d’aujourd’hui. Mais rien en même temps n’explique mieux à quel point l’adhésion de ces hommes à la civilisation romaine fut spontanée, enthousiaste et totale.

C’est que cette civilisation leur apportait non pas seulement ce qui leur manquait mais ce dont ils avaient l’instinct et le désir : la beauté ordonnée des édifices et du discours, la logique et le calme d’institutions sûres d’elles-mêmes, la coexistence d’un régionalisme puissant et d’une unité supérieure. Leurs pauvres cités, combien ils les avaient aimées et s’en étaient sentis fiers. Que fut-ce lorsqu’ils les virent se revêtir de marbre et d’or, se peupler de statues, s’embellir de ces portiques et de ces colonnades qui symbolisaient alors, d’un bout à l’autre du monde antique la victoire de l’esprit sur la matière. Leurs paroles, avec quelle application ils s’étaient toujours ingéniés à les bien choisir, à s’en servir pour produire la conviction ou l’émoi, pour entraîner ou subjuguer l’auditoire. Et voilà que leur était offerte, avec l’usage d’une langue incomparable, la connaissance de la rhétorique, c’est-à-dire de la culture la plus délicate dont l’art du langage put alors être l’objet. Ils n’étaient pas moins préparés à apprécier l’organisation municipale romaine ou celle de l’État. La première devait leur apparaître comme le développement logique et perfectionné des rouages dont l’embryon existait dans leurs propres groupements — et la seconde comme la consolidation définitive des liens fédéraux que, depuis plusieurs siècles, ils s’efforçaient de maintenir entre ces groupements. Au début il y eut des différences de traitement et comme une gradation dans les droits accordés à chaque cité mais bien vite l’unification commença de s’opérer en même temps que le nombre augmentait des individus admis au rang partout envié de « citoyen romain ». Lorsque, d’autre part, à Lyon devenue une magnifique capitale, le conseil des Gaules s’assemblait au mois d’août de chaque année dans le site auguste que décoraient entr’autres les statues des soixante cités celtes, les délégués qui composaient ce conseil et qu’avaient désignés les sénats de chacune des cités ne pouvaient éprouver qu’un légitime orgueil pour la situation prestigieuse dont, après tant de tribulations, leurs petites patries jouissaient désormais — et une juste reconnaissance pour la souveraineté qui la leur procurait.

Ces institutions romaines fonctionnèrent en Gaule avec une perfection harmonieuse qui paraît n’avoir été atteinte en aucune autre partie de l’empire, ni en Italie trop proche de Rome et trop exposée aux contre-coups de ses perpétuelles agitations, ni dans les provinces du sud ou de l’est où n’existait aucune homogénéité géographique ou ethnique comparable à celle qui distinguait le pays celte. Ainsi la Gaule fut-elle vraiment la province-modèle et c’est en cette qualité qu’elle servit longtemps de pierre angulaire à tout l’empire.

Il faut ajouter à tant d’avantages que possédaient les Celtes une prospérité matérielle sans pareille. Strabon témoin de la métamorphose s’étonnait de l’ardeur au travail qui avait si vite pris chez eux la place de l’ardeur belliqueuse. Non seulement l’agriculture mais toutes les formes d’activité commerciale et industrielle se développèrent d’une extrémité à l’autre du territoire. Aussi dès le premier siècle de l’ère chrétienne, un historien oriental visitant la Gaule s’émerveillait et notait que « les sources de la richesse semblent y sourdre des profondeurs mêmes du sol. » Et bien plus tard, Ammien Marcellin assurait, parlant de la région de Bordeaux, qu’il serait difficile d’y trouver un seul pauvre. Faisons la part de l’exagération. De telles remarques n’en sont pas moins suggestives.

Comment s’étonner dès lors de l’élan avec lequel le celtisme épousa les idées et les habitudes romaines ou de l’absence d’originalité créatrice qu’entraîna pour lui la persistance de cet élan. Une activité intense dans les écoles et dans les centres intellectuels tels qu’Autun, Poitiers, Toulouse, Bordeaux, Arles… une production incessante des chantiers où des ateliers d’art n’aboutirent à aucune expression nouvelle dans le domaine de la pensée ou dans celui de la beauté. Des rhéteurs et des écrivains de Gaule purent atteindre une renommée mondiale, des édifices nombreux s’élever de toutes parts, la verrerie, l’orfèvrerie ou les objets plaqués parvenir à une perfection que Pline proclamait avec admiration il n’en résulta ni formes littéraires, ni aspects architecturaux, ni motifs décoratifs différents de ce qu’avait inspiré ailleurs le génie romain.

L’âme celte n’en était pas moins vivante. Attendant au fond d’elle-même le jour où elle concevrait la cathédrale gothique et la chanson de geste, elle prenait en silence des leçons d’ordre, de mesure et de maîtrise de soi.

  1. Nous emploierons désormais ce nom puisque c’est le moment où Rome commence à en faire usage pour désigner le sol de la France.
  2. Rappelons que l’Armorique était la Bretagne actuelle tandis que le nom de Bretagne était alors donné à l’Angleterre.
  3. L’alouette était une sorte d’oiseau national gaulois, « emblème de la vigilance et de la vive gaîté » a dit Montesquieu.