Histoire universelle/Tome I/I/IV

Société de l’Histoire universelle (Tome Ip. 26-35).
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Japon

De la Chine au Japon, tout diffère. Peuple nerveux dont les origines ethniques sont incertaines et complexes, resserré sur un sol insulaire et volcanique, les Japonais ont développé une civilisation tardive, faite d’emprunts et pourtant originale, pleine de sursauts et cependant continue, apte à des transformations promptes et passionnées sous un masque d’immobile quiétude.

Le premier prince dont nous ayons connaissance régna vers l’an 600 av. J.-C. sur la partie centrale du pays, celle qui correspond aux régions de Kioto et d’Osaka. Il se nommait Djenwo ; c’était peut-être un chef mongol venu par la Corée. En ce temps là, la partie méridionale du Japon était occupée par les Malais. Ne faut-il pas chercher dans le croisement de ces deux races les caractéristiques du tempérament japonais ? Une précédente race existait dans le pays, les Aïnos que Djenwo repoussa vers le nord Sur quoi, ce prologue joué, le rideau retomba pour cinq siècles. À en croire le proverbe, les Japonais furent alors très heureux puisqu’ils n’eurent pas d’histoire, du moins pas d’histoire assez accidentée pour se graver dans la mémoire des hommes. Ils vécurent, semble-t-il, en extase devant les ravissants paysages que leurs yeux contemplaient. Ce sont ces paysages qui, divinisés, formèrent le fond de la religion nationale, le shintoïsme, lequel n’est en réalité que le culte de la terre natale : « La terre est la mère dont toutes les créatures ont reçu l’être et la vie, dit un des chants liturgiques shintoïstes. Toutes mêlent leurs voix à l’hymne universel. Grands arbres et petites herbes, pierres, sable, le sol que nous foulons, les vents, les flots ont une âme divine. Le murmure des brises dans les bois au printemps, le bourdonnement de l’insecte dans les herbes humides de l’automne, autant de strophes du chant de la terre. Soupirs de la brise, fracas du torrent, autant d’hymnes de vie dont tous doivent se réjouir. »

Keiko qui régna de 71 à 130 ap. J.-C. doubla l’étendue du domaine ancestral en l’agrandissant vers le sud et vers le nord. Les Aïnos sans cesse refoulés dans cette dernière direction finirent par se trouver cantonnés dans l’île de Yeso ; elle n’a rien de commun avec les aspects et le climat du Japon et forme une région à part. Au sud, les Malais maintenaient leur indépendance. Au début du iiie siècle, des princes malais régnèrent sur le Japon et c’est à leur dynastie qu’appartint Zingo (201-269) la première de ces impératrices entreprenantes dont l’originalité émaille les annales asiatiques. Zingo voulut tenter la conquête de la Corée avec laquelle des relations commerciales s’étaient nouées vers l’an 116 av. J.-C. seulement. La souveraine avait près d’elle comme conseiller et premier ministre, le fondateur de la puissante famille des Soga qui allait dès lors tenir dans l’État un rang prépondérant. Ainsi se trouvaient déjà posées les bases caractéristiques de ce qui serait durant des siècles la politique japonaise : d’une part, les prétentions sur la Corée et, de l’autre, le gouvernement national confié à des familles privilégiées pourvues de charges héréditaires. Entre ces familles des rivalités violentes allaient se produire. Les Soga investis des relations extérieures avaient pour eux les Otomo, amiraux héréditaires et, contre eux, les Mononobe, commandants militaires et les Nakotomi « gardiens des rites ancestraux ». On était déjà en route vers le shogunat.

Cependant un fait capital se produisit. Au moment où l’empereur Keïtaï achevait d’unifier le pays (520), le bouddhisme s’y introduisit. Or le boudhisme, c’étaient l’influence et la civilisation chinoises. Un chinois du sud, bouddhiste dévôt, s’installa au Japon où sa fille allait être la première religieuse de ce culte. De leur côté les rois de Corée qui semblent avoir été de persévérants prosélytes s’employaient à convertir leurs voisins. L’un d’eux envoya en 552 à l’empereur Kimmei une ambassade chargée de lui offrir une statue de Bouddha. Ce présent fut reçu avec faveur. Les Soga se montraient favorables à la religion nouvelle et l’encourageaient ce dont, bien entendu, leurs adversaires se firent une arme contre eux. Une épidémie et une famine étant survenues, le peuple fut aisé à persuader qu’il en fallait rendre responsables les dieux étrangers. La guerre civile éclata ; elle se termina à l’avantage du premier ministre dont la mère était l’impératrice Suiko. L’empereur ayant été assassiné, Suiko continua de régner avec les conseils du sage prince Wumayado auteur d’une sorte de constitution dont les dix sept articles à en croire un écrivain japonais, « émerveillèrent Chinois et Coréens ». Cette constitution en tous cas visait à créer un empire administrativement centralisé à la chinoise ; il semble que lorsque, par un coup de force, l’empereur Tenji eût en 645 mis fin à la domination des Soga, ni lui ni son frère et successeur Temmu (673-686) n’aient eu la moindre velléité d’en prendre occasion pour déterminer une réaction nationaliste. Bientôt d’ailleurs une autre famille princière eût installé son despotisme à l’ombre du trône. C’étaient les Fujiwara. Ceux-là devaient tenir longtemps. La tentative de l’empereur Shomu (724-748) pour restaurer l’indépendance du souverain échoua ; il dut abdiquer. Sa femme, sa fille qui lui succéda avaient beau, dit la chronique « être douées d’un courage viril », elles ne purent résister. C’étaient d’ailleurs des bouddhistes passionnées. Sans doute eut-il fallu pour aboutir unir les deux batailles et grouper tous les mécontents sous un même drapeau à la fois anti-chinois et anti-shogunal (car le shogunat ne s’appelait point encore ainsi mais par le caractère de la fonction et les privilèges qui y étaient attachés, il existait déjà). Dans le peuple régnait certainement une réelle méfiance à l’égard du « continentalisme » chinois et, comme à différentes reprises les communications se trouvèrent coupées avec la Chine par suite des troubles sévissant dans ce pays, on aurait pu en profiter. Du moins cela se serait pu si les classes supérieures n’avaient point été aussi profondément pénétrés par le bouddhisme ce qui les rendait trop accessibles aux influences chinoises. Maintenant on risquait qu’elles ne se pliassent pas facilement à un retour au simple et pur shintoïsme du début. Était-ce un bien ? était-ce un mal ? On n’aura jamais fini d’en disputer tant le pour et le contre s’opposent. Que, dans le domaine de l’art et des lettres, il soit résulté de grands progrès de l’engouement pour la Chine, nul ne saurait le nier. Mais, d’autre part, le « mélancolisme » bouddhique convenait-il à l’âme japonaise ? C’est très douteux. « Connaître la tristesse des choses » n’était pas pour elle un idéal fécond et les sectes qui répandirent la théorie de la grâce et professèrent que l’homme est trop faible pour rien accomplir de bon à lui seul n’apportèrent peut-être pas à la nation le genre de force morale qu’il eut fallu. Du mysticisme, du décadentisme en résultèrent. Des guerriers vécurent comme des prêtres tandis que des gens de cour, considérant que « l’être parfait doit réunir les qualités de l’homme et de la femme » se mirent à s’habiller, à se parer, à se farder comme des femmes.

Période sans grandes lignes et dont on dut se demander où elle conduisait et ce qui en pourrait sortir. Le souverain était tout à fait impuissant. Il vivait relégué dans son palais de Kioto car la capitale d’abord nomade, puis fixée à Nara (710-784), était désormais à Kioto. L’empereur Ouda Tenno voulut reprendre les rênes du gouvernement ; il fut déposé. Son remplacement par Daïgo (898) marqua le triomphe absolu des Fujiwara. Mais, à leur tour, ceux-ci virent échapper à leur pouvoir les grands barons, les daïmios qui s’octroyaient dans leurs fiefs des libertés de plus en plus grandes et les transformaient en véritables principautés. Entourés de leurs hommes d’armes ou samouraïs, ces féodaux développèrent une chevalerie qui ressemblait comme une sœur à celle d’occident. Pourtant, entre elles, il y avait l’épaisseur de la planète et elles ne savaient rien l’une de l’autre. Mais aux heures analogues de leur évolution, il advient que les peuples font les mêmes gestes et disent les mêmes paroles, s’abandonnent aux mêmes passions et engendrent les mêmes institutions. Parmi les duels et les tournois, exagérant à la fois la bravoure et la courtoisie, les chevaliers japonais préparaient sans s’en douter la guerre civile. Car leurs rivalités jalouses et leurs instincts batailleurs les incitèrent à se diviser en deux camps au service des maisons qui se disputaient le shogunat. Les Fujiwara ayant disparus, c’étaient maintenant les Minamoto et les Taïra qui se trouvaient aux prises : longue guerre qui dura plusieurs siècles, toute remplie d’épisodes dramatiques ou romanesques, de revirements, d’exploits fabuleux, de grandes dépenses d’intelligence et d’énergie malheureusement sans profit pour personne, car — en ce pays lointain que son isolement protégeait si complètement des périls extérieurs et qui, tout du long de l’histoire, se trouva au vrai sens du mot « maître de son destin » plus que ne le fut jamais aucun peuple civilisé — la féodalité, à l’inverse de ce qui se passa en Europe, n’avait point de sens ; elle ne constitua qu’un sport brillant et superflu.

Il advint du moins qu’un réservoir de forces physiques se créa de la sorte et, d’autre part, le gouvernement du shogun Yoritomo (1189-1199) chef des Minamoto et homme d’État éminent, en régularisant et en fortifiant les rouages de la machinerie politique, prépara le pays à affronter l’aventure inattendue et unique qui l’assaillit soudainement. Koublaï Khan, devenu empereur de Chine et suzerain de la Corée, envoya en 1268 une ambassade comminatoire réclamer la soumission des Japonais. C’était folie. Immédiatement, sous l’insulte, le Japon tout entier se dressa. Avec une admirable unanimité les forces convergèrent autour du pouvoir et lorsque les vaisseaux de Koublaï Khan parurent dans ce détroit de Tsoushima où six siècles et demi plus tard la flotte russe devait à son tour rencontrer la défaite, ce fut un désastre pour les assaillants. Des vingt-cinq mille hommes qu’ils portaient et malgré que ceux-ci eussent des canons — arme inconnue des Japonais — plus de la moitié périrent en prenant terre. Koublaï Khan s’entêta comme jadis Xerxès voulant du mal aux Grecs. Avec la même ignorance et la même suffisance que le monarque persan, il arma une flotte énorme qui devait conduire au Japon cent mille hommes (1281). Les soldats débarquèrent. Un ouragan complaisant ayant décimé les navires derrière eux, la retraite leur fut coupée et ils périrent en masse. L’indépendance du Japon était sauve, si tant est qu’elle eût pu, même en cette circonstance, se trouver durablement menacée. Elle était sauve à jamais ; nul ne s’avisa plus de risquer le coup.

L’empereur Go Daïgo dont l’avènement se place en 1319 jugea les circonstances opportunes à une restauration impériale. Après un premier échec, il atteignit son but aidé par Masashigé, héros populaire qui rappelle le Bayard français. En présence de l’adhésion unanime et joyeuse qui saluait son succès, Go Daïgo se figura l’avenir assuré, et la méfiance désormais inutile. Mais le shogunat avait eu le temps de pousser des racines profondes. Ses partisans enhardis se groupèrent autour d’une famille ambitieuse les Ashikaga et la poussa au pouvoir. Ces nouveau-venus ne furent point à la hauteur de la tâche qu’ils assumaient. Ils abaissèrent l’autorité morale du souverain la ramenant à son précédent niveau d’effacement et ils ne rétablirent pas pour cela l’autorité matérielle du shogunat. René Grousset rapproche le Japon qui sortit de là de l’Italie telle que la fit vers le même temps la disparition simultanée de l’autorité du pontife romain et de celle du césar germanique. Alors surgit en occident la société compliquée et agitée au sein de laquelle évoluèrent les ruses et les violences des Sforza, des Médicis ou des Borgia. De même s’établit au Japon, entre seigneurs rivaux ce « système d’ambassades, de relations élégantes, d’échanges artistiques, d’espionnage et de trahison » que connut la péninsule méditerranéenne. Machiavel transplanté dans l’archipel asiatique ne s’y fut point senti dépaysé. Des mécènes magnifiques l’eussent accueilli ; il aurait même retrouvé une église casquée et prompte à manier le glaive. Car l’Église bouddhique s’était formidablement enrichie par la générosité des fidèles que la tristesse et l’incertitude des temps incitaient à la piété ; des monastères avaient grandi dont on ne savait plus dire s’ils étaient cloîtres ou forteresses. L’ordre qui possédait les trois mille bonzeries du mont Hieizan près de Kioto disposait d’une armée et d’un budget qui étaient ceux d’un État. Et Osaka se trouvait le siège d’un tiers-ordre dont les dirigeants pouvaient faire figure de puissants princes. Pour compléter la ressemblance, on trouverait à évoquer des « amants de la pauvreté » rappelant à s’y méprendre le doux François d’Assise ; et l’éloquence enflammée du moine Nitchiren fait écho bien étrangement à celle de Savonarole. Pourquoi s’étonner que plus tard le Japon ait su s’assimiler si prestement la politique et les méthodes occidentales ? Le passé l’y préparait.

Nobunaga (1556-1582) mit fin à l’état de choses dont nous venons de tracer la silhouette. C’était un grand seigneur, sceptique, ambitieux à froid, capable de vastes desseins à la manière de Richelieu. Sa position ne fut jamais définie mais, sans titre précis, il exerça durant seize années une dictature dont l’effet fut d’abaisser la turbulente noblesse et de briser la puissance monastique. Parmi les samouraïs groupés par Nobunaga et bénéficiaires de son succès se trouvait un ancien paysan devenu chef de bandes et condottiere, Hideyoshi. On l’a comparé à Bonaparte tant sa carrière eût de lustre dans sa brièveté. Ce qu’il faut remarquer dans le cas de Hideyoshi, c’est son origine toute plébéienne. Il ne s’était pas encore présenté dans l’histoire du Japon qu’un homme parti de si bas montât si haut ni même réussit à se mettre en possession d’un poste supérieur. Or Hideyoshi était trivial et grossier et ne cherchait pas à être autrement. Toutefois pour asseoir vraiment sa fortune, il sentit la nécessité de recourir à un stratagème bien oriental : il se fit adopter par le chef d’une des plus aristocratiques familles du Japon.

La dictature de Hideyoshi dura de 1582 à 1598. Elle fut absolue et ne se voila même pas sous l’artifice d’un titre shogunal. L’empereur régnant continua cependant d’occuper le trône sans que Hideyoshi ait songé sérieusement à l’y remplacer. Mais tous les pouvoirs furent en ses mains. Ses visées étaient principalement continentales. Ce qu’il voulait c’était soumettre la Corée et par elle atteindre la Chine dont il épiait l’état de décadence croissante. Peut-être y eût-il réussi si la mort ne l’avait surpris ; mais à coup sûr le joug japonais ne s’y fut pas maintenu. L’espèce de lassitude un peu insouciante avec laquelle, à certaines périodes de leur histoire les Chinois se sont laissés gouverner par des Mongols et des Mandchous, ils ne l’auraient pas témoignée vis à vis des Japonais trop foncièrement différents d’eux.

Au temps de Hideyoshi — et avant même qu’il eût ouvert la voie à l’épopée — il s’était créé toute une race d’aventuriers marins. Ceux-ci, dès 1523, naviguaient à la façon des pirates sur les mers de Chine, descendant volontiers à terre pour de fructueuses et rapides attaques, fondant aussi des embryons d’établissements aux Philippines, à Formose Ainsi naquirent les colonies japonaises ; il y en eut bientôt jusqu’en Indo-Chine et au Siam. Un autre fait digne d’être noté, c’est la recrudescence d’intérêt qui se manifesta pour le christianisme après le bref mais efficace apostolat de François Xavier (1549-1551). Le célèbre missionnaire fit grande impression sur les seigneurs japonais, et par l’ardeur de sa foi et sans doute aussi par ce qui s’affirmait encore en sa personne d’aristocratique et de guerrier. Au sujet de cette visite on a conté une curieuse anecdote. Un des européens accompagnant François Xavier apporta une arbalète qui intéressa vivement les Japonais. En quelques mois leurs armuriers en eurent fabriqué, d’après ce modèle, plusieurs centaines. Si l’on rapproche ce menu fait de celui-ci : ce ne fut que deux siècles et demi après avoir connu les produits des verreries d’Égypte et de Syrie que les Chinois se mirent à en fabriquer, on a un contraste qui fait saisir assez bien les tempéraments opposés des deux peuples chinois et japonais.

Après la mort de Hideyoshi le pouvoir passa aux mains de Jeyasou chef de la famille Tokugawa qui sut établir si fortement le shogunat que, deux siècles durant, il ne devait plus être efficacement porté atteinte aux privilèges de ceux qui en étaient investis. Sous Jeyasou du reste, il n’y eut pas un empereur et un shogun mais plutôt deux empereurs : l’un réduit à son antique rôle sacerdotal, se bornant à présider aux rites des cultes nationaux — l’autre détenant tous les droits effectifs, avec une capitale distincte, Yedo (aujourd’hui Tokyo), un drapeau à lui, une cour et une chancellerie séparées. Jeyasou se préoccupa de régler chaque chose de façon minutieuse. Tout fut ordonné, hiérarchisé ; tous durent obéir. Dans la pensée de ce grand politique une réaction s’imposait contre les habitudes fantaisistes et incertaines qui avaient prévalu aux époques précédentes. Jeyasou crut à la nécessité d’une concentration japonaise, tant au dedans qu’au dehors. Remplacer l’individualisme et la spontanéité par le classicisme et la règle, restreindre jusqu’à presque l’éliminer l’influence étrangère, tels furent les deux pôles de son programme. C’est cela — et non point une intolérance de pensée — qui arrêta net les progrès du christianisme naissant. L’opinion s’y prêta assez volontiers. Sans doute la conduite des Espagnols en Amérique n’y fut-elle pas étrangère. Ce serait une erreur de penser que les tragiques destins de Montézuma et des Incas péruviens ne furent point connus en Asie ; et cela incita les gens d’extrême orient à réfléchir et à se méfier. L’art, lui, ne perdit rien ; encore que certains auteurs nippons déclarent les Tokugawa coupables d’avoir étouffé l’efflorescence artistique « par leur ardeur d’organisation et de discipline ». C’est un jugement que les amateurs européens n’endossent point. Ils considèrent généralement l’époque des Tokugawa comme « l’époque classique de la peinture et de l’estampe ».

Deux cent soixante années de paix suivirent pendant lesquelles s’accumulèrent les forces matérielles et intellectuelles. Non que l’instruction fit de très grands progrès. Jeyasou l’avait rendue obligatoire mais elle ne répandait guère qu’une science immobile et close sans horizons et sans fécondité. Seulement comme le présent était dépourvu d’intérêt, tous les esprits se tournèrent vers le passé. Les samouraïs inoccupés fouillèrent dans leurs archives de famille afin de se dresser de prestigieux arbres généalogiques. Les historiens cherchèrent à s’orienter à travers le maquis des guerres civiles et des compétitions féodales. Les philosophes s’employèrent à retrouver, sous les constructions bouddhistes, le vieux sol shintoïste. D’une façon générale il y eut révulsion contre les influences hindoue et chinoise et l’on se concentra de plus en plus autour de ce qui était national. L’élite guidait le mouvement ; la foule suivait plus ou moins consciemment.

À force d’étudier le passé, le désir vint d’un avenir meilleur, d’une vie plus intense, d’un rôle à jouer plus important et plus digne de la nation. Tout cela se dessina très lentement au cours du xviiie siècle. Quand, en 1853, apparurent les navires étrangers venant réclamer en termes comminatoires la liberté du trafic pour leurs nationaux, il se produisit ce que l’on considéra en Europe comme la brusque explosion d’une xénophobie innée. C’était en réalité tout autre chose : c’était la mise en action soudaine d’une force active emmagasinée peu à peu et qui, libérée, n’allait pas tarder à trouver son orientation et son emploi. De par l’habileté prudente du gouvernement japonais secondé par la bonne grâce et la patience du commodore américain Perry, rien ne sauta ; on sut ouvrir à temps les soupapes nécessaires. Mais l’agitation fut dès lors incessante. Les seigneurs du midi (les Tokugawa s’étaient toujours appuyés sur ceux du nord) se rapprochèrent de l’empereur Komeï et dirigèrent des attaques répétées contre le régime shogunal qui avait déjà perdu toutes les sympathies populaires. De 1860 à 1868 la lutte fut ardente entre « shogunistes » et « mikadistes ». Les premiers parmi lesquels s’étaient rangés les plus puissants daïmos souhaitaient le retour des divisions féodales ; les seconds préconisaient le rétablissement de l’ancienne bureaucratie impériale. Un troisième parti, celui des unionistes, groupa les gens d’opinion plus éclairée et d’ambitions plus hautes. Ceux-là étaient partisans résolus d’une « européanisation » prompte et complète. Ils déclaraient que les démocraties américaine et britannique avaient réalisé le véritable idéal asiatique en sorte que s’y rallier revenait à suivre les traditions : ce qui prouve qu’ils ne connaissaient guère l’Angleterre et les États-Unis et que d’autre part leur « asiatisme » n’était pas absolument pur et ne les qualifiait pas pour parler au nom de l’Asie. Mais Montesquieu avec sa théorie des trois pouvoirs les comblait d’aise et, pour un peu, ils eussent vu en Georges Washington la réincarnation de Confucius.

Alors se produisit un fait décisif : l’avènement en janvier 1867 de l’empereur Mutsu Hito qui, dans un règne de quarante-cinq ans, le plus grand sans contredit de toute l’histoire japonaise, allait présider avec cette sagesse persévérante qui est une des formes les plus humaines du génie à la transformation de son pays. Le shintoïsme fut restauré mais en même temps la liberté de conscience fut proclamée ; une aristocratie nouvelle avec hiérarchie nobiliaire recouvrit et absorba l’ancienne mais l’abolition des privilèges et l’établissement de l’égalité civile lui enlevèrent la possibilité d’opprimer personne. Une Assemblée nationale constitua le rouage fondamental du gouvernement ; elle se vit adjoindre en 1875 un Sénat, puis une Cour de cassation et en 1879 des conseils provinciaux. L’instruction obligatoire se trouva renforcée, une université impériale fut créée. Enfin le service militaire généralisé et les constructions navales donnèrent au pays les armes propres à appuyer une diplomatie éveillée et hardie : tout cela fait par étapes sous l’inspiration d’une volonté sans défaillance et le contrôle d’une patience infatigable.

L’avenir dira si ces réformes étaient bonnes ; la façon dont elles furent réalisées demeurera de toutes façons un chef-d’œuvre de politique intérieure et extérieure.