Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/21

Chapitre XX.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XXI.

Chapitre XXII.


CHAPITRE XXI

MOUVEMENT JACOBIN — MENÉES RÉACTIONNAIRES DES MODÉRÉS

(messidor an VII à vendémiaire an VIII-juin à octobre 1799.)

Les différences de situation après une défaite et après une victoire étant plus tranchées pour les partis extrêmes, surtout pour les partis d’avant-garde, que pour les autres, le parti qui parut le plus triompher après le 30 prairial, fut le parti jacobin. Si, depuis la réaction thermidorienne, ce nom et celui d’anarchiste servaient à désigner, quelles que fussent leurs nuances, les républicains sincères, les partisans d’une République démocratique, c’était bien l’esprit jacobin — on peut dire, je crois, l’esprit jacobin, comme on dit aujourd’hui l’esprit radical et radical-socialiste, malgré des divergences d’idées entre membres de ces partis assez assimilables, d’ailleurs, en masse — qui dominait dans le Conseil des Cinq-Cents au début de la nouvelle législature ; c’était cet esprit qui avait inspiré les lois de l’emprunt forcé et des otages.

Mais les chefs de ce mouvement n’étaient plus que les serviles imitateurs de la grande période révolutionnaire, croyant agir parce qu’ils répétaient les formules de cette période et impuissants à concevoir l’action que les circonstances exigeaient. Dans la situation grave où le pays se trouvait, leur plus grande préoccupation fut d’obtenir la mise en jugement des directeurs évincés. Incontestablement, au point de vue général, ceux-ci, avec leur politique de bascule, démoralisante dans tous les sens du mot, avaient été très nuisibles. Michelet (Histoire du dix-neuvième siècle, t. II, p. 330 et 331) a beau défendre avec chaleur La Revellière-Lépeaux, il ne suffit pas de n’avoir pas retiré personnellement d’illégitimes avantages pécuniaires de l’exercice du pouvoir pour échapper à toute culpabilité. Se laissant à tort accaparer par une animosité justifiée contre les anciens directeurs, dans tous les actes de ceux-ci les Jacobins cherchèrent des motifs d’accusation ; ils en arrivèrent à faire inconsciemment le jeu de Bonaparte, en contribuant à accréditer la légende que l’expédition d’Égypte n’avait été qu’une machination des membres du Directoire contre lui. Déjà en brumaire an VII-fin octobre 1798 (Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. V, p. 179), ils avaient présenté l’expédition d’Égypte comme un exil de Bonaparte ; cela avait pris et, dans le compte des opérations du Bureau central de Paris, en messidor an VII (juin-juillet 1799), on lit : « De tous côtés, Buonaparte, dans sa mission, a été considéré comme exilé ; on a dit même que cette seule expédition suffirait pour motiver la mise en jugement de ceux qui l’avaient ordonnée » (Idem, p. 633). C’est ainsi que le prétendu « héros » fut transformé en victime d’un « coup de politique » (Idem, p. 324) de gouvernants détestés, accusés d’avoir, pour obéir à Pitt, ordonné « la déportation » (discours de Briot aux Cinq-Cents, le 12 fructidor-29 août) du meilleur serviteur de la République, du général le plus capable de lui assurer la victoire, d’où résulta pour celui-ci un accroissement de popularité.

L’acharnement des Jacobins à réclamer la mise en jugement des anciens directeurs, de leur ancien ministre Scherer et de leurs créatures, illogique dès l’instant qu’ils n’avaient pas renversé Barras, inquiéta celui-ci, très justement porté à craindre, s’il y avait procès, d’être bon gré mal gré impliqué dans les poursuites. Éloigné par là des deux membres avancés du Directoire, Gohier et Moulin, il se trouva rejeté du côté des deux modérés, Roger Ducos et Sieyès, au moment où, pour avoir la majorité dans le Directoire, ce dernier, tout en ne l’aimant guère, avait besoin de s’entendre avec lui. Tandis que Sieyès se préparait à éliminer les Jacobins, qui n’étaient plus dirigés par des capacités influentes, et que, à peu près sûr des Anciens, il entamait des pourparlers avec certains députés en vue des Cinq-Cents, tels que les frères de Bonaparte, le parti jacobin, s’exagérant sa force réelle, se mit à faire plus de bruit pour des puérilités que de besogne adaptée aux nécessités immédiates. Il n’avait plus à sa tête que la petite monnaie de ses anciens chefs et, ce qui est encore plus grave pour un parti dans cette situation, il n’avait pas conscience de cette infériorité ; il ne chercha pas, dès lors, à la corriger. C’est, a écrit Cabet dans son Histoire populaire de la Révolution française (t. IV, p. 232), « une fatale erreur de dire que les principes sont tout et les hommes rien. Comme si les principes marchaient sans des hommes qui les fassent marcher ! comme si la question n’était pas toujours de bien distinguer quel est le véritable principe applicable dans la circonstance ! comme si les thermidoriens, les aristocrates, les contre-révolutionnaires, n’invoquaient pas sans cesse les principes pour perdre les principes ! » Ces réflexions de Cabet sont toujours vraies, quoi qu’en disent ceux qui, envieux de certains hommes, cherchent à les atteindre en se faisant contre eux les défenseurs dogmatiques de formules vides ou les serviles courtisans de collectivités jalouses.

Les Jacobins ressuscités s’étaient réunis dans la salle du Manège, local dépendant du palais des Tuileries réservé au Conseil des Anciens, à partir du 17 messidor an VII (5 juillet 1799) d’après le recueil d’Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire (t. V. p, 609), citant le Journal du soir des frères Chaignieau qui, sous la date du « 19 messidor » (7 juillet), dit : « avant-hier » ; à partir du 18 messidor (6 juillet), d’après le Moniteur du 21 (9 juillet) qui, sous la date de la veille, dit également : « avant-hier », et aussi d’après La Société des Jacobins d’Aulard (t. Ier, p. cii) et la revue la Révolution française (t. XXVI, p. 389). Les Jacobins n’avaient cependant pas osé reprendre leur ancien titre et s’étaient appelés « réunion d’amis de la liberté et de l’égalité ». On était encore tout près du moment où Jacobins et modérés de gauche avaient agi de concert ; aussi, comme pour la presse, le gouvernement laissa faire. D’ailleurs, afin de lui faciliter la tâche et de n’avoir pas l’air de violer ouvertement les dispositions légales (art. 362 de la Constitution), on eut recours à d’étonnantes chinoiseries. Il n’y eut ni président, ni secrétaires, mais un « régulateur » et des « annotateurs » ; on ne rédigea pas des pétitions collectives, mais des adresses ; il n’y eut pas deux catégories de membres, mais une « commission d’instruction publique », qui fut, en réalité, une commission exécutive ; il n’y eut pas, en province, organisation de sociétés affiliées, mais constitution spontanée dans la plupart des grandes villes de réunions identiques. M. Aulard admet (revue la Révolution française, idem) que les membres de la réunion du Manège furent bientôt au nombre de 3 000, dont 250 membres du Conseil des Cinq-Cents. Le Journal des hommes libres, qui reparaissait sous ce titre depuis le 1er messidor an VII (19 juin 1799), et où Antonelle avait ordre d’être prudent, était leur organe officieux. Parmi les inspirateurs, on remarquait Drouet, Félix Lepeletier, Bouchotte, Xavier Audouin, gendre de Pache, le général Laveaux, Augereau, Prieur (de la Marne) ; parmi les membres, se trouvaient d’anciens Égaux tels que Bodson, Bouin, que la Haute Cour de Vendôme avait condamné par contumace, Didier, Tissot, Vaneck. La jeunesse royaliste essaya de recommencer ce qui avait réussi contre les premiers Jacobins, elle cerna la salle le 23 messidor (11 juillet), jetant des pierres, sifflant, hurlant : « À bas les Jacobins ! » D’après le Moniteur du 25 (13 juillet), ceux-ci « sont sortis en criant : Mort aux chouans ! et ont repoussé les assaillants » qui n’osèrent pas recommencer.

Le 30 messidor (18 juillet), un médecin originaire de l’Aveyron, Victor Bach, prononça un discours où, après avoir poussé à réclamer avec insistance le châtiment des ex-directeurs, il demanda, entre autres réformes, l’impôt progressif. Après avoir rappelé les « ombres illustres des victimes de Vendôme », il laissa entendre, au point de vue immédiat, avec un oubli malheureux de la tactique plus intelligente de Babeuf et de ses amis (chap. xiii), qu’il y avait lieu « d’examiner si, dans un moment où tous les citoyens doivent prendre les armes pour la défense du territoire de la République, il n’est pas juste de les en reconnaître tous co-propriétaires ».

Les amis directs de Babeuf paraissent n’avoir pas commis la même faute de tactique que Bach, faute que commettent ceux qui n’ont pas le sens de la réalité, ceux qui ne savent pas, lorsque la réalité ne cadre pas avec leur idée, quelle que soit la valeur de celle-ci, voir les choses et les gens tels qu’ils sont. En politique, au moins autant qu’en n’importe quelle matière, on doit s’attacher à connaître, le plus exactement possible, les conditions du milieu, et l’idée arrêtée d’un but à atteindre ne saurait dispenser de s’adapter à ces conditions, bien au contraire. Parmi ces amis je citerai Félix Lepeletier et Pierre Dolivier.

Le premier, qui fut un des trois fondateurs du directoire secret des Égaux (voir chap. xiii), rédigea, en l’an VII, une sorte de programme immédiat adopté, le 18 thermidor (5 août 1799), par la réunion des Jacobins siégeant alors rue du Bac. Voici le texte de ce programme (revue la Révolution française, t. XXVI, p. 404-405) :

« Rétablir dans le gouvernement l’esprit démocratique ;

« Assurer la garantie et la liberté des sociétés politiques ;

« Rapporter toutes les lois contraires à la Constitution ;

« Établir une éducation égale et commune ;

« Donner des propriétés aux défenseurs de la patrie ;

« Ouvrir des ateliers publics pour détruire la mendicité ;

« Établir une chambre de justice qui fasse rendre gorge aux voleurs ;

« Faire une fédération générale ;

« Réprimer les monstrueux abus qui naissent des arrêtés du Directoire ».

Quelque opinion qu’on ait des divers articles de ce programme, on doit avouer qu’il n’était pas de nature à susciter la même émotion que celui de Bach.

Le second, choisi par Babeuf pour représenter la Seine-Inférieure (chap. xiii) et professeur d’histoire à l’école centrale de Versailles (chap. xi, § 4), publia tout au début de l’an VIII une brochure « Sur les moyens d’arracher la République à ses puissants dangers et d’écarter les obstacles qui s’opposent à raffermissement de ses destinées ; il n’avait rien abandonné des idées qui font de lui un des précurseurs du socialisme, et il écrivait (p. 10) :

« Pour un droit vrai de propriété, seul avoué par l’immuable justice, combien de criantes usurpations, combien d’audacieuses, de sacrilèges violations de ce droit n’empruntent pas son nom pour le dépouiller lui-même de son caractère sacré et s’en revêtir exclusivement… Qu’il suffise d’avoir fait sentir à tout esprit juste et sensé que le culte que l’on rend à la propriété est, en général, un culte faux, idolâtre, et que ceux qui la défendent avec tant de chaleur, qui s’en rendent les apologistes avec un zèle si outré, qui, au moindre mot qui les choque, sonnent aussitôt l’alarme et crient à l’agrairisme, à l’attentat contre la propriété, ne sont rien moins que les plus grands ennemis du vrai droit de propriété, c’est-à-dire de cette justice naturelle dont il émane. Consentons néanmoins d’user de ménagement à leur égard ; ne faisons pas trop briller à leurs yeux cette justice qui les offusque et les irrite, et contentons-nous de la leur montrer dans un assez grand éloignement pour qu’ils puissent la supporter. En conséquence, ne prenons que les moyens qui nous sont devenus indispensablement nécessaires… pour asseoir enfin la République sur de solides et désirables bases ».

Quelle différence avec Bach qui croit immédiatement et intégralement réalisable ce qui lui semble vrai ! Dolivier, lui, aussi communiste que Bach pouvait l’être, a conscience des difficultés pratiques ; pour l’instant, d’ailleurs, il voit avant tout le danger que court la République, vaincue au dehors au moment où il écrivait, menacée au dedans par le désordre des finances, etc., et c’est la République qu’il veut d’abord sauver. Que tous les moyens qu’il indique à cet effet fussent d’une application possible, cela je ne le pense pas ; mais il ne me paraît pas niable qu’il avait un tout autre esprit politique que Bach.

Telle est la constatation que je tenais à faire pour deux des principaux amis directs de Babeuf. Cependant, avant d’en revenir au discours de Bach et à la suite de mon récit, j’achèverai ici de dire ce que je sais au sujet de Dolivier. L’excuse de cette digression est que ces détails bien insuffisants n’ont encore été, je crois, donnés nulle part.

Dans la brochure signalée plus haut, Dolivier a pu se tromper sur la valeur de certains des moyens qu’il préconise, il s’est certainement trompé sur la valeur de l’homme en qui il avait confiance. Cet homme, c’est Sieyès. Dolivier connaît les « desseins désastreux pour la liberté » (p. 29) qu’on lui attribue, les accusations dont il est l’objet, notamment l’intrigue qu’on lui prête avec le roi de Prusse (p. 33 et 50), et dont je reparlerai dans le chapitre suivant. « l’expulsion de la réunion formée au Manège, et ensuite sa dissolution dans la rue du Bac ; après, tout nouvellement, la destitution de plusieurs républicains recommandables » (p. 32), faits dont, je parlerai plus loin ; mais il juge « qu’on doit, pardonner beaucoup aux circonstances difficiles » où se trouve Sieyès (p. 54) dont il fait un grand éloge ; je mentionnerai, à titre de curiosité, que, dans une étude publiée en 1790 sous le titre : « Première suite du vœu national » Dolivier considérait déjà. « M. l’abbé Sieyès » comme « un de nos plus profonds penseurs » (p. 17). Si, par suite de sympathies, de relations peut-être, d’ancienne date, il se trompe sur Sieyès qui voulait mettre un général dans son jeu, son erreur est du moins tout à fait désintéressée : « Je ne te demande, lui dit-il (p. 54), ni ne veux rien, sinon que tu emploies tous tes moyens pour sauver ton pays et pour faire triompher la République ». D’autre part, pour l’intérieur, ce n’est pas de l’emploi de la force militaire qu’il attend le salut ; il semble, au contraire, se méfier d’elle et voudrait qu’on organisât « une force civile sous la direction immédiate du ministre de l’intérieur ».

Comme renseignements biographiques, voici tout ce que je connais à son sujet. Né, le 21 octobre 1746, à Neschers (canton de Champeix, arrondissement d’Issoire, département du Puy-de-Dôme), de Jacques Dolivier, notaire en cette localité, et de Marie Meyrand, Pierre Dolivier était, en 1777, « simple vicaire de campagne » dans « une petite paroisse située dans les monts d’Auvergne » (p. 6 d’une brochure publiée par lui en 1791 sous le titre : Serment patriotique de Pierre D’Olivier, curé de Mauchamps près Étampes, auteur du « Discours sur l’abus des dévotions populaires et du Vœu national »). Là, il fit, dit-il (Idem, p. 7), « un discours sur l’abus des dévotions populaires qui m’attira l’honorable persécution de mon évêque et d’une grande partie du clergé, discours qui a été imprimé en 1788 ». Forcé de quitter le diocèse et « après avoir été le jouet de divers événements » qu’il ne précise pas, on le trouve, à la suite d’ « une circonstance heureuse » (Idem, p. 6), à Mauchamps, village près de Chamarande (Seine-et-Oise). Les archives de cette commune montrent que, le 24 octobre 1784, c’est un autre que lui qui signe comme curé un acte de décès ; le 16 novembre, c’est lui qui signe comme « prêtre » ; le 23 novembre 1784 et le 17 octobre 1785, il signe comme « desservant » ; le 17 novembre 1785, il signe comme « curé ». Il y a de lui, à la Bibliothèque nationale, de 1788, une brochure : La voix d’un citoyen sur la manière de former les États généraux ; de mars 1789, Lettre d’un curé du bailliage d’Étampes à ses confrères ; de 1789, Exposé des sentiments que j’ai manifestés dans l’assemblée du bailliage d’Étampes, adressé à tous les curés du royaume ; du texte de cette dernière brochure, il résulte qu’il n’était pas noble, quoiqu’il laissât imprimer souvent « D’Olivier ». Il était, en outre, en 1789, l’auteur d’un « Manifeste de quatorze curés du bailliage d’Étampes ». En 1790, il écrivit Le vœu national ou système politique et Première suite du vœu national (déjà cité) ; en 1791, le Serment patriotique cité plus haut ; en 1792, un Discours de Pierre Dolivier, curé de Mauchamps, à ses paroissiens pour leur annoncer son mariage, prononcé le dimanche 21 octobre l’an Ier de la République, à l’issue des vêpres.

Le 12 novembre de cette dernière année, étant toujours curé de Mauchamps, il se mariait dans cette localité avec Marie Chausson née, le 19 janvier 1766, à Saint-Alban-du-Rhône (Isère), et, dit l’acte de mariage, « demeurant depuis deux ans avec » lui. Trois des témoins étaient des curés. Dans le même acte, « les deux présents époux ont déclaré qu’ils avaient un fils nommé Pierre Camille, né à Paris, le 5 février de la présente année, sur la paroisse Saint-André-des-Arts et baptisé sous leurs noms dans l’église de ladite paroisse, parrain Pierre Gibergues, prêtre, député à l’Assemblée nationale du département du Puy-de-Dôme, marraine Angélique Victoire Daubigny ». C’est évidemment de lui qu’il est question dans La société des Jacobins, d’Aulard (t. IV, p. 503, note). Jaurès a parlé de lui à propos d’une pétition dont il fut l’auteur, contre Simoneau, maire d’Étampes, et que Robespierre reproduisit dans son journal (Histoire socialiste, t. II, p. 1098-1102), et à propos de son ouvrage Essai sur la justice primitive paru en 1793 (Idem, t. IV, p. 1646-1658). Une Adresse au comité de sûreté générale parue en 1793, avant l’Essai précédent, et la brochure de l’an VIII mentionnée plus haut complètent la série de ses écrits à la Bibliothèque nationale ; il est vrai cependant que le Catalogue de l’Histoire de France (Table des auteurs, p. 583, col. 1), inscrit encore sous son nom trois autres brochures et un journal publiés après le 9 thermidor, dirigés contre les Jacobins et signés « Olivier » ; c’est là une attribution manifestement erronée.

Son Adresse au comité de sûreté générale concernait son oncle, « le citoyen Meyrand, curé de Meilleray, département de la Sarthe », arrêté, victime de Delahaye de Launay, ancien Constituant et futur membre des Cinq-Cents. Dans sa séance du 7 septembre 1793, le comité de sûreté générale (Archives nationales, AF ii* 286) ordonnait la mise en liberté de Meyrand, « sous le cautionnement de D’Olivier, curé de Mauchamps ». Quatre jours après, dans la séance du 11 septembre (Idem), était pris l’arrêté suivant signé Lavicomterie, Alquier et Garnier : « Le comité arrête qu’il sera écrit au ministre de l’intérieur relativement au citoyen D’Olivier, curé de Mauchamps, qui est marié depuis peu de temps et a été chargé par le comité d’une mission patriotique dans le département de la Sarthe. Le comité invite en conséquence le ministre de l’intérieur à fixer les indemnités du citoyen D’Olivier et à lui accorder les avances dont il a besoin. Ce citoyen qui n’est employé que sur la certitude de son patriotisme et de ses principes, paraît devoir obtenir le même traitement que celui fixé par [pour] les commissaires du pouvoir exécutif ».

Le 24 floréal an IV (13 mai 1796), son nom ayant été trouvé dans les papiers de Babeuf (chap. xiii) orthographié « D’Olivier de Beauchamps », un mandat d’arrêt où il était ainsi désigné (Archives nationales, AF iii 42 et F7 4 276) était lancé contre lui. Peut-être échappa-t-il aux recherches policières par suite de cette désignation défectueuse ; en tout cas, moins d’un mois après, le 18 prairial (6 juin), il était choisi comme professeur d’histoire à l’école centrale de Versailles (chap. xi, § 4). Le 7 vendémiaire an V (28 septembre 1796), il devenait acquéreur de son ancien presbytère de Mauchamps, bien national, pour la somme de 1350 fr., c’est-à-dire (voir fin du chap. xii)

Salle des anciens.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


le revenu annuel estimé, d’après les prix de 1790, 75 fr., multiplié par 18 ; il en retirait 80 fr. de location en l’an IX (1801). L’acte de vente le porte demeurant à Paris, rue Cassette, n° 823 ; un peu plus tard, il habitait au château de Versailles, où étaient logés l’école centrale et ses professeurs, et il devait y rester jusqu’à la fin de l’école (fructidor an XII-août 1804). Dans l’intervalle, il publia, au début de l’an VIII, sa brochure Sur les moyens d’arracher la République… dont j’ai parlé plus haut, et il participa au plébiscite sur la Constitution de l’an VIII. J’ai eu le regret de constater que, sur le cahier d’acceptation « ouvert au secrétariat de l’administration centrale le 26 frimaire » (17 décembre 1799), il vota pour cette Constitution, alors qu’un simple commis votait contre (Archives nationales, Bii, 421) et que, sur le cahier de l’administration municipale (Idem), Félix Lepeletier votait également contre.

Lors de la transformation de l’école centrale de Versailles en lycée, que devint Dolivier qui n’y fut pas gardé comme professeur ? Je n’ai trouvé à cet égard qu’un renseignement donné par un acte de vente de l’ancien presbytère de Mauchamps dont on vient de voir qu’il s’était rendu acquéreur. Le 23 décembre 1806, à Arpajon, par devant Me Gidoin, notaire (aujourd’hui étude Letessier), cet immeuble, démoli depuis, était vendu à un sieur Prot par Dolivier et sa femme « demeurant à Machecoul (Loire-Inférieure) ». J’ai écrit à l’archiviste de la Loire-Inférieure et à celui de Machecoul qui m’ont répondu n’avoir trouvé « aucune trace du nom D’Olivier ou Dolivier ». Dans les Archives de Seine-et-Oise (série V), il y a, à la date du 25 septembre 1811, un reçu de son extrait de naissance en communication, signé par lui « D’Olivier » ; et c’est tout ce que j’ai pu savoir sur son compte. Un de ses fils, Pierre Camille François, né à Versailles, photographe, d’après son acte de décès (Archives de la Seine), est mort à Paris, 18, rue de la Pépinière, le 27 juin 1857, à l’âge de 58 ans.

Un journal modéré, très répandu, l'Ami des lois, de Poultier, dans son n° du 3 thermidor (21 juillet), conclut du discours de Bach, dont la réunion avait voté l’impression, que les Jacobins caressaient l’idée d’un nouveau partage des terres, ce qui, en l’espèce, était assez sot, et d’une atteinte à la propriété acquise des biens nationaux, ce qui était plus exact. Bach protesta ; mais il eut beau protester contre cette interprétation, il put juger de l’inconvénient qu’il y avait à parler d’appliquer, sans tenir compte, des faits, une théorie que la réalité était fort loin d’imposer et que tous, sauf une minorité infime, repoussaient. Une transformation générale du régime de la propriété n’est possible, n’est surtout durable qu’avec l’assentiment de la grande masse de la population ; tant que cet assentiment n’est pas obtenu, une pareille transformation, si justifiée qu’elle soit en principe, ne peut être opérée que par étapes dont la graduation dépend de la volonté, non de théoriciens ou d’adeptes plus ou moins entiers, mais de la majorité du pays. Malgré la protestation de Bach, et avec, à certains égards, il faut le reconnaître, une forte apparence de raison qui facilitait la calomnie, ses paroles, reproduites plus haut d’après sa propre brochure, furent exploitées par le parti modéré, de façon à pousser la masse possédante, les détenteurs des biens nationaux, qui s’étaient portés aux élections de l’an VI et de l’an VII vers les républicains convaincus, à s’éloigner de ceux-ci, par la peur, ridicule en la circonstance, d’une dépossession, et à accepter n’importe quelle solution paraissant les mettre à l’abri d’un tel péril.

Seulement si, au lieu de rechercher ce qui, plus ou moins logiquement, aurait pu être, on se borne à étudier ce qui a été, on s’aperçoit combien il est faux de dire, avec Michelet, que « la terreur de Babeuf fit Bonaparte autant que ses victoires, c’est-à-dire que le socialisme naissant, par sa panique, a fait le triomphe du militarisme » (Histoire du XIXe siècle, t. I, p. x). D’abord, il faut vraiment être aveuglé par une idée préconçue pour mettre en avant « la terreur de Babeuf », alors que, après Babeuf, après le rappel furieux de son nom et de ses idées par les modérés contre leurs adversaires dénoncés, en l’an VI, comme les ennemis de la propriété (fin du chap. xvii), le pays électoral, dont étaient exclus les non possédants, avait, en l’an VI et surtout en l’an VII, donné la majorité à de nombreux républicains ainsi dénoncés et, comme manifestation de la terreur qu’ils inspiraient, cela laisse plutôt à désirer. Ensuite, la réaction modérée avait commencé avant la première expression du socialisme de Babeuf, et on ne trouve pas un seul fait imputable à ce dernier dans les diverses causes de croissance du militarisme, qui ont été, à l’extérieur, la guerre de conquêtes et de rapines, la guerre d’affaires, substituée à la guerre défensive ; à l’intérieur, la prépondérance donnée à l’élément militaire par le rôle décisif qu’il eut à jouer, au point de vue politique, le 13 vendémiaire et, principalement, le 18 fructidor. Or si, dans ces deux circonstances, le pouvoir civil des républicains modérés dut demander son salut à la force armée, ce fut pour avoir raison du parti royaliste, auquel ils avaient, en s’appuyant sur les soi-disant ralliés de l’époque et en les favorisant par haine de tout ce qui amoindrissait tant soit peu les avantages personnels de leur coterie, criminellement permis de se fortifier aux dépens de la République. « Fructidor, a dit M. Méline, le 21 avril 1900 (Le Temps du 23), sera toujours la préface de Brumaire » ; c’est faux sous cette forme absolue et baroque. « Fructidor, a dit plus correctement dans la forme et dans le fond M. Paul Deschanel, rendant, le 22 décembre 1901 (Le Temps du 23), hommage à Alphonse Baudin, Fructidor avait préparé Brumaire » ; mais, venant de dire « que tous les coups de la force… sont des effets, non des causes », il n’aurait pas dû se borner à expliquer le coup de force de Brumaire par le coup de force de Fructidor, il aurait dû — et c’est là le point important — rechercher ce qui avait préparé celui-ci ; il aurait vu que ce qui avait imposé le 18 fructidor à des modérés eux-mêmes, tels que Benjamin Constant (chap. xvii, § 1er), c’avait été un gouvernement à la Méline s’acoquinant à servir les partis de droite et, plus ou moins sciemment, leur livrant la République qu’il avait fallu ensuite, par le seul moyen à la portée des modérés, soustraire aux scélérates entreprises de ceux dont ces modérés avaient fait la puissance : si les généraux étaient passés au premier plan, c’est que les modérés, par leur politique intérieure et extérieure, avaient contribué à les y mettre à un moment où les hommes politiques capables et influents avaient disparu.

D’autre part, cette attitude maladroite de Bach et des Jacobins a certainement pu faciliter l’adhésion de certaines catégories sociales importantes au coup d’État de Bonaparte une fois qu’il a été accompli, et participer ainsi à la vie d’un régime qui devait aboutir à la chute de la République ; elle n’a sûrement été pour rien ni dans l’éclosion de l’idée de la tentative — avant son départ pour l’Égypte, Bonaparte songeait déjà à prendre le pouvoir, il y songeait, et dans tous les partis on le savait, dès l’an V (voir début du chapitre xvii) — ni dans la tentative elle-même, qui aurait eu lieu de toute façon, Bonaparte étant parti d’Égypte pour cela (Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, t. 1er, p. 10) — au moment où il la quittait, « le général Menou était le dernier auquel Napoléon eût parlé sur le rivage, et l’on a su plus tard qu’il lui avait dit : « Mon cher, tenez-vous bien, vous autres ici ; si j’ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne du bavardage est fini » (Mémorial de Sainte-Hélène, 29 août 1816) ; à un autre, avant de partir, il avait tenu le même langage : « J’arriverai à Paris, je chasserai ce tas d’avocats qui se moquent de nous et qui sont incapables de gouverner la République ; je me mettrai à la tête du gouvernement » (général Bertrand, Campagnes d’Égypte et de Syrie, t. II, p. 171-172), — ni dans le concours de circonstances auquel, nous le verrons (chap. xxii), a été due la réussite.

Au moment où Bach prononçait son discours, les Jacobins jouissaient d’une influence incontestable. Ainsi, le 2 thermidor (20 juillet), ils demandèrent que les mots : « haine à l’anarchie » qui les visaient injustement dans la formule légale du serment civique (chap. xv et xvii § 2), fussent effacés ; les Cinq-Cents votèrent une résolution en ce sens le 8 thermidor (26 juillet), et les Anciens la ratifièrent le 12 (30 juillet) ; à l’ancienne formule fut substituée celle-ci : « Je jure fidélité à la République et à la Constitution de l’an III. Je jure de m’opposer de tout mon pouvoir au rétablissement de la royauté en France et à celui de toute espèce de tyrannie ». Cependant, cinq jours avant, le 7 thermidor (25 juillet), les inspecteurs de la salle ou, suivant l’expression actuelle, les questeurs du Conseil des Anciens les avaient invités à quitter leur local du Manège, et ils avaient refusé. Aussi le 8 (26 juillet), au nom des inspecteurs, Cornet proposait aux Anciens d’interdire la réunion de toute « société particulière s’occupant de questions politiques » dans l’enceinte qui leur était affectée ; cette proposition fut adoptée.

Aussitôt après, dans un discours ridicule. Courtois, le tripatouilleur des papiers de Robespierre et l’associé du banquier Fulchiron, dénonçant une prétendue conspiration des Jacobins, s’écria : « Les Hébert, les Ronsin, les Chaumette, les Robespierre viennent de renaître de leurs cendres. Le tribunal de Vendôme a tué Babeuf, mais Babeuf a laissé des héritiers. Le maître est mort ; ses exemples et ses plans respirent » ; et, à propos des idées émises sur la propriété, il ajouta : « ce n’est point posséder aujourd’hui que de craindre de ne plus posséder demain ». Savary répondit : « Je ne suis point initié dans les mystères d’iniquité qu’il a dévoilés. S’il eût dit : j’ai été témoin des faits, j’en ai des preuves, je dirais : il faut nous occuper de l’objet dont il nous a entretenus, il faut que le gouvernement en soit instruit par un message ; mais je crois qu’il est toujours extrêmement imprudent de venir apporter de pareilles dénonciations contre une réunion d’individus, quand on n’a pas de preuves écrites ; je n’aime pas qu’on les confonde sous la dénomination de buveurs de sang ». Et, dans sa brochure Mon examen de conscience sur le 18 brumaire, Savary a écrit (p. 19) : « Cette séance fit naître des soupçons sur l’existence d’un parti tout prêt à abjurer la Constitution, en criant que d’autres voulaient la détruire ». Une commission fut cependant chargée de vérifier les allégations de Courtois. Les Jacobins ripostèrent qu’on cherchait une diversion pour sauver les anciens directeurs et, pour le présent immédiat, ils avaient raison ; mais on cherchait aussi, et surtout, autre chose pour un avenir prochain, et Savary a vu juste. Comme la résolution relative à leur local ne devait être notifiée que le lendemain, les Jacobins siégèrent encore le soir au Manège, et un incident de cette séance prouva l’intérêt qu’avaient les modérés à ce qu’il y eût des exagérations de langage et d’action : un certain Lavalette ayant trop forcé la note et appelé les Jacobins à prendre les armes, sa violence parut suspecte aux plus farouches ; on l’empoigna, on le fouilla et on trouva sur lui la preuve qu’il avait été agent au service du ministre de la police Cochon ; « on assure, lit-on dans le Moniteur du 12 (30 juillet), que l’individu nommé Lavalette qui a été arrêté, le 8, au Manège, a joué un rôle à l’affaire de Grenelle » (chap. xiii).

À partir du 9 thermidor (27 juillet), la société se réunit rue du Bac, dans l’église d’un ancien couvent des jacobins qui s’étendait jusqu’à cette rue — aujourd’hui l’église Saint-Thomas d’Aquin — édifice national mis à sa disposition par l’administration municipale de ce qui était alors le Xe arrondissement. Mais la campagne menée par les modérés n’allait pas tarder à porter ses fruits ; les assistants devenaient moins nombreux, un membre s’en plaignit dans la séance du 15 (2 août). Un député des Cinq-Cents, Garrau, essaya, à la tribune du Conseil, le 11 thermidor (29 juillet), de réagir contre les attaques dont les Jacobins étaient devenus l’objet. « Ceux-là mêmes, dit-il, qui, dans leurs discours hypocritement humains, cherchent à épouvanter les esprits faibles… n’y croient pas… ; mais ils ont d’autres vues, un autre but. Ils parlent de 93, pour qu’on ne pense pas à 91. Ils parlent des excès de l’anarchie, pour qu’on oublie les fureurs de la réaction. Ils parlent d’une conspiration imaginaire, pour qu’on perde de vue celle qui existe réellement. Ils veulent surtout, en égarant l’opinion, en divisant les républicains, arracher à la vindicte nationale cette corporation de vampires qui, depuis cinq ans, profite des malheurs publics ». Cela n’empêcha pas, le 13 thermidor (31 juillet). Cornet, dans un rapport fait aux Anciens au nom de la commission établie le 8 (26 juillet), d’accuser les Jacobins de connivence avec les royalistes qui, nous le savons, s’agitaient alors beaucoup, et de conclure à l’envoi au Directoire d’un message réclamant des renseignements sur l’inexécution des articles 860 à 864 de la Constitution relatifs aux sociétés politiques ; cette proposition fut adoptée. Le Directoire répondit par la communication, le 17 thermidor (4 août), d’un rapport du ministre de la police « sur les sociétés s’occupant de questions politiques ». Prenant une initiative que lui refusait la Constitution, le Conseil des Anciens vota le renvoi de ce rapport au Conseil des Cinq-Cents, qui le reçut le jour même, mais dont la majorité, jugeant le procédé anticonstitutionnel, passait, le lendemain, à l’ordre du jour.

La manœuvre des Anciens était une invitation à sévir contre les Jacobins, très probablement concertée avec Sieyès qui, ayant tiré tout le profit possible de son alliance momentanée avec eux, à même, grâce à leur maladresse, de les discréditer dans l’opinion publique, avec quelque apparence de raison — mais il n’est pas douteux que, les Jacobins n’eussent-ils pas été maladroits, Sieyès, conformément à la tradition thermidorienne et directoriale dont j’ai cité tant d’exemples, aurait agi de même — n’aspirait qu’à les dissoudre ; Roger Ducos, par nullité, était sa chose, et Barras, par intérêt, approuvait. Ce que voulait Sieyès, ce n’était pas seulement une fraction du pouvoir, c’était le pouvoir souverain. Pour y parvenir, il s’était allié aux Jacobins contre ses collègues du Directoire, Treilhard, Merlin, La Revellière. Mais les événements du 30 prairial (18 juin) n’ayant pas abouti à l’élection de ses candidats préférés (chap. xx), il « n’avait obtenu de cette journée rien de ce qu’il avait espéré »(La Revellière, Mémoires, t. II, p. 418). Après avoir reconnu en termes louangeurs que « le parti modéré » avait triomphé en la personne de Sieyès, « âme de ce parti qui réunissait l’adresse au talent », Thibaudeau (Le Consulat et l’Empire, t. Ier p. 11) constate qu’« il était notoire que Sieyès méditait une réforme dans l’État » (Idem, p. 1415). Or, cette réforme qui consistait essentiellement à fortifier le pouvoir exécutif au détriment du pouvoir législatif, la présence de Gohier et de Moulin au Directoire et la composition du Conseil des Cinq-Cents ne lui permettaient plus de l’atteindre d’une façon à peu près régulière ; dès l’abord, il songea à un coup d’État militaire (de Barante, Histoire du Directoire, t. III, p. 450-451), comme Carnot y avait songé, avant le 30 prairial, avec l’aide de La Fayette (voir chap. xx).

Selon un extrait des Mémoires de Jourdan, publié, en février 1901, par le Carnet historique et littéraire (t. \II, p. 161-172), dans une conférence que, peu après le 30 prairial, Bernadotte, Joubert et Jourdan eurent « avec Sieyès, président du Directoire, il laissa percer, à travers son langage obscur, l’opinion de donner à la France de nouvelles institutions et plus de pouvoir au Gouvernement » (p. 162). C’est un arrêté du 21 messidor (9 juillet) qui, en désignant Marbot comme successeur de Joubert à la tête de la 17e division militaire (Paris), que celui-ci commandait depuis le 30 prairial (18 juin), annonçait sa nomination au commandement en chef de l’armée d’Italie d’où, suivant le souhait de Sieyès, il devait revenir victorieux pour opérer le coup d’État. C’est par lettres du 13 et du 16 messidor (1er et 4 juillet) que Bruix fut averti à Cadix (chap. xix, § 2) que le Directoire n’insistait plus pour qu’il allât chercher Bonaparte en Égypte, comme l’avait décidé (chap. xix, fin du § 1er) la lettre du 7 prairial (20 mai), avant la rentrée à Paris de Sieyès élu directeur ; car, aux yeux de Sieyès, Bonaparte était avant tout le rival à écarter, et quand on en parlait devant lui pour effectuer le coup d’État, objet de ses désirs à la condition d’en être le bénéficiaire, il « répondait dédaigneusement : — Le remède serait pire que le mal » (de Barante, Idem, p. 495). D’où il résulte qu’au plus tard dans la première quinzaine de messidor (fin juin), intentions et plan de Sieyès étaient arrêtés, tandis que la société du Manège ne débuta qu’après. S’il avait vécu, Joubert se serait-il prêté au désir de Sieyès ? Gohier dans ses Mémoires (t. Ier, p. 53) raconte que ce général avant de partir pour l’Italie, lui dit : « à la manière dont votre collègue Sieyès s’est exprimé avec moi sur notre Constitution, à l’étrange langage qu’il m’a tenu, j’ai vu qu’il n’était pas fait pour entendre le mien ». Il remit à Gohier un « mémoire » que celui-ci publie (Idem, p. 364 et suiv.), et dans lequel Joubert semble avoir désiré conserver « les formes constitutionnelles » (id, p. 369). On y trouve sur le penchant des modérés vers la droite cette appréciation trop souvent exacte : « Des républicains qui croient l’être aujourd’hui, dans le moment d’une crise fatale, se trouveront, sans y penser, tout bonnement rangés parmi les royalistes, et ceux-là sont tous les modérés » (Idem, p. 369).

La mauvaise tactique des Jacobins ne fut donc pour rien dans l’idée des modérés de recourir à un coup d’État ; elle fut le prétexte, elle ne fut pas la cause de la nouvelle orientation à droite qui devait préparer celui-ci : une politique de réaction préalable est, en effet, la condition essentielle de réussite pour un coup d’État ; ce n’est qu’après avoir fortifié les réactionnaires aux dépens des vrais républicains, ce n’est qu’après leur avoir cédé les avenues du pouvoir, qu’un coup d’État peut le leur livrer tout entier. Telle est la règle sans exception de notre histoire, où la logique des faits a toujours démenti de la manière la plus catégorique les assertions intéressées des modérés rabâchant hors de tout propos la thèse contraire, afin d’essayer de détourner sur d’autres les soupçons qui ne sont justifiés que pour eux-mêmes. Un exemple réjouissant de cette petite rouerie des modérés est dû à M. Plichon. Tenant plus à manifester ses mauvaises intentions envers nous que sa connaissance raisonnée de l’histoire, il nous criait de son air le plus sérieux, au sujet — et ici la chose devient tout à fait comique — de la proposition de loi enlevant simplement aux fabriques le monopole des inhumations : « C’est vous qui préparez Brumaire en ce moment » (séance de la Chambre du 29 décembre 1903, Journal officiel du 30, p. 3439). Non, M. Plichon, non, on n’a jamais vu un coup d’État réussir durant les périodes de progrès républicains et d’infériorité, par conséquent, au point de vue de l’influence politique, des hommes de votre espèce ; c’est, au contraire, la condescendance plus ou moins avouée à leur égard qui a rendu le terrain favorable à l’éclosion d’un coup d’État. Et Sieyès le savait bien. Aussitôt après avoir utilisé les Jacobins, il prépara ce que M. Sorel (L’Europe et la Révolution française, 5e partie, p. 429) a appelé « un mouvement tournant » ; la maladresse des Jacobins, je le répète, lui fournit le prétexte qu’il aurait au besoin inventé, non l’idée.

Voulant aiguiller à droite, Sieyès, sur la proposition de Fouché, nouvellement nommé ministre de la police, essaya de donner le change sur ses intentions en participant d’abord à une opération de surenchère à gauche, tactique que nous voyons encore appliquer de nos jours. Le 7 thermidor (25 juillet), un arrêté du Directoire décidait qu’à l’égard de 31 condamnés à la déportation (en vertu de la loi du 19 fructidor an V-5 septembre 1797 (chapitre xvii, § 1er) et, parmi eux, Carnot, Vaublanc, Cadroy, Henri Larivière, Camille Jordan, J. Ch. G. Delahaye, M. Dumas, Imbert-Colomès, Quatremère de Quincy, il serait procédé suivant la loi du 19 brumaire an VII-9 novembre 1798 (chap. xx), applicable aux individus s’étant soustraits à la déportation et les assimilant aux émigrés (Moniteur du 17 thermidor-4 août). Ayant ainsi affirmé son républicanisme, Sieyès, qui était président du Directoire, en profita pour prononcer, le jour anniversaire du 10 août, le 23 thermidor, un véritable réquisitoire contre les Jacobins et se déclarer prêt à les frapper inflexiblement. « Entendre Sieyès parler avec cette hardiesse, lui qui avait montré une soumission silencieuse pendant toute la Terreur, c’était un signe certain de l’impuissance du parti démagogique et du peu d’appui qu’il trouvait dans l’opinion publique » (de Barante, Histoire du Directoire, t. III, p. 460). Cette appréciation de M. de Barante, peu suspect de sympathie jacobine, confirme ma façon de voir et contredit celle qui joue, en la circonstance, du péril jacobin.

De même que, précédemment, le recours à la Terreur (voir début du chap. 1er), le recours au coup d’État militaire était, du reste, à cette époque, une idée acceptée dans les divers partis. D’après l’extrait des Mémoires de Jourdan (p. 163) cité plus haut, Jourdan et ses amis auraient songé, eux aussi, à ce procédé pour avoir raison des résistances auxquelles ils se heurtaient et des manœuvres réactionnaires de Sieyès. Ce serait la condition posée par Bernadette, sur lequel ils comptaient en tant que ministre — sa démission préalable — et aussi le sentiment « qu’une révolution opérée par ce moyen ne pourrait se soutenir que par la violence et nous conduirait au despotisme militaire », qui auraient empêché leur tentative de recours à la force armée ; à celle-ci, ils substituèrent alors l’idée d’une sorte de coup d’État par la voie parlementaire : ils rêvèrent d’obtenir, à l’aide de la déclaration de la patrie en danger, la suspension des pouvoirs organisés par la Constitution de l’an III, auxquels aurait succédé la dictature d’un nouveau comité de salut public. Le 25 thermidor (12 août), la société de la rue du Bac décidait de demander au Corps législatif la proclamation de la patrie en danger. Ce devait être sa dernière séance. Par un message, le Directoire annonçait le lendemain, 26 thermidor (13 août), qu’il avait ordonné la clôture de la salle, sur la porte de laquelle les scellés furent, en effet, apposés dans

Salle des Cinq-cents.
(Bibliothèque de la Chambre des députés.)


la journée. Des sociétés de même genre restèrent néanmoins ouvertes dans certains endroits, notamment à Versailles, à Toulouse, à Marseille, à Metz ; et ce fut là que s’ébauchèrent, sans trouver l’appui nécessaire dans la population, quelques tentatives de résistance au coup d’État de Brumaire (Aulard, revue la Révolution française, t. XXVI, p. 406).

Conformément à l’intention que je viens d’indiquer d’après Jourdan et l’avis émis par les Jacobins dans leur dernière séance, un député de leur parti, Chamoux, se basant sur la gravité de la situation, réclama au Conseil des Cinq-Cents, le 26 thermidor (13 août), la formation d’une commission de sept membres chargée de présenter des mesures de salut public. C’était là, à leurs yeux, sous l’action réelle de leur plan de politique intérieure, sous l’action apparente du péril extérieur, le début du plagiat complet du système gouvernemental que ce péril avait inspiré à la Convention. Les modérés du Conseil, anciens ou nouveaux, tels que Lucien Bonaparte, le comprirent tout de suite et, pouvant justement craindre de n’avoir pas la majorité dans les Cinq-Cents sur la question de fond, par une tactique habile, ils ne combattirent pas le principe même de la proposition, concentrèrent tous leurs efforts sur le mode de nomination de cette commission et obtinrent qu’elle serait nommée par le Conseil lui-même, alors que, d’habitude, les commissions étaient formées par le bureau des Cinq-Cents d’après des inscriptions préalables sur un registre spécialement institué à cet effet le 27 thermidor an IV (14 août 1796). D’une question d’idées où les opinions pour ou contre ont à s’affirmer nettement, ils faisaient ainsi une question de personnes où les sympathies et antipathies individuelles ont libre jeu et aboutissent à des concessions inavouées. Sur sept membres, ils firent passer quatre des leurs, Chénier, Daunou, Lucien Bonaparte, Eschasseriaux aîné ; les trois autres étaient Boulay (de la Meurthe), Berlier et Lamarque. Les modérés de droite avaient la majorité et, de la sorte, la commission était d’avance annihilée.

Au même moment, le parti Sieyès, préoccupé de rendre son grand homme intéressant, s’efforçait d’accréditer le bruit que, le 23, lors de la fête commémorative du 10 août, il avait miraculeusement échappé à une tentative d’attentat. Voici comment s’exprimait le Moniteur du 27 thermidor (14 août) : « On a répandu depuis deux jours un bruit que nous ne pouvions croire, mais qui se conforme à chaque instant ; c’est que le 23, lors du combat simulé qui eut lieu au Champ-de-Mars, il fut tiré deux coups de fusil à balles. Elles ont percé, dit-on, la décoration contre laquelle étaient assis les membres du Directoire et, précisément, au-dessus de leurs têtes ». Or le rapport du Bureau central du 25 thermidor (12 août) dit (recueil d’Aulard, t. V, p. 676) : « On a su que de légers accidents y avaient eu lieu. Le royalisme avait d’abord essayé de les interpréter : ses efforts ont été entièrement inutiles » ; et Fabre (de l’Aude), dans son Histoire secrète du Directoire (t. IV, p. 249), confirme : « Aucun accident pareil n’arriva ». Naturellement, on accusa les Jacobins et on en profita pour prendre une mesure de réaction. Le lendemain même de la fête, le 24 thermidor, 11 août. — (Moniteur du 26-13 août), le ministre de la guerre Bernadotte écrivait par ordre à Marbot : « Il est onze heures du soir, et je vous transmets de suite l’arrêté du Directoire exécutif que je viens de recevoir à l’instant… Le général Lefebvre est nommé pour vous remplacer dans le commandement de la 17e division ».

Tandis que l’échec subi le 27 thermidor (14 août) au Conseil des Cinq-Cents par les Jacobins parlementaires allait entraîner dans leurs rangs certaines défections, les modérés, qui ne venaient de triompher que grâce aux voix des partisans des anciens directeurs, se trouvèrent intéressés à ménager ceux qu’ils avaient contribué à renverser le 30 prairial. Ils en arrivèrent tout naturellement alors à défendre contre leurs récents alliés les actes et les personnes qu’avec eux ils avaient dénoncés. Le résultat fut, après de nombreuses séances en comité général, ou comité secret suivant l’expression actuelle, le rejet par le Conseil des Cinq-Cents, le 1er et le 2 fructidor (18 et 19 août), des demandes en accusation formulées contre les anciens directeurs ; celle qui réunit le plus de suffrages fut repoussée par 217 voix contre 214 ; ce vote, comme alors tous ceux qui n’avaient pas lieu par assis et levé, fut secret, et ce mode de scrutin a toujours favorisé les trahisons de ceux qui n’affichent certaines opinions que par intérêt personnel.

Les journaux jacobins, à la suite de ce rejet, redoublèrent leurs attaques contre Sieyès qui inspirait et dirigeait le mouvement de réaction et qui aussitôt fit adresser aux Cinq-Cents par le Directoire un message réclamant une loi contre la presse (4 fructidor-21 août) ; le Conseil ne parut pas pressé de lui donner satisfaction sur ce point. N’obtenant pas cette loi, le Directoire passa outre ; après lui avoir, par un premier arrêté du 16 fructidor an VII (2 septembre 1799), fait ordonner la déportation à l’île d’Oléron d’une soixantaine de propriétaires, entrepreneurs, directeurs, auteurs, rédacteurs de 35 journaux royalistes de Paris ou de la province qui avaient été frappés en fructidor an V en vertu de la loi du 19 de ce mois (chap. xvii, § 1er-), Sieyès lui fit, par un second arrêté du 17 fructidor an VII (3 septembre 1799), ordonner, sous prétexte de conspiration, l’arrestation des « propriétaires, entrepreneurs, directeurs, auteurs, rédacteurs » de onze journaux royalistes ou patriotes, au nombre desquels était le Journal des Hommes libres — le Directoire avait déjà prescrit des poursuites contre celui-ci par arrêté du 1er fructidor (18 août) — et l’apposition des scellés « sur leurs effets, papiers et presses ». Un message justificatif, lu le même jour aux Cinq-Cents, fut accueilli par des murmures ; M. Vandal a dit à tort (L’avènement de Bonaparte, p. 219) qu’il était dirigé « exclusivement contre le péril de droite ». Il attaquait à la fois, au contraire, royalistes et jacobins, les « conspirateurs de toutes les livrées » et dénonçait « l’abus de la liberté de la presse » commis, d’après lui, par ces deux partis qu’il affectait d’assimiler. Le député Briot répliqua que l’arrêté du Directoire était « un acte de la tyrannie la plus indécente ». Tandis qu’on frappait à la fois à gauche et à droite pour mater les patriotes et les royalistes jugés irréductibles, Fouché, qui avait conseillé cet équilibre dans la répression de nature déjà à impressionner les naïfs, avait recours à d’autres moyens pour recruter des partisans en haut et en bas. D’un côté, en fructidor et en vendémiaire, il faisait opérer de nombreuses radiations sur la liste des émigrés et se montrait plein d’égards pour des nobles et des prêtres (Madelin, Fouché, t. Ier, p. 256) ; de l’autre, il s’efforçait de plaire aux ouvriers : dans une lettre du 25 thermidor (12 août) — veille de la fermeture de la salle de la rue du Bac — adressée à l’administration municipale du iiearrondissement (Idem, p. 257) il ordonnait, afin d’obvier à la misère résultant du chômage, « une enquête destinée à désigner les chefs d’atelier qui pouvaient encore, grâce à un prêt à longue échéance ou à un secours gratuit, tenir ouverts tous leurs ateliers et nourrir ainsi leurs ouvriers, et, d’autre part, les ouvriers travaillant en chambre, dignes des secours immédiats du gouvernement ». On ignore si cette mesure fut générale ; en tout cas, elle n’eut pas grand effet pour les ouvriers ; car, à la séance des Cinq-Cents du 4 vendémiaire an VIII (26 septembre 1799), on voit un ami de Bonaparte, Fabre (de l’Aude), signaler de nouveau la misère des ouvriers, réclamer l’organisation de travaux et dénoncer les arrière-pensées de certains patrons cherchant à exciter le mécontentement de la classe ouvrière pour peser sur le gouvernement : « Un objet, dit-il, qu’il est impossible d’ajourner, parce qu’il peut influer sur la tranquillité publique, c’est l’état déplorable où se trouvent un grand nombre d’ouvriers que le défaut de moyens, la peur d’une trop forte taxe dans l’emprunt de cent millions, ou peut-être la malveillance, ont fait renvoyer des ateliers ». Une commission fut chargée d’étudier la question.

Une excellente résolution votée par les Cinq-Cents, le 13 fructidor an VII (30 août 1799), fut celle qui rapportait la loi du 18 fructidor an V (4 septembre 1707) autorisant (chap. xvii, § 1er) l’entrée ou le maintien des troupes à Paris et dans les environs ; mais elle était rejetée par les Anciens le 2me jour complémentaire (18 septembre). Le parti jacobin tenta de prendre sa revanche de son échec au sujet des demandes en accusation ; et le général Jourdan, qui marchait avec lui, défendit, le 27 fructidor (13 septembre), devant le Conseil des Cinq-Cents, la décision votée par la société de la rue du Bac le 25 thermidor (12 août) : il lui demandait directement de déclarer « que la patrie est en danger, que sa liberté, sa constitution, sont menacées par des ennemis intérieurs et extérieurs ». La séance fut une des plus orageuses qu’il y eût encore eu ; Lucien Bonaparte préconisa « une marche ferme et constante dans le sentier constitutionnel », et combattit la proposition ; le président eut l’habileté de faire prononcer l’ajournement de la discussion au lendemain. Les modérés profitèrent de ce délai pour rallier les indécis et, le 28 (14 septembre), Jourdan fut battu par 245 voix contre 171 ; les modérés l’emportaient définitivement. Alors que, le mois précédent, un rapport du Bureau central de Paris signalait que les ouvriers, malgré la situation économique déplorable dont ils se plaignaient beaucoup, — « les manufactures grandes et petites, sont presque désertes ; la maçonnerie surtout est sans occupation » — s’inquiétaient peu « de questions politiques » (recueil de M. Aulard, t. V, p. 653), il faut constater que ce vote fut la cause d’attroupements assez nombreux qui manifestèrent leur mécontentement aux cris de : « À bas les voleurs, les Chouans, les traîtres ! À bas Sieyès et Barras ! Nous n’avons que 171 bons représentants ! » (Idem, p. 730). Le journal jacobin, L’ennemi des oppresseurs de tous les temps, chercha bien alors à prouver que Sieyès se trouvait dans le même cas que Treilhard (chap. xvii, § 2, et chap. xx) ; en fait, il n’y avait là qu’une mauvaise chicane qui n’aboutit pas.

Le même jour (14 septembre) avait été exécutée une décision prise la veille, en cachette de Gohier et de Moulin, par les trois autres membres du Directoire : Bernadotte qui soutenait les républicains avancés, à qui sa fonction, en outre de son nom, donnait de l’influence sur l’armée, mais qui n’avait pas l’esprit de décision que lui supposait Sieyès, se voyait enlever le ministère de la Guerre confié par intérim — cela devait durer dix jours — à l’ancien ministre Milet-Mureau. L’émotion qu’excita ce procédé fut si vive que Sieyès comprit qu’en voulant être trop adroit, il avait commis une maladresse. Afin de l’atténuer, il accepta, pour successeur de Bernadotte, un républicain de même nuance, Dubois-Crancé. Cet ancien Conventionnel, calomniateur de Babeuf (chap. xiii), redevenait ainsi le collègue de Robert Lindet que, le 9 prairial an III (28 mai 1795), il avait, étant alors un féroce thermidorien, contribué à faire décréter d’arrestation (chap. vii). Comme, à la fin de la séance du 28 (14 septembre) en apprenant la révocation de Bernadotte, on parlait aux Cinq-Cents de « coup d’État », Lucien Bonaparte, qui complotait déjà avec Sieyès, s’écria, pour calmer les soupçons : « Si une main sacrilège voulait se porter sur les représentants du peuple, il faudrait penser à leur donner à tous la mort avant que de violer le caractère d’un seul », et il rappela qu’un texte légal mettait « hors la loi quiconque porterait atteinte à la sûreté de la représentation nationale » ; il devait, avant deux mois, avoir l’occasion de prouver toute la loyauté de cette attitude.

À peine le principe de l’emprunt forcé avait-il été établi par la loi du 10 messidor an VII (28 juin 1799), que le ministre des finances convoquait un certain nombre de gros banquiers et de gros négociants, entre autres Perrégaux, Fulchiron, Mallet, Germain, Sévennes, Sabathier, Marmet, Thibon, pour se concerter avec eux sur les moyens de suppléer à l’épuisement du Trésor public. Les crédits ouverts pour l’exercice de l’an VII avaient atteint 735 millions, tandis que les recettes n’étaient montées qu’à 448 195 118 francs (Ganilh, Essai politique sur le revenu public, t. II, p. 179). On convint, après plusieurs réunions, de constituer un syndicat qui, le 19 thermidor (6 août), le jour même où fut votée la loi réglant le mode de perception de l’emprunt, mit à la disposition du gouvernement 30 millions de bons ou billets, de 20 jours à 120 jours de date, à valoir sur les recettes futures (Moniteur des 19 et 20 thermidor-6 et 7 août). Une commission, composée des quinze principaux souscripteurs, devait, d’accord avec le ministre, surveiller l’émission et la rentrée de ces billets qui, malgré tout, perdaient bientôt près d’un quart à vingt jours de date. Le produit de l’emprunt ne semblait pas devoir atteindre au montant de ces engagements anticipés, le déficit était énorme, et les Conseils n’avaient pas encore pris de résolutions définitives sur les moyens d’assurer le service de l’an VIII, lorsque eut lieu le coup d’État.

Nous avons vu (chap. xx) que le parti qui triompha aux élections de l’an VII manifesta, avant le 30 prairial, le souci d’obvier aux dilapidations, aux spéculations, au désordre des finances. Ses orateurs revinrent fréquemment sur ces sujets, ce fut notamment le cas de Poullain-Grandprey au Conseil des Cinq-Cents. Le 14 vendémiaire an VIII (6 octobre 1799), il préconise des mesures de nature à assurer la régularité, le contrôle et la rapidité de la comptabilité publique. Le 23 (15 octobre), il propose une réforme qui a été accomplie depuis : aux contribuables en retard, on imposait alors le logement et l’entretien, pendant un certain délai, d’un individu qui était le garnisaire : « Qui ne sait, dit-il, que les frais de garnisaires s’élèvent à plus de 25 millions et que cette énorme charge ne pèse que sur les citoyens les moins aisés ? Nous vous proposons d’abolir cette méthode ruineuse, et d’y substituer des saisies qui n’auront lieu qu’après plusieurs avertissements et qui ne pourront coûter au contribuable au delà de 3 fr. » Ses propositions de réformes financières n’étaient, du reste, pas toujours aussi heureuses. Le 11 et le 29 vendémiaire (3 et 21 octobre), il développait un nouveau mode de recouvrement des contributions et, pour réaliser des économies, il proposait de supprimer les agents de l’État, à l’exception des receveurs généraux, et d’adjuger au rabais la perception des contributions directes avec obligation, pour l’adjudicataire, de fournir un cautionnement en immeubles. Dans la même séance où il réclamait la suppression des garnisaires, il s’occupait du régime des salines appartenant à l’État. Il a été dit précédemment (début du § 8, chap. iii) que les salines de l’Est, après avoir été exploitées en régie, avaient été, en brumaire an VI (novembre 1797), affermées à une société privée ; or Poullain-Grandprey, combattant à la fois la régie et l’affermage, demanda la vente des « salines nationales de l’Est », des « marais salants nationaux » et des « salins connus sous le nom de salins de Peccais », village du Gard, sur la Méditerranée, au sud d’Aigues-Mortes, tout cela au nom des avantages très exagérés de la concurrence. Comme certains radicaux de nos jours, la plupart des Jacobins associaient plus aisément que rationnellement l’individualisme économique à l’étatisme politique.

Une loi du 12 vendémiaire an VIII (4 octobre 1799) visa aussi à rétablir l’ordre dans les comptes des diverses administrations. Une autre loi du même jour ordonnait à tout entrepreneur, fournisseur, soumissionnaire, de rendre « un compte général et définitif, appuyé de pièces justificatives, du service dont il a été chargé », et prévoyait le cas de restitution. « La loi ne fut pas exécutée », constate M. Stourm (Les finances de l’ancien régime et de la Révolution, t. II, p. 352). Il n’ajoute pas que, trente-six jours après le vote de cette loi, Bonaparte était le maître ; la faute signalée par lui incombe, dès lors, tout entière à ce gouvernement qui, à l’en croire (Idem, p. 498), « rompit absolument avec les errements de la Révolution ».