Histoire socialiste/Le Second Empire/04
La classe ouvrière, décimée en 1852, réduite au silence par la police, et quelquefois hélas ! corrompue et endormie par d’hypocrites bienfaits, vers 1863, s’est reprise à vivre, à penser et à espérer. Un jour, comme subitement, elle a recommencé la lutte pour son émancipation : cette soudaine rentrée en scène vaut certes d’être expliquée. Il nous faut dire tout le travail obscur et long de sentiments et d’idées qui aboutit presqu’en quelques mois à la candidature ouvrière en 1863, à la fondation de l’Internationale en 1864 et à la reconstitution d’un mouvement ouvrier dans le mouvement républicain même.
Nous avons décrit plus haut la condition qui fut faite par l’Empire à la classe ouvrière : la loi des livrets, la loi des prud’hommes, la réglementation des sociétés de secours mutuels, la bienfaisance gouvernementale et les grands travaux publics ; nous avons dit la place qu’on attribua au prolétariat dans l’édifice impérial. Nous avons montré d’autre part, comment dans les grandes villes et dans les régions industrielles les ouvriers demeurèrent obstinément républicains. Il nous reste a marquer comment l’idée, souvent bien effacée et devenue bien vague, de l’émancipation nécessaire continua d’animer beaucoup d’entre eux, pendant ces tristes années ; — et comment un jour, par les effets complexes et lents de circonstances économiques, cette idée se manifesta de nouveau avec force et s’imposa.
Aussi bien était-il impossible que toute l’ardeur d’émancipation qui animait le prolétariat de 1848 eût disparu sans laisser de traces. Il était impossible que ces ouvriers des grands centres, dont les sentiments socialistes avaient été assez précis pour les rattacher naguère à des écoles opposées, eussent soudain oublié tous leurs projets, tous leurs efforts.
De longues et minutieuses recherches permettront certainement un jour de recueillir les traits épars qui attesteront ces survivances ; ceux, que dès maintenant nous avons pu réunir, laisseront deviner au moins l’état de la pensée socialiste en ces années-là.
État lamentable s’il en fut jamais ! Les socialistes dispersés en petits groupes par tous pays ne savent pour ainsi dire plus rien des réalités sociales. Selon la forte parole de Marx, au moment où il se retirait, en septembre 1850, du comité central de la société communiste allemande de Londres, « au lieu que ce soient les rapports véritables, c’est la simple volonté qui devient alors le moteur de la révolution… Comme les démocrates, les socialistes substituent à l’évolution révolutionnaire la phrase révolutionnaire ». Les hommes de pensée et de science, Marx, Engels, Proudhon, étudient, observent, dans la retraite, dans l’isolement ; mais jusqu’en 1864, ils n’ont pas d’influence ; ils ne connaissent plus la joie sublime d’exprimer quotidiennement leur pensée dans l’action, de voir, comme disait encore Marx, « la théorie, s’emparant des foules, devenir force matérielle ». Les conceptions différentes, qui naguère encore exprimaient les aspirations des différentes classes, ne sont plus que les dogmes de petites sectes qui maintiennent péniblement leur vie, ou comme les anciennes sectes protestantes, lors des révolutions anglaises vont chercher Outre-Mer le monde nouveau. C’est le moment des expériences de Nauvoo et du Texas : Cabet et ses disciples sont partis à la recherche de l’Icarie ; Considérant et Cantagrel expérimentent le phalanstère. Cependant que les enfants perdus de la pensée socialistes, exaspérés des injustices sociales, désemparés et brisés, ne rêvent plus que vengeance et sang. Dans les sociétés obscures et exaltées de l’exil, Cœurderoy appelle de ses vœux l’invasion de Cosaques qui régénérera l’Occident, tandis que Déjacque conseille d’égorger, de voler, d’empoisonner et d’incendier, par groupes de trois ou quatre, pour faire enfin table rase et préparer l’Harmonie.
La pensée cohérente et continue des petits groupes socialistes ne peut plus s’entretenir ni se renouveler dans les profondeurs de la vie populaire ; elle semble définitivement s’étioler et se corrompre dans les misérables groupements de Londres.
Mais, en est-il de même en France ? — Ici encore sans doute quelques-uns demeurent fidèles à leur vieille foi. Si les Saint-Simoniens sont au pouvoir, quelques Fouriéristes poursuivent obscurément leur propagande et se passionnent pour l’expérience lointaine tentée par leurs frères. En 1855, nous voyons que l’administration s’inquiéta du recrutement, tenté en Indre-et-Loire, d’émigrants pour le Texas (BB 30/416). Au début de 1856, la propagande icarienne faite de Paris, par Beluze, le gendre de Cabet, amena des perquisitions et des enquêtes sur plusieurs points du territoire. Le procureur de Besançon signala le colportage de brochures de Cabet, dans tout le ressort ; de petits groupes furent découverts à Montbéliard, à Arbois, à Dôle, à Poligny ; on y lisait les brochures du maître, les lettres adressées de Nauvoo par des amis, et l’on ouvrait des souscriptions pour la colonie communiste. A Marseille, le procureur signalait également un groupement icarien de 30 à 40 membres. Mais a la plupart d’entre eux, disait-il, faisaient remonter à 1847 et à 1848, leur initiation aux doctrines de Cabet » et le fonctionnaire impérial notait que dans son ressort « les populations seraient plutôt disposées à suivre toute doctrine qui aurait pour but immédiat et direct de prendre le bien d’autrui, qu’à s’associer aux théories vagues des utopistes de l’école icarienne, qui tendent indirectement au même but, par la voie de l’association et d’un communisme pratique plus ou moins régulièrement organisé ». (BB 30/416) En d’autres termes (car il faut toujours traduire les textes des procureurs), ce n’était point, en reprenant les formules des vieilles écoles, que les populations ouvrières songeaient à exprimer leur revendication.
Mais, si les écoles et leurs querelles avaient lassé le prolétariat, elles ne lui en avaient pas moins légué tout un patrimoine d’idées et d’aspirations, qu’il ne voulait point laisser perdre.
Beaucoup de prolétaires continuaient de lire, non point exclusivement les livres d’un maître, d’un prophète, mais toutes les brochures de propagande ou de circonstance pieusement conservées depuis 1848.
« Les livres politiques ou philosophiques publiés en 1848, écrivait le procureur de Lyon, conservés soigneusement dans certaines familles, maintiennent les traditions égalitaires et contribuent à faire durer leurs espérances mauvaises… Les élucubrations des hommes de 1848 répandent les idées socialistes dans les masses et y conservent sous la cendre le feu des révolutions » (17 juillet 1856, BB 30/379).
Les vieux aussi, étaient là pour raconter leurs luttes, leurs efforts déçus : et ils transmettaient à leurs fils tout cet ensemble d’idées vagues et spontanément choisies qui constitue une tradition. De l’incroyable mouvement d’idées qui les avait entraînés de février à juin, ils avaient retenu que la République devait être « démocratique et sociale ». Et ils avaient retenu aussi la formule de quelques-unes de ces réformes nécessaires, urgentes, par où la République « démocratique et sociale » devait manifester un jour son existence. De 1852 à 1863, c’est pour avoir acclamé cette « République démocratique et sociale », que les militants ouvriers furent sans cesse arrêtés. Pour eux comme pour les révolutionnaires parisiens de 1834, de 1839 ou de février 48, il n’était point de République sans transformation sociale.
De nombreux documents judiciaires l’attestent. Si, dans les cerveaux ouvriers, la pensée socialiste est alors bien vague, bien confuse, elle persiste néanmoins ; et les idées générales, communes à tous les systèmes, plus ou moins déformées, plus ou moins grossies, demeurent cependant frappées sur les mémoires.
Les ouvriers — c’est la règle générale, celle qu’on observe pendant tout le siècle — sont républicains exactement dans la mesure où ils sont conscients de l’iniquité sociale, dans la mesure où ils sont socialistes.
Pendant les années d’oppression, sous l’Empire, comme au temps de la Restauration, c’est parce qu’ils sont socialistes, qu’ils demeurent attachés à l’idéal républicain. Le fait est assez évident pour arrêter en 1855 l’attention du procureur de la Cour d’Appel de Paris. « Ce dont il faut convenir, dit-il, quoi qu’il en coûte, c’est que la haine du pauvre contre les riches, profondément enracinée dans les classes ouvrières par la révolution de 1848 et les doctrines qui la perpétuent, suffisent pour faire jaillir dans ces classes, à tout moment, de nouveaux conspirateurs contre le gouvernement impérial ».
Il est raie que ces conspirateurs expriment avec précision et par écrit leur programme. Mais chaque fois qu’une pièce saisie ou une réponse le laisse deviner, on est frappé tout de suite du caractère social de ce programme. En août 1855, lors des poursuites contre la Marianne de Paris, on saisit chez les principaux inculpés, chez Lecompte et chez Ramade, l’ouvrier mécanicien, l’ancien lieutenant de Blanqui en 1848, un projet d’organisation révolutionnaire, élaboré en commun, présenté dans le groupe, selon la tradition même du babouvisme et du blanquisme. On y lit :
« Au nom de la Révolution,
La Commission révolutionnaire décrète :
1° Toutes les lois antérieures sont supprimées.
2° Tous les corps constitués sont dissous.
3°’Une armée volontaire de révolutionnaires remplacera l’armée active et sera dirigée sur la frontière d’Italie et d’Allemagne pour l’émancipation des peuples.
4° Tout individu disposant de plus de 50.000 francs est exproprié au profit du peuple.
5° Toutes les grandes voies de communication, telles que canaux et chemins de fer, etc., appartiennent à la République.
6° Il sera dressé un inventaire dans chaque commune concernant les produits de toute nature, lesquels produits seront déposés au sein de la commune sous la garde du peuple ».
Après réunions, après discussions, le texte change. Quelques articles sont modifiés, sous l’influence de Ramade, semble-t-il. On a :
« 3° L’hérédité est abolie.
4° La nation unique propriétaire du sol et de tout ce qu’il renferme, produit ou rapporte, garantit l’existence, l’éducation et le travail à chaque citoyen.
5° Les femmes sont émancipées.
6° Des décrets ultérieurs font connaître le mode d’indemnisation pour que les propriétaires actuels ne soient pas lésés dans leurs intérêts. »
Tout cela est de pure tradition blanquiste : la minorité prolétarienne consciente exerce hardiment et prudemment au lendemain de la Révolution sa dictature provisoire.
D’autres fois, ce sont les idées de Louis Blanc ou quelques formules de Proudhon qu’on retrouve, comme dans la propagande des inculpés parisiens du 12 mars 1856. Parmi les questions posées aux adhérents à la Marianne, on retrouve sans cesse celle-ci : D. Le droit ? R. Au travail. Quelques-uns enfin remontent même plus loin, comme le cordonnier Clément, membre de la Commune révolutionnaire poursuivi en avril 1856, invoquent 93, Robespierre et Danton, Marat et Saint-Just pour guider le peuple dans sa lutte nouvelle « celle du travail contre le capital, de l’exploité contre l’exploiteur » (cité par Tchernoff, p. 254).
En province, peut-être les traditions sont moins nettes, les réminiscences moins vives : mais c’est encore le plus souvent pour l’amélioration de leur sort que les ouvriers sont républicains et conspirateurs. A Angers, après l’émeute, on saisit chez un des inculpés un projet de budget : « Je supprime entièrement le budget des cultes, écrit ce futur ministre des finances ; l’État ne doit pas solder les ennemis de ses institutions. Chaque culte sera payé par ses adeptes. Je propose une réduction de 124 millions sur le chapitre de la guerre ; la République ne doit pas solder à grands frais ses oppresseurs. Je confisque à nos adversaires politiques pour 7 milliards nets d’immeubles. J’en vends seulement pour 500 millions, afin de ne pas trop déprécier la propriété foncière, j’emploie 200 millions à la mise en pratique du droit au travail, qui devient ainsi une institution normale. Je prélève 150 millions pour la création de villages en Afrique où seront déportés nos adversaires. J’applique en outre 150 millions à favoriser le développement des associations, et je réserve le surplus pour les éventualités d’une guerre générale ». Projet bien naïf sans doute, mais plus révélateur de la pensée populaire que tous les rapports de préfets et de procureurs généraux. Il manifeste la persistance de la revendication sociale ; il indique rattachement des prolétaires à la vieille idée de droit au travail et leur confiance encore dans les associations ; mais il atteste aussi, hélas ! « combien les maîtres bons font de mauvaises mœurs » comme disait le vieux Babeuf, et quels légitimes sentiments de vengeance animaient alors certains républicains.
Qu’il nous soit permis de citer encore un document : il importe qu’on sache bien quelles espérances poussaient à conspirer les plus hardis, les plus énergiques des ouvriers républicains. En mai 1856, une société secrète fat découverte parmi les mineurs d’Anzin. « C’était, déclarent les témoins, Ledin Léopold qui expliquait tous les avantages que devait produire l’association. Les chefs de la Compagnie d’Anzin, disait-il, seront nommés par les ouvriers. On mettra pour inscription à chaque fosse : Fosse nationale. Les porions et maitres-porions seront nommés par les mineurs et renouvelés tous les trois mois ; les salaires des ouvriers seront de 11 francs par jour. Il ajoutait que le calcul avait été fait d’après le revenu actuel de la Compagnie, et que dès lors tous les charbonniers avaient intérêt à l’établissement de la République démocratique et sociale ». (BB 30/416 ; no 1339.)
C’est ainsi que se perpétuent dans quelques cervelles ouvrières les idées de transformation sociale. Mais la fidélité aux souvenirs et la propagande des sociétés secrètes ne peuvent recréera elles seules un vaste mouvement social. Pour que de nouveau les idées socialistes entraînent les foules laborieuses,pour qu’elles redeviennent vraiment inspiratrices de groupement et d’action, il faut que les conditions matérielles et morales de la classe ouvrière leur permettent un nouvel essor, il faut, pour ainsi dire, que le sentiment des iniquités sociales qu’elles exprimaient se trouve ravivé par les circonstances industrielles ou politiques. Alors, mais alors seulement, les traditions peuvent redevenir fécondes. Alors seulement se développe le germe qu’elles gardaient en elles, comme dans le désert, certaines graines, bien défendues, attendent un an, deux ans, sans se sécher, la pluie bienfaisante qui leur permettra de germer. La pensée socialiste attendit dix ans sous l’écorce dure des sociétés secrètes : mais la pluie vint ; l’industrie nouvelle acheva de constituer le prolétariat, elle fit plus vive sa misère, plus nécessaire l’entraide, et elle lui rendit voix et force.
C’est la révolution industrielle, préparée depuis longtemps, mais qui fut particulièrement intense de 1850 à 1860, qui permit un nouvel essor aux idées socialistes. Les établissements de crédit, le développement des chemins de fer, les encouragements de toutes sortes donnés au commerce et à l’industrie, en un mot, la politique industrielle du nouveau gouvernement, contribuèrent à cette révolution. Mais il ne faut point l’oublier : le phénomène était général. En Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, les années 50 furent une ère de prospérité ; les Coups d’État n’ont point le pouvoir de faire naître brusquement du sol les manufactures ou les chemins de fer ; et les formes du gouvernement n’influent pas autant qu’on le veut bien dire sur l’économie générale. Mais il est de fait, qu’en ces années, l’esprit d’entreprise se déploya magnifiquement et que les transformations des méthodes et des exploitations se multiplièrent alors avec une intensité inouïe.
Il nous faut décrire, rapidement, d’ensemble cet essor de l’industrie française, de 1852 à 1870. Il fut marqué essentiellement par l’extension rapide du champ d’action de l’industrie, et par l’utilisation de plus en plus grande des découvertes scientifiques. La facilité nouvelle des communications avait permis d’atteindre de nouveaux marchés ; la clientèle de chaque industrie avait pu devenir une clientèle nationale et parfois même déjà internationale. La politique libre-échangiste, qui aboutit au traité de commerce de 1860, loin de justifier, au moins par ses résultats généraux, les craintes des industriels, leur avait permis d’atteindre les marchés étrangers ; mais elle les avait heureusement contraints de transformer leur outillage et d’augmenter la productivité de leurs usines. Les inventions nouvelles avaient aidé à cette transformation : en 1847, 2.000 brevets d’invention avaient été pris ; en 1867, il y en avait plus que le double. L’emploi de la vapeur comme force motrice s’était généralisé ; la force utilisée par l’industrie en 1869 était de plus de 320.000 chevaux : en vingt ans elle avait plus que quintuplé.
C’est l’industrie métallurgique qui certainement accomplit les progrès les plus remarquables. La substitution du combustible minéral au combustible végétal amenait une diminution notable du prix des fontes et des fers : le quintal de fonte au bois revenait à 13 fr. 14 ; au coke, il ne coûtait plus que 8 fr. 08. En vingt ans. le fer diminuait de plus de 30 0/0. Alors son emploi se généralisait : les constructions de machines et de navires, la fabrication des rails de chemins de fer, la substitution progressive du fer au bois dans le bâtiment offraient chaque jour des débouchés nouveaux, qui suscitaient encore de nouvelles transformations. D’autre part, la substitution de l’acier puddlé à l’acier de forge, puis après 1860, la diffusion du procédé de Bessemer avaient réduit de moitié le coût de la fabrication de l’acier ; en quelques années, la production de ce métal avait décuplé. Dès l’Exposition de 1855, on l’employait pour les bandages, pour les cylindres de laminoirs, pour les ressorts de wagons. Bientôt après, on se décida à l’employer pour les rails.
Dans les mines, les procédés d’extraction s’étaient remarquablement perfectionnés : et les rapporteurs de 1855 pouvaient noter tout le détail du mécanisme nouveau des puits et des wagons.
Dans le textile, mêmes progrès, même révolution : les peigneuses Heil-mann et Hùbner accélèrent la préparation du coton et de la laine ; à partir de 1860, d’autre part, les métiers renvideurs empruntés à l’Angleterre, achevaient de transformer nos filatures.
Malgré la crise de la guerre de sécession, de 1848 à 1869, l’industrie du coton doublait son chiffre de consommation de matière première. En 1869, elle en consommait annuellement pour 120 millions de kilos. Et d’autre part, la crise cotonnière surexcitait à partir de 1861 l’industrie de la laine et celle du lin.
L’industrie des produits chimiques faisait de son côté des progrès inouïs. Des inventions successives mettaient à la portée de l’industrie les produits de laboratoire : en 1840, le sodium valait 7.000 francs le kilo ; en 1870, il valait 6 francs ; dans le même temps, le prix du sulfure de carbone passait de 200 à 1 franc. Et cependant, de 1847 à 1865, la valeur de la production totale de cette industrie décuplait.
En 1856, la découverte des couleurs d’aniline par Perkins révolutionnait l’industrie de la teinture.
L’industrie du papier subissait des transformations analogues ; en 1852, apparaissait la pâte de paille ; en 1867, la pâte de bois. Et les prix baissaient énormément.
Enfin l’industrie du sucre, pourvue en 1850 de l’hydro-extracteur, et quelques années plus tard du traitement par la chaux, quadruplait sa production de 1858 à 1870.
Mais ce qui éclate surtout, c’est le nombre inouï des transformations mécaniques. Soit en 1855, soit en 1867, les rapporteurs des expositions attestent combien de métiers le machinisme vient alors révolutionner. En 1855, ce sont les machines à scier et à débiter le bois, les machines à ouvrer et travailler les bois débités ; ce sont les procédés mécaniques employés dans le bâtiment. En 1867, Michel Chevalier, dans son rapport général, signale la découverte du métier à tricoter, qui assure à la production un accroissement de 1 à 6.000, « une femme habile à faire le tricot faisant à la main 80 mailles par minutes, et pouvant en faire 480.000 avec le métier circulaire ». Le rapporteur indique de même la révolution qui s’accomplit dans la serrurerie, où désormais les clous de tout échantillon se font à la machine, puis dans la menuiserie, dans tout le bâtiment. « On façonne mécaniquement la charpente, et on taille mécaniquement les pierres. Une machine pétrit le mortier ; une autre élève les pierres ou les briques, en remplaçant pour les maçons, l’apprenti qu’ils appelaient l’oiseau. On fabrique à la mécanique des chalets tout entiers en pièces numérotées pour être expédiées par les chemins de fer aux départements et au-delà des mers à l’étranger, sur le modèle de ceux de la Suisse… Dans l’industrie si variée et souvent si délicate des tissus, la mécanique qui y a déjà bien établi sa souveraineté, étend sans cesse son empire ; elle n’y laissera pas un coin qui ne soit directement sous sa loi. Ainsi en ce moment, nous la voyons s’attaquer avec succès au tissage du velours fin ». Dans la meunerie, dans la boulangerie, dans la maréchalerie, pour la fabrication des fers ; dans la lingerie de confections, avec la machine à découper et la machine à coudre, mêmes constatations. Il n’est point jusqu’aux articles de Paris, dont la fabrication ne soit aussi atteinte par cette révolution générale : dans les fabriques de porte-plumes, d’encriers, de lorgnettes de spectacle, le machinisme fait invasion, et dans la chapellerie même, par les inventions de Laville. « C’est, conclut Michel Chevalier, un des caractères dominants de l’industrie moderne, le plus saillant peut-être, que la mécanique la pénètre de toutes parts. Toutes les branches d’industrie éprouvent les unes après les autres cette sorte d’invasion, qui est pour le bien général, malgré l’effroi qu’elle a inspiré a un écrivain généreux et d’ailleurs fort éclairé, Sismondi ; et malgré la défaveur avec laquelle elle est envisagée parmi les populations ouvrières ». (P. CXI).
De fait, Michel Chevalier avait raison de le noter : le prix de nombreux produits industriels avait notablement baissé. Et la production générale, grâce au machinisme, s’était accrue dans des proportions énormes.
L’enquête de 1865, déjà évaluait à 12 milliards de francs la valeur totale de la production industrielle de la France ; et malgré les baisses considérables de prix, c’était le double de la valeur de la production constatée 20 ans plus tôt.
Mais un point surtout importe : C’est la révolution industrielle produite par ces transformations étendues de la technique.
La conséquence immédiate et connue de la floraison de machinisme, c’est la concentration des entreprises, c’est la substitution de la fabrique, de l’usine, au petit atelier.
Si dans certaines régions, dans la Normandie et dans le Centre, par exemple, fabricants et ouvriers s’accordent alors pour résister à la transformation industrielle, les uns pour éviter la dépense de machines coûteuses, les autres par amour de leur indépendance, par crainte de la discipline rigoureuse des ateliers ; si, dans les campagnes, le travail à domicile s’obstine à lutter, de plus en plus misérable, contre la grande industrie, dans d’autres régions, dans le Nord, en Alsace, la Révolution s’accomplit. Et il faut qu’elle s’accomplisse : c’est la loi inéluctable.
Il n’est point de socialiste qui ne connaisse les conséquences sociales du machinisme. Marx les a décrites avec une vigueur incomparable. Les économistes du Second Empire les virent eux aussi se produite sous leurs yeux. Ils virent une fois de plus la concurrence impossible à soutenir pour le petit atelier, la prolétarisation croissante des artisans, l’afflux des femmes et des enfants dans les manufactures, la concentration du peuple ouvrier dans les grandes entreprises que seuls les négociants où les fabricants déjà riches, munis de forts capitaux, étaient capables de créer.
Mais la concentration industrielle se produisit alors, avec une rapidité inouïe. Tout contribuait à la hâter et à la rendre plus complète ; la multiplicité des découvertes dans tous les domaines, l’extension subite du marché par les chemins de fer, enfin le nouveau régime commercial inauguré en 1860.
Si quelques manufacturiers intelligents s’étaient, en effet, appliqués à réformer leur outillage, beaucoup vivotaient, produisant, pour ainsi dire, juste pour pouvoir vendre au prix du marché intérieur, et encore par une exploitation éhontée de leurs ouvriers. Le libre-échange fit une sélection. Beaucoup de filatures de coton, mal agencées, sombrèrent. Les autres engagèrent des capitaux, transformèrent l’outillage et prospérèrent. La fortune des grandes maisons de Roubaix, qui avaient d’abord gémi de l’importation des étoffes mi-laine de Bradford, data, pour la plupart, de cette époque.
Quant à l’influence des découvertes industrielles, sur la concentration des entreprises, l’industrie métallurgique en fournit un frappant exemple. À mesure qu’on abandonne l’emploi du combustible végétal, et malgré l’augmentation constante de la production, le nombre des hauts-fourneaux diminue. Les hauts-fourneaux au bois rendaient par jour de 3 à 5.000 kilogs de fonte ; en 1867, certains hauts-fourneaux au coke en produisent jusqu’à 50.000. Les petites exploitations ne peuvent alors soutenir la concurrence ; elles cèdent la place aux grandes.
Dès 1865, tout le mouvement s’était déjà en grande partie accompli : la grande industrie, d’après la statistique établie cette année-là, fournissait à peu près la moitié des 12 milliards de francs qui représentaient la production industrielle totale et, sur un chiffre de 3 millions de patrons et d’ouvriers, auxquels on évaluait alors la population industrielle de la France, elle en occupait près de 1.300.000, dont 1.100.000 ouvriers environ.
Une autre conséquence de la révolution économique qui s’accomplit, c’est l’afflux dans les régions industrielles de la main-d’œuvre campagnarde ; c’est l’agglomération de masses nouvelles dans les grands centres. Au fur et à mesure que se perfectionnent les moyens de communications, que les groupes économiques entrent en contact plus direct les uns avec les autres, les campagnards sentent l’effet de l’augmentation des prix et le besoin de plus de numéraire. Ils sont attirés vers la ville, vers les régions à hauts salaires, et d’autant plus que la manufacture, en tuant les industries des domiciles villageois, supprime progressivement les quelques revenus d’appoint qui assuraient leur existence. Puis les grands travaux annoncés, publiés et semés sur tout le pays par le gouvernement impérial, appellent en foule les émigrants saisonniers, et souvent, par leur constance, les retiennent dans les grandes villes. La Creuse, par exemple, n’a plus assez de maçons à fournir à Paris.
Jusqu’en 1846, il n’y a jamais eu d’un recensement à l’autre plus de 12 départements, dont la population eût diminué ; de 1846 a 1851, on en compte 22 ; de 1851 à 1860, on en compte 54, 57, et 58. Par contre, de 1840 à 1861, les chefs-lieux d’arrondissement, préfectures et sous-préfectures gagnent 1.712.000 habitants ; et de 1861 à 1870, le mouvement continue. En 1846, il n’y avait avec Paris que quatre villes qui atteignaient le chiffre de 100.000 habitants ; et leur population totale, de 1.540.000 habitants, représentait 4,03 % de la population française. Vingt ans après, la recensement de 1860 enregistrait 8 villes de plus de 100.000 habitants, avec une population de 3.120.000 habitants, soit 8,21 % de la population totale.
C’est l’époque où se caractérisent nettement les grandes régions industrielles, le Nord, la Normandie, le Haut-Rhin, la région lyonnaise et la Loire. L’industrie appelle l’industrie : plus un centre devient important, plus il offre des facilités, pour l’acquisition des matières premières, pour la facilité des communications, pour le recrutement de la main-d’œuvre, plus il appelle les manufactures. Le tisseur, le filateur, le teinturier ne peuvent s’éloigner l’un de l’autre. Souvent même quelques usiniers aux reins solides rassemblent dans leur établissement les travaux préparatoires de leur fabrication initiale : le coton brut en sort toile imprimée, ou la laine en sort un tissu apprêté. Mais les procédés industriels eux-mêmes hâtent le rassemblement géographique des industries. Les hauts-fourneaux abandonnent le voisinage des forêts qui fournissaient le combustible végétal ; ils se rapprochent des mines de houille ou de fer, cependant que d’autres industries abandonnent la force motrice incertaine des cours d’eau et se rapprochent aussi des mines, sources constantes de force pour le machinisme nouveau. De nouveaux pays industriels se créent tout autour des mines, dans les départements de la Meurthe et de la Moselle, par exemple.
Cette agglomération croissante du prolétariat industriel, cet afflux d’éléments nouveaux, venus de toutes parts, souvent même de L’étranger, ne laissent pas d’inquiéter les procureurs généraux. Ils pressentent que dans ces vastes rassemblements de travail et de misère le socialisme ne tardera point à renaître et à grandir.
Mais Paris surtout inquiète le gouvernement, Paris, transformé, embelli, éclairci, et protégé sans doute contre l’émeute, mais où il y a désormais une formidable armée ouvrière, tout un peuple, dont on ne devine que trop « le secret ». Les grands travaux publics dirigés par Haussmann, le développement des fêtes et du luxe, enfin sa position centrale au milieu du réseau des chemins de fer, attirent à Paris toutes les industries. En 1851, il avait 1.277.064 habitants y compris la banlieue à l’intérieur des fortifications ; en 1866, étendu jusqu’aux fortifications, il en avait 1.825.274. En 1847, dans ses douze arrondissements, il renfermait 342.530 ouvriers ; en 1860, dans ses vingt arrondissements, il en comptait 410.811, mais la statistique de 1860 mentionne en outre 45.028 ouvriers employés dans les établissements publics ou les grandes compagnies, 20.242 façonniers ou sous-entrepreneurs, 62.199 patrons travaillant seuls. En 1847, il y avait 64.816 établissements industriels ; en 1860, 101.171. Dans le bâtiment (on le comprend) le nombre des ouvriers avait presque doublé : il était passé de 41.603 à 71.242.
Le recensement de 1866 a donné un tableau assez exact du Paris industriel d’alors : les industries qui y occupaient le plus de personnes étaient l’habillement, le bâtiment, l’alimentation, la fabrication des objets en métal, celle des objets de luxe et de plaisir. Le nombre moyen des ouvriers par établissement était de 7,7.
La statistique de la Chambre de Commerce de 1860 faisait connaître encore que 7,4 % des établissements occupaient plus de 10 ouvriers, 31,1% en avaient de deux à dix, 61,2 0/0 des patrons n’en avaient qu’un ou travaillaient seuls. L’industrie parisienne était donc en majeure partie composée de petites et moyennes entreprises. Les métiers de luxe, la fabrication des articles de Paris n’étaient pas encore, pour la plupart, envahis par le machinisme ; la concentration industrielle n’exerçait point directement ses ravages sur l’artisanerie parisienne. Mais indirectement, par les répercussions multiples du mouvement capitaliste sur toute la société où il se déploie, par les conséquences, au point de vue des loyers et du prix de la vie, de l’agglomération urbaine, les ouvriers parisiens, plus que d’autres, devaient réfléchir sur leur condition, et inquiéter le gouvernement de leurs ardentes revendications.
Concentration des entreprises ; agglomération des masses ouvrières ; constitution de plus en plus nette de deux classes séparées : d’un grand patronat autoritaire et d’un prolétariat de plus en plus nombreux, telles sont les conséquences accoutumées du développement capitaliste. Les brèves et incomplètes indications que nous avons pu donner permettront de juger avec quelle régularité et quelle intensité elles se manifestèrent pendant le Second Empire.
Ces masses ouvrières, nous l’avons dit, inquiétaient le gouvernement ; elles inquiétaient aussi les patrons. Les procureurs généraux les surveillaient attentivement. Leurs rapports notaient les moindres mouvements d’opinion, les moindres occasions dont les mécontents pouvaient profiter. L’idée régnante dans le patronat, comme dans le gouvernement, c’était qu’il fallait imposer à la classe ouvrière une discipline sévère. Les grands monopoleurs qui rançonnaient le public avec arrogance, commandaient à leurs ouvriers comme à des soldats : et les vieux brisquards, les rengagés de tout acabit, étaient les contre-maîtres préférés des grandes usines, les garde-chiourmes des grandes Compagnies. D’autres se trouvèrent même qui firent surveiller les manufactures par des religieuses. Les règlements d’ateliers étaient draconiens ; et c’est d’eux que souffrait le plus vivement ce prolétariat, hier encore indépendant dans ses ateliers de famille, aujourd’hui enfermé dans les
manufactures. Proudhon, Duchêne, quelques autres se sont élevés avec indignation contre l’odieux régime de travail imposé à la classe ouvrière. Et quel esprit indépendant, en effet, pourrait conserver quelque calme à la lecture d’ordres de service ou de règlements du genre de ceux-ci ? » Les poseurs, disait une Compagnie de chemin de fer, seront sur les rails d’une manière continue, du 1er mai au 1er septembre, de cinq heures du matin à sept heures du soir ; les repas pour lesquels on a deux heures (trois pendant les grandes chaleurs) se feront aux moments fixés par un ordre spécial ; les ouvriers seront toujours présents sur la voie, même pendant les repas ou malgré le mauvais temps ». Duchêne relève dans un règlement d’usine 20 cas d’amendes variant de 10 centimes au salaire total de la journée. Il y a des ateliers de femmes « où il est défendu de parler inutilement, c’est-à-dire de choses étrangères au travail ». Lorsqu’éclata la grande grève de Roubaix, on connut le règlement suivant. Il importe de le citer ; il importe qu’on sache quel degré d’absolutisme atteignit en ces années-là la domination patronale.
« Art. 18. — Est passible d’une amende de cinquante centimes :
1° L’ouvrier qui allumera lui-même son bec de gaz ;
2° Celui qui introduira un étranger ;
3° Celui qui nettoiera ou graissera son métier pendant la marche ;
4° Celui dont le métier sera mal nettoyé à la visite du détail ;
5° Celui qui introduira ou boira des liqueurs dans l’atelier ;
6° Celui qui coupera sa pièce avant les marques indiquées.
Art. 19. — Est passible d’une amende de 25 centimes :
1° L’ouvrier qui laissera traîner du déchet hors de son sac ou par terre ;
2° Celui qui se lavera, se coiffera, ou cirera ses souliers à son métier, avant le dernier quart d’heure qui précède la sortie ;
3° Celui qui se trouvera sans permission sur un point où son travail ne l’appelle pas ;
4° Celui qui, à la visite journalière des bacs et baguettes, sera convaincu de malpropreté ».
Le code pénal des patrons s’ajoutait ainsi au code pénal du gouvernement. Et le premier parfois, violait le second, avec impudence. « Ce régime, décoré du nom d’administratif, s’écriait Proudhon, gagne partout, dans les manufactures, dans les forges, jusque dans les imprimeries. La police est organisée dans les ateliers comme dans les villes. Plus de confiance entre les salariés ; plus de communications. Les murs ont des oreilles ».
Mais il ne suffit pas de « tenir » et de surveiller : le gouvernement le sait bien aussi ; aussi veut-il que matériellement la classe ouvrière soit heureuse, que le chômage soit rare, que les salaires soient hauts. Dans quelle mesure son rêve se réalisera-t-il ? Dans quelle mesure tout ce développement industriel assurera-t-il le bien-être au peuple travailleur ? Et pourra-t-on faire que l’absence de préoccupations matérielles l’empêche de réfléchir sur sa condition, et d’y chercher lui-même une amélioration ? Les salaires en un mot seront-ils assez élevés pour exempter de soucis le peuple prolétaire et pour le faire croire aux bienfaits de l’Empire ? Voilà la préoccupation essentielle d’un gouvernement de pain à bon marché.
D’une manière générale, pendant toute la période du Second Empire, les salaires s’accrurent et notablement. Quelques corporations, parlaient bien d’une baisse des salaires : les gantiers, par exemple, victimes de l’emploi des femmes et de l’introduction du travail par spécialités, affirmaient que leur salaire moyen, de 4 francs en 1860, était descendu en 1862 à 3 fr. 50 et 3 fr. 25. De même, un certain nombre de délégués ouvriers parisiens à l’Exposition de Londres étaient d’avis que les salaires n’avaient pas augmenté. Mais c’étaient là des exceptions. Soit, en effet, que l’on compare les observations rassemblées à 20 ans de distance par les deux enquêteurs de l’Académie des sciences morales et politiques, par Villermé en 1840, par Louis Reybaud vers 1860, — soit que l’on rapproche les statistiques fournies au Ministère du Commerce par les maires de France en 1853 et en 1871, ou encore les statistiques de la Chambre de Commerce de Paris en 1847, en 1860 et en 1872, soit que l’on prenne, enfin, les résultats de la grande enquête parlementaire décidée en 1872 par l’Assemblée nationale sur les conditions du travail, on aboutira partout à ce même résultat : une augmentation notable pour l’ensemble des salaires, pendant le Second Empire.
Il ne nous est point possible de faire ici une étude détaillée et critique des chiffres dont nous disposons. Les camarades à qui il est arrivé de consulter ou seulement d’ouvrir les statistiques des salaires savent combien incomplètes étaient les données qu’ils trouvaient et à quelles difficultés d’interprétation ils se sont heurtés. Une étude scientifique du mouvement des salaires au XIXe siècle en France fait encore défaut. Contentons-nous donc d’indiquer ici quelques-uns des chiffres les plus caractéristiques et les plus sûrs.
Il y a tout d’abord quelques corporations où par suite de l’existence de prix de séries ou de certaines règles législatives, les salaires peuvent être exactement connus : par exemple les métiers du bâtiment et les mines.
Le tableau suivant que nous empruntons à l’enquête de l’Office du Travail sur les prix et les salaires (Tome IV, p. 273) donnera dès l’abord une idée suffisante de la progression des salaires pendant le Second Empire. Il concerne les ouvriers du bâtiment à Paris :
1842 | 1852 | 1862 | 1873 | |
— | — | — | — | |
Terrassier | 2,75 | 2,75 | 4 » | 4 » |
Maçon | 4,15 | 4,25 | 5,25 | 5,50 |
Garçon maçon | 2,45 | 2,60 | 3,35 | 3,50 |
Tailleur de pierre | 4,20 | 4,25 | 5,50 | 5,50 |
Charpentier | 4 » | 5 » | 6 » | 6 » |
Couvreur | 5 » | 5,75 | 6 » | 6,25 |
Menuisier | 3,25 | 3,25 | 4 » | 5 » |
Serrurier | 3,25 | 3,25 | 4 » | 5 » |
Dans les mines de houille, la progression du salaire moyen est la suivante :
1844 | 2,09 | 1857 | 2,48 | |
1850 | 2,14 | 1858 | 2,55 | |
1851 | 2,07 | 1860 | 2,50 | |
1852 | 2,04 | 1861 | 2,57 | |
1853 | 2,20 | 1862 | 2,52 | |
1854 | 2,32 | 1863 | 2,69 | |
1855 | 2,35 | 1867 | 2,89 | |
1856 | 2,51 | 1870 | 3,04 |
Dans l’industrie de la laine à Mulhouse, la comparaison des salaires de 1847 et de 1867 atteste également de très notables augmentations, variant de 26 à 105 0/0. Au Creusot, de 1851 à 1866, la moyenne générale des salaires s’élève de 2 fr. 56 à 3 fr. 45, soit de 35 0/0. D’une manière générale, ce sont des augmentations oscillant entre 10 et 40 0/0 qu’on constate dans la plupart des professions.
Mais ce qu’il importe surtout de marquer, ce sont les années où cet accroissement se produisit. Il ressort, en effet, des documents que c’est dans la première décade, de 1850 à 1860, et plus particulièrement de 1853 à 1857 que l’augmentation des salaires fut le plus rapide. On en a la preuve manifeste dans le tableau que nous avons reproduit des salaires du bâtiment. Et l’on peut invoquer aussi le témoignage de la grande enquête, entreprise en 1856 parle gouvernement inquiet, sur les salaires et les prix des denrées [Statistique générale de la France, Tome XII). Tandis, en effet, que vers 1853, s’il faut en croire Audiganne, les patrons songèrent à réduire les salaires, en raison du bas prix nouveau de tous les objets manufacturés, ils furent contraints dans les années suivantes de les augmenter considérablement, en raison même de la cherté des vivres. En prenant la moyenne des 59 corps d’État sur lesquels portèrent les enquêtes des maires en 1853 et en 1857, on arrive à la proportion suivante :
1853 | 1857 | |
—— | —— | |
Salaire journalier d’un ouvrier nourri | 0,96 | 1,08 |
» » » » non nourri | 1,89 | 2,14 |
Et ce sont les mêmes indications que fournissent les chiffres concernant le bâtiment : c’est en 54-55 qu’eut lieu la hausse la plus rapide.
A ne consulter donc que les chiffres des salaires nominaux, les gouvernants du Second Empire auraient pu se déclarer satisfaits. C’étaient des salaires très supérieurs à ceux du temps de la République ou de la monarchie de juillet que touchaient désormais les ouvriers. Le phénomène, il est vrai, était général, comme était générale alors la prospérité industrielle ; mais les tenants du régime étaient tenus d’ignorer que parallèlement les salaires moyens annuels des houilleurs de Belgique passaient de 665 francs en 1850 à 889 francs en 1865, ou que les salaires des ouvriers du bâtiment en Angleterre s’accroissaient de plus de 25 0/0 pendant la même période. Ils pouvaient célébrer les satisfactions matérielles apportées à la classe ouvrière par le Coup d’État ; et ils ne se seraient point fait faute de développer ce paradoxe, si le mouvement des prix n’avait peint fortement contrarié leurs désirs.
Tandis, en effet, que de 1827 à 1847, une augmentation des salaires constituait un accroissement de revenu, le prix du pain restant au même niveau et celui des produits naturels ou manufacturés tendant sensiblement à baisser, de 1847 à 1870, et surtout de 1850 à 1856, on assista à une hausse formidable des prix. Dans l’ensemble, les prix des produits manufacturés montèrent rapidement de 15 0/0, ceux des produits naturels, de 67 0/0.
C’est à l’abondance de l’or, tiré des mines de Californie ou d’Australie, qu’il faut, sans doute avant toute autre cause, attribuer cette montée formidable des prix. Les mauvaises récoltes et les demandes considérables de matières premières faites par une industrie en plein essor ne firent qu’ajouter aux difficultés.
Mais, quelle qu’en soit la cause, ce mouvement de hausse fut tel, jusqu’à la crise de 1857, que d’une manière générale, le salaire réel de l’ouvrier, loin de suivre la progression du salaire nominal, se trouva le plus souvent notablement diminué.
Le prix des vivres, nous l’avons signalé, s’était accru d’une manière formidable. Dans la période quinquennale de 1853 à 1857, dans les chefs-lieux d’arrondissement, la viande de bœuf a augmenté de 25 %. Et c’est également à une augmentation de 55 % de toutes les denrées alimentaires que concluait Corbon en 1863, dans son enquête sur les ouvriers parisiens.
Les deux tableaux suivants permettront de mieux saisir d’ensemble, par les moyennes, le mouvement des prix pendant le Second Empire et plus particulièrement pendant la première période :
PRIX DE L’HECTOLITRE DE FROMENT DE 1852 A 1863
1852 | 17,23 | 1858 | 16,70 | |
1853 | 22,29 | 1859 | 16,74 | |
1854 | 28,82 | 1860 | 20,24 | |
1855 | 29,32 | 1861 | 24,55 | |
1856 | 30,75 | 1862 | 23,24 | |
1857 | 24,37 | 1863 | 19,74 |
PRIX DE QUELQUES DENRÉES DE PREMIERE NÉCESSITÉ (moyenne)
Livre | Livre | Livre | Livre | Hectolitre | |
de boeuf | de mouton | de veau | de porc | de p. de terre. | |
1844-1853 | 0,41 | 0,44 | 0,43 | 0,50 | 5,10 |
1854 | 0,47 | 0,51 | 0,49 | 0,61 | 6,93 |
1855 | 0,52 | 0,56 | 0,54 | 0,66 | 7,07 |
La comparaison du taux des salaires et des prix de denrées imposait des conclusions, qui ne durent point réjouir le cœur des enquêteurs de 1856. « Tandis que le prix des subsistances, assurent-ils, s’est élevé de 45 %, en 32 ans, les salaires, au moins pour les ouvriers du bâtiment, le plus régulièrement et le plus activement occupés, il est vrai, n’ont augmenté que de 17 %. Et plus loin : « Si nous rapprochons, pour la période quinquennale, 1853-57, l’accroissement des prix et des salaires, dans les villes chefs-lieux d’arrondissement, pour les 59 Corps d’État, qui ont fait l’objet de cette enquête spéciale, nous trouvons que la viande de bœuf a augmenté de 25 % et les salaires de 17 % seulement ». Il est vrai que les enquêteurs officiels se rassuraient en montrant que les prix des objets manufacturés avaient baissé, que la production intensifiée diminuait le chômage et assurait un salaire plus constant ; mais les ouvriers s’accordaient à trouver la situation plutôt pénible.
Ce qui la compliquait encore, dans les grandes villes, et surtout à Paris, c’était le renchérissement des loyers. En 1863, Corbon estimait à 70 % en moyenne l’augmentation des petits loyers parisiens depuis vingt-cinq ans. En 1867, le rapport des ouvriers des cuirs et peaux indiquait comme suit la différence de certains loyers en 1846 et en 1866 : une chambre et un cabinet, rue Grégoire-de-Tours qui valaient 100 fr. en 1846, en valaient 260 en 1866 ; une chambre, rue Saint-Martin, était passée de même de 160 à 400 fr. ; un cabinet, rue de la Grande-Truanderie, de 80 à 260 fr. On voit quels sacrifices imposaient aux ouvriers parisiens, que leur travail empêchait d’émigrer dans les faubourgs, les transformations de M. Haussmann. M. Vautour pouvait être satisfait.
Si des renseignements suffisamment précis nous manquent pour l’ensemble de la France, les indications données pour Paris par M. Bienaymé (Annuaire statistique de la Ville de Paris 1893) permettent de voir combien les charges de l’ouvrier parisien avaient augmenté pendant le Second Empire. Le tableau suivant le résume clairement :
SOMMES DÉPENSÉES EN MOYENNE PAR UN OUVRIER PARISIEN
Années | Nourriture Chauffage, éclairage. |
Logement. | Ensemble |
1844-53 | 931 | 120 | 1.051 |
1854-63 | 1.052 | 170 | 1.222 |
1864-73 | 1.075 | 220 | 1.295 |
On voit que si l’augmentation des loyers est à peu près constante, c’est surtout de 1854 à 1863 que l’augmentation de toutes les denrées a été sensible.
Les impressions des ouvriers, au jour le jour, ont traduit très exactement ce mouvement disproportionné des salaires et des prix. On peut entendre l’écho de leurs plaintes, dans les rapports que rédigèrent les délégués ouvriers à l’Exposition de Londres de 1862. Tous constatent que l’augmentation des salaires n’était nullement proportionné a la hausse des prix soit des vivres, soit des loyers. Le délégué des mécaniciens déclarait « qu’il était surabondamment prouvé que, depuis dix ans, le prix des objets de première nécessité avait augmenté d’un tiers ». Le délégué des typographes précisait : « Depuis une douzaine d’années, disait-il, le prix des loyers et des subsistances s’est accru d’au moins 50 %, tandis que mon salaire s’est à peine élevé de 9 à 10 % ; au total donc 40 % de diminution de bien-être ». Et tous les budgets qu’ont dressés, soit en 1862, soit en 1867, les délégués des diverses corporations attestent de même combien le déficit était facile, combien souvent il était fatal dans les ménages ouvriers d’alors. L’ouvrier en voiture qui travaillait 278 jours par an et gagnait, à raison de 4 fr. 50 par jour, 1.251 par an, marié et père de deux enfants, dépensait, « sans s’écarter », comme on dit, 1.698 fr. 75 : 250 fr. de loyer, 1.095 fr. de nourriture (3 fr. par jour), 273 fr. 75 d’entretien (0 fr. 75 par jour), 50 fr. de chauffage et d’éclairage, 30 fr. de frais d’école pour les enfants. Le facteur de pianos qui gagnait en 1867 6 fr. par jour, donc 1.800 pour 300 jours de travail, marié et père de deux enfants, dépensait 1.971 fr : 300 fr. de logement, 300 fr. d’entretien, 75 fr. de chauffage et d’éclairage, 100 fr. de blanchissage, 36 fr. de société de secours, 70 fr. d’école pour un enfant, 1.100 fr. de nourriture (sans vin). Dans les agglomérations industrielles, dans les pays de bas salaires, le déficit des budgets ouvriers était plus fréquent encore. Sur dix budgets de ménage de la région mulhousienne, L. Reybaud en trouvait six en déficit.
Ainsi, par l’effet même des circonstances, le plan du gouvernement impérial se trouvait déjoué. Toutes ces populations industrielles, tout ce prolétariat nouveau auquel il aurait voulu faire croire qu’il le rendait heureux et qu’il voulait ainsi attacher à sa fortune, n’allait point sentir sa situation améliorée et n’allait point lui en rendre grâces. Bien pire, n’allait-il point même, inspiré par les démagogues ou par les partisans des régimes déchus, accuser l’Empire de sa misère ?
C’eût été le châtiment. Pendant des années, le gouvernement impérial le redouta.
C’est une étrange impression que l’on éprouve en effet à lire sur ce point les rapports adressés par les procureurs généraux de 1852 à 1856. Il n’est point de région, où malgré la prospérité industrielle, malgré le travail qui va fort, ces fonctionnaires n’aient à signaler de graves misères. Dans le ressort de Riom, on signale des communes où sur 2.500 habitants, il y a 400 indigents. Dans le Nord, malgré « l’incroyable élan de l’industrie et la hausse des salaires, il faut établir des ateliers de travail et faire appel aux largesses individuelles. Parfois même, alors qu’en général les cultivateurs, vendant bien leurs produits, ne se plaignent pas d’un renchérissement qui les sert, de mauvaises récoltes, comme celle des pommes de terre en 1853, ajoutent la détresse paysanne à la misère ouvrière. « Dans plusieurs communes, on a mangé de de l’herbe », écrit le procureur de Colmar dans son rapport pour le premier semestre en 1854. Et partout, il faut qu’on organise des quêtes, des souscriptions, des ateliers de charité… ou des fêtes pour remédier à cette misère.
Mais tout cela suffira-t-il ? Le gouvernement n’est pas rassuré. Il se souvient, de la disette de 1847 : il craint que les populations ne l’accusent. Çà et là, les procureurs relèvent des signes d’excitation, de révolte même. A Troyes, en 1853, des placards séditieux ont été affichés dans les rues : « Si le 3 octobre, y lit-on, le pain n’est pas à 30 centimes le kilo, le feu sera mis dans la ville ». A Meaux, autre placard : « Le pain à 1 fr. 50 ou la mort ». A Lille, on arrache en 1855, à la porte d’un des principaux fabricants, un écriteau portant : « le pain à deux sous la livre, ou l’échafaud ». D’autres portent : « Les agitateurs, les accapareurs et les fermiers à la potence ». Dans les villages autour d’Angers, ce sont les mêmes placards séditieux, annonçant des insurrections dans toute la France, aux cris de « A bas les tyrans, le pain à vingt-cinq sous, ou le feu dans toutes les baraques ; le pillage, le sang de tous ceux qui veulent nous faire mourir de faim, nous et nos enfants ». A Anzin, encore, mêmes placards : « Du pain ou la mort ! Du pain ou nous faisons des victimes ». Enfin, dans quelques localités, des émeutes de subsistances éclatent : en mai 1855, les femmes de Câteau-Cambrésis réclament « le pain à 1 fr. » et cassent les vitres des boutiques.
Les ennemis du régime, maintenant, ne vont-ils pas profiter de ces émeutes ? ne vont-ils pas les tourner en révolution ? A l’automne de 1855 même, l’inquiétude gouvernementale est à son comble. Le 23 septembre, comme tous les procureurs généraux sont en vacances, le gouvernement les rappelle. Il leur signale dans sa circulaire (BB 50/414) les symptômes de mécontentement et de désordre qui se manifestent, la cherté des subsistances, cause de ces troubles. « Je regrette, écrit le ministre, que dans ces circonstances vous vous trouviez éloignés de votre poste. Je n’ai pas pu cependant vous refuser l’autorisation de le quitter. Quelques semaines de liberté pouvaient vous être nécessaires… Je verrais toutefois, avec une vive satisfaction, que vous reprissiez la direction de votre parquet, aussitôt que vos affaires ou que votre santé n’y mettront pas un obstacle sérieux. Votre présence au chef-lieu de la cour aura, dès qu’elle sera possible, d’autant plus d’opportunité que d’après les informations récentes, il parait constant qu’un certain nombre d’individus, ennemis déclarés du gouvernement, entretiennent et cherchent à diriger et à exploiter au profit de leurs mauvaises passions l’inquiétude et l’agitation des populations ». En conséquence, les procureurs sont priés de dresser la liste de tous les individus capables de tourner en mouvement anti-gouvernemental le mécontentement général ou les émeutes de subsistance. La circulaire indique que les généraux et les préfets feront de même de leur côté, et qu’on rapprochera les listes et les renseignements donnés. C’est, on le remarquera, le système des commissions mixtes qui se prolonge : c’est par la triple boucle administrative de l’armée, de la magistrature et de la police que le Second Empire tient les suspects.
Les résultats de l’enquête sont aux Archives nationales (BB 30/414 et 415). Ils donnent naturellement une nouvelle nomenclature des républicains. Les procureurs n’en manquent pas un, pas même George Sand, que le procureur Goudaille signale comme le plus dangereux des républicains du canton de La Châtre, bien que (comme le remarque le fonctionnaire du ministère qui rassemble les documents de l’enquête) « la cherté des subsistances ne soit pas précisément le thème que prendrait Mme Dudevant, si elle voulait pousser les campagnes à la sédition ». Signalons aussi la fiche du docteur Clemenceau, le père du ministre actuel, signalé comme suspect, parce qu’en mai 1849, « il entretenait des pigeons voyageurs avec Paris ».
Peu importent, après tout, les âneries de toutes ces enquêtes. Elles attestent au moins l’angoisse perpétuelle dans laquelle vécut ce gouvernement. Sans cesse, autour de lui, il croyait entendre gronder la révolte ; et de fait, à constater les liasses énormes des rapports concernant les offenses à l’Empereur, les cris séditieux et tous les gestes de révolte qui échappaient aux masses ouvrières, à relire tous ces rapports où les fonctionnaires de tout degré signalent unanimement que tout le prolétariat est contenu, mais non changé d’esprit ni de sentiments, on conçoit facilement l’impression d’instabilité que, dans leur triomphe même, ces hommes purent éprouver.
Ils avaient tort pourtant de craindre la révolte violente. L’émeute traditionnelle du peuple révolutionnaire : « Du pain et la constitution de 93 ! » pouvait hanter encore quelques cervelles ; ce n’était point par ce moyen que la classe ouvrière allait s’attaquer à l’Empire et à la société capitaliste dont il était l’expression. Mais en redoutant l’émeute de subsistance, ils avaient le vague pressentiment de l’avenir. C’était, en effet, par son effort économique, par son effort de réaction sur les conditions matérielles ou morales qui lui étaient faites que la classe ouvrière allait rentrer dans la bataille. Les préfets et les procureurs avaient raison de redouter les grandes agglomérations industrielles : c’était de là qu’allait partir la nouvelle action socialiste.
Le mouvement socialiste du Second Empire procède en effet directement du développement économique. Malgré tous les souvenirs de 1848, malgré toutes les formules qui se perpétuent et dont quelques-unes encore lui serviront à s’exprimer, on peut dire qu’il recommence ab ovo. Il n’est point suscité par une idée abstraite de justice sociale ; il est l’expression de plus en plus consciente, de plus en plus vraie, de la lutte des classes. Il n’a point d’autre origine que l’opposition de jour en jour plus clairement sentie, entre le patron et l’ouvrier, entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Voilà ce qu’il faudra un jour étudier dans le détail. L’état actuel de la science ne nous permet que de l’esquisser.
Que les ouvriers du second Empire, de 1852 à 1800, lors de la grande transformation économique, ont senti se rompre encore quelques-uns des liens qui les unissaient à leurs employeurs, c’est un fait que tous les témoins établissent. « Le silence règne, dit par exemple Audiganne, en 1860, à la fin de ses vivantes études sur les Populations ouvrières de la France II, 395), la résignation même paraît régner, là où, il y a dix années, se faisait entendre le plus de bruit et de récriminations. La question porte, à l’heure qu’il est, sur les idées, sur les sentiments plutôt que sur les attitudes. Tout est là. » Or, dans les grandes régions industrielles, Audiganne constate que « la paix extérieure ne paraît pas fondée sur un retour sérieux à la confiance. Le plus souvent, on dirait qu’il y a toujours là, non pas seulement deux classes, mais pour emprunter une expression bien connue d’un homme d’État anglais, deux nations. Dans les ateliers, la subordination est complète ; il n’en peut être autrement ; mais au dehors, aucune influence d’une part, aucune déférence de l’autre. Sur certains points même, le mot on nous exploite demeure le credo que répètent silencieusement des âmes encore ulcérées. » Et encore : « Jamais de reconnaissance… Il suffit dans la plupart des occasions que les chefs d’établissement agissent d’une manière, pour que les ouvriers adoptent immédiatement la conduite opposée ». — Plus précieux peut-être encore est le témoignage de Louis Reybaud, de l’économiste qui en 1854 avait proclamé que le socialisme était mort, et qui, dans les années suivantes, sur l’invitation de l’Académie des sciences morales et politiques, étudiait, comme naguère Villermé, les conditions du travail dans différentes industries. « Plus j’étudie les faits, écrivait-il en 1859, plus je demeure convaincu qu’à côté des passions de circonstance que les ouvriers puisaient (en 1848) dans les livres ou dans les clubs, il en est de permanentes, très réfléchies et très profondes, où ils ne s’inspirent que d’eux-mêmes. À mesure que la trace des premières s’efface, les secondes prennent plus d’empire sur eux et autant les unes appartenaient à un monde chimérique, autant les autres appartiennent au monde positif. C’est dans le régime même de la manufacture que ces passions ont pris naissance et s’alimentent, malgré les règlements, malgré les amendes, malgré le silence imposé et les servitudes multipliées jusqu’à la minutie, ou plutôt à raison de ces servitudes, de ce silence, de ces amendes ou de ces règlements ». (De la condition des ouvriers en soie, 1859. Introduction, p. VIII). J’ai souligné le passage important : il est curieux de voir Reybaud lui-même indiquer que c’est le régime de la manufacture qui engendre tout ce mouvement de sentiments et d’idées dont le socialisme va renaître.
Et tous les témoignages concordent : à Lyon, à Paris, la conscience de l’opposition des classes reste vivace et même va s’accusant. À Lyon, par exemple, il y eut, pendant les premières années de l’Empire, un procureur intelligent et sagace (une fois n’est pas coutume) qui nota avec précision cet état d’esprit des ouvriers (BB 30 379). Lorsqu’il signalait en juin 1852, le calme nouveau des esprits, il ajoutait : « Autant que je puisse le pressentir, cette trêve ou cet amortissement des passions politiques feront place à un autre phénomène, à une autre tendance qui semble déjà se révéler. La vie politique n’a pas tellement surexcité ses pulsations pour tomber tout-à-coup. L’effet durable qui en résulte, c’est que la population ouvrière se sent reliée par des intérêts de classe. Ces intérêts peuvent bien dépouiller un attirail de parti et abdiquer les immondes prétentions du socialisme ; mais ils prennent place néanmoins dans la cité ; ils vivent avec ténacité sous la forme collective et l’espoir de leur satisfaction, finissant par se placer en première ligne, pourra les amener un jour en recrues à n importe quel parti. Peut-être est-ce une considération que la politique n’a pas à négliger ». Passons sur les préjugés du procureur : il ignorait combien l’accusation, traditionnelle à Lyon, de l’entente des socialistes et des légitimistes, par exemple, était peu fondée ; il apprenait l’histoire dans les cartons de son parquet. Mais il vit excellemment la solidarité de classe qui unissait les ouvriers lyonnais ; il comprit bien que cette solidarité consciente était l’héritage direct du mouvement de 1848 ; et il pressentit que la lutte, dans les conditions présentes de l’industrie, ne pouvait que s’accentuer.
Lorsqu’on février 1853, un autre procureur, venu de Bordeaux succéda à celui-là, force lui fut de signaler les mêmes symptômes, il notait, plusieurs mois après son arrivée, que le gouvernement avait contre lui, outre les gens sans aveu, « une très grande partie des ouvriers, d’ailleurs honnêtes, mais que de vieilles traditions et les prédications de 1848 ont égarés. Ces hommes sont convaincus, disait-il, que la société est injustement organisée, et que la part de l’ouvrier n’y est pas équitable… On rencontre (chez eux) une certaine élévation de langage, mais par dessus tout une conviction profonde qu’un système socialiste doit incessamment prévaloir. L’ouvrier est aujourd’hui communiste ou égalitaire, comme le bourgeois était philosophe avant 1789. » (Rapport de décembre 1853.)
Dans le milieu plus mêlé du prolétariat parisien, les sentiments sont naturellement plus complexes. On ne retrouve point chez les ouvriers de la capitale les sentiments violents d’opposition de classe qui ont été, à toute époque depuis le début du XIXe siècle, la caractéristique des ouvriers lyonnais. Ni dans les livres d’Audiganne, ni dans celui de Vinçard sur les Ouvriers de Paris, ni dans le petit volume de Compagnon sur les Classes laborieuses, ni dans le résumé que Cochin a donné de tous les livres sur la classe ouvrière qui parurent vers 1800, nous n’avons trouvé l’indication de sentiments de haine ni même d’opposition déclarée à la classe patronale. Le régime de petite industrie qui restait le régime dominant à Paris et les rapports constants que, malgré les bouleversements haussmanniques, artisans, petits patrons et ouvriers continuaient d’avoir entre eux, expliquent en partie cet état d’esprit.
Est-ce à dire que les ouvriers parisiens avaient oublié les journées de juin 1848 ? Est-ce à dire qu’ils ne ressentaient pas à leur manière tout le mouvement nouveau de l’industrie, et qu’ils ne réagissaient pas, au moins sentimentalement, lorsque le développement du capitalisme venait révolutionner leurs existences ? En aucune manière : mais il faut bien préciser sous quelle forme se manifesta alors la conscience de classe des prolétaires parisiens.
C’est Corbon, selon moi, qui, dans des chapitres trop peu remarqués de son Secret du peuple de Paris, en 1863, a le mieux précisé cet état d’esprit, sans en apercevoir d’ailleurs toutes les conséquences politiques. Étudiant, dans sa deuxième partie, la « question du travail selon le peuple », Corbon note les différentes phases du socialisme, les premières prédications saint-simonniennes simoniennes ou fouriéristes, l’enthousiasme de 1848, et les vicissitudes du communisme. Puis, venant à ce qu’il appelle la seconde phase, il note que la classe ouvrière a gardé de tout ce mouvement la croyance « à la possibilité d’une certaine organisation du Travail » ? (P. 120). Trois systèmes se sont alors produits dans la classe ouvrière, trois systèmes « qui sont, dit Corbon, du socialisme à sa moindre puissance, car ils ne touchent qu’aux conditions du travail manuel, et ri ont guère à voir en dehors des intérêts d’atelier ». Ces trois systèmes sont l’association ouvrière, le droit au travail, et l’institution corporative. Or, des trois « les deux premiers sont venus au peuple par les écoles socialistes. L’idée de réinstituer les corporations est née dans l’atelier parisien même » (p. 121). En 1848 la classe ouvrière s’enthousiasma pour le premier, pour l’association, mais l’enthousiasme ne tarda point à se refroidir ; — le droit au travail garde encore en 1863 une certaine vogue ; — mais « l’idée corporative est celle qui va le plus au cœur des ouvriers parisiens ». Non point qu’ils veuillent réellement rétablir les corporations, abolies par la révolution. — ce n’est là que le désir de théoriciens réactionnaires — mais ce qu’ils expriment, lorsqu’ils regrettent la disparition des corporations, c’est la possibilité de résistance collective, qu’à distance elles leur semblent avoir offerte ; ce qu’ils souhaitent, c’est de pouvoir, ainsi que le note Corbon, défendre leur capital humain » contre une exploitation éhontée. Ils observent que « partout où existe soit un restant d’institution corporative, comme le compagnonnage, soit un certain esprit de corps, une tradition, le salaire se maintient mieux que là où ne subsiste ni compagnonnage, ni tradition, ni esprit de corps » (p. 149). Ils reconnaissent « que l’esprit de résistance a été aussi puissamment conservateur du capital humain et du bon travail que le laisser-faire illimité a été fatal à la capacité et au tempéramment du travailleur ». (p. 150.) Et si quelques-uns, entraînés sur la pente, vont jusqu’à réclamer les anciennes réglementations, la plupart reconnaissent avec Corbon que la mesure, « c’est de s’en tenir à conserver le sentiment de solidarité, comme moyen limitatif de l’application à outrance du système des économistes ».
J’ai tenu à citer ces extraits du livre de Corbon ; ils me semblent bien indiquer l’état d’esprit des travailleurs parisiens aux environs de 1860. Les ouvriers n’ont, je le répète, contre le patronat rien de l’opposition déclarée, rien de la haine juste des canuts lyonnais contre les négociants. Mais ils souffrent, comme tous, de la disproportion des salaires et du prix de la vie ; ils en souffrent matériellement, moralement aussi, par la perte de situations acquises ; et ils cherchent, d’instinct, dans l’union corporative, dans la solidarité professionnelle, un moyen de résistance. À cela s’ajoute que beaucoup d’entre eux, ouvriers qualifiés, fiers de leur travail, fiers de leur art, et ayant de leur rôle d’ouvrier une conception haute et digne, supportent avec impatience la situation inférieure où les tient la loi, et qu’aggrave encore chaque jour l’évolution économique. C’est par un sentiment de dignité, de fierté, plus encore peut-être que par des sentiments d’opposition et de lutte que s’exprime alors la conscience de classe du prolétaire parisien. Égalité devant la loi, égalité dans les mœurs, telles sont, nous le verrons, ses formules favorites.
La vie quotidienne des années 50 manifeste constamment cet état d’esprit. Lorsque par exemple, les ouvriers parisiens se sentirent relégués dans les quartiers extérieurs par les transformations de Paris, ils firent entendre d’amères plaintes, ils refusèrent d’être parqués dans des cités ouvrières, dans des logements ouvriers, estimant le régime de ces « casernes » contraire à leur dignité. Et c’est par dignité encore, pour le progrès de leur classe, pour son relèvement moral, que beaucoup se préoccupaient de l’instruction, fondaient ou demandaient des bibliothèques municipales, lisaient le Panthéon des Ouvriers ou la Nation, qu’un éditeur leur offrait en 1858.
Ceux qui connaissent les ouvriers parisiens, savent que, dans certains métiers, tous ces sentiments, toutes ces idées subsistent encore. Elles sont l’exacte expression de l’état industriel de la capitale ; et elles ont de tous temps constitué le bagage d’idées sociales de très nombreux camarades. Il y a là toute une tradition que l’on peut suivre facilement, depuis le règne de Louis-Philippe jusqu’à nos jours, et que tantôt seule, tantôt opposée aux écoles ou aux partis socialistes, on retrouve à toutes les époques. En 1840, c’était de cet esprit bien parisien qu’étaient animés les rédacteurs des petits journaux ouvriers, de l’Atelier, de la Fraternité, de l’Union, de la Ruche populaire, tous ces prolétaires, modérés et fermes, « qui avaient pris la résolution de plaider directement leur cause devant l’opinion publique ». Et ce n’est pas tout à fait un hasard, si c’est un des rédacteurs de l’Atelier, si c’est précisément Corbon qui, en 1863, expose les sentiments et les revendications des travailleurs parisiens. A l’heure où les longs espoirs ni les vastes pensées d’émancipation ne leur étaient plus permis, à l’heure où, la propagande socialiste chômant par force, ils ne pouvaient plus se préoccuper « du côté le plus général des questions », ni « en saisir les aspects grandioses », ni « en élargir les perspectives », selon les définitions de leur goût que donnait Audiganne, ils repensaient plus souvent à leur condition propre, à la figure qu’ils faisaient dans la société, ils prenaient conscience de leur rôle et c’est de cette conscience, récemment prise par beaucoup, qu’ils ont tiré en ces années-là un nouveau principe d’action.
Ainsi, sous une forme ou sous une autre, qu’il se manifestât par une âpre hostilité quotidienne comme dans la fabrique lyonnaise, ou par une fierté corporative traditionnelle, comme chez les ouvriers parisiens, c’était toujours, par un sentiment nouveau de solidarité de classe que se traduisait dans le prolétariat d’alors le développement du capitalisme.
Comment ces sentiments allaient-ils se produire, se manifester ? A quelles formes d’action allaient-ils pousser de préférence la classe ouvrière ? Et dans quelle mesure le régime impérial pouvait-il tolérer ces initiatives ? Ici commence le drame.
Les ouvriers pendant toutes les premières années de l’Empire se trouvèrent aussi entravés, aussi ligottés dans le domaine économique qu’ils l’étaient dans le domaine politique.
Ils avaient éprouvé, de 1848 à 1850, le plus vif enthousiasme pour les associations ouvrières de production ; certains y avaient vu des avantages immédiats, plus d’indépendance, une rétribution plus forte de leur travail : la plupart y avaient vu aussi un moyen d’évincer pacifiquement le patronat. Mais, dans sa haine de tout groupement ouvrier, le gouvernement impérial avait frappé la plupart de ces modestes associations. A Lyon, le maréchal de Castellane les avait supprimées purement et simplement ; ailleurs, on les avait taquinées, tracassées, comme non conformes à l’article 19 du Code de Commerce, et on les avait contraintes de disparaître. Enfin les plus timides, épouvantées, s’étaient dissoutes d’elles-mêmes. En 1855, sur 39 associations parisiennes qui avaient été subventionnées en 1848, 9 seulement existaient encore ; en juin 1863, il n’en restait plus que 3. De 1851 à juin 1863, 8 sociétés seulement avaient été formées. Au prix de quels risques ? on le devine. En 1858, après l’attentat d’Orsini, le gérant d’une association fut arrêté, simplement à cause de son titre. Et c’était en se cachant, dans le bois de Vincennes ou à Montreuil, leurs femmes faisant le guet autour de leur petit conciliabule, que les fondateurs de la Société-mère du Crédit mutuel, société destinée à recueillir le capital d’une future association de production, avaient discuté de leurs statuts, en 1857. D’ailleurs, ce mode d’association n’était point également praticable dans tous les métiers : et les échecs des uns, l’embourgeoisement des autres, devenus petits patrons et exploitant durement leurs auxiliaires, leurs salariés, démontraient que les prolétaires ne pouvaient attendre de ces sociétés un relèvement général de leur classe.
Par l’insuffisance de leurs salaires, par les vicissitudes du commerce, par toute l’évolution industrielle, c’était à une action de résistance, à une action de défense professionnelle, en un mot à l’action syndicale, que les prolétaires de ce temps devaient se trouver poussés.
A vrai dire, cette forme d’action avait été la plus négligée pendant les dernières années. Au moment où les prolétaires espéraient par la République avoir l’égalité sociale, ou, quelques mois plus tard, lorsque les plus ardents pensaient évincer rapidement le patronat, pourquoi se serait-on attardé à défendre les salaires quotidiens ? — Mais la République n’avait pas apporté l’égalité sociale ; les associations de production étaient mortes ; le patronat triomphant élevait sa puissance sur les ruines multipliées des petits ateliers ; il sifflait à l’usine les masses des prolétaires ; et la haute finance dominait l’État. Désormais le prolétariat ne pouvait plus que péniblement défendre sa condition.
Mais comment ? par quels groupements ? Autrefois encore, les compagnonnages, malgré leurs luttes, malgré leur esprit de corps étroit, avaient su défendre les conditions du travail. Or, le machinisme rendait chaque jour plus inutile l’apprentissage et l’on méprisait désormais tous les chefs-d’œuvre délicats qui étaient la gloire des métiers. Les chemins de fer avaient ruiné les institutions du Tour de France. Les ouvriers modernes raillaient les vieux rites d’autrefois. Les tentatives d’Agricol Perdiguier et de Chovin pour ranimer tout ce passé étaient vaincs : le compagnonnage avait fait son temps. Il n’y avait plus qu’à ranger pieusement les beaux rubans et les grandes cannes !
Où se rencontrer cependant ? Comment se concerter enfin ? Car il est de toute nécessité que les prolétaires se concertent : l’entente est pour eux une question vitale.
Or, l’État encourage, protège les sociétés de secours mutuels. Il y interdit sans doute la distribution de secours de chômage et à plus forte raison encore, les secours de grève. Il y a interdit les discussions professionnelles ; et il y introduit des membres honoraires, des bourgeois, pour assurer la paix sociale. Il n’importe cependant : ces sociétés existent ; elles sont tolérées ; elles sont un lieu de rencontre possible ; et l’on n’empêchera jamais deux ouvriers, deux prolétaires qui se rencontrent ensemble, en quelque société que ce soit, de traiter le problème de leur condition.
D’ailleurs, ici encore, il existait une tradition : les associations syndicales étant interdites en France, souvent depuis des années, les ouvriers s’étaient associés dans les Sociétés professionnelles de secours mutuels. En dépit de toutes les interdictions et prescriptions, les sociétés de secours mutuels demeurant cette fois les seules autorisées, elles devaient devenir, alors plus que jamais, des centres de défense professionnelle.
On en a d’illustres exemples. A Marseille, la Société Saint-Claude, qui datait de 1834, la Société Saint-Simon et la Société Saint-Jude, toutes trois composées d’ouvriers tanneurs ou corroyeurs. étaient animées d’un véritable esprit syndical. En 1834, c’est à la suite d’une coalition guidée par elle et dans laquelle neuf de ses membres furent condamnés, que la Société Saint-Jude fut dissoute. Tous alors rallièrent la Société Saint-Claude, qui déjouait fort habilement l’étroite surveillance des autorités locales. En 1855, ses membres traqués par la police, se rendaient au large en canot, et discutaient ainsi, la nuit, en face du phare Sainte-Marie. En 1856, cependant, les administrateurs furent poursuivis, les livres saisis ; et la société dut se terrer, mais, obstinément, continua à vivre.
A Paris, la Société générale des ouvriers chapeliers, après avoir été interdite en 1851, puis autorisée de nouveau à fonctionner en 1852, fut définitivement dissoute, par arrêté du préfet de police en 1853, pour avoir employé ses fonds à soutenir une grève partielle. Et si, en 1855, lors de la grande grève pour la substitution de la fécule au poussier de charbon dans les fonderies de cuivre, la Société de secours mutuels des ouvriers fondeurs en cuivre échappa au même sort, cela tint à ce que les organisateurs, dont 60 d’ailleurs furent condamnés, agirent toujours en leur nom propre et jamais au nom de la Société.
Dans la vie quotidienne même, il arrivait que des sociétés de secours mutuels agissaient comme de véritables syndicats clandestins. En 1859, les chapeliers de Lyon imposaient à un de leurs patrons, par un sabotage discret et des demandes de comptes pour des motifs futiles, le renvoi de six ouvriers qui n’étaient point membres de la Société. Une instruction ouverte à Tarascon en 1855, établissait même que l’Association des chapeliers avait un règlement d’après lequel tout ouvrier, qui travaillait à la mole c’est-à-dire, au-dessous des prix imposés) et dans un atelier interdit, était condamné à 5 francs d’amende et signalé partout.
C’est ainsi que les sociétés de secours mutuels se trouvèrent utilisées par les ouvriers pour la défense de leurs intérêts professionnels. Dans l’histoire des associations professionnelles à cette époque, toute grève consciente, — j’entends toute grève qui n’est point la révolte soudaine d’un prolétariat cruellement exploité, mais au contraire un mouvement réfléchi pour une réduction du temps de travail ou une modification de la méthode du travail, — apparaît comme l’œuvre de sociétés de secours mutuels. En décembre 1851, le procureur de Lyon, qui en cite de nombreuses preuves, déclare que les sociétés de secours mutuels sont les auxiliaires accoutumées des coalitions et la source des sociétés secrètes ». Et tous ses collègues, tous ces dévoués fonctionnaires que l’on chargeait avant tout de surveiller les masses ouvrières et à qui l’on prescrivait d’autre part de favoriser les sociétés de secours mutuels, se demandaient avec inquiétude si cette double politique était bien cohérente.
Qu’on me permette de citer, à ce propos, un document encore inédit et qui montre bien tout à la fois l’esprit qui inspirait les sociétés ouvrières de secours mutuels et les inquiétudes des fonctionnaires. Je l’ai trouvé dans la série politique des Archives du ministère de la Justice, récemment déposée aux Archives nationales.
Un manufacturier en peluche, de Tarare, un nommé Martin, avait eu une grève en avril 1848 : les ouvriers avaient été victorieux. En 1840, en 1850, en 1851, les affaires étant prospères, ils avaient arraché quelques maigres augmentations de salaire. En 1852, pendant la morte saison, le patron escomptant l’appui du nouveau gouvernement et se disant que désormais les ouvriers seraient matés, décida une baisse de 3 0/0, accula ses ouvriers à la grève et refusa de rien céder. Il l’emporta : quelques renégats l’y avaient aidé, en continuant de travailler.
Or, cinq ans plus tard, en janvier 1857, quatre ouvriers sont exclus d’une société de secours mutuels qui avait été formée entre tous les salariés de l’usine. Et les membres de la société avouent qu’ils les excluent, parce qu’ils ont travaillé pendant la grève.
C’est le patron qui dénonça le fait dans une pétition qui nous est restée. Cette pétition, tout en révélant une mentalité patronale assez amusante, éclaire d’un jour vif les tentatives des ouvriers à l’intérieur des sociétés de secours mutuels. « Il ne se prend, écrivait le patron, nulle mesure dans nos manufactures, que les sociétés n’en délibèrent, par leurs meneurs, dans des réunions non officielles : il ne se présente nul incident entre ouvrier et patron, que la partie ouvrière du Conseil des prud’hommes n’en délibère, ne donne consultation ; et si elle le juge à propos, elle insiste d’office (nous l’avons vu plusieurs fois pour que l’ouvrier, dans l’intérêt de tous, disent-ils, ne s’entende pas amiablement, mais aille aux prud’hommes contester le règlement, contre lequel il existe une conspiration permanente, qu’ils n’acceptent que pour eux et jamais contre eux. » Et le patron avisé conclut ;
« Ces faits présentent un grand danger dans les centres manufacturiers comme les nôtres, où la tradition perpétue les idées de partage de 1848, en même temps que la discipline hostile et les restes d’organisations, plus ou moins secrètes de la même époque, lesquels ne demandent pas mieux que de trouver une forme légale pour se couvrir et se développer. »
C’est le procureur général de Lyon, qui transmet la pétition au ministre de l’intérieur, et il l’accompagne d’un rapport, qui indique curieusement les inquiétudes d’un fonctionnaire averti et connaissant bien le faible de la cuirasse gouvernementale. Ce petit rapport ne manque pas d’esprit. En voici le principal passage :
« Je sais, écrit le procureur, que les sociétés de secours mutuels sont une création chérie du gouvernement. Mais les enfants préférés sont ceux qui ruinent les familles. On s’aveugle sur leurs défauts ; on se refuse à reconnaître leurs écarts, jusqu’au jour où il n’est plus temps d’y remédier. Il est très séduisant de penser qu’on peut amener le prolétaire à se secourir lui-même dans la maladie, dans la vieillesse ; il est très satisfaisant de croire qu’on échappera aux sociétés secrètes par les sociétés autorisées ; il serait doux d’espérer qu’on formera une association immense, dévouée au gouvernement. Malheureusement, tous ces résultats dérivés sont loin de la pensée de ceux qui acceptent les encouragements. Ils prennent l’arme qui leur est donnée ; mais ils entendent s’en servir à leur guise, et c’est au service de leurs passions qu’ils l’emploient. Cela est tout naturel. Dans la classe ouvrière, dans ce qui forme la véritable masse des sociétés, la passion dominante et seule véritablement puissante, c’est la haine de toute supériorité, de tout gouvernement. Là est le trait d’union entre tous ; là est la force. Cette force a pour elle le nombre de ses soldats, leurs avidités, leurs espérance chimériques, certaine fausse conscience de leur droit, enfin ce courage, qui est vulgaire en ce pays et qui prend volontiers toutes les directions. Il ne lui manque absolument que l’organisation ; et les prétendues sociétés de secours viennent le lui donner. »
Ainsi, le procureur le note bien : dans la société de secours mutuels autorisée, surveillée, légalisée, les ouvriers tendent à retrouver une organisation syndicale : et ceux de Tarare jugent si bien que la société de secours mutuels est leur, qu’ils en excluent les renégats, les traîtres à leur classe, exactement comme ils les excluraient d’un syndicat.
Mais ce n’est là que l’exception : la surveillance est trop étroite, les mesures sont trop bien prises pour qu’une action collective régulière de la classe ouvrière puisse s’exercer au grand, jour Ces sociétés de secours mutuels qui agissent professionnellement ne peuvent s’étendre. Et cependant l’action collective est nécessaire ; l’action de résistance est indispensable. Les salaires baissent trop ; la vie est intenable !
Alors, bien souvent sans préparation, sous le coup de la nécessité, parce qu’il n’y a point d’autre moyen, les coalitions, les grèves éclatent, un peu sur tous les points, prenant parfois même un caractère de révolte.
L’administration du Second Empire n’établissait point de statistiques des grèves ; elle n’avait que des dossiers de poursuites. En 1853, les tribunaux jugèrent 109 affaires de coalition ; en 1854, 68 ; en 1855, 168 : c’est, en effet, l’année de l’Exposition, l’année du travail le plus intense, l’année aussi où l’écart entre les salaires et le prix de la vie est le plus grand. En 1856, le nombre des poursuites retombe à 73 ; en 1857, année de la crise, 55 ; en 1858, 53 ; en 1859, 58 ; en 1860, 58 ; en 1861, 63 ; en 1862, 44 ; en 1803, 29 ; en 1864, 21. Ce sont les années de tolérance, avant l’autorisation légale.
Il est certain qu’un nombre notable de coalitions ne donnèrent pas lieu à des poursuites. Suivant M. Cornudet, commissaire du gouvernement, lors de la discussion de la loi de 1864, les poursuites étaient même l’exception. « Tantôt, disait-il, les patrons déclinent l’appui de la loi ; tantôt les magistrats — dans la crainte d’envenimer un conflit — se sont abstenus de toute intervention répressive. » A partir de 1862, surtout, les mesures de clémence, prises par l’Empereur en faveur des grévistes condamnés, inclinèrent au non-lieu la plupart des magistrats.
Les documents recueillis par les enquêteurs de l’Office du Travail, dans leurs quatre volumes de monographies sur les Associations professionnelles, et d’autre part, jusqu’en 1857, les rapports des procureurs généraux, permettent de se rendre compte du caractère de ces grèves et de l’attitude du gouvernement à leur égard, pendant la période de l’Empire autoritaire.
L’administration, quoi qu’en dise M. Cornudet, était toujours disposée à frapper, d’abord parce que la grève était un acte d’indiscipline, de révolte, ensuite et surtout parce que les « ennemis de la paix publique » devaient naturellement saisir ces occasions favorables « pour exciter les masses ». Il n’est guère de coalition, mentionnées pour ces années-là par les auteurs des Associations professionnelles, qui n’ait apporté son lot de poursuites et de condamnations. Dès qu’une grève éclate, les procureurs sont sur les dents : et le ministère les accable de lettres pour avoir des détails, des renseignements plus circonstanciés. Les recherches de notre camarade Pierre Caron aux Archives nationales ne nous ont pas permis de retrouver la série Coalitions, qui fut sûrement constituée (des références l’attestent) au ministère de la justice ; mais les rapports semestriels des procureurs indiquent bien leur état d’esprit.
Ils poursuivent, ils font condamner sans doute, mais ils se rendent compte en même temps de l’inefficacité et souvent de l’injustice de leur intervention. « Dans le mois qui vient de finir, écrivait le procureur de Lyon le 3 juin 1852, on a pu surprendre les traces de cette action d’ensemble des classes ouvrières pour la défense de leurs intérêts de salaire. Sitôt que naît une question de ce genre, elle tourne à la coalition. L’autorité eut à agir (à agir plutôt qu’à sévir, parce que ce sont des faits à toucher d’une main protectrice et prudente) contre des grèves de maçons, de charpentiers, de terrassiers et d’imprimeurs sur étoffes » — À propos de la grève des mineurs de Rives-de-Gier, le même procureur écrit le 3 juillet 1862, qu’il s’agit là « d’une de ces délicates questions de salaires qui renferment peut-être un des plus graves problèmes politiques, l’avenir de certaines industries ».
Mais il y a même des cas où les procureurs généraux, pour peu qu’ils examinent impartialement les faits, sont contraints de prendre parti, du moins in petto, pour les ouvriers. Lorsque, dans l’été de 1852, éclata la grève tumultueuse de Willer, où la troupe chargea à la baïonnette les ouvriers armés de fourches et de bâtons, le procureur dut reconnaître que « M. Kœchlin, par sa position exceptionnelle de fortune pouvait plus convenablement que tout autre rétribuer ses ouvriers. J’ai dû, ajoutait-il, le lui laisser pressentir » (BB. 30/404). Lors de la grève des tailleurs de pierre de Lyon, en 1855, le commissaire spécial, dans son rapport au préfet, remarquait que si les grévistes étaient légalement coupables, en fait « c’était des hommes inoffensifs, arbitrairement exploités par leurs patrons, poussés par eux dans le guet-apens d’une grève dont les patrons devaient surtout tirer avantage, et par conséquent, dignes de tout l’intérêt de l’administration ».
Était-ce donc le gouvernement impérial, ce gouvernement si soucieux de l’amélioration du sort des classes pauvres, qui allait abandonner les ouvriers ? Allait-il les livrer pieds et poings liés aux méfaits de la concurrence, à la dure exploitation de la féodalité financière ?
Les ouvriers les plus conscients ne réclamaient point l’intervention légale, dans les questions de salaires. Il n’y avait guère que Lyon, où les ouvriers demandassent encore l’établissement d’un tarif ou au moins d’une mercuriale (BB. 30/407). Mais, d’une manière générale, ce que réclamait depuis 1852, dans le domaine économique, le prolétariat français, c’était plus de liberté d’action, c’était une égalité plus réelle devant la loi. Ce qu’il réclamait, c’était le droit de se défendre, c’était le droit reconnu, inscrit dans la loi, de s’associer, d’une manière temporaire dans la grève, d’une manière permanente dans le syndicat professionnel. Dès avant 1860, tel était le vœu de tous ; et l’on peut dire qu’il leur était directement inspiré par les conditions matérielles et morales de leur existence.
Mais c’était bien là le vœu le plus propre à faire hésiter l’Empire. La liberté est ce qui inquiète le plus les gouvernements d’oppression : ils savent selon le mot célèbre qu’on ne peut lui faire sa part. Tant qu’il s’agissait d’assurer à la classe ouvrière du pain et des fêtes, du travail et de la gloire, tout allait bien. Toutes les classes pouvaient y trouver leur compte : et c’était le but de l’Empire de satisfaire toutes les classes. Mais déclarer légales les coalitions, permettre la liberté de la révolte ouvrière, l’Empereur, protecteur du commerce, protecteur de l’industrie, le pouvait-il ? Il sentait bien que les grands travaux n’avaient point suffi à rallier la classe ouvrière ; il constatait que beaucoup de ses membres restaient fidèles au parti républicain ; et les conseillers démocrates, ceux qui l’avaient poussé à rallier la démocratie par la gloire, ceux qui lui avaient valu l’ovation de 1859, lors du départ pour l’Italie, les hommes du Palais-Royal et les amis du prince Napoléon, avaient sans doute raison de le pousser à faire des concessions aux revendications sociales, à établir l’alliance de l’Empire et du prolétariat, à réaliser le socialisme césarien ; mais, n’était-ce point, encore une fois, contrarier l’essor de l’industrie ?… et qui sait, si l’on n’ouvrirait pas ainsi de nouveau la voie aux débordements révolutionnaires ? Le procureur de Lyon le disait bien dans un de ses rapports : « Tout ce qui amortit, tout ce qui efface, tout ce qui éteint doit être jeté sur les passions qui fermentent chez nos ouvriers : leur enlever tout prétexte de réunion, de délibération ; admettre le moins possible leur existence comme corps collectif ; refuser de reconnaître en eux une classe distincte », tel était peut-être le vrai programme.
Entre la liberté, seule capable de lui rallier la classe ouvrière et la tradition autoritaire de la bourgeoisie, l’Empereur hésitait. Pour qu’il se décidât enfin, pour qu’il fit ou laissât faire un pas, il fallait que l’intérêt dynastique parlât encore une fois. Il fallait que l’appui de la classe ouvrière apparût comme nécessaire à la réalisation d’un projet impérial. Or, en 1860, l’Empereur eut besoin que la classe ouvrière fit entendre sa voix ; et comme naguère en 1850, les républicains purent parler, parce qu’ils devaient parler sûrement dans un sens favorable aux desseins de l’Empereur, parce qu’ils devaient faire contrepoids aux revendications catholiques, de même en 1860, les ouvriers furent admis à parler, parce que les plus conscients d’entre eux, les plus instruits, devaient être certainement favorables aux théories libre-échangistes contre l’opposition protectionniste. Ou je me trompe fort, ou là est vraiment l’origine des premières avances à la classe ouvrière.
Il est bien certain qu’en ces années-là, par son accroissement même, par son obstination à s’organiser, la classe ouvrière s’imposait de plus en plus à l’attention des écrivains, des penseurs, des hommes politiques, et à défaut d’autres preuves, le nombre considérable de livres qui parurent sur ces questions, aux environs de 1860, suffirait à le prouver. Il est certain encore que la rapide évolution, qui s’accomplit de 1860 à 1863, de la pure revendication professionnelle à l’action politique, fut due uniquement à la conscience que la classe ouvrière prit de sa force. Mais ici encore, comme en 1859, pour les républicains, la chiquenaude initiale, si j’ose dire, fut donnée du Palais-Royal. Ce furent les amis du prince Napoléon qui eurent à ce moment l’autorisation d’agir, de faire parler.
Les rapports des procureurs généraux, aux environs de 1860, nous révéleront sans doute des choses curieuses. Nous ne les avons pas encore à notre disposition. Mais pour les années 52-56, pour lesquelles ils sont communicables, ils apportent déjà parfois de savoureuses indications. On y voit, en particulier, que lors des premières tentatives de libre-échange, en 1855, en 1856, au moment où le gouvernement lançait quelques ballons d’essai, immédiatement ses fonctionnaires lui signalent le danger : les patrons et les ouvriers vont s’entendre ! Ils vont être d’accord contre le pouvoir ! Et ce sera le bouleversement de toute la politique impériale, de tout le système du Coup d’État, qui consiste précisément à faire que toutes les classes, isolées et désemparées, s’habituent à ne plus rien attendre que du pouvoir. (Cf. en particulier les rapports du procureur de Douai, en 1856). Lorsqu’on 1860, l’Empereur accomplit son coup d’État commercial, et lorsque l’opposition protectionniste naquit, il est probable que ce fut de ce côté que le gouvernement dut porter toute son attention. Il s’agissait pour lui de trouver un appui dans la classe ouvrière contre les protectionnistes.
Point par point, mois par mois, il faut suivre maintenant les événements qui vont s’accomplir : ils sont capitaux dans l’histoire de la classe ouvrière. C’est, comme je l’ai dit, aux hommes du Palais-Royal qu’il faut attribuer la première campagne de l’impérialisme ouvrier. Jusque vers 1860, Armand Lévy, l’homme du prince Napoléon, l’ancien orateur de club de 1848, n’avait pu tenter cette œuvre que par un journal publié en Suisse, l’Espérance. L’Opinion nationale, fondée en 1859 par le saint-simonien Guéroult, journal du Palais-Royal, journal de la cause italienne devait reprendre l’œuvre au grand jour. L’Opinion nationale prit Armand Lévy parmi ses collaborateurs, et ce fut pour une grande part à l’entremise de celui-ci que furent dues les premières brochures ouvrières.
Il montra sans doute aux ouvriers parisiens qui consentaient à l’écouter, l’alliance intime, fatale, du peuple et de l’Empire ; il leur rappela et peut-être leur fit lire l’Extinction du paupérisme ; il entretint leur enthousiasme nationaliste et interventionniste ; et il leur persuada que l’Empereur n’attendait que d’être informé de leurs besoins pour les satisfaire.
Au début de 1861, le duc d’Aumale ayant, dans une virulente brochure, attaqué le prince Napoléon, les ouvriers, amis du Palais-Royal, eurent là une première et excellente occasion de parler et d’écrire. Sur commande, sans doute, cinq d’entre eux, Viguier, typographe ; Chabaud, ferblantier ; Berthélemy, typographe ; Coquard, relieur ; L. Leroy, typographe, écrivirent en réponse au duc d’Aumale chacun un article, et le tout, couronné d’un appel, forma la brochure : Le Peuple, l’Empereur et les anciens partis.
Elle manifeste le nationalisme aigu de ces ouvriers. L’Italie ! La Pologne ! La Roumanie ! Napoléon, au moins, lui, est toujours prêt a intervenir, toujours prêt a soutenir au dedans comme au dehors les intérêts nationaux et populaires. Il n’est point comme ces Bourbons qui laissaient déshonorer la France, dans l’affaire Pritchard ! L’Empereur n’est pas un prince bourgeois, il est un prince populaire. Il a accepté le suffrage universel : avec lui, nous sommes tous du pays légal, « tous un peu Empereur ». Il n’a pas encore sans doute résolu la question sociale, mais il « déclare chaque jour que le but de tous ses efforts est l’amélioration progressive du sort de tous ». Et les auteurs de la brochure ont confiance en lui : il abolira l’odieux article 1781 du Code civil, qui déclare que « le maître est cru sur son affirmation, — pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l’année échue, — et pour les à-comptes donnés dans l’année courante » ; il établira des Chambres corporatives ; il encouragera le peuple à parler, à dire ses besoins. « Que les travailleurs, nos frères, s’unissent donc à nous, s’écrie Chabaud, pour exprimer ensemble nos vœux et faire connaître nos besoins au chef de l’État, que l’on accuse, à tort sans doute, de ne pas vouloir faire toutes les concessions nécessaires en faveur de la classe ouvrière. Car, enfin, si nous ne faisons pas connaître les choses dont nous souffrons, il faut supposer qu’elles restent ignorées. Il s’agit donc de prendre des mesures pour que notre voix arrive jusqu’à lui ». — Et c’est Coquard qui ajoute : « Il serait à regretter que de nos jours la défiance qui existait autrefois entre le peuple et le pouvoir se continuât : le peuple n’a rien à y gagner, si ce n’est à entraver le gouvernement dans les progrès qu’il veut réaliser ; mais si l’oligarchie bourgeoise pousse le peuple à se défier de son élu, c’est qu’elle voudrait l’amener à se jeter encore une fois dans ses bras à elle, la plus implacable ennemie du peuple et de l’Empereur. Car le peuple veut, comme l’Empereur, que le gouvernement soit non le gouvernement d’un parti, mais le gouvernement de tous ».
C’en est assez de cette littérature : cette première et prétendue manifestation de la classe ouvrière n’est guère faite pour nous réjouir. Les auteurs de ces articles de commande portent la livrée du Palais-Royal. Leur confiance affirmée en la bonne volonté du pouvoir a quelque chose de puéril, et leur « nous sommes tous un peu Empereur » est d’une niaiserie désolante.
Et cependant, il faut être indulgent à ces hommes. La vie était intenable pour la classe ouvrière aux environs de 1860 ; les conditions matérielles atroces ; les soupçons de la police et de l’administration éveillés parle moindre de ses actes ; nul droit de coalition, nul droit d’association ; l’impression constante d’être traités en inférieurs, en parias ! On conçoit bien que certains, au lendemain de la populaire expédition d’Italie, au lendemain des premières mesures libérales, aient consenti à aider le prince Napoléon et ses auxiliaires dans leur politique libérale et démocratique Au demeurant, certains républicains d’alors et des plus notables ne faisaient-ils point de même ? Et oserait-on prétendre que leur excuse, s’ils en peuvent présenter, soit aussi valable ?
Quoi qu’il en soit, ces ouvriers, les premiers, purent parler sans être inquiétés ; et il faut reconnaître qu’ils exprimèrent, en matière sociale, les revendications immédiates du prolétariat d’alors. Mais ils avaient beau habilement arguer des glorieuses interventions extérieures, pour convaincre les camarades, que l’Empereur serait aussi démocrate à l’intérieur ; ils avaient beau tenter, selon le vœu du prince Napoléon, de transformer l’enthousiasme nationaliste des prolétaires parisiens en une adhésion à L’Empire, il subsistait trop de souvenirs de décembre et d’après décembre, pour qu’ils pussent entraîner les ouvriers les plus conscients. Au demeurant, comme dit l’autre, ils n’avaient point « la manière ». Et leur servilité trop peu dissimulée, devait détourner d’eux même ceux que leur esprit pratique et leur désir de résultats pouvaient rendre sympathiques à leurs efforts.
C’est alors que le projet de délégation ouvrière à l’Exposition de Londres et la grève retentissante des typographes parisiens vinrent presqu’en même temps attirer l’attention publique sur les questions ouvrières et réveiller dans la classe ouvrière des idées d’initiative et d’indépendance.
En 1849, la Chambre de Commerce de Lyon, en 1851, le Conseil municipal de Paris avaient envoyé des délégués ouvriers aux Expositions de Paris et de Londres. En 1855, on s’en était bien gardé : la nomination même des délègues n’aurait-elle point fait renaître ces idées d’association, de solidarité qu’on voulait alors achever d’étouffer ? Mais, en 1861, le vent avait changé. Envoyer des délégués à la prochaine Exposition internationale de Londres, c’était manifester la sollicitude du pouvoir pour les classes ouvrières, c’était travailler, en développant leurs connaissances et leur goût, à la grandeur de l’industrie, c’était enfin aider à la diffusion des conceptions libre-échangistes. Et à l’heure même où les patrons protectionnistes menaient grand bruit contre l’Empire, au moment où leurs théoriciens comme M. Dupin polémiquaient âprement avec Michel Chevalier, l’apôtre français du libre-échange, l’idée d’une délégation ouvrière à Londres, une fois lancée, ne devait point déplaire au pouvoir. Arlès-Dufour, industriel et saint-simonien, avait repris le projet dans le Progrès de Lyon ; l’Opinion nationale suivit ; Pauchet, son secrétaire de rédaction, conseilla aux ouvriers d’imiter leurs camarades anglais, de se cotiser pour aller visiter l’Exposition (2 octobre 61). Quelques ouvriers écrivirent, qu’ils s’engageaient à prendre cette initiative : des abonnés offrirent une souscription. Quelques jours plus tard, le 4, à l’occasion d’une lettre d’Arles-Dufour au Progrès, Pauchet exprimait même le regret que les adhésions les plus nombreuses fussent précisément celles des souscripteurs et non celles des ouvriers. « Il faut, écrivait-il, que la classe ouvrière parisienne s’affirme, si elle veut conserver sur les ouvriers des autres nations cette supériorité qui a jusqu’à ce jour assuré notre suprématie sur tous les marchés ». Nous retrouvons là l’idée initiale des protecteurs des ouvriers.
Quelqu’un jugea bon de répondre. Le 17 octobre, l’Opinion nationale publia la lettre d’un ouvrier, en réponse a l’appel et aux critiques de Pauchet.
« Je crois, comme vous, disait ce correspondant, que les ouvriers de Paris sont intelligents, et pour ma part, je vous remercie de l’opinion que vous avez d’eux. Mais comment concilier cette intelligence avec cette inertie ? Pourquoi ne s’aident-ils pas eux-mêmes ? C’est un reproche qu’on leur adresse souvent et auquel il n’est pas facile de répondre sans accuser.
« Quand l’initiative vient d’en haut, de l’autorité supérieure ou des patrons, elle n’inspire aux ouvriers qu’une médiocre confiance. Ils se sentent ou se croient dirigés, conduits, absorbés et les meilleures tentatives sont rarement couronnées de succès. C’est un fait que je constate sans vouloir discuter ici si les ouvriers ont tort ou raison. — Quand l’initiative vient d’en bas, c’est bien une autre affaire : elle rencontre des impossibilités matérielles auxquelles elle se heurte. Qu’un comité, exclusivement composé d’ouvriers, se forme en dehors du patronage de l’autorité ou des fabricants, qu’il essaie de former un centre, de grouper autour de lui des adhérents, de réunir des souscriptions ; si inoffensif que soit son but, soyez certain qu’on ne lui permettra point de l’atteindre. Aussi faut-il une forte dose de résolution pour se mettre en avant, quand, de plus, toujours à tort ou à raison, les promoteurs se sentent mis à l’index : car un ouvrier qui s’occupe de questions politiques, dans le pays du suffrage universel, est considéré comme un homme dangereux ; c’est pis s’il s’occupe de questions sociales. Tenez, monsieur, je vous prédis (et je désire de tout mon cœur être mauvais prophète), que toute tentative faite par des ouvriers, dans les conditions que j’ai indiquées plus haut, c’est-à-dire en dehors de toute influence, ne pourra aboutir ; on ne leur accordera pas la permission de s’organiser et d’agir librement sous l’œil vigilant de l’autorité.
«… Mais pourquoi, direz-vous, refuser les conseils de ceux dont les. lumières et la bourse vous seraient d’un si grand concours ? — Parce que nous ne nous sentirions pas libres, ni dans notre but, ni dans nos choix, ni de notre argent ; et les plus belles affirmations ne prévaudront point contre une opinion qui n’est peut-être que trop justifiée.
« Il n’y a qu’un seul moyen, c’est de nous dire : Vous êtes libres, organisez-vous ; faites vos affaires vous-mêmes, nous n’y mettrons pas d’entraves. Notre aide, si vous en avez besoin, si vous la jugez nécessaire, sera complètement désintéressée, et tant que vous resterez dans les limites de la question, nous n’interviendrons pas. »
L’auteur de la lettre disait enfin la défiance invétérée de la classe ouvrière à l’égard des œuvres du pouvoir ; il affirmait que la liberté d’organisation était le meilleur moyen de dissiper ses craintes, et il souhaitait la disparition des « justes griefs de chacun », qui « entretiennent une haine sourde, funeste au développement industriel du pays ».
Cette lettre était signée T…. ciseleur en bronze. Son auteur s’appelait Tolain. Grêle, pâle, déjà presque chauve à trente ans, le regard froid et gouailleur sous un beau front, il avait acquis par ses connaissances, par son esprit pratique et sa fermeté, une autorité indéniable sur ses camarades d’ateliers. Le prince Napoléon voulut le voir. Il alla au Palais-Royal. Après l’entrevue, il fut l’un des dix ouvriers qui préparèrent et vinrent soumettre au prince, comme président de la Commission impériale de l’Exposition de Londres, un projet précis, pour l’envoi d’une délégation ouvrière. La requête fut naturellement bien accueillie. Une commission ouvrière, composée de présidents de sociétés de secours mutuels professionnels, fut chargée de diriger les élections des délégués qui devaient être élus dans chaque profession. Le gouvernement avait mis le doigt dans l’engrenage ; il venait de reconnaître officiellement et d’utiliser l’action corporative, l’action professionnelle des sociétés de secours mutuels. Un régime de tolérance succédait fatalement au régime de taquineries policières, dont les sociétés étaient victimes.
Mais les ouvriers, aussi, n’allaient-ils point être entraînés dans l’engrenage ? N’allaient-ils point cette fois-ci se laisser enrôler dans le socialisme impérial ? — Nous avons tenu à citer presque entière la lettre de Tolain qui fut l’origine du mouvement. Elle est d’une toute autre note que les brochures ouvrières. Elle indique bien dans quel esprit Tolain entrait en relations avec le Palais-RoyaL Beaucoup de ceux qui l’entouraient, qui subissaient son ascendant, étaient des républicains ; tous étaient soucieux de leur indépendance. Ils allaient profiter des faveurs du pouvoir ; ils allaient accepter ses offres. En échange ils ne promettaient rien. C’était comme un droit qu’ils réclamaient la liberté des coalitions et la tolérance des associations.
Les doutes souvent exprimés sur Tolain m’inquiétaient. J’ai interrogé sur leur jeune temps quelques-uns de nos camarades du parti : certains, ceux surtout qui entrèrent dans le mouvement, pendant les dernières années de l’Empire, ont continué depuis lors de considérer Tolain, comme l’agent du Palais-Royal. Ils en sont restés à l’impression des luttes entre la première et la seconde Internationale. Mais ceux qui le connurent dès la première heure, m’ont affirmé qu’il n’en était rien ; qu’il eut pour but précis et clairement vu, non de rallier la classe ouvrière à l’Empire, mais d’obtenir les libertés indispensables à la défense de ses droits, d’utiliser toutes les avances que l’Empire, ayant besoin d’eux, pouvaient faire aux ouvriers. La lettre du 14 octobre 1861, écrite spontanément et sa différence de ton avec les Brochures ouvrières, manifeste clairement déjà les sentiments d’indépendance et de dignité de son auteur. Et le récit qui suivra les établira avec certitude.
Quoiqu’il en soit, par l’intervention du prince Napoléon, l’opinion publique se trouvait saisie. La Commission ouvrière fut constituée le 2 février 1862. Or à ce moment, un grave conflit venait d’éclater dans la typographie parisienne. Les ouvriers y vivaient encore sous le régime des salaires de 1843. Mais depuis onze années, loyers et denrées avaient sans cesse augmenté de prix, nous avons dit dans quelles proportions. Le pouvoir même, à la fin, avait dû s’en émouvoir. Persigny, en janvier 1861, avait écrit au président de la Chambre des maîtres-imprimeurs, Pion, pour lui demander d’étudier la question des salaires ; et le directeur de l’Imprimerie nationale, Petetin, avait pris l’initiative d’un relèvement des prix dans cet établissement.
Après un an de démarches, en décembre 61, les ouvriers avaient enfin obtenu des patrons la réunion d’une commission mixte ; ils avaient nommé leurs délégués ; la première séance avait eu lieu le 9 janvier 1862. Mais les patrons étaient mal disposés.
Entre la première et la deuxième séance de la commission, en véritable provocateur, M. Le Clère, imprimeur, rue Cassette, et délégué suppléant de la Chambre patronale, introduisait dans ses ateliers des femmes compositrices à un salaire inférieur au tarif. Le 21 janvier, il renvoyait six compositrices : le lendemain tous faisaient mise bas, sauf deux. Cynique, le patron déposa une plainte contre la coalition et fit arrêter plusieurs ouvriers.
Ceux-ci dénoncèrent alors à l’administration les menées des maîtres, qui, pour accentuer encore l’abaissement des salaires, faisaient dresser des jeunes filles, dans les communautés religieuses, au travail de la composition.
On conçoit que, dans ces conditions, les travaux de la commission mixte ne pouvaient être qu’une comédie ; le 20 mars, les ouvriers y mirent fin.
Alors, le 22, à la succursale de Clichy de l’imprimerie Dupont, des femmes furent introduites, avec un salaire réduit de 30 0/0. Le gros patron qu’était M. Dupont, décoré et député, avait l’impudence de déclarer qu’il agissait ainsi, en bon philanthrope, afin de fournir du travail aux femmes. Mais, pressentant sans doute que cette philanthropie ne serait point tolérée longtemps par ceux qui en faisaient les frais, le 25 mars, sans que le moindre désordre se fût produit, sans que le travail eût été abandonné, il faisait arrêter par la police, toute à sa dévotion, cinq compositeurs, les mauvaises têtes. Le coup manqua : le 28, malgré l’arrestation des meneurs, 117 ouvriers sur 120 faisaient grève. La police alors multiplia les arrestations : Gauthier, président de la société typographique, rendu responsable fut arrêté ; avec lui, une trentaine d’ouvriers. Sept arrestations furent maintenues.
Le 8 mai, après plusieurs semaines de détention préventive, après deux jours de débat, trois d’entre eux furent acquittés ; les quatre autres condamnés à 10 jours de prison et 16 francs d’amende. Deux des condamnés interjetèrent appel ; le 4 juin, ils étaient de nouveau condamnés en appel.
Cependant avec une énergie admirable, sans se laisser intimider par ces premières condamnations, ni par les coupes sombres faites par les patrons (61 ouvriers n’avaient pu rentrer chez Dupont), les ouvriers typographes poursuivaient la révision du tarif. Des patrons, ils en appelaient maintenant au pouvoir. Le 30 mai 1862, par une pétition signée de 2,400 ouvriers et adressée à l’Empereur, ils réclamaient le règlement d’administration publique promis par le décret du 5 février 1810 sur l’organisation de l’imprimerie. « A défaut de la liberté d’imprimerie, disait la pétition, du moins nous désirerions jouir des garanties que Napoléon Ier avait fait espérer en faveur des ouvriers privés de la possibilité de s’établir. » Et ils réclamaient le droit d’avoir leur chambre syndicale, comme les patrons ; ils réclamaient un tarif périodique, établi par un accord entre patrons et ouvriers et obligatoire pour tous, enfin la limitation par une commission mixte du nombre des apprentis. Le ministre du commerce répondit qu’il ne pouvait satisfaire aux vœux exprimés.
La situation était désespérée : les délégués de la Commission mixte conseillèrent alors d’accepter les maigres concessions faites par les patrons le 25 mars. Mais les ouvriers se retirèrent en bon ordre ; ils demandèrent dans chaque maison un engagement formel d’appliquer le tarif ; et les ouvriers en conscience demandèrent une augmentation du prix de l’heure équivalente à celle qui avait été consentie au travail aux pièces.
Ce fut l’occasion d’une nouvelle grève. A peine sortis d’une lutte, les typos en rengageaient une autre. 215 d’entre eux y prirent pari. L’administration s’acharna : les délégués ouvriers et 11 grévistes furent arrêtés (fin juillet).
C’est alors qu’un coup de théâtre se produisit. La majorité de l’opinion libérale se prononçait en faveur des ouvriers ; les journaux de gauche multipliaient les articles en leur faveur. Les ateliers parisiens se passionnaient pour eux. Le 30 août, par ordre de l’Empereur, les inculpés furent mis en liberté provisoire ; puis, lorsque le 29 septembre, malgré la plaidoierie de Berryer, dont l’éloquence même n’avait pu avoir raison des préjugés capitalistes, ils eurent été condamnés à l’amende et à la prison, lorsque le 15 novembre, en appel, ils eurent été de nouveau condamnés, l’Empereur, par une nouvelle et éclatante décision, les gracia tous.
C’était le coup de mort donnée à la législation existante ; dès ce jour, le délit de coalition était effacé, sinon de la loi, du moins des décisions des tribunaux. Il devenait inutile de prononcer des condamnations que l’Empereur annulait aussitôt. La tolérance du droit de grève s’ajoutait à la tolérance des sociétés professionnelles de secours mutuels. Mais, en même temps, c’était, déclarée, la volonté d’alliance avec la classe ouvrière. Je ne sache point que personne alors ait signalé, pressenti le danger. Napoléon III poussant hardiment dans la voie des réformes sociales, satisfaisant aux revendications immédiates de la classe ouvrière, et cette classe ouvrière se ralliant peu à peu à lui, c’était la réalisation du socialisme césarien ; c’était la voie barrée à la République et au socialisme tout à la fois, pour des années. Jamais peut-être, ce danger ne fut plus imminent qu’aux environs de 1862.
Et, en effet, pendant que se déroulait la grève typographique, la commission ouvrière, elle non plus, ne demeurait pas inactive. Elle avait organisé cinquante bureaux électoraux, par profession : tout ouvrier exerçant la profession avait le droit de venir participer à la nomination des délégués. Et si, dans les ateliers parisiens, l’état d’esprit signalé par Tolain n’avait point disparu, si les initiateurs avaient eu à se défendre de bien des accusations, sans doute de la part de républicains obstinés, d’abstentionnistes au point de vue économique comme il en subsistait encore au point de vue politique, s’ils avaient eu à supporter aussi les railleries des indifférents, tout un mouvement étonnant se produisait autour de ces élections ; les ouvriers se concertaient et se préparaient en masse à voter, à tel point même que la préfecture de police s’en inquiéta et qu’il fallut encore une fois une intervention personnelle du chef de l’État pour que la commission put poursuivie sa tâche. Les 200 délégués furent nommés. Les départs pour Londres eurent lieu du 19 juillet au 15 octobre.
Ainsi, malgré les entraves apportées à leur activité, malgré la gêne que créaient pour eux les faveurs mêmes du pouvoir, les prolétaires parisiens n’étaient pas en goût d’abstention. Ils allaient voter en 1863 pour les opposants, un de ces opposants s’appelât-il Thiers. En 1862, ils profitaient des avances du pouvoir ; et la création de la commission ouvrière, la nomination même des délégués, malgré l’indépendance de certains, pouvaient être le premier pas vers une alliance avec l’Empire. Tolain et ses camarades étaient alors, si l’on veut, dans l’état d’esprit du trade-unionisme anglais, d’ancien style, cherchant à obtenir du parti au pouvoir les plus grands avantages possibles, quitte à le lâcher ensuite le jour où il ne servirait plus ses intérêts professionnels. Mais, à l’heure même où il lui est donné, un parti n’en bénéficie pas moins d’un semblable appui ; et l’Empire pouvait en profiter pour s’assurer, pour se consolider.
Là était le danger ; mais le voyage de Londres, lui-même, fut l’antidote. Ce fut la précision nouvelle qu’il donna à la conscience que les ouvriers parisiens avaient pris de leurs intérêts de classe, ce fut la confiance qu’il leur donna en une action strictement indépendante, qui les aida à se dégager de la protection du pouvoir et à poursuivre seuls leur besogne d’émancipation.
Au point où en étaient les ouvriers parisiens, le voyage de Londres devait leur être, en effet, des plus profitable. La gêne où les plongeait la disproportion entre leurs salaires et les prix des denrées les poussait instinctivement à l’action syndicale et à des grèves qui leur avaient été jusqu’alors légalement interdites. Or, ils allaient trouver en Angleterre, dans presque tous les métiers, des ouvriers dont le travail, qu’ils estimaient d’ailleurs de qualité inférieure au leur, était mieux rétribué ; des ouvriers qui, souvent, ne faisaient que dix heures de travail par jour et parfois moins : des ouvriers qui discutaient librement du taux des salaires avec leurs patrons, dans des commissions mixtes ; enfin des ouvriers libres de s’unir dans des sociétés corporatives, libres de refuser collectivement leurs bras, lorsque le labeur de ces bras n’était point payé à son prix. Outre l’Exposition, les délégués visitèrent des ateliers. Ils furent tous vivement frappés de la situation des prolétaires anglais. Quelques-uns, des jeunes, voulurent même jouir immédiatement de ces conditions meilleures, et demeurèrent en Angleterre. Les autres repartirent, mais convaincus plus que jamais de la nécessité des réformes qui leur tenaient à cœur, de l’urgence qu’il y avait à les obtenir.
A leur retour, ils rédigèrent leurs rapports et les soumirent à leurs commettants. La plupart de ces rapports se composent d’un bref historique, d’un examen technique des expositions du métier, enfin d’une conclusion on se trouvent exprimés les besoins et les vœux des ouvriers de la profession. (Rapports des délégués des ouvriers parisiens à l’Exposition de Londres en 1861. Paris, 1862-64).
Ces vœux, c’étaient naturellement, encore une fois, ceux que révélaient depuis des années les actes illégaux de la classe ouvrière, ceux qu’avaient platement formulés les brochures ouvrières : la liberté de coalition, la liberté d’association. Quelques-uns y ajoutèrent bien sans doute la réglementation du temps de travail, la protection légale du travailleur, même adulte. « Il y a, disaient par exemple les délégués mécaniciens, une loi protectrice des animaux, qui obligent ceux qui les emploient à ne pas leur faire exécuter un travail au-dessus de leurs forces ; il y en a une autre concernant Le travail des enfants ; pourquoi n’y en a-t-il pas une semblable pour les hommes ? » Un certain nombre de corporations réclamaient de même une loi protectrice. Mais ce qui dominait dans ces cahiers du travail, c’était la revendication fondamentale de liberté. S’il n’y a pas de loi protectrice pour les adultes, continuaient les mécaniciens eux-mêmes, « c’est que sans doute, on croit qu’ils ont assez d’intelligence et de force pour se protéger eux-mêmes. Ni l’intelligence, ni la force ne nous manquent, il est vrai, mais l’une et l’autre sont enchaînées par la loi qui porte : Sera puni d’un emprisonnement de six jours à trois mois et d’une amende de 10 francs à 1,000 francs…, toute coalition de la part des ouvriers pour faire cesser en même [temps de travailler… » (p. 201). Si l’on ne veut pas défendre les ouvriers, qu’on les laisse au moins se défendre eux-mêmes.
Or, l’expérience anglaise vint précisément confirmer les délégués dans leur conviction qu’il n’y avait point pour eux de meilleur moyen défense que des associations ouvrières. Les statisticiens de l’Office du Travail ont constaté que « sur les 53 rapports émanant des 183 délégués parisiens, il y en a 38, par 145 délégués, qui expriment le vœu de voir se constituer dans leurs professions des chambres syndicales aboutissant à des commissions mixtes de patrons et d’ouvriers qui auraient pour mission de délibérer sur les conditions du travail ». Le chiffre est intéressant ; mais quand on fait de la statistique, il y a besoin de définir précisément, et la précision est parfois contraire à la réalité historique.
De la lecture des rapports, des textes que j’ai pu recueillir, il ressort en effet que les délégués de Londres ne s’étaient pas encore arrêtés à une terminologie très précise. D’une manière générale, cependant, Chambre syndicale, lorsqu’ils n’y ajoutent pas le qualificatif d’ouvrière, signifie pour eux une association mixte, composée des patrons et des ouvriers ou parfois de leurs élus. Pour désigner le syndicat, au sens moderne du mot, au sens trade-unioniste, ils emploient la désignation de Société corporative. Et quelques-uns, comprenant, par leur expérience même, que les sociétés professionnelles de secours mutuels sont l’organisme déjà existant dont on peut faire le syndicat, demandent simplement la liberté la plus large pour les sociétés professionnelles de secours mutuels.
Il y aurait une très belle et très utile étude à faire de la conception syndicale des délégués à l’Exposition de Londres, d’après leurs rapports mêmes. Nous ne pouvons hélas ! donner ici que de trop brèves indications.
Mais, quelles que soient les divergences des termes, il faut noter d’abord
qu’un très grand nombre de professions demandent l’établissement de Chambres mixtes, ou pour parler selon nos formules modernes, de commissions mixtes permanentes. Il appartiendrait à ces commissions « d’établir des tarifs qui, une fois admis de part et d’autre, auraient force de loi » ; de s’occuper de lois concernant la profession ; de régler l’apprentissage et l’enseignement professionnel ; en un mot, comme le disent quelques-uns, de donner à la corporation ses statuts. Et l’on pourrait sans doute retrouver ici la survivance de l’idée corporative traditionnelle ; mais certains rapports prennent soin de mettre en garde, de bien marquer l’opposition entre la corporation ancienne, faite d’oppression et de privilège, et la corporation moderne dont le but serait d’amoindrir et d’empêcher l’oppression.
Ce que les ouvriers recherchent, en effet, par les commissions mixtes, c’est un règlement amiable des conditions du travail, un règlement pacifique, obtenu sans grèves. De nombreux rapports encore y insistent : les Chambres syndicales doivent supprimer les grèves ; et l’on retrouve, chez tous, le souvenir cuisant des souffrances endurées dans les luttes récentes. « Nous n’avons jamais obtenu aucune amélioration qu’en faisant grève, disent par exemple les mégissiers : ce n’est qu’en employant des moyens que la loi condamne que nous pouvons obtenir des augmentations. On conviendra que cette situation est déplorable autant pour le patron que pour l’ouvrier » (p. 112. Les tourneurs en chaise (p. 530), les fondeurs-typographes (p. 745), d’autres encore reviennent sur cette idée que les Chambres syndicales, régulièrement instituées, permettront d’obtenir sans grèves toutes les améliorations.
Mais ce qu’il faut bien marquer, c’est que tous, en même temps qu’ils réclament cette institution de commissions mixtes, demandent la liberté de faire grève et de fonder des sociétés purement ouvrières. Ces sociétés corporatives, les délégués les conçoivent naturellement sur le modèle des Trade-Unions, qu’ils viennent d’avoir sous les yeux, ils les conçoivent avant tout, d’abord, comme des mutualités professionnelles, assurant la vie de l’ouvrier, en cas de maladie, en cas de chômage, assurant le placement, et même, comme les sociétés anglaises, garantissant à leurs membres une retraite pour la vieillesse (p. 595). Ils savent qu’il ne peut y avoir de défense professionnelle efficace sans de telles sociétés, et ils sentent que, sans elles, les commissions mixtes deviendront rapidement un nouvel instrument de domination patronale. Tolain, quelques mois plus tard, à un moment où, d’ailleurs, tous les rapports des délégués n’étaient pas encore publiés, exprimait très fortement cette idée que, dans des chambres syndicales mixtes, on n’obtiendrait point une conciliation des intérêts, « mais une confusion aboutissant à l’impuissance ou à l’oppression ». « Or, disait-il, si l’on veut opprimer le capital, il se dérobe et fuit ; si l’on opprime le travail, un malaise général envahit le corps social ». A vouloir concilier des intérêts qu’il faut cependant bien reconnaître opposés, on éterniserait la lutte. « L’accord réel, l’association du capital et du travail, deux fonctions différentes, ne pourra s’obtenir que par une liberté entière, complète, accordée aux deux intérêts. Ils formuleront séparément leurs prétentions, les feront triompher à leurs risques et périls, par tous les moyens qu’ils jugeront convenables, sans qu’on puisse ni qu’on doive y apporter d’autre limite que la liberté d’autrui et non son intérêt ». (Quelques vérités sur les élections de Paris, 1863.)
Paroles modérées, mais fermes, inspirées évidemment comme toutes celles des délégués parisiens par un large esprit de conciliation avec la classe patronale, mais où perce peu à peu, de plus en plus visible, ce sentiment d’indépendance, d’autonomie absolue de classe, qui est forcément à la base d’une action syndicale véritable.
Les rapports des délégués parisiens expriment bien les revendications des travailleurs conscients, en cette fin de 1862. Il nous faut ajouter un trait à cette description de leur état d’esprit : il nous faut dire les sentiments que leur contact avec les ouvriers anglais avaient développés chez eux. Et cela est capital.
Avec une fierté naturelle, les ouvriers anglais avaient expliqué à leurs frères de France les détails de fonctionnement de leurs sociétés ; ils les avaient guidés dans les ateliers. Enfin, dans une grande fête, le 5 août, des délégués de diverses industries avaient été reçus par les travailleurs organisés de Londres.
Côté Français, nous en avons un compte-rendu dans l’Opinion nationale du 8 août. 70 délégués furent reçus par 250 ouvriers anglais ; mais il est remarquable que les chefs tradi-unionistes n’avaient point pris l’initiative de la réception. Par contre, le président Nicholay eut à lire tout d’abord une lettre d’excuses du ministre Palmerston.
Puis, ce fut la lecture d’une adresse des ouvriers anglais à leurs camarades de France.
Ils y disaient les luttes sérieuses que les ouvriers de tous pays allaient avoir encore à soutenir « quoique l’avenir semblât leur promettre la satisfaction de leurs droits et de leurs espérances ». Ils répudiaient, après les discussions nationales, ruineuses pour leurs patries respectives, les discussions sociales, fatales à ceux que la concurrence entraînerait contre leurs frères.
« Aussi longtemps, continuaient-ils, qu’il y aura des patrons et des ouvriers, qu’il y aura concurrence entre les patrons et des disputes sur les salaires, L’union des travailleurs entre eux sera leur seul moyen de salut.
« La concorde entre nous et nos patrons sera le seul moyen de diminuer les difficultés par lesquelles nous sommes entourés.
« Le perfectionnement des machines que nous voyons se multiplier de toutes parts et la production gigantesque qui en est la conséquence, viennent tous les jours changer les conditions de la société. Un problème immense est à résoudre : la rémunération du travail… »
« Nous pensons, concluaient les ouvriers anglais, qu’en échangeant nos pensées et nos observations avec les ouvriers des différentes nationalités, nous arriverons à découvrir plus vite les secrets économiques des sociétés. Espérons que maintenant que nous nous sommes serrés la main, que nous voyons que comme hommes, comme citoyens et comme ouvriers nous avons les mêmes aspirations et les mêmes intérêts, nous ne permettrons pas que notre alliance fraternelle soit brisée par ceux qui pourraient croire de leur intérêt de nous voir désunis ; espérons que nous trouverons quelque moyen international de communication, et que chaque jour se formera un nouvel anneau de la chaîne d’amour qui unira les travailleurs de tous les pays. »
Emile Richard répondit sur le même thème, célébra l’abaissement des frontières, les langages différents exprimant les mêmes idées, l’union fortement cimentée entre les travailleurs des deux côtés du détroit.
Etaient-ce là simplement quelques phrases de vague fraternité ? Les ouvriers français ne l’entendaient pas ainsi ; ils avaient trop à apprendre de leurs camarades anglais au point de vue corporatif, pour ne pas souhaiter l’établissement immédiat de relations régulières. Par la bouche de Melville-Glover, leur interprète, ils demandèrent aussitôt « que des comités ouvriers fussent établis pour l’échange de correspondances sur les questions d’industrie l’internationale ». Et la proposition fut accueillie par des applaudissements chaleureux.
Plusieurs délégués, nous l’avons dit, trouvèrent en Angleterre des places avantageuses et demeurèrent. Des Français proscrits, assistant au banquet, s’intéressèrent à ces relations internationales nouvelles. Des lettres furent échangées ; chaque jour, le besoin de relations constantes se fit plus vivement sentir.
Tel était l’état d’esprit des militants parisiens à la fin de 1862. Soucieux avant tout d’améliorer la condition matérielle et morale de leur classe, désireux d’obtenir les libertés nécessaires à la réalisation de ce dessein, ils s’efforçaient d’émouvoir l’opinion en faveur de leurs revendications, et, par de cordiales relations avec les travailleurs étrangers, de s’assurer des renseignements ou au besoin une aide qu’ils sentaient utile pour leur lutte. Dès le retour de Londres, l’idée d’une Association internationale des ouvriers pointait dans ces esprits tourmentés.
Mais, dès ce moment, et, en partie du moins, sous l’influence de cette idée, des divergences allaient se produire parmi les militants parisiens. Dans toute cette affaire de la délégation de Londres, les hommes qui suivaient Tolain, qui acceptaient ses compromissions limitées, s’étaient rencontrés avec les ouvriers du Palais-Royal, avec Chabaud, avec Gauthier, avec Bazin. Ceux-là, après comme avant le voyage de Londres, étaient disposés à tout attendre d’une bienveillante intervention impériale. Or, il semble que dès alors, dès ce début de 1803, Tolain et ses amis, sans différer beaucoup plus de Bazin ou de Gauthier que J. Favre au même temps ne divergeait d’E. Ollivier ou de Darimon, aient cherché les moyens d’une action plus hardie, plus dégagée, afin de hâter l’obtention du droit de grève ou de la liberté d’association. Peu à peu, profitant de la demi-tolérance accordée, ils risquèrent encore quelques pas en avant.
L’espace nous manque pour pouvoir suivre, dans le plus grand détail, le mouvement des idées dans le prolétariat parisien, pendant ces étranges premiers mois de 1863 : et d’ailleurs les documents sont, à tout prendre, peu abondants. Certains traits cependant, encore peu remarqués, permettent de deviner le progrès qui se fit.
Et d’abord, le fait, trop négligé, de la constitution de deux groupes ouvriers de souscription, pour remédier à la crise cotonnière qui sévit à ce moment-là. La guerre de sécession, en effet, avait tari presque complètement l’arrivage du coton américain. Or sur 850 millions de kilogrammes de coton employés alors en Europe, les États-Unis en fournissaient 716 ! C’est dire suffisamment l’intensité de la crise. Les industriels du Nord, eux, « se retournèrent », substituèrent la laine et le lin au coton ; mais en Normandie, la misère fut épouvantable. Un douloureux frisson courut dans le monde impérial, lorsque des journalistes, comme Pessard, révélèrent les souffrances des tisseurs de la Seine-Inférieure. Les journaux, les journaux démocratiques surtout, ouvrirent des souscriptions ; l’Empereur unit ses efforts aux leurs.
Ceux des ouvriers qui prétendaient affirmer la maturité de leur classe, ne pouvaient demeurer en arrière. Tous furent unanimes. Mais il fut frappant devoir se détacher alors le petit groupe d’avant-garde.
Le 20 janvier, en effet, l’Opinion Nationale publia un appel aux ouvriers, réclamant de tous 10 centimes par semaine pour les cotonniers. « C’est la question du chômage, y lisait-on, qui se pose devant nous dans toute sa hideur, et qui semble nous accuser de n’avoir rien prévu, rien organisé ; c’est la question du chômage qui s’impose et réclame une solution par une mutuelle assurance au nom de la solidarité et de la fraternité ». Cet appel était signé de Ripert, chapelier ; Vuillennot et Gérigeon, ouvriers en papiers de couleurs ; Coûtant, typographe ; Perrachon, monteur en bronze ; Guérineau, gantier ; Tolain, ciseleur ; Blanc, typographe ; Revenu, peintre sur porcelaine ; Carrât, tailleur ; Royanez, mégissier ; Flandre, ciseleur ; Kin, moteur en bronze ; Davezac, typographe. Perrachon avait signé naguère la première brochure ouvrière ; désormais, il n’allait plus jurer que par Tolain. Le 24 janvier, ce groupe, augmenté de cinq nouveaux membres, publiait un nouvel appel. — Or, le 26, toujours dans l’Opinion Nationale, paraissait un autre appel, émanant cette fois de la commission ouvrière qui avait présidé aux délégations de Londres, et désignant comme collecteurs, précisément ces délégués qu’elle « considérait, disait-elle, à juste titre, comme les représentants de la classe ouvrière ». Ce nouvel appel est signé de Chabaud., le ferblantier, président de la commission, de Wasnchooter, Grandpierre, Dargent, et de nombreux autres délégués. Il n’y a certes, dans cet appel, aucune parole de désapprobation pour l’initiative du premier groupe ; rien n’indique une opposition. Mais je suis disposé à voir dans le fait même d’un nouvel appel, qui n’est revêtu de la signature d’aucun des signataires de l’autre, une première divergence, une première lutte d’influence, entre les plus hardis et les plus modérés des militants parisiens, entre ceux que tourmente déjà un besoin d’indépendance et ceux qui s’accommodent facilement de leur « clientèle ». Il y a d’une part, déjà, les prochains candidats ouvriers et leur entourage ; de l’autre, les hommes qui continuel ont de prendre leur mot d’ordre au Palais-Royal.
Quelques semaines plus tard, un autre fait se produisit qui fut de nature à dessiller encore les yeux de quelques prolétaires, acharnés à attendre du pouvoir impérial la satisfaction de leurs vœux. La révolution de Pologne avait éclaté ; les ateliers parisiens se passionnaient pour les victimes du tzarisme. Entre Paris et Varsovie, des adresses étaient échangées. Les ouvriers voulaient que Napoléon III intervint, comme naguère pour l’Italie. L Empereur, pour les raisons que nous avons dites, n’était point disposé à cette intervention. Les ouvriers, raconte Fribourg, lui adressèrent une pétition. Il refusa de la recevoir, sous prétexte que la Constitution ordonnait d’adresser au Sénat toutes les pétitions. Les ouvriers furent déçus. Ce dut être, pour certains encore, la preuve évidente qu’il ne fallait point compter uniquement sur la bienveillance du souverain ; et le rédacteur Tolain dut être incité a chercher des moyens plus efficaces d’affirmer les vœux de sa classe.
Mais ce sont surtout les élections générales fixées pour la fin de mai, qui allaient accentuer l’opposition naissante entre les deux groupes de militants.
Dans les ateliers parisiens, la majorité était républicaine ; et ce fut certainement par susceptibilité républicaine que d’aucuns blâmèrent les initiateurs de la délégation de Londres. Mais, parmi ceux-là même, il y avait des républicains, et, lorsque les élections approchèrent, ils résolurent d’affirmer les droits de leur classe. Par leurs récentes luttes, par l’autorité nouvelle qu’ils avaient conquise, ils avaient pris confiance en eux-mêmes, en la capacité de leur classe. Dans l’opposition ils réclamèrent voix au chapitre. En 1857, encore, ils avaient voté pour les candidats bourgeois qui leur étaient désignes ; ils prétendirent cette fois être consultés, et même faire désigner des leurs.
Dans le comité républicain formé par Carnot, Beslay, l’ami de Proudhon, l’homme simple et droit, et qui vit si souvent juste, s’était fait leur avocat. Sur sa proposition, des réunions ouvrières avaient été formées et elles devaient envoyer des délégués, tout comme les autres, réunions, au comité central.
Ce furent surtout ces délégués, qui dans le comité firent opposition à Garnier-Pagès et à Marie, à l’homme des 45 centimes et à l’auteur de la dissolution des ateliers nationaux ; et ils avaient l’intention de réclamer deux circonscriptions pour des ouvriers, quand le Comité Carnot fut dissous.
Nous n’avons pas à rappeler la vilaine cuisine qui se fit alors, les ambitions des journalistes, des Guéroult et des Havin, leur entente avec les Cinq, sous le patronage de Girardin, etc.. Les ouvriers dénoncèrent ces procédés assez vils, et, « se décidèrent à imiter les hommes qui posaient leur candidature à côté de celle des dictateurs ». Les républicains bourgeois oublient un peu trop toutes ces origines, lorsqu’ils accusent les ouvriers d’avoir voulu faire le jeu de l’Empire… Mais nous verrons mieux.
S’il y eut des candidatures ouvrières en dehors de la liste de l’opposition et contre elle, la faute en est à l’opposition même. Le candidat ouvrier d’alors ne fit pas plus le jeu de l’Empire que M. de Lasteyrie, par exemple. Ils se trouvaient dans le même cas. Mais le fait même que Tolain et ses amis décidèrent quand même de poser des candidatures indique fort nettement leur but : ils ne tenaient pas seulement à obtenir les réformes souhaitées ; ils voulaient encore affirmer, faire reconnaître leur égalité sociale. En les repoussant, les membres de l’opposition les condamnaient à l’isolement ; mais ils allaient du même coup hâter la naissance d’une opposition de classe dans le domaine politique.
Elle n’apparut point cependant dès les élections de 1863. Tolain et ses amis étaient gens prudents.
Les deux candidatures ouvrières tardivement posées, celles de Coulant et de J.-J. Blanc, n’eurent aucunement le caractère de « candidatures de classe », au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Au fond, ce qu’ils revendiquèrent surtout, ce fut, en face de l’opposition, l’intégralité de leurs droits politiques. Mais cela seul était déjà une révolution.
Cette fois, nettement, l’opposition entre le groupe de Tolain et celui de la commission ouvrière de 1862 éclata. Parce qu’il était sans doute la plus connu, parce qu’il avait chance de rallier le plus de suffrages, on avait proposé la candidature à Chabaud. Il repoussa l’offre. « En nous engageant ainsi dans la lutte électorale, écrivit-il, nous nous aliénons tout le monde sans profit pour personne, et nous restons, avec nos propres ressources, qui, il faut bien le dire, sont loin d’être celles que donne l’unité ». C’était encore une fois l’opposition de ceux qui attendaient du pouvoir et de la bourgeoisie l’octroi bienveillant de réformes reconnues nécessaires et ceux qui, croyant une action nouvelle indispensable pour les obtenir, allaient faire de leur classe un parti nouveau. Mais c’était aussi l’opposition entre ceux qui prenaient confiance dans leurs propres forces, et ceux qui croyaient devoir être éternellement des subordonnés. S’il faut même en croire Guéroult (Opinion Nationale, du 6 juin 1863), lui-même proposa, à plusieurs reprises, une candidature à Blanc, qui était le metteur en page de l’Opinion ; celui-ci refusa, et pour mieux affirmer son indépendance, marcha seul.
Le 24 mai 1863, ce fut le Temps qui annonça sa candidature, la première candidature ouvrière. Un groupe d’ouvriers de la 1ere circonscription écrivaient au Temps qu’ils avaient toujours eu « l’intention de présenter et de soutenir la candidature d’un de leurs camarades, connaissant leurs besoins, et capables de défendre leurs intérêts » — « qu’ils avaient espéré pouvoir se grouper autour de la réunion Carnot ; mais que, cette réunion dissoute, ils ne renonçaient point pour cela à leur projet », enfin « qu’ils avaient fixé leur choix sur Joseph Blanc, ouvrier-typographe ». Cette lettre était signée de Buette, Murat, Jean et Louis Aubert, Vanhamm et de neuf autres camarades. Le 26 mai, le Temps publiait la circulaire du nouveau candidat. Blanc affirmait qu’il était possible et juste qu’un ouvrier pût représenter Paris, l’ouvrier étant une des forces vives de la nation », et une assemblée législative n’étant complète que lorsqu’elle est la représentation de toutes ces Forces ». « Il est temps, disait-il, que les travailleurs s’affirment ; car nous ne sommes guère plus avancés qu’aux jours où il fallait être censitaire pour participer aux choses de l’État… Si éloquentes que soient les voix généreuses qui ont défendu nos intérêts, il est impossible qu’ils soient mieux compris et mieux défendus que par nous-mêmes ». Le candidat disait ensuite les revendications ouvrières : liberté de coalition, création de chambres syndicales, élues au suffrage universel, « complétant l’institution des prudhommes », et à qui il reviendrait « d’aider aux associations libres, de perfectionner les sociétés de secours mutuels et de résoudre, en sauvegardant la dignité de tous, le problème de l’assurance contre le chômage ». Mais il assurait en terminant que, nommé pour défendre les intérêts ouvriers, il n’oublierait pas les questions générales ; et il reprenait à son compte le programme de l’opposition républicaine et libérale.
Cette candidature, si nette, fut — on ne s’en étonnera pas outre mesure — mal accueillie par la presse. L’Opinion Nationale, le Temps protestèrent contre le principe des candidatures ouvrières. On a souvent depuis entendu les arguments dont ils se servirent alors même : depuis 1789, il n’y a plus de classes ! Un candidat représente tout le monde ! Un ouvrier peut être candidat, mais il ne peut y avoir de candidats ouvriers ! etc., etc. Le Siècle, journal de M. Havin, le candidat menacé, accusa les ouvriers de fomenter la division. Pour discréditer leur candidature, il inséra une protestation contre Blanc qui se serait présenté seulement, disait-il, comme le candidat de la typographie parisienne. À cette argumentation par l’absurde. Blanc riposta en montrant que l’initiative de sa candidature revenait surtout à des mécaniciens ; et il montra que non-seulement les travailleurs parisiens dans leur généralité s’intéressaient à son succès, mais que son initiative avait du retentissement dans toute la France. Cinq cents ouvriers lyonnais, des ouvriers des ateliers Cail lui envoyaient des adresses ; cinq cents typos envoyaient une note au Temps pour soutenir leur confrère ; et beaucoup d’ouvriers encore venaient à une réunion de La Chapelle le 31 mai, définir « le caractère de la candidature ouvrière, éminemment fraternelle vis-à-vis de la bourgeoisie démocratique », si elle était contraire à la dictature d’un comité de candidats sans délégation.
Néanmoins, le 2 juin, Blanc fut battu ; il obtenait 332 voix : Coûtant, candidat lui aussi, n’en avait obtenu que 11 ; Tolain, un instant candidat, s’était retiré devant Cantagrel.
La polémique sur les candidatures ouvrières continuant après le scrutin, le 6 juin Blanc écrivit une lettre au Temps. « Le candidat s’incline, y disait-il ; mais l’idée reste et n’abdique pas ». Girardin, l’homme qui voulait au Corps législatif « des orateurs », ayant dit dans un article qu’il suffirait qu’au Corps législatif une demande fût faite par un élu ouvrier, pour qu’elle ne fût pas prise en considération, Blanc ripostait ; « Si cela est vrai, je le regrette beaucoup, parce que cela me paraît indigne d’un grand corps de l’État : je le regrette parce que cela nous condamne pour toujours à des intermédiaires très honorables et très éloquents, mais qui ne sont pas nous-mêmes (souligné dans le texte ; je le regrette parce que c’est la continuation des castes, que nous voudrions tous voir disparaître ; je le regrette parce ; que c’est la négation même du progrès, la porte fermée au nez des travailleurs ». Girardin proposait aux travailleurs d’apporter aux députés leurs dossiers : Blanc se refusait à être un client ! — Comme il disait encore spirituellement, « il rentra dans sa blouse comme les diables à ressort rentrent dans leur boite, sans avoir fait de mal à personne ». Mais… L’idée restait et n’abdiquait point.
Quelques semaines plus tard, Tolain lançait sa brochure : Quelque vérités sur les élections de Paris. Il y racontait les tripotages électoraux de l’opposition ; il y précisait les revendications des prolétaires parisiens ; et il y affirmait encore leur droit d’avoir des représentants à eux, comme MM. Emile-Isaac-Eugène Péreire et Talabot étaient les défenseurs naturels du capital (p. 25). La pensée inspiratrice de la brochure n’était point fondamentalement différente de celle des délégués de Londres : liberté de coalition, liberté d’association, chambres syndicales ouvrières, accord réel du capital et du travail dans la liberté, mais affirmation très nette des droits ouvriers, des intérêts ouvriers, lesquels ne peuvent être représentés et défendus que par des ouvriers. Tirant la leçon des élections, Tolain indiquait que les démocrates eux-mêmes, les uns « enfermés dans le cercle cabalistique d’une théorie », les autres franchement hostiles, ne soutiendraient pas les candidatures ouvrières. Si les travailleurs, concluait-il, trouvent que leur émancipation se fait trop attendre, qu’ils se mettent à l’œuvre. « Le suffrage universel comme le libre échange portent en leurs flancs plus d’une surprise dont s’ébahira la vieille société. »
Mais ce qu’il y a de nouveau, cette fois, dans la brochure de Tolain, c’est l’affirmation que le mouvement de la candidature ouvrière est la continuation même du mouvement socialiste. Quand cette candidature a surgi, dit-il, on a discuté sur-des points de détail, « mais il s’agissait bien d’autre chose ! Il s’agissait, en effet, de réclamer l’égalité entre le travail et le capital. Chose curieuse, à part les socialistes, l’expérience du passé n’a éclairé ni les hommes d’hier ni ceux d’aujourd’hui » ! Puis, après avoir rappelé comment le peuple, incapable encore de formuler ses revendications, s’était porté d’instinct vers les doctrines sociales, et comment les démocrates qui se croyaient à l’avant-garde avaient tenté d’écraser le socialisme en juin, Tolain continue : « Au 3 décembre, on put croire que le socialisme avait vécu. C’était une erreur. Il s’était transformé. Pendant ces dix années de silence, pendant le calme profond (à peine troublé par la guerre d’Italie) qui avait succédé aux mouvements tumultueux de la place publique, un lent travail d’assimilation s’était fait dans la partie la plus active et la plus intelligente de la population ouvrière. Pour ne plus s’épancher bruyamment au dehors, les idées n’étaient pas mortes ; les esprits trituraient les théories. Élaguant les exagérations, les utopies impraticables, ils dégageaient les réformes pratiques, en les contrôlant rigoureusement par les faits. Comprenant qu’on ne change point en un jour les conditions économiques d’une société, que le principe de l’association s’était heurté devant l’ignorance et l’impatience des masses, on changea de route et, peu à peu, on entendit proposer par les classes ouvrières quelques réformes nettes et précises : abrogation de l’article 1781, de la loi sur les coalitions, création de Chambres syndicales, d’agences professionnelles, de sociétés de crédit mutuel, et, par-dessus tout, l’instruction primaire gratuite et professionnelle. Travail sourd, ignoré de tout ce qui n’était pas mêlé à la vie intime de l’ouvrier, mais qui n’en a pas moins jeté de profondes racines. »
Ainsi, selon Tolain, tout le réformisme pratique du prolétariat parisien d’alors se rattache à la tradition socialiste de 1848 ; ce sont, élaguées de leurs utopies et contrôlées par les faits, les revendications d’alors qu’il prétend reprendre ; et c’est comme « une transformation du socialisme » que s’annonce le nouveau mouvement. Et sans doute ce socialisme est encore d’une insuffisance notoire ; sans doute la préoccupation constante d’arriver à la conciliation du patronat et du salariat, qui reparait dans tous les écrits et même dans ce dernier, est théoriquement le contraire du socialisme. Mais il est frappant de voir que les prolétaires parisiens, au moment où ils s’affirment comme une classe indépendante, ayant ses intérêts propres et prétendant les défendre elle-même, se rattachent déclarément à la tradition socialiste, revendiquent le nom de socialistes. Et c’est merveille aussi de suivre, comment, mois par mois, presque semaine par semaine, par le développement logique d’une pensée toujours en éveil, ces travailleurs, poussés par la conscience de leurs intérêts vrais, s’élèvent peu à peu des revendications élémentaires d’un syndicalisme purement corporatif, jusqu’à l’idée déjà vaguement entrevue d’une émancipation totale.
En cette fin de 1863, sans doute, il reste encore bien des étapes à franchir. Mais avec une obstination inlassable les militants parisiens poussent leur besogne de propagande et d’organisation. L’échec de leurs candidatures, les 332 voix de Blanc ou les 11 voix de Coûtant, ne les ont pas découragés. Des élections complémentaires vont avoir lieu à Paris, en mars 1864. Ils décident d’affirmer une fois encore leur idée.
Le 17 février 1864, l’Opinion Nationale publia le manifeste des Soixante, par lequel le petit groupe affirma vraiment pour la première fois sa doctrine.
C’est là un document capital dans notre histoire socialiste, document oublié maintenant du prolétariat, et qui n’est guère cité que par fragments dans les histoires scientifiques. On nous permettra de le donner ici complètement, d’en fournir ainsi une nouvelle édition à nos camarades.
Il fut publié sans titre, sous quatre lignes de Guéroult, affirmant que cette « communication lui paraissait digne de l’attention et de la sympathie la plus sérieuse ».
« Au 31 mai 1863, disait ce manifeste, les travailleurs de Paris, plus préoccupés du triomphe de l’opposition que de leur intérêt particulier, votèrent la liste publiée par les journaux sans hésiter, sans marchander leur concours ; inspirés par leur dévouement à la liberté, ils en donnèrent une preuve nouvelle, éclatante, irréfutable. Aussi la victoire de l’opposition fut-elle complète, telle qu’on la désirait ardemment, mais certes plus imposante que beaucoup n’osaient l’espérer.
Une candidature ouvrière fut posée, il est vrai, mais défendue avec une modération que tout le monde fut forcé de reconnaître. On ne mit en avant pour la soutenir que des considérations secondaires, et, de parti-pris, en face d’une situation exceptionnelle, qui donnait aux élections générales un caractère particulier, ses défenseurs s’abstinrent de poser le problème du paupérisme. Ce fut avec une grande réserve de propagande et d’arguments que le prolétariat tenta de se manifester : le prolétariat, cette plaie de la société moderne, comme l’esclavage et le servage furent celles de l’antiquité et du moyen-âge. Ceux qui agirent ainsi avaient prévu leur défaite, mais ils crurent bon de poser un premier jalon. Une pareille candidature leur semblait nécessaire pour affirmer l’esprit profondément démocratique de la grande cité.
Aux prochaines élections la situation ne sera plus la même. Par l’élection de neuf députés, l’opposition libérale a obtenu à Paris une large satisfaction. Quels qu’ils fussent, choisis dans les mêmes conditions, les nouveaux élus n’ajouteraient rien à la signification du vote du 31 mai : quelle que soit leur éloquence, elle n’ajouterait guère à l’éclat que jette aujourd’hui la parole habile et brillante des orateurs de l’opposition. Il n’est pas un point du programme démocratique dont nous ne désirions comme elle la réalisation. Et, disons-le une fois pour toutes, nous employons ce mot : Démocratie, dans son sens le plus radical et le plus net.
Mais si nous sommes d’accord en politique, le sommes-nous en économie sociale ? Les réformes que nous désirons, les institutions que nous demandons la liberté de fonder, sont-elles acceptées par tous ceux qui représentent au Corps législatif le parti libéral ? Là est la question, le nœud gordien de la situation.
Un fait démontre d’une façon péremptoire et douloureuse les difficultés de la position des ouvriers.
Dans un pays dont la constitution repose sur le suffrage universel, dans un pays où chacun invoque et prône les principes de 89, nous sommes obligés de justifier des candidatures ouvrières, de dire minutieusement, longuement, les comment, les pourquoi, et cela pour éviter non seulement les accusations injustes des timides et des conservateurs à outrance, mais encore les craintes ou les répugnances de nos amis.
Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement ; mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le Tiers-État sut conquérir avec tant de vigueur et de persévérance doit s’étendre en France, pays démocratique, à tous les citoyens. Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social.
On a répété à satiété : il n’y a plus de classes ; depuis 89, tous les Français sont égaux devant la loi. Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes où arbitraires du capital, nous qui vivons sous des lois exceptionnelles, telles que la loi sur les coalitions et l’article 1781, qui portent atteinte à nos intérêts en même temps qu’à notre dignité, il nous est bien difficile de croire à cette affirmation.
Nous qui, dans un pays où nous avons le droit de nommer des députés, n’avons pas toujours le moyen d’apprendre à lire ; nous qui, faute de pouvoir nous réunir, nous associer librement, sommes impuissants pour organiser l’instruction professionnelle, et qui voyons ce précieux instrument du progrès industriel devenir le privilège du capital, nous ne pouvons nous faire cette illusion.
Nous dont les enfants passent souvent leurs plus jeunes ans dans le milieu démoralisant et malsain des fabriques ou dans l’apprentissage qui n’est guère encore aujourd’hui qu’un état voisin de la domesticité ; nous dont les femmes désertent facilement le foyer pour un travail excessif, contraire à leur nature et détruisant la famille ; nous qui n’avons pas le droit de nous entendre pour défendre pacifiquement notre salaire, pour nous assurer contre le chômage, nous affirmons que l’égalité écrite dans la loi n’est pas dans les mœurs et qu’elle est encore à réaliser dans les faits. Ceux qui, dépourvus d’instruction et de capital, ne peuvent résister par la liberté et la solidarité à des exigences égoïstes et oppressives, ceux-là subissent fatalement la domination du capital : leurs intérêts restent subordonnés à d’autres intérêts.
Nous le savons, les intérêts ne se réglementent point ; ils échappent à la loi ; ils ne peuvent se concilier que par des conventions particulières, mobiles et changeantes comme ces intérêts eux-mêmes. Sans la liberté donnée à tous, cette conciliation est impossible. Nous marcherons à la conquête de nos droits pacifiquement, loyalement, mais avec énergie et persistance. Notre affranchissement montrerait bientôt les progrès réalisés dans l’esprit des classes laborieuses, de l’immense multitude qui végète dans ce qu’on appelle le prolétariat, et que, pour nous servir d’une expression plus juste, nous appellerons le salariat.
A ceux qui croient voir s’organiser la résistance, la grève, aussitôt que nous revendiquons la liberté, nous disons : « Vous ne connaissez pas les ouvriers ; ils poursuivent un but bien autrement grand, bien autrement fécond que celui d’épuiser leurs forces dans les luttes journalières, où des deux côtés, les adversaires ne trouveraient en définitive que la ruine pour les uns et la misère pour les autres. Le Tiers-État disait : Qu’est-ce que le Tiers-État ? Rien. Que doit-il être ? Tout ! Nous, nous dirons : la bourgeoisie, notre aînée en émancipation, sut, en 1789, absorber la noblesse et détruire d’injustes privilèges : il s’agit pour nous, non de détruire les droits, dont jouissent justement les classes moyennes, mais de conquérir la même liberté d’action. En France, pays démocratique par excellence, tout droit politique, toute réforme sociale, tout instrument de progrès ne peut rester le privilège de quelques-uns. Par la force des choses, la nation qui possède inné l’esprit d’égalité tend irrésistiblement à en faire le patrimoine de tous.
Tout moyen de progrès qui ne peut s’étendre, se vulgariser de manière à concourir au bien-être général, en descendant jusqu’aux dernières couches de la société, n’est point complètement démocratique, car il constitue un privilège. La loi, doit être assez large pour permettre à chacun isolément ou collectivement, le développement de ses facultés, l’emploi de ses forces, de son épargne et de son intelligence, sans qu’on puisse y apporter d’autre limite que la liberté d’autrui et non son intérêt.
Qu’on ne nous accuse point de rêver lois agraires, égalité chimérique qui mettrait chacun sur le lit de Procuste, partage, maximum, impôt forcé, etc. Non ! il est grand temps d’en finir avec ces calomnies propagées par nos ennemis et adoptées par les ignorants. La liberté du travail, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. Le jour où ils se réaliseront, pour la gloire et la prospérité d’un pays qui nous est cher, il n’y aura plus ni bourgeois, ni prolétaires, ni patrons, ni ouvriers. Tous les citoyens seront égaux en droits.
Mais, nous dit-on, toutes ces réformes dont vous avez besoin, les députés élus peuvent les demander comme vous, mieux que vous ; ils sont les représentants de tous et par tous nommés.
Eh bien ! nous répondrons : Non ! nous ne sommes pas représentés, et voilà pourquoi nous posons cette question des candidatures ouvrières. Nous savons qu’on ne dit pas candidatures industrielles, commerciales, militaires, journalistes, etc. ; mais la chose y est, si le mot n’y est pas. Est-ce que la très grande majorité du Corps législatif n’est pas composée de grands propriétaires, industriels, commerçants, de généraux, de journalistes, etc… etc qui votent silencieusement ou qui ne parlent que dans les bureaux, et seulement sur des questions dont ils ont la spécialité ?
Un très petit nombre prennent la parole sur les questions générales. Certes, nous pensons que les ouvriers élus devraient et pourraient défendre les intérêts généraux de la démocratie, mais lors même qu’ils se borneraient à défendre les intérêts particuliers de la classe la plus nombreuse, quelle spécialité !!! Ils combleraient une lacune au Corps législatif où le travail manuel n’est pas représenté. Nous qui n’avons à notre service aucun de ces moyens, la fortune, les relations, les fonctions publiques, la publicité, nous sommes bien forcés de donner à nos candidatures une dénomination claire et significative et d’appeler autant que nous le pouvons les choses par leur nom.
Nous ne sommes point représentés : car, dans une séance récente du Corps législatif, il y eut une manifestation unanime de sympathies en faveur de la classe ouvrière, mais aucune voix ne s’éleva pour formuler comme nous les entendons, avec modération, mais avec fermeté, nos aspirations, nos désirs et nos droits.
Nous ne sommes pas représentés, nous qui refusons de croire que la misère soit d’institution divine. La charité, vertu chrétienne, a radicalement prouvé et reconnu elle-même son impuissance, en tant qu’institution sociale.
Sans doute, au bon vieux temps, au temps du droit divin, quand, inspirés par Dieu, les rois et les nobles se prétendaient les pères et les ainés du peuple, quand le bonheur et l’égalité étaient relégués dans le ciel, la charité devait être une institution sociale.
Au temps de la souveraineté du peuple, du suffrage universel, elle n’est plus, ne peut plus être qu’une vertu privée. Hélas ! les vices et les infirmités de la nature humaine laisseront toujours à la fraternité un assez vaste champ pour s’exercer ; mais la misère imméritée (souligné dans le texte), celle qui, sous forme de maladie, de salaire insuffisant, de chômage, enferme l’immense majorité des hommes laborieux, de bonne volonté, dans un cercle fatal où ils se débattent en vain : cette misère-là, nous l’attestons énergiquement peut disparaître, et elle disparaîtra. Pourquoi cette distinction n’a-t-elle été faite par personne ? Nous ne voulons pas être des clients ni des assistés : nous voulons devenir des égaux : nous repoussons l’aumône : nous voulons la justice.
Non, nous ne sommes pas représentés, car personne n’a dit que l’esprit d’antagonisme s’affaiblissait tous les jours dans les classes populaires. Éclairés par l’expérience, nous ne haïssons pas les hommes, mais nous voulons changer les choses. Personne n’a dit que la loi sur les coalitions n’était plus qu’un épouvantail, et qu’au lieu de faire cesser le mal, elle le perpétuait en fermant toute issue à celui qui se croit opprimé.
Non, nous ne sommes pas représentés ; car, dans la question des chambres syndicales, une étrange confusion s’est établie dans l’esprit de ceux qui les recommandaient. Suivant eux, la chambre syndicale serait composée de patrons et d’ouvriers, sorte de prud’hommes professionnels, arbitres chargés de décider au jour le jour sur les questions qui surgissent. Or, ce que nous demandons, c’est d’avoir une Chambre composée exclusivement d’ouvriers, élus par le suffrage universel, une Chambre du Travail, pourrions-nous dire par analogie avec la Chambre de Commerce, et on nous répond par un Tribunal.
Non, nous ne sommes pas représentés, car personne n a dit le mouvement considérable qui se manifeste dans les classes ouvrières pour organiser leur crédit. Qui sait aujourd’hui que trente-cinq sociétés de crédit mutuel fonctionnent obscurément dans Paris ? Elles contiennent des germes féconds, mais ils auraient besoin, pour leur éclosion complète, du soleil de la liberté.
En principe, peu de démocrates intelligents contestent la légitimité de nos réclamations, et aucun ne nous dénie le droit de les faire valoir nous-mêmes.
L’opportunité, la capacité des candidats, l’obscurité probable de leurs noms, puisqu’ils seraient choisis parmi les travailleurs exerçant leur métier au moment du choix (et cela pour bien préciser le sens de leur candidature), voilà les questions qu’on soulève pour conclure que notre projet est irréalisable, et que du reste la publicité nous ferait défaut.
D’abord, nous maintenons que, après douze ans de patience, le moment opportun est venu ; nous ne saurions admettre qu’il faille attendre les prochaines élections générales, c’est-à-dire six ans encore. Il faudrait à ce compte, dix-huit ans pour que l’élection d’ouvriers fût opportune. Vingt et un ans depuis 1848 !!! Quelles meilleures circonscriptions pourrait-on choisir que la 1ere et la 5e ! Là, plus que partout ailleurs, doivent se trouver des éléments de succès.
Le vote du 31 mai a tranché d’une manière incontestable, à Paris, la grande question de liberté. Le pays est calme : n’est-il point sage, politique, d’essayer aujourd’hui la puissance des institutions libres qui doivent faciliter la transition entre la vieille société, fondée sur le salariat, et la société future qui sera fondée sur le droit commun ? N’y a-t-il pas danger à attendre les moments de crise, où les passions sont surexcitées par la détresse générale ?
La réussite des candidatures ouvrières ne serait-elle pas d’un effet moral immense ? Elle prouverait que nos idées sont comprises, que nos sentiments de conciliation sont appréciées, et qu’enfin on ne refuse plus de faire passer dans la pratique ce qu’on reconnaît juste en théorie.
Serait-il vrai que les ouvriers candidats dussent nécessairement posséder ces qualités éminentes d’orateur et de publiciste qui signalent un homme à l’admiration de ses concitoyens ? Nous ne le pensons pas. Il suffirait qu’ils sussent faire appel à la justice, en exposant avec droiture et clarté les réformes que nous demandons. Le vote de leurs électeurs ne donnerait-il pas d’ailleurs à leur parole une autorité plus grande que n’en possède le plus illustre orateur ? Sorties du sein des masses populaires, la signification de ces élections serait d’autant plus éclatante, que les élus auraient été, la veille, plus obscurs et plus ignorés. Enfin le don de l’éloquence, le savoir universel ont-ils donc été exigés comme conditions nécessaires des députés nommés jusqu’à ce jour ?
En 1848, l’élection d’ouvriers consacra par un fait l’égalité politique ; en 1864, cette élection consacrerait l’égalité sociale.
A moins de nier l’évidence, on doit reconnaître qu’il existe une classe spéciale de citoyens, ayant besoin d’une représentation directe, puisque l’enceinte du Corps législatif est le SEUL (en majuscules dans le texte) endroit où les ouvriers pourraient dignement et librement exprimer leurs vœux et réclamer pour eux la part de droits dont jouissent les autres citoyens.
Examinons la situation actuelle sans amertume et sans prévention. Que veut la bourgeoisie démocratique, que nous ne voulions comme elle avec la même ardeur ? Le suffrage universel, dégagé de toute entrave ? Nous le voulons. La liberté de la presse, de réunion, régie par le droit commun ? Nous les voulons ? La séparation complète de l’Église et de l’État, l’équilibre du budget, les franchises municipales ? Nous voulons tout cela.
Eh bien ! sans notre concours, la bourgeoisie obtiendra ou conservera difficilement ces droits, ces libertés, qui sont l’essence d’une société démocratique.
Que voulons-nous plus spécialement qu’elle ou du moins plus énergiquement parce que nous y sommes plus directement intéressés ? L’instruction primaire gratuite et obligatoire et la liberté du travail.
L’instruction développe et fortifie le sentiment de la dignité de l’homme, c’est-à-dire la conscience de ses droits et de ses devoirs. Celui qui est éclairé fait appel à la raison et non à la force pour réaliser ses devoirs.
Si la liberté du travail ne vient servir de contre-poids à la liberté commerciale, nous allons voir se constituer une aristocratie financière. Les petits bourgeois, comme les ouvriers, ne seront bientôt plus que ses serviteurs. Aujourd’hui, n’est-il pas évident que le crédit, loin de se généraliser, tend, au contraire, à se concentrer dans quelques mains ? Et la Banque de France ne donne-t-elle pas un exemple de contradiction flagrante de tout principe économique. ? Elle jouit tout à la fois du monopole d’émettre du papier-monnaie et de la liberté d’élever sans limite le taux de l’intérêt !
Sans nous, nous le répétons, la bourgeoisie ne peut rien asseoir de solide ; sans son concours, notre émancipation peut être retardée longtemps encore.
Unissons-nous donc pour un but commun : le triomphe de la vraie démocratie.
Propagées par nous, appuyées par elle, les candidatures ouvrières seraient la preuve vivante de l’union, sérieuse, durable, des démocrates, sans distinction de classes ni de position. Serons-nous abandonnés ? Serons-nous forcés de poursuivre isolément le triomphe de nos idées ? Espérons que non, dans l’intérêt de tous.
Résumons-nous pour éviter tout malentendu :
La signification essentiellement politique des candidatures ouvrières serait celle-ci :
Fortifier, en la complétant, l’action de l’opposition libérale (souligné dans le texte). Elle a demandé dans les termes les plus modestes le nécessaire (souligné dans le texte) des libertés ; les ouvriers députés demanderaient le nécessaire des réformes économiques.
Tel est le résumé sincère des idées générales émises par les ouvriers dans la période électorale qui précéda le 31 mai. Alors la candidature ouvrière eut de nombreuses difficultés à vaincre pour se produire. Aussi put-on l’accuser, non sans quelque raison, d’être tardive. Aujourd’hui, le terrain est libre ; et comme, à notre avis, la nécessité des candidatures ouvrières est encore plus démontrée par ce qui s’est passé depuis cette époque, nous n’hésitons pas à prendre l’avance pour éviter le reproche qui nous avait été fait aux dernières élections.
Nous posons publiquement la question, afin qu’au premier jour de la période électorale, l’accord soit plus facile et plus prompt entre ceux qui partagent notre opinion. Nous disons franchement ce que nous sommes et ce que nous voulons.
Nous désirons le grand jour de la publicité, et nous faisons appel aux journaux qui subissent le monopole créé par le fait de l’autorisation préalable ; mais nous sommes convaincus qu’ils tiendront à honneur de nous donner l’hospitalité, de témoigner ainsi en faveur de la véritable liberté, en nous facilitant les moyens de manifester notre pensée, lors même qu’ils ne la partageraient pas.
Nous appelons de tous nos vœux le moment de la discussion, la période électorale, le jour où les professions de foi des candidats ouvriers seront dans toutes les mains, où ils seront prêts à répondre à toutes les questions. Nous comptons sur le concours de ceux qui seront convaincus alors que notre cause est celle de l’égalité, indissolublement liée à la liberté, en un mot, la cause de la justice ».
Tel est ce texte, expression raisonnée et longuement méditée des conceptions, de plus en plus précises, qui animaient le groupe des candidats ouvriers depuis 1862. Ils apportaient encore une fois dans ce Manifeste la réfutation des arguments secondaires opposés à leurs candidatures par les représentants des partis bourgeois ; opportunité, capacité des candidats, obscurité probable des noms, tout cela n’était que « défaites », faux prétextes. Ils rappelaient en outre leurs revendications fondamentales : abolition de l’article 1781, liberté des coalitions, liberté d’association ; et s’autorisant de l’expérience toute récente de six mois d’opposition parlementaire, ils démontraient comment, en fait, les plus illustres membres de l’opposition, ceux qui prétendaient, contre eux, représenter tous les citoyens, avaient été incapables de défendre les intérêts ouvriers : tantôt, on les avait vus demander des Chambres mixtes, au lieu de Chambres purement ouvrières que souhaitaient les prolétaires ; tantôt ils laissaient passer les meilleures occasions d’affirmer et de raccrocher au travail parlementaire les revendications les plus connues.
A vrai dire, le point de départ théorique des Soixante restait le même qu’en 1863 : ce qu’ils affirmaient, dès l’abord, c’était l’égalité de leur droit politique, et leur volonté de l’exercer. Mais cette fois, à la différence de leurs circulaires de 1863, le Manifeste disait pourquoi les ouvriers voulaient exercer leurs droits politiques, et quelles espérances les animaient. La forme était encore enveloppée et prudente, mais l’affirmation était nette : si les Soixante voulaient des députés ouvriers, c’était d’abord sans doute pour obtenir, comme ils disaient, le nécessaire des réformes économiques ; mais c’était aussi, c’était surtout pour travailler à l’émancipation de leur classe.
Ils s’étaient abstenus en 1863 « de poser le problème du paupérisme ». Cette fois, ils le posaient. Ils déclaraient que le prolétariat, ou le salariat, est la plaie des sociétés modernes, comme l’esclavage et le servage avaient été la plaie de l’antiquité et du Moyen-Age ; et ils concluaient naturellement à sa suppression. Héritiers de 1848, ils déclaraient que « droit politique égal implique nécessairement un égal droit social », et, franchissant encore un degré, ils affirmaient que l’égalité inscrite dans la loi ne suffit pas, qu’il faut la réaliser dans les faits. Ils parlaient enfin, dans une formule vague, mais qui en disait long, de ces institutions libres qu’ils réclamaient, et qui « devaient faciliter la transition entre la vieille société, fondée sur le salariat, et la société future qui sera fondée sur le droit commun ». Le manifeste proclamait enfin comme nécessaire, ce qui est le but même du socialisme : la suppression du salariat.
Mais comme ils ne connaissaient guère que leur milieu parisien, comme ils ne faisaient que pressentir « l’aristocratie financière qui se constituait à la faveur de la liberté commerciale », les Soixante gardaient l’illusion que l’égalité politique, engendrant une véritable égalité législative, leur suffirait à réaliser l’égalité sociale. Sans doute, ils parlaient de conciliation avec le patronat, d’accord réel des intérêts, mais ils en parlaient, en hommes, tout confiants dans la force de leur classe, en hommes certains, que si cette force pouvait se déployer librement, ils réduiraient à n’être que des égaux, les patrons, les capitalistes. Ils étaient convaincus que leur action syndicale, libérée de toutes entraves, suffirait à les rendre socialement égaux. Et c’était là ce qu’ils entendaient, lorsqu’ils disaient dans leurs formules, que la liberté de travail, pourrait servir de contre-poids à la liberté commerciale. Ils devaient apprendre bientôt, hélas ! que l’émancipation ouvrière n’était point chose si facile. Ils devaient apprendre surtout qu’en dépit même de leurs caractères d’opposants, la bourgeoisie démocratique elle-même s’épouvanterait de leur effort.
Ils connaissaient déjà assez les libéraux de l’Empire pour redouter des leur part une opposition sournoise. On remarquera avec quel soin ils leur déclaraient qu’ils acceptaient leur programme général, avec quelle insistance ils leur rappelaient que c’était aux masses ouvrières qu’ils devaient leurs succès de juin ; et c’est avec une expérience historique bien avertie, qu’eux, prolétaires, ils rappelaient à ces bourgeois « que, sans le concours du peuple, ils n’obtiendraient ou ne conserveraient que difficilement ces droits, ces libertés, qui sont l’essence même d’une société démocratique ». Sages et fortes paroles ! Mais, comme ils le pressentaient, les candidats ouvriers et leurs amis « allaient être forcés de poursuivre isolément le triomphe de leurs doctrines. »
Il importe de connaître les pionniers de l’idée.
Les soixante s’appelaient : Aubert (Jean), mécanicien ; Baraguet, typographe ; Bouyer, maçon ; Cohadon, maçon ; Coûtant, typographe ; Carrat, tailleur ; Dujardin, du Crédit mutuel ; Kin, monteur en bronze ; Ripert, chapelier ; Moret, typographe ; Tolain, ciseleur ; Murat, mécanicien ; Lagarde, chapelier ; Royanez, mégissier ; Garnier, ciseleur ; Rampillon, gantier ; Barbier, tourneur ; Revenu, peintre sur porcelaines ; Guénot, lithographe ; Limousin, passementier ; Aubert (Louis), mécanicien ; Audoint, du Crédit Beaumont, ciseleur ; Hallereau, ajusteur ; Perrachon, monteur en bronze ; Piprel, du Crédit mutuel ; Rouxel, tailleur ; Rainot, graveur ; Vallier, ciseleur ; Vanhamme, mécanicien ; Vespierre, monteur en bronze ; Blanc, typographe ; Samson, ajusteur ; Camélinat, monteur en bronze ; Michel (Charles), tailleur ; Voirin, ajusteur ; Langreni, ciseleur ; Secretand, tailleur ; Thiercelin, mécanicien ; Chevrier, charpentier ; Loy, passementier ; Vilhem, ajusteur ; Messerer, ébéniste ; Faillot, tourneur ; Flament ; Halhen, typographe ; Barra ; Adinet, tailleur ; Camille, ciseleur ; Murat père, tisseur ; Chéron ; Bibal, instituteur ; Oudin ; Chalon, typographe ; Morel, ajusteur ; Delahaye, mécanicien ; Capet, ajusteur ; Arblas, tourneur ; Cochu, ajusteur ; Mauzon, tulliste.
Également, il importerait de savoir, par qui, dans quelles circonstances fut rédigé le manifeste. Tolain est mort ; d’autres témoins vivent encore. M. Tchernoff dans son livre récent a écrit qu’il fut rédigé chez M. Henri Lefort, alors jeune démocrate bourgeois, que nous retrouvons souvent mêlé à toute cette histoire et qui semble s’être efforcé constamment de rapprocher les militants républicains les plus avancés et les militants ouvriers (Le Parti républicain sous l’Empire, p. 407). M. Tchernoff a recueilli le renseignement de M. Henri Lefort ; il se trouve confirmé par une lettre de Clamageran (Correspondance, p. 273) : « Quant aux Reclus, écrivait-il à son cousin Félix Clamageran, après l’échec de Tolain, vous avez deviné juste. C’est un nommé Lefort qui a rédigé le manifeste et ce Lefort est intime avec les Reclus ; il fait partie du même groupe ». Henri Lefort se trouvait en relations avec le monde des proscrits, des exilés, avec les démocrates les plus avancés de Londres et de Paris. Et l’on peut supposer que les proscrits de Londres, dont quelques-uns avaient vu quelques ouvriers parisiens à l’Exposition de 1862, devaient se soucier de donner une allure anti-gouvernementale à un mouvement dont ils devinaient tout le sérieux et l’avenir. M. Tchernoff dit encore (oc cit.) que Gambetta prit part à cette rédaction. Seul, le témoignage de M. Lefort l’atteste. C’est possible. Mais ce qui, de toutes manières, reste sensible, c’est l’originalité fruste des formules. Elles sont celles de toutes les circulaires, de tous les manifestes, que le petit groupe publiait depuis 1862. Si des bourgeois ont tenu la plume, ce sont des ouvriers qui ont dicté. On a relevé dans le manifeste des formules proudhonniennes : on l’a fait sous l’influence de l’adhésion postérieure des Internationaux parisiens au proudhonisme. En fait, c’est par les formules héritées de 1848, sans distinction, que les Soixante s’efforcèrent d’exprimer leurs revendications de classe, tout, comme aux premiers moments de notre histoire syndicale et socialiste, les républicains sociaux de 1834 s’étaient servis de la terminologie de la grande révolution pour exprimer les mêmes revendications. Mais, tout compte fait, ceux-là avaient rencontré alors une bourgeoisie plus intelligente.
La bourgeoisie de 1864, elle, s’inquiéta fort du manifeste. Les ouvriers, en partant très tôt, comme ils étaient en mai partis très tard, voulaient tout à la fois prendre rang et frapper l’opinion. Ils y réussirent. Guéroult leur avait donné une hospitalité généreuse dans son journal. Le Manifeste fui lu et discuté. Le Temps, le Siècle, le Constitutionnel, la France en parlèrent. Les journaux réactionnaires et catholiques crièrent au socialisme et à la Révolution ; le Constitutionnel jeta les hauts cris et crut voir le spectre rouge. Les journaux libéraux et démocrates répétèrent qu’il n’y avait plus ni caste ni classe : le Journal des Débats demanda qu’on n’évoquât point les tristes souvenirs de l’ancien régime, ni de 1848 ; le Temps distingua encore une fois entre des candidatures ouvrières et des candidats ouvriers. — Au premier moment, Guéroult sembla se souvenir de son passé saint-simonien. Il défendit le manifeste, — oh certes ! avec prudence — tenta de montrer qu’il ne contenait aucune déclaration de classe, qu’il s’agissait simplement d admettre dans l’opposition quelques représentants ouvriers, que l’on donnerait satisfaction à la classe ouvrière, qu’ainsi on ne l’aigrirait point. Ce protagoniste de la démocratie bourgeoise ne manquait certes point d’habileté, ni d’esprit politique. (Opinion Nationale des 22 et 24 février 1864). Il publia aussi le 24, une réponse de Tolain. A l’accusation de poser la candidature ouvrière comme un principe, et de vouloir ainsi reconstituer les classes au mépris du principe de l’égalité, Tolain répondait que cette candidature n’était que la manifestation du principe de l’égalité. A l’accusation « d’opposer la question sociale à la question politique », il rappelait la phrase du manifeste disant le but des ouvriers : fortifier l’opposition libérale. — Malgré leurs déclarations, l’opposition libérale s’obstina à ne point les croire, et avec elle de nombreux ouvriers. Dès cette première affirmation des intérêts particuliers de leur classe, l’opposition se manifeste entre ceux qui voulaient se consacrer uniquement, pour l’instant, à la bataille politique, et ceux qui pensaient, que, pour la bataille politique même, il fallait une classe ouvrière forte, une classe dont le « capital humain », comme disait Corbon, devait être sauvegardé.
Au manifeste des 60, répondit dans le Siècle, le manifeste des 80 (28 février). La classe ouvrière à son tour, plus ou moins sollicitée sans doute, s’engageait dans la polémique. Les 80 proclamaient que le manifeste des 60 n’exprimait que l’opinion d’un petit nombre, que les ouvriers, comme en mai, repousseraient les candidats ouvriers. Les castes, disaient-ils, doivent s’effacer devant les principes. Les candidatures ouvrières soulèveraient « mal à propos » une question sociale, alors qu’il ne s’agit que d’une question politique. Tant qu’on n’a point la liberté, il ne faut songer qu’à la conquérir. Et ils terminaient en déclarant, qu’ouvriers de l’opposition, ils se sentaient suffisamment représentés par « des hommes honnètes et qui savent ».
Il est vraisemblable que ce manifeste fût commandé ou sollicité. L’examen des signatures prouve qu’on en fit passer le texte dans des ateliers et qu’on prit en bloc des noms. Les 80 ne formaient pas un groupe de militants convaincus, animés d’une même pensée. Mais il ne faut point pour cela méconnaître le grave problème de tactique qui dès alors se posait. Fallait-il, dans le cadre même de l’Empire, s’occuper d’améliorer immédiatement la situation ouvrière ? Ou fallait-il réserver cette besogne pour la République qui devait venir, qui viendrait ? La réforme politique n’était-elle point, selon une tradition vivante, selon la pure tradition blanquiste, le moyen de la réforme sociale ? Les hommes qui prétendaient défendre les intérêts spéciaux de la classe ouvrière avaient beau proclamer qu’ils acceptaient le programme de l’opposition, beaucoup de républicains, ouvriers ou bourgeois se demandaient fatalement s’ils ne faisaient point le jeu de l’Empire. Malgré le caractère d’opposition qu’avait l’Opinion Nationale, les rapports de Guéroult et des ouvriers tendaient à faire croire que le candidat ouvrier était le candidat du Palais-Royal. Sincèrement les uns le pensaient, comme par exemple Clamageran, qui, au lendemain des élections, écrivait qu’il y avait beaucoup d’intrigues dans cette candidature et que le Palais-Royal n’y était pas étranger… » Mais même ceux qui n’y croyaient pas avaient intérêt à répandre le bruit, pour ne point sembler prendre position contre la classe ouvrière et en même temps couper court à ces candidatures de division, où ils sentaient, plus ou moins, le recommencement, d’un mouvement de classe.
Les Soixante comprirent le danger. La candidature de Tolain avait été posée le 6 mars dans la 5e circonscription. Il comprit qu’au risque de se priver de la publicité de l’Opinion Nationale, et au risque de compromettre un moment le sort des réformes les plus nécessaires, il fallait sauvegarder l’avenir du mouvement. Il rechercha la caution de républicains sûrs et avancés.
Henri Lefort dut aussi vigoureusement insister dans ce sens. Tandis que la polémique continuait entre les partisans des 60 et des 80, tandis que les listes d’adhésions se couvraient de signatures dans les ateliers et étaient envoyées aux journaux, Lefort sollicita des concours moraux. Le 9 mars, parut dans l’Opinion Nationale, et fut distribuée dans la circonscription une circulaire-programme de Tolain. On y trouvait insérée une longue lettre signée, par ordre, de Ch. Delescluze, ancien commissaire général de la République, de Noël Parfait, ancien représentant, et de Laurent Pichat, tous trois recommandant Tolain aux électeurs, et montrant « la raison d’être de sa candidature dans l’ordre général des idées démocratiques ». Or, même dans cette lettre, et, sous la forme de l’approbation, les trois démocrates avancés faisaient des réserves : « En principe, écrivaient-ils aux ouvriers, nous repoussons toute distinction de classes, nous ne voyons partout que des citoyens égaux en droits, égaux en devoirs. Sous ce rapport, nos sentiments sont les vôtres : ce n’est pas vous, fils intelligents de la Révolution, qui songez à ressusciter les corporations au nom d’un intérêt spécial qui s’efface, à nos yeux comme aux vôtres, dans la grande égalité civique que vous poursuivez avec nous et que nous ne tarderons pas à conquérir. Mais après avoir consacré ces grandes vérités, vous prenez texte des injustices que vous avez à souffrir dans la position que la société vous a faite, et vous demandez que vos frères de la grande cité, en joignant leurs efforts aux vôtres, abaissent les barrières élevées contre vous. Votre demande nous paraît légitime ». Ainsi les démocrates tout comme Guéroult réduisaient pour ainsi dire à la revendication de quelques satisfactions particulières et immédiates l’action de la candidature ouvrière. Et Tolain même, reprenant la formule de sa réponse à l’Opinion Nationale, leur concédait, dans la circulaire où il reproduisait leur lettre que « la candidature ouvrière n’était pas un principe ; mais qu’elle serait, si elle triomphait, la manifestation du principe de l’égalité ».
Mais, malgré ses propres réserves, malgré sa modération, c’était bel et bien comme candidature de classe qu’allait s’affirmer de plus en plus la candidature de Tolain.
Le 9 mars, lorsque parut sa circulaire, la campagne électorale battait déjà son plein : dans la 1re circonscription, Carnot | était candidat ; dans la 5e (celle de Tolain] Garnier-Pagès. Or il faut bien marquer le caractère nouveau que, sous l’influence du manifeste, avait pris aussitôt la campagne. Carnot s’était présenté surtout comme auteur de la loi sur l’enseignement primaire si désiré des ouvriers ; et le manifeste qui annonçait sa candidature, était signé d’un certain nombre d’ouvriers, dont la qualité suivait le nom. Dans la 5e circonscription, la jeunesse des écoles, Charles Longuet, Robert Luzarche, Cournet, Blatin, Massol, Burnichon, Vaillant avaient posé la candidature de Frédéric Morin, parce que c’était un vieux lutteur, et parce que « les études, qu’il avait publiées sur les associations ouvrières, garantissaient du reste que les travailleurs ne sauraient trouver un défenseur plus énergique et plus compétent. » La candidature ouvrière, tant honnie, avait rappelé aux républicains les plus avancés les droits du prolétariat, et elle contraignait les autres de faire au moins des déclarations en faveur des classes ouvrières. Le Manifeste avait donc atteint en partie son but.
Mais, depuis le 9 mars, depuis l’appui donné à Tolain par Delescluze, Noël Parfait et Pichat, par ceux que l’on appelait déjà des démocrates radicaux, le candidat ouvrier ne pouvait plus être sinon soutenu, du moins aidé dans sa publicité par l’Opinion Nationale. Le plus franc eût été de le désavouer, de dire que le caractère de classe de candidature commençait à inquiéter Guéroult tout comme elle avait inquiété les autres libéraux. Mais c’était peut-être s’aliéner non seulement le groupe de Tolain mais encore nombre de délégués de 1862 ; c’était surtout avouer franchement qu’on avait publié et soutenu le manifeste des Soixante, dans le dessein secret d’attirer à l’Empire ceux qui l’avaient rédigé.
Le rédacteur de l’Opinion usa d’un truc assez vil. Le 11 mars, juste deux jours après la circulaire de Tolain, Chabaud qui semble décidément plus que jamais, l’homme à tout faire du Palais-Royal, posa sa candidature contre Tolain, dans la 5e circonscription. Le 13 mars, l’Opinion Nationale publiait son manifeste. Il y rappelait son refus d’accepter la candidature en mai 1863, et il arguait de la liberté des élections (c’est-à-dire de l’absence d’un comité directeur) pour céder « aux nouvelles offres » qui lui étaient faites. Surtout la suite de sa déclaration vaut d’être retenue : elle souligne le caractère de classe de la candidature Tolain. « Je ne chercherai pas, disait-il, à faire croire que l’entrée d’un nouveau député au Corps législatif aura pour résultat la solution immédiate de tous les grands problèmes sociaux et la jouissance de toutes les libertés. Je dirai seulement que là où l’on veut entretenir la haine et la discorde entre patrons et ouvriers par l’éloignement des deux parties (allusion aux chambres syndicales ouvrières), je veux qu’un rapprochement s’opère pour établir sur des bases solides l’union et la concorde indispensables au développement de l’industrie… En présence de ceux qui veulent un changement prompt et radical de notre organisation sociale, je veux que ces changements s’opèrent graduellement et sans secousse ». Ainsi, sans qu’un mot, un seul, du manifeste des soixante décelât une intention de déchaîner la guerre sociale, alors qu’au contraire les conceptions de Tolain, à les prendre à la lettre, semblaient tendre à la paix sociale, ses adversaires dénonçaient en lui déjà le candidat de classe et le révolutionnaire. Sous la lettre, les ennemis clairvoyants devinaient l’esprit.
Mais à quoi tendait donc la candidature de Chabaud ? — Attendons trois jours, et nous comprenons : le 13 mars, Guéroult, dans l’article important où il examine les candidatures en présence, lâche Tolain avec une maestria étonnante. Il faut citer encore et textuellement ce passage du journaliste démocrate. Il faut qu’on sache avec quelle basse hypocrisie la première candidature de classe fut évincée par la bourgeoisie. Savourons le texte de Guéroult : « Ce qu’on avait prévu, dit-il, ne s’est que trop réalisé. Les ouvriers se sont divisés. Au manifeste a répondu un contre-manifeste. Les ouvriers qui se rattachent aux traditions du Luxembourg ont fait opposition aux délégués de Londres. Que dis-je ? les délégués de Londres eux-mêmes ne se sont pas entendus, et la candidature de M. Chabaud est venu faire échec à celle de M. Tolain. Puis, comme si ce n’était pas assez de cette guerre fratricide, ces ouvriers qui auraient dû conserver a la candidature par eux choisie son caractère exclusivement économique et social, et éviter toute compromission politique, ont eu la malheureuse idée de demander ou d’accepter un patronage politique qui leur attirait des inimitiés et des suspicions, sans leur donner aucune force. Dès lors, la partie était perdue ; il ne fallait plus songer à M. Tolain ». Guéroult… oublie que la candidature de diversion n’a été posée que deux jours après la circulaire de Tolain et de ses démocrates ; mais il oublie sans doute aussi que les candidats républicains, quelques mois plus tôt, auraient pu donner prise aux mêmes reproches, de la part des candidats officiels. Le jour du vote, le 20 mars, Chabaud retirait d’ailleurs sa candidature n’avait eu d’autre utilité, d’autre but que de fournir à Guéroult son argument souverain contre la candidature ouvrière. Par ce petit tour machiavélique, il avait espéré garder contact et, à l’occasion, gagner peut-être les militants ouvriers. La rupture fut dès lors consommée.
Seul, Coûtant, qui lâcha bientôt ses amis, écrivit encore à l’Opinion. Comme d’autres souvent depuis, les ouvriers avaient profité de son hospitalité, sans rien aliéner de leurs idées, ni servir sa politique,
Pendant les derniers jours de la période, les basses manœuvres se multiplièrent. Un candidat impérialiste et fantaisiste, un M. Hugelmann, se porta garant pour Tolain. Celui-ci dut le désavouer. Mais les calomnies allèrent encore leur train. Les militants parisiens faisaient le rude apprentissage de ce que devait être la lutte de classe sur le terrain politique.
Dès la première heure, ils eurent à endurer de la part de la bourgeoisie, toutes les cruautés, toutes les saletés.
Tolain eut 424 voix. Le but de la bourgeoisie était atteint. Mais elle en avait atteint un autre qu’elle ne cherchait pas. Elle avait habitué les prolétaires à ne compter que sur eux-mêmes : elle avait affiné la conscience qu’ils prenaient de l’opposition des classes : elle les poussait peu à peu dans la voie révolutionnaire. Ici, Guéroult, en février, avait vu juste. Qu’on lise l’affiche ci-contre de Tolain, l’affiche de dernière heure que nous devons à la complaisance de M. Tchernoff, on verra de quel ton parle maintenant le candidat. La patience de ce modéré semble à bout : « Nous attendons depuis le commencement du monde, s’écrie-t-il ». C’est le cri séculaire des classes opprimées qui éclate ; c’est la volonté d’une complète émancipation prolétarienne qui s’affirme. On sent, au ton, malgré les mots mêmes, que le prolétariat ne veut plus attendre.
Il faudrait pouvoir suivre, en même temps, pendant toute cette période des candidatures ouvrières le vaste travail qui s’accomplissait non-seulement à Paris, mais dans toute la France et qui exerçait sa répercussion sur la bourgeoisie avancée. Il est rare en effet qu’un mouvement socialiste nettement défini ne s’accompagne point de mouvements connexes, moins décidés, moins nets, mais où se marque bien toute la poussée ouvrière. « Ce qui grandit en ce moment, écrivait en avril 1863 Ch. de Rémusat, ce sont les classes ouvrières. Sans qu’il soit aisé d’en assigner la cause, car les institutions ont peu fait pour cela, un progrès intellectuel et moral se manifeste dans leur sein, et frappe les observateurs les plus clairvoyants et les moins suspects ». Dans tous les domaines, pendant ces mois de vie intense qui s’écoulèrent depuis la délégation ouvrière de Londres jusqu’à la fondation de l’Internationale, le progrès se manifestait de toutes les manières. Surtout après la proclamation des 60 et les polémiques des 80, beaucoup de démocrates durent aussi se préoccuper de ce qu’on pouvait faire pour le
Élections des 20 et 21 Mars 1864 — 5me circonscription.
La confusion produite et exploitée par les ennemis de la candidature ouvrière montre la force de la réaction, armée de tous les privilèges.
Hors de la liberté, pas de salut pour nous tous, ouvriers ou non, qui voulons la justice.
Nous affirmons le droit de réunion. On nous répond que nous n’avons qu’un droit, celui de demander une autorisation……
Nous affirmons la liberté de la presse. La presse, […]e libérale, pouvais nous refuser son appui, mais elle devait nous donner sa publicité, parce qu’elle jouit du monopole. Elle a manqué à son devoir.
On ne nous discute pas. Pour nous combattre, on est réduit à organiser tout un système d’intrigues et de calomnies. En dépit de ces manœuvres, un fait inattaquable subsiste, c’est l’adhésion donnée à notre initiative par les démocrates radicaux qui ont délégué les citoyens DELESCLUZE, NOËL PARFAIT, LAURENT PICHAT. Ces noms ont une signification qui indique d’où vient la calomnie et quel intérêt on avait à la propager.
Nous voulons l’égalité indissolublement liée à la liberté. Notre candidature devait soulever contre elle les libéraux et les autoritaires : les libéraux, qui ne veulent pas […] les autoritaires, qui ne veulent pas la liberté. Les uns ont essayé de nous calomnier, les autres de nous compromettre.
Quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, rien ne peut diminuer la puissance de notre revendication politique et sociale, Elle n’est pas à la merci d’une défaite ou d’une victoire totale.
Nous persistons.
Nous vous demandons de faire passer, autant que vous pouvez, le droit dans le fait. SI vous trouvez que cela est inopportun, mous attendrons. Nous y sommes habitués. Nous attendons depuis le commencement du monde.
candidat de l’Opposition.
prolétariat, en évitant toute lutte de classes. Les prolétaires conscients étaient avides d’instruction et de lecture : nous avons vu quelle place, les revendications d’enseignement tenaient dans les programmes ouvriers. Des bibliothèques populaires étaient fondées de tous côtés ; et pour répondre à l’ardent désir d’instruction qui tourmentait les prolétaires, les collections à bon marché de la Bibliothèque nationale et de la Bibliothèque utile étaient créées. Qui de nous n’en a retrouvé les volumes dans les modestes bibliothèques des travailleurs de l’époque ? Au même temps encore, le mouvement coopératif, aidé, lui, presque sans réserve, par la bourgeoisie, prenait un nouvel essor. En 1863, Beluze publiait par livraisons son livre sur les Associations, conséquence du progrès. La même année, à son Congrès de Gand, l’Association internationale pour l’avancement des sciences sociales se prononçait en faveur des sociétés coopératives. Les libéraux de toutes opinions s’intéressaient au mouvement ; et lorsque Beluze fonda le crédit au travail, il trouva dans tous les partis, depuis l’orléaniste Casimir-Périer et le catholique Cochin jusqu’aux républicains radicaux comme Clemenceau et Xaquet les plus chaleureux appuis. À cette première banque, Léon Say et Walras ajoutaient bientôt la Caisse d’escompte des associations populaires. En province, à Valence, à Lyon, à Lille, à Saint-Etienne, l’exemple était suivi. La coopération — c’est le nom que l’on substitue désormais à celui d’association, qui rappelle trop de déboires — la coopération, sous toutes ses formes, séduisait de nombreux prolétaires. De 1851 à juin 1863, 8 nouvelles sociétés seulement avaient été fondées ; de juin à décembre 1803, il y en eut tout de suite 15 en formation. Quelques mois plus tard, en novembre 1864, un journal était fondé, l’Association, destiné précisément à intensifier le mouvement coopératif. Seuls, des républicains y écrivaient. Son conseil de surveillance était composé de Beluze, Favelier, ancien rédateur de l’Atelier, Fleury, ancien représentant du peuple, Mottu, négociant, Noël Parfait, Elisée Reclus ; et dans son comité de rédaction, on peut relever les noms de Chassin, de Gustave Chaudey, de Cohadon, des maçons, de Davaud, gérant des sociétés de crédit mutuel, d’E. Despois, de Horn, l’économiste, de Laurent Pichat, d’Henri Lefort, bref de quelques ouvriers et des démocrates les plus avancés, les plus sûrs. La coopération n’éveillait point les mêmes inquiétudes que le mouvement des candidatures ouvrières, où s’exprimait déjà la conscience de leur classe prise par les militants de Paris.
Ceux-là, cependant, ne restaient pas inactifs ; et c’est à eux encore que nous devons consacrer le meilleur de ces pages, trop limitées en nombre. Au mois de mai 1864, le gouvernement, sous la pression de leur mouvement, leur donnait en partie satisfaction. Désirant regagner la classe ouvrière, dont les élections de 1863 avaient démontré l’hostilité, il avait résolu d’abroger la loi sur les coalitions. Le projet avait eu comme rapporteur M. E. Ollivier, qui, à cette occasion (nous aurons à en reparler) s’était définitivement séparé de la gauche : il avait rencontré l’opposition des industriels, qui redoutaient la multiplication des grèves, et l’opposition de la gauche libérale, qui trouvait la loi captieuse, puisqu’elle donnait aux ouvriers le droit de coalition sans leur donner le droit de réunion, et qu’on leur interdisait ainsi de se concerter pour décider, repousser ou conduire la grève. Jules Simon, Jules Favre demandaient l’abrogation pure et simple des articles 414, 415 et 416 du Code pénal. Ollivier leur reprocha de ne pas savoir se contenter d’un premier progrès, et, soutenu par les ministres, fit adopter le texte nouveau. Ce texte marquait sans doute un progrès : jusqu’au 25 mai 1864, « la coalition était punissable, dans tous les cas, quelle que fût l’intention des personnes entrées dans la coalition, quelque légitime que pût être leur prétention, quelque exempts de blâme et d’immoralité que pussent être les moyens employés pour former ou maintenir la coalition. D’après le texte nouveau, ne furent plus punies que « les violences, voies de fait, menaces ou manœuvres frauduleuses », faites dans le but d’amener ou maintenir une coalition, ou de porter atteinte au libre exercice de l’industrie ou du travail » (art. 414). L’article 416 établissait la réciprocité pour les patrons ; l’article 415 augmentait les peines prévues par l’article 414, lorsque les faits punis par cet article auraient été commis par suite d’un plan concerté. Toutes les peines prévues étaient plus sévères que celles qui atteignent des peines analogues dans le droit commun. C’est que la bourgeoisie, on le sait, doit défendre ce qu’elle appelle la liberté du travail ! N’insistons pas. Les camarades socialistes ont tous appris par expérience ce qu’est le droit de coalition, solennellement reconnu par la loi de 1864. Au bout de quarante-deux ans la discussion qui s’éleva entre Jules Simon et Émile Ollivier n’est pas encore close : mais telle a été l’accumulation de peines, issues des articles 414 et 415, depuis la promulgation de la loi de 1864, que des républicains modérés eux-mêmes se sentent contraints de demander l’abrogation de leurs sinistres dispositions.
À l’époque où elle fut promulguée, la loi ne pouvait satisfaire les prolétaires. Elle accordait le droit de coalition ; mais elle refusait le droit d’association. Elle reconnaissait la grève spontanée et violente qui éclate, lorsque les ouvriers d’une entreprise sont à bout ; elle se refusait à reconnaître celle que des ouvriers conscients de leur droit et de leurs forces auraient pu faire, et qui aurait prévenu l’autre. Coûtant marqua dans quelques articles le mécontentement des ouvriers conscients. En fait, la loi n’était applicable qu’avec un large régime de tolérance pour les associations ; et le pouvoir dut s’y plier. De nombreuses sociétés de secours mutuels ou même d’épargne prirent un caractère syndical plus prononcé et introduisirent dans leurs statuts des articles concernant la résistance. Des procès comme celui qui fut intenté à la Société de bienfaisance des portefaix de Marseille, pour avoir prescrit à ses membres de n’accepter de place qu’avec l’assentiment du syndicat, leur apprenaient pourtant, de temps à autre, qu’ils ne devaient se fier que modérément à la tolérance gouvernementale. Le régime d’arbitraire et de faveur se trouvait simplement déplacé : il ne s’appliquait plus à la grève, mais à l’association. La loi même de 1884 n’a fait en quelque sorte elle aussi que déplacer l’arbitraire. La coalition est légale, le syndicat est légal : mais il reste encore la violation de la liberté du travail. Et qui dira où commence cette violation ?
En mai 1864, en tous cas, les militants parisiens étaient déjà trop avertis pour se laisser prendre aux apparentes concessions de l’Empire.
Laissant le gouvernement à sa politique mesquine, et dédaignant les quelques ouvriers qui demeuraient à la dévotion du Palais-Royal, sans découragement, sans lassitude, confiants dans leur force nouvelle, ils cherchaient désormais d’un autre côté la voie de leur émancipation.
Lors de la délégation à Londres, nous l’avons vu, des relations avaient été établies entre ouvriers anglais et ouvriers français. Depuis la fin de 1862, elles n’avaient jamais été interrompues. Au premier moment, lors de la venue des français, les trade-unionistes ne semblaient pas avoir perçu l’importance du mouvement, le comité de réception n’avait pas été pris parmi eux. Mais on y remarquait des membres de l’ancienne alliance des Communistes ; et les relations de ces réfugiés, avec les Unionistes, devaient peu à peu gagner ces derniers à l’idée de relations ouvrières internationales. Juste a ce moment, d’ailleurs, les Unions anglaises adoptaient une nouvelle tactique. Elles avaient alors à leur tête des hommes remarquables, comme William Allan. le secrétaire général de la Société amalgamée des mécaniciens, l’infatigable, patient et méticuleux administrateur, ou Robert Applegarth, l’administrateur de la nouvelle société des charpentiers, le militant d’esprit alerte, ouvert et conciliant, qui. soucieux d’assurer au trade-unionismes une situation sociale et politique reconnue par la loi, l’entraînait à manifester sa puissance dans tous les domaines politiques et sociaux ; auprès d’eux encore, Georges Odger, l’orateur brillant, l’idole des radicaux de Londres, qui, en attirant les foules, donnait au nouveau mouvement des troupes toujours plus nombreuses. « Pour la première fois dans le siècle, remarquent Béatrice et Sidney Webb, dans leur Histoire du trade-unionisme page 251 de la traduction française, le mouvement ouvrier passa sous la direction non plus d’amis appartenant aux classes moyennes ou supérieures, tel que Place ou Owen, mais de purs ouvriers formés spécialement pour cette position ». Le fait vaut d’être marqué dans sa généralité : le mouvement français, au même temps, avait exactement le même caractère.
Or, ces chefs syndicalistes, qui devaient former plus tard la Junta et qui se retrouvaient déjà dans le Trades-Council, c’est-à-dire dans l’Union des syndicats de Londres, récemment fondée, se préoccupaient d’étendre l’horizon un peu étroit du vieil Unionisme, et de passionner les ouvriers anglais pour ces problèmes de politique générale, auxquels ils étaient demeurés jusqu’alors indifférents. Par là, espéraient-ils, ils conquerraient pour leur classe une égalité sociale, qu’elle n’avait pas encore, et ils l’affranchiraient plus sûrement que par des grèves, par des luttes limitées à des relèvements de salaires. Encore une fois, Tolain et ses amis, ne pensaient point autrement
Le Trades-Council de Londres ne laissait donc plus passer une occasion de manifester hautement les opinions générales de la classe ouvrière. En 1862, il organisait un grand meeting de protestation contre la sympathie éhontée de la grande bourgeoisie anglaise pour les esclavagistes du Sud et il cherchait à créer une agitation pour la réforme électorale. En l863, la sanglante répression de la révolution polonaise provoquait de nouveaux meetings. Au même moment, la classe ouvrière parisienne se passionnait pour les mêmes causes.
Pendant les premiers mois de 1863, en particulier, s’il n’avait tenu qu’aux travailleurs parisiens. Napoléon III eût immédiatement engagé la guerre pour la défense de la Pologne. Ils adressaient une adresse de propagande à Czartoriski ; ils organisaient des collectes ; ils envoyaient une pétition, — mal reçue d’ailleurs, à celui qui avait en mains « l’épée de la France ». La question fut le prétexte choisi pour établir des relations nouvelles et plus constantes, plus régulières entre les deux prolétariats.
Mais, il le faut bien marquer, ce ne fut là qu’un prétexte. Depuis des mois, les ouvriers français poursuivaient obstinément leur idée de relations internationales, et il est probable que de l’autre côté du détroit, le cordonnier Ecearius, le Thüringien réfugié à Londres, ancien membre de l’Alliance des Communistes, ami de Marx et ami du trade-unioniste Odger, devait pousser dans le même sens les membres du Trades-Council. Lors donc que la question polonaise surgit, elle devint immédiatement un prétexte à manifestations communes. C’est là un fait fréquent dans l’histoire prolétarienne ! que la première rencontre des militants dans des manifestations sentimentales, d’où sort ensuite une organisation solide.
Les ouvriers français et anglais échangèrent des adresses ; mais les Français durent s’en tenir là jusqu’en juillet, lis étaient trop occupés par leur besogne électorale. En juillet, enfin, Tolain, Perrachon et Limousin, pour apporter une réponse à une adresse des ouvriers anglais, firent le voyage de Londres. Ils arrivèrent le 22 juillet et assistèrent le soir même à un meeting à Saint-James-Hall en faveur de la Pologne. Tolain a raconté ce meeting dans une lettre à l’Opinion Nationale du 25 juillet. Quand le président prononça le mot de guerre en faveur de la Pologne, un enthousiasme extraordinaire lui répondit, « Cette agitation se reproduisit lorsque la députation des ouvriers français fit son entrée. Nous nous levâmes tous comme témoignage de notre vœu ardent pour une alliance guerrière en faveur de la Pologne. » Tout le monde répudia les traités de 1815, et l’on prit jour pour un nouveau meeting où parla Odger. Odger réclama la paix du monde, la protection du travail contre le capitalisme. Il demanda des congrès internationaux, et des mesures pour empêcher que les ouvriers d’un pays ne vinssent émigrer dans un autre pays, pour y déprimer les salaires. On vota d’ailleurs l’adresse polonaise. Mais il faut signaler déjà l’esprit trade-unioniste. Dans l’organisation internationale, ce que cherchent les syndiqués anglais, c’est un moyen de défense de leurs salaires, des hauts salaires que possède l’Angleterre. Pour eux, l’internationalisme fut d’abord du protectionnisme. L’adresse votée fut répandue dans les ateliers. Ce fut pour le petit groupe de Tolain et de ses amis une occasion nouvelle de propagande.
Certainement, alors, le projet d’une association internationale régulière fut agitée ; des idées durent être échangées. Nous ne pouvons malheureusement pas suivre, au jour le jour, toutes ces relations pendant les dix-huit mois qui séparent le meeting de Saint-James Hall de celui de Saint-Martins-Hall. Les documents nous font défaut : mais on a quelques preuves de l’obstination que durent apporter les ouvriers français à la réalisation de leur idée. Malgré leur activité électorale, les militants parisiens ne semblent jamais l’avoir perdue de vue.
Dans le Rappel du 5 juillet 1870, à l’occasion du 3e procès de l’Internationale, M. Henri Lefort, qui semble bien avoir été poussé par les proscrits de Londres à entrer en relations avec le groupe de Tolain, a raconté qu’il avait fait le voyage de Londres en 1863 comme délégué du petit groupe « pour aller porter la proposition précise d’une Association internationale ».
M. Henri Lefort ne précise pas davantage la date, et M. Tchernoff qui la cite p. 447 et qui ne parle point du meeting de Saint-James Hall, semble disposé à voir dans cette mission le point de départ de l’Internationale.
Je crois qu’il faut placer la date de ce voyage au plus tôt à la fin de 1863 et peut-être à la fin de mars ou en avril 1864.
D’une part, en effet, si M. Henri Lefort fut chargé d’une mission et d’un projet précis pour les ouvriers anglais, il est vraisemblable que ce ne fut pas uniquement à cause de ses relations avec le proscrit Lelubez, mais que déjà des idées avaient été échangées. Il est vraisemblable que le voyage dut avoir lieu après le meeting de juillet 63.
Mais d’autre part, M. Henri Lefort lui-même a raconté qu’il fut introduit par Lelubez dans un meeting d’ouvriers anglais, présidé par Odger. et qui discutait d’un projet de réception à faire à Garibaldi. Or le voyage de Garibaldi est d’avril 1864, et je n’ai point trouvé trace dans les journaux français qui s’en occupèrent beaucoup, que ce voyage ait été résolu longtemps à l’avance.
Enfin je serais disposé à voir dans la reprise du projet d’une association internationale, la compensation de l’échec électoral du 20 mars. M. Lefort rendrait service à la science en cherchant à préciser encore ses souvenirs, sans chercher par ailleurs à exagérer l’importance de son rôle : c’est un peu son péché mignon.
Il fallut, en tous cas, plus d’un an pour qu’il devînt possible de réaliser enfin le projet depuis si longtemps mûri d’une Association internationale des travailleurs. La campagne électorale de 1864 avait réclamé tous les efforts des militants parisiens. Mais en septembre 1864, à l’occasion d’un nouveau meeting pour protester contre la politique de la Russie à l’égard de la Pologne, Tolain, Perrachon et Limousin se rendirent de nouveau a Londres, avec un projet précis pour établir au moins tout un système d’informations régulières, sur les questions intéressant, les travailleurs de tous pays. Une commission centrale devait choisir dans les grandes villes du continent une sous-commission ou un correspondant, chargé de recevoir les adhésions, de réunir les documents nécessaires « pour établir le résumé de chaque nation ».
Ce fut le 28 septembre 1864 dans un meeting nombreux et enthousiaste que les trois Français, aidés de Lelubez vinrent exposer leurs idées d’organisation. On a de ce meeting plusieurs comptes-rendus. L’un des plus récemment connus est celui de Lelubez lui-même,dans une lettre à M. Henri Lefort, que M. Tchernoff a publiée dans son livre.
Après un chœur de travailleurs allemands, le professeur Beesley, élu président, prit la parole. C’était un radical anglais qui s’était déjà signalé comme un démocrate éprouvé et qui, en 1861, lors de la grève des maçons de Londres et en plusieurs autres circonstances, avait énergiquement soutenu contre la bourgeoisie manchestérienne les revendications ouvrières. Dans « un speecb éloquent et rempli de sympathie pour les peuples opprimés » écrit Lelubez, il dénonça les actes de violence des gouvernements, leurs violations du droit international ; il condamna l’expédition de Rome, mais n’oublia point celle de Gibraltar ; il stigmatisa la conduite de la Russie en Pologne et en Circassie, mais dénonça la conduite analogue de l’Angleterre en Irlande, en Chine, dans l’Inde et en Nouvelle-Zélande. Il conjura les travailleurs de ne point se laisser égarer par les préjugés patriotiques, mais d’accomplir toujours ce que leur conscience leur indiquait comme juste. Il exprima enfin l’espoir que l’union projetée entre les travailleurs de tous les pays sortirait réalisée de cette assemblée.
Odger lut ensuite l’adresse que les Anglais avaient adressée aux travailleurs parisiens. Et ce fut Tolain qui « avec un vrai chic », qu’admire Lelubez, donna lecture de l’adresse en réponse.
Qu’on nous permette cette dernière longue citation : l’adresse lue à Londres montre à quelles pensées, à quelles conceptions en étaient arrivés les militants parisiens, au moment même où, dans l’Internationale, ils allaient subir de nouveau la forte influence des penseurs socialistes, de Proudhon ou inconsciemment de Marx.
« Frères et amis, disaient les travailleurs de France à leurs frères d’Angleterre, oui, vous avez raison, le sentiment qui nous réunit est l’indice certain d’un meilleur avenir pour l’affranchissement des peuples.
« Il ne faut plus que des Césars, le front souillé d’une couronne sanglante, se partagent entre eux des peuples épuisés par les rapines des grands, des pays dévastés par des guerres sauvages. Une fois de plus, la Pologne est recouverte d’un sanglant linceul et nous sommes restés spectateurs impuissants.
« Un seul peuple opprimé met en danger la liberté des autres peuples. Au nom de sa dignité, tout homme libre ou qui veut l’être doit son concours à ses frères opprimés. Sans doute nous aurons bien des obstacles à vaincre ; il en est plus d’un qui tombera meurtri dans la mêlée. Qu’importe ? A la liberté, au progrès, comme à la terre, il faut l’engrais.
« Donc, ceignons nos reins, préparons-nous avec joie à la lutte. Il faut que le peuple fasse entendre sa voix dans toutes les grandes questions politiques et sociales, signifiant ainsi aux despotes que la fin de leur tyrannique tutelle est arrivée.
« Travailleurs de tous pays qui voulez être libres, à votre tour d’avoir des Congrès. C’est le peuple qui revient enfin sur la scène, ayant conscience de sa force, et se dressant en face de la tyrannie dans l’ordre politique, en face du monopole, du privilège dans l’ordre économique.
« Depuis longtemps, grâce aux découvertes scientifiques, l’industrie développe chaque jour sa production ; l’emploi des machines, en facilitant la division du travail, augmente sa puissance, tandis que des traités de commerce, inspirés par la doctrine du libre-échange, lui ouvrent partout de nouveaux débouchés.
« Progrès industriel, division du travail, libre-échange, tels sont les points qui doivent aujourd’hui fixer notre attention ; car ils vont modifier profondément les conditions économiques de la société. Poussés par les besoins du temps, par la force des choses, les capitaux se concentrent et s’organisent en puissantes associations financières et industrielles. Si nous n’y prenons garde, cette force sans contrepoids régnera bientôt despotiquement.
« Sans vouloir relever ce qu’a trop souvent de dérisoire le conseil qu’on nous prodigue : « Économisez », nous voyons l’aristocratie future accaparer la direction des plus modestes épargnes. Inspirée par un sentiment charitable et par le besoin de nous protéger quand même, elle excelle à l’aide de mille moyens ingénieux à enlever au travailleur le maniement de son mince capital, au lieu d’exciter chez lui l’esprit d’initiative. Nos faibles économies, englouties dans ce Pactole, nous feraient les serviteurs des princes de la finance, tandis que la division du travail tend à faire de chaque ouvrier un rouage dans la main des hauts barons de l’industrie.
« Devant cette organisation puissante et savante, tout plie, tout cède, l’homme isolé n’est rien ; il sent tous les jours diminuer sa liberté d’action et son indépendance. Devant cette organisation, l’initiative individuelle s’éteint ou se discipline au profit de cette organisation.
« Le travail est la loi de l’humanité, la source de la richesse publique, la base légitime de la propriété individuelle. Il doit être sacré, libre.
« Or, quoi qu’en disent aujourd’hui les grands prêtres de l’économie politique et sociale, nous affirmons qu’il ne l’est pas. Savants théoriciens courbés sur de gros livres, ils formulent des axiomes qui reçoivent, à nos dépens, de cruels démentis. Ils semblent ne vouloir regarder le problème que par un bout de la lorgnette, celui de la consommation. En vertu de la loi de l’offre et de la demande — l’ouvrier est assimilé par eux à un produit manufacturé — un illustre homme d’État de l’Angleterre n’a-t-il pas dit : « Quand deux patrons courent après un ouvrier, le salaire monte. Quand deux ouvriers courent après un patron, le salaire baisse » ? Quand le capital, ce fécond auxiliaire du travail, devient son dominateur implacable ou réduit le travailleur à la famine, on appelle cela l’échange des services, la liberté des transactions ! Quand, placé dans des conditions défavorables, l’industriel diminue le prix de la main-d’œuvre pour rétablir l’équilibre rompue entre lui et ses rivaux, c’est alors la libre concurrence ! Comme si le libre-échange ne devait avoir pour résultat que de déplacer le champ de bataille ! A quoi nous servirait-il, le jour de la pacification générale, d’enfouir au fond de nos arsenaux les canons rayés, les armes de précision, si nous devions, grâce à la vapeur, à l’électricité, les remplacer par des engins de destruction plus terribles encore. Le libre-échange complété par la liberté du travail ne perpétuerait pas la lutte, mais au contraire, il développerait les aptitudes et le génie propre de chaque peuple, changeant enfin les ennemis en émules.
« Ainsi, par défaut d’enseignement professionnel, la science est le privilège du capital ; par la division du Travail, l’ouvrier n’est plus qu’un agent mécanique ; et le libre-échange sans la solidarité entre les travailleurs engendrera le servage industriel, plus implacable et plus funeste à l’humanité, que celui détruit par nos pères en ces grands jours de la Révolution française.
« Ceci n’est point un cri de haine ; non, c’est un cri d’alarme. Il faut nous unir, travailleurs de tous pays, pour opposer une barrière infranchissable à un système funeste qui diviserait l’humanité en deux classes : une plèbe ignorante et famélique, et des mandarins pléthoriques et ventrus.
« Sauvons-nous par la solidarité. »
Cette fois, on relèvera facilement dans le texte, la marque d’un intellectuel. Ce n’est plus tout à fait le style accoutumé des proclamations de Blanc, de Tolain, des Soixante. Mais entre les deux séries de textes, il y a continuité d’idées, de formules : la « liberté du travail » supposant à la liberté commerciale, empêchant la concentration industrielle, et l’asservissement du travail par une aristocratie financière, c’est exactement la pensée économique du manifeste des Soixante, celle qu’une simple méditation sur leur sort avait enseigné aux travailleurs de la petite industrie parisienne. Mais on notera que cette pensée s’enrichit et se précise. Déjà, elle est pénétrée de critique proudhonnienne : on y retrouve ce qui du Proudhonnisme devait être immédiatement accessible à ces travailleurs, cette critique vigoureuse de la féodalité financière, que Chaudey et surtout Duchêne allaient bientôt développer.
« Tolain et les délégués, écrit Lelubez dans sa lettre sur le meeting, ont été très applaudis, et le vœu a été exprimé et applaudi avec vocifération d’une candidature ouvrière anglaise aux prochaines élections. J’ai alors expliqué le plan d’organisation qui a semblé être bien compris et qui a été fort applaudi. Puis est venu la proposition du comité soumise au meeting, proposée par M. Wheeler et accompagnée d’un speech éloquent dans lequel il a dit que les gouvernements auraient beau dire aux peuples de s’entre haïr, les peuples sentent qu’ils devraient s’aimer ; — que les Français avaient toujours l’avantage sur les Anglais, que ces derniers avaient envoyé leur adresse tandis que les premiers l’apportaient eux-mêmes avec un plan d’organisation tel que cela nous prouvait une fois de plus que le progrès vient toujours de France, même quand les Français sont les plus opprimés. »
Voici le texte de la résolution proposée par Wheeler :
« Le meeting ayant entendu les réponses de nos frères Français, nous proclamons encore leur bienvenue, et comme leur programme est de nature à améliorer la condition des travailleurs, l’acceptons comme base d’une organisation internationale. Le meeting nomme un comité, avec pouvoir de s’adjoindre d’autres membres, pour former des règlements pour une telle association. »
La résolution fut appuyée par Wheeler lui-même, et par plusieurs autres. Lelubez lut une adresse qui lui avait été envoyée par Henri Lefort. Eccarius au nom des Allemands, le major Wolff, secrétaire-général de Mazzini, au nom des Italiens, prirent encore la parole « puis le citoyen Bocquet, pour remercier le président d’avoir parlé en termes si élogieux de la Révolution française. Du reste, ajoute Lelubez, toutes les fois que ces mots ont été prononcés, les applaudissements ont été immenses ».
La résolution mise aux voix fut adoptée à l’unanimité ; un comité de 21 membres, chargé d’organiser une association internationale pour toute l’Europe, fut nommé. Parmi ses membres se trouvaient en majorité des Anglais, des trade-unionistes, dont Odger, Howell, Osborne, Lucraft, des Français comme Denoual, Lelubez, Bocquet, puis Wolf comme représentant de l’Italie, et enfin, tout dernier. « le docteur Marx ». Le comité se réunit le 5 octobre 1-864. L’Internationale ouvrière était fondée : après trois ans d’effort, de travail obstiné et méthodique c’était à cette création grandiose qu’aboutissait l’effort des militants parisiens.
On nous pardonnera d’avoir si longuement retracé cette évolution, d’avoir cité tant de textes, — les uns étaient oubliés, les autres inconnus ou perdus. Il faut que les camarades socialistes connaissent leurs origines ; et c’est dans cette création spontanée de l’Internationale qu’ils les trouveront. L’Internationale, en effet, ne procédait, encore une fois, ni d’une tradition, ni d’une idée abstraite, mais des besoins nouveaux de la classe ouvrière, c’est-à-dire, en dernière analyse, du développement capitaliste même. La Pologne ne fut qu’un prétexte ; si la volonté d’interventionnisme de la classe ouvrière rappelait encore le libéralisme démocratique d’avant 1848, l’idée dominante, inspiratrice, c’était l’entente économique de toutes ces classes ouvrières, à qui, par-dessus les frontières, le libre-échange développé apprenait non plus seulement l’identité, mais la connexité de leur sort. On parle couramment, d’autre part, du proudhonisme de Tolain et de ses camarades de Paris. Camélinat m’a affirmé qu’au moment où il collaborait à la rédaction du Manifeste des Soixante, Tolain ne connaissait pas Proudhon. Et je suis persuadé qu’un examen très attentif, et que nous ne pouvons faire ici, de toutes les formules proudhoniennes antérieures à 1864 et des formules successives de la candidature ouvrière établira qu’il n’y a point filiation.
D’ailleurs, quelles que soient les formules, ce que nous avons voulu montrer, ce que nous croyons vrai, c’est que le mouvement d’idées qui devait aboutir à la création de l’Internationale procédait directement du premier effort de résistance professionnelle des travailleurs parisiens. Comme des trade-unionistes anglais contemporains, ils n’étaient intervenus dans l’action politique, que pour obtenir une liberté plus grande dans le domaine économique. Leur tentative politique ayant échoué, ils tentaient, dans les conditions mêmes qui leur étaient faites, de donner à leur action économique plus de force par l’alliance avec les travailleurs étrangers.
Évidemment, en février 1864 encore, ils manquaient tout à fait de culture théorique. Mais l’heure était venue où ils allaient comprendre de nouveau toute la portée singulière des théories socialistes. Dans le Conseil général de l’Internationale, Marx allait tenter d’exprimer intellectuellement, et avec une puissance magnifique, tout ce singulier mouvement où il pouvait voir déjà se réaliser en partie l’évolution qu’il avait décrite dans le Manifeste communiste. Et à Paris même, Proudhon auquel les Soixante avaient adressé leur Manifeste, disait, dans son dernier livre, dans cette Capacité politique des classes ouvrières, qui est presque certainement son chef-d’œuvre, l’importance de cette date dans l’histoire du monde moderne.
Comme Marx, Proudhon eut conscience, en effet, que le socialisme venait de se réveiller, que le mouvement ouvrier allait recommencer, pour sa réalisation. Camélinat, tout jeune alors, voyait le grand penseur chaque dimanche, rue du Cherche-Midi, chez Beslay, où venaient aussi Chaudey et Duchène. Quand Proudhon lut le manifeste, m’a raconté notre camarade, il en fut aussitôt enthousiaste ; il déclara qu’il « allait écrire un livre dessus ». Très souffrant déjà, souvent interrompu dans son travail par des crises d’asthme (il devait mourir au printemps de 1865) il écrivit sous l’inspiration des ouvriers de Paris et de Rouen qui l’avaient consulté, il écrivit donc pour eux, cet admirable résumé testamentaire de sa pensée. Nous retrouverons sa doctrine, exprimée et déformée par ces nouveaux et zélés disciples, dans les Congrès de l’Internationale. Ce que nous devons marquer ici, ce fut la conception qu’il eut de son livre. Il avait compris, comme Marx, le caractère spontané du mouvement ; il avait senti, comme lui, qu’une classe ouvrière consciente était née ; il eut la préoccupation de lui donner une idée, celle de la « démocratie nouvelle », celle du mutualisme, où il résuma sa pensée.
« Pour qu’il y ait dans un sujet, individu, corporation ou collectivité, écrivait-il, capacité politique, trois conditions fondamentales sont requises : 1° Que le sujet ait conscience de lui-même, de sa dignité, de sa valeur, de la place qu’il occupe dans la société, du rôle qu’il remplit, des fonctions auxquelles il a droit de prétendre, des intérêts qu’il représente ou personnifie ;
2° Comme résultat de cette conscience de lui-même dans toutes ses puissances, que le dit sujet affirme son idée, c’est-à-dire qu’il sache se représenter par l’entendement, traduire par la parole, expliquer par la raison, dans son principe et ses conséquences, la loi de son être ;
3° Que de cette idée, enfin posée comme profession de foi, il puisse, selon le besoin et la diversité des circonstances, déduire toujours des conclusions pratiques ». (P. 40).
La classe ouvrière, on pouvait le proclamer après le manifeste des Soixante, venait de prendre conscience d’elle-même. Son idée — une idée correspondant à la conscience qu’elle avait d’elle-même, et « en parfait contraste avec l’idée bourgeoise » — elle la possédait ; elle ne lui était pourtant qu’incomplètement révélée. Mais la classe ouvrière n’avait point encore déduit de cette idée « une pratique générale conforme ; une politique appropriée : témoin son vote en commun avec la bourgeoisie ; témoin ses préjugés politiques ». (P. 43)
C’était là l’exacte vérité historique : Proudhon, par son livre, Marx, à Londres, par son action quotidienne dans l’Association nouvelle, allaient tenter de révéler à la classe ouvrière l’idée qui convenait à sa conscience. Mais ils ne pouvaient que l’aider à la découvrir elle-même : c’était par ses luttes, par ses grèves, par ses batailles politiques, par son expérience propre enfin, que la classe ouvrière devait dégager son idée ; c’était dans les Congrès où Proudhoniens et Marxistes allaient se heurter, qu’elle allait tenter de définir elle-même l’idée commune où s’exprimerait sa conscience. Mais les théories abstraites avaient vécu : seules désormais, avaient chance d’exercer une action, celles qui demeuraient conformes à la conscience, aux besoins clairement sentis de la classe ouvrière.