Histoire socialiste/Le Second Empire/03b
Par les décrets de novembre 1860, l’Empereur avait voulu donner de nouveau au pays le spectacle des luttes des partis. Il s’était flatté quelque temps de les apaiser tous, de les satisfaire tous par sa politique de prospérité matérielle et de gloire. Mais ses conceptions libre-échangistes et la fatalité de sa politique extérieure avaient tourné contre lui ses complices de décembre, les industriels protectionnistes et les catholiques. Pour combattre ses desseins, ceux-là s’étaient reformés en partis. Et il avait été contraint, cherchant un contre-poids, de laisser plus de liberté aux démocrates et même à ces républicains qu’il avait écrasés et proscrits depuis 1852. Désormais l’« arène des partis » allait être rouverte ; mais la volonté souveraine de l’Empereur demeurerait, pensait-il, maîtresse et juge de leurs revendications contradictoires. Officiellement, cette fois, mais avec une puissance absolue, il reprendrait ce rôle d’arbitre des partis qu’il avait tenu jadis, lors de sa présidence, et qui lui avait si bien réussi. — Tous les partis, s’accoutumant à voir en lui l’arbitre de leurs querelles, n’en reconnaîtraient que plus loyalement son pouvoir. — Quant aux ministres, que les influences secrètes et contradictoires de l’Impératrice ou du prince Napoléon gênaient si souvent dans leur politique, ils se flattaient de trouver, dans cette résurrection au moins apparente des débats parlementaires un moyen d’enchaîner l’Empereur, de le défendre contre ses rêveries et contre les « influences privées ».
Trois ans plus tard, les élections de 1863 révélèrent combien le calcul était faux. Loin de s’opposer, de se neutraliser, c’était contre l’Empire lui-même que les oppositions solidement reconstituées tournaient le meilleur de leurs forces. Et pour se défendre contre les partis, l’Empereur multipliait les secrets et rusait plus que jamais. L’opinion publique, désormais réveillée, commençait à lui mener rudement la bataille ; et la prospérité matérielle se révélait impuissante à remplacer la liberté.
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Jamais, cependant, peut-être, le pauvre rêveur ne forma plus de projets, et ne tenta plus d’entreprises pour satisfaire les différents partis. « L’esprit de l’Empereur, disait un jour Palmerston, est aussi rempli de projets qu’une garenne de lapins ». Ces lapins prirent joyeusement leurs ébats, de 1850 à 1863 ! Dans le monde entier, l’Empereur cherchait des satisfactions pour les partis français et la gloire napoléonienne.
Pour les catholiques d’abord ! Car ceux-là criaient bien fort, depuis qu’ils sentaient leur pape menacé ; et leur opposition se faisait violente au Corps législatif.
En 1860, l’Empereur leur accorda une nouvelle expédition de Chine. La question était ouverte depuis 1840, les Anglais recherchant des positions commerciales avantageuses ; les Français protégeant les missions catholiques. Par le traité de Nankin 1842, les marchands anglais s’étaient installés à Chang-hai, à Fou-Tchéou ; et ils étaient devenus maîtres de Hong-Kong ; par le traité de Whampoa (1844), les Français s’étaient donné la mission de protéger les catholiques en Chine. Les Anglais commerçants surent rappeler aux Français catholiques leurs devoirs sacrés et tourner, au mieux de leurs intérêts, leur scrupule à les remplir. En 1856, les Chinois, ayant saisi un bateau portant pavillon anglais, se virent déclarer la guerre. Un missionnaire, l’abbé Chapdelaine, ayant été mis à mort, la France se joignit à l’Angleterre. Lord Elgin et le baron Gros, ambassadeurs extraordinaires, appuyés par une force navale imposante, après avoir bombardé les forts de Ta-kou, étaient arrivés jusqu’à Tien-Tsin et avaient imposé aux mandarins chinois le double traité de juin 1858, accordant des avantages commerciaux, des indemnités de guerre, des réparations aux protégés de la France, et surtout la présence continue de représentants des deux nations à Péking.
Or, en juin 1859, quand ces représentants, Bruce et de Bourboulon étaient venus pour occuper leur poste, ils avaient trouvé l’embouchure du Peï-Ho barrée, et le feu des forts de Takou avaient empêché leur escadre de la franchir.
Alors, une nouvelle expédition avait été résolue. Sous la conduite du général Cousin-Montauban et de son brillant État-Major, 8.000 Français allaient aider les 13.000 Anglais de sir Hope Grant à rétablir en Chine le prestige européen. Lord Elgin et le baron Gros s’étaient réembarqués.
En juillet 1860, Ta-kou fut emporté, en août Tien-tsin. En septembre, le massacre d’officiers chargés de protéger les plénipotentiaires fit décider la marche sur Pékin. Le bataille de Pa-li-kao livra la route. Le 5 octobre l’armée s’emparait des portes de la capitale, Le 18 octobre, par un acte de vandalisme insensé, lord Elgin ordonnait de mettre le feu au Palais d’Eté, à la merveilleuse résidence, où se trouvaient entassés les trésors de la dynastie mandchoue : ainsi devait être frappé l’orgueil du souverain, qui n’avait pas voulu recevoir les représentants de l’Europe !
Le 24 octobre, la Chine se décidait à traiter. Le prince Cong signait deux conventions avec lord Elgin et le baron Gros. Des avantages commerciaux étaient accordés aux deux nations ; mais l’Angleterre obtenait en outre la cession d’un territoire destiné à la sûreté de Hong-kong et la France, protectrice du culte catholique, obtenait la restitution aux chrétientés de leurs établissements religieux ou de bienfaisance et de leurs cimetières.
Les puissances européennes aidèrent la dynastie mandchoue à vaincre la rébellion des Taï-Ping, soutenant une dynastie rivale. Puis, la paix rétablie dans le Céleste Empire, elles s’occupèrent de tirer tous les avantages possibles des conventions de Pékin. L’Angleterre avait solidement établi l’autorité de son représentant ; et sir Robert Hart, pour le plus grand profit de son commerce, organisait les douanes chinoises, dont il faisait une véritable administration britannique. La France, elle, rendait grâces à Dieu et au général comte de Palikao d’avoir rendu aux chrétiens d’Extrême-Orient leurs biens, leurs églises, leurs cimetières. Sûrement les Lazaristes, sûrement Mgr Mouly ou Mgr Étienne ne tiendraient plus rancune à l’Empereur de sa politique italienne. Et tous les catholiques pourraient-ils demeurer insensibles à ces beaux succès de leur foi, ou encore à ceux que la Fiance donnait vers le même temps aux chrétiens de l’Annam et de la Cochinchine ?
N’était-ce point pour les catholiques encore, « pour ne pas laisser impunis le meurtre des chrétiens et le pillage des monastères » que l’Empereur envoyait solennellement ses soldats sur « cette terre lointaine » de Syrie « riche en grands souvenirs », où des ancêtres héroïques « avaient porté glorieusement la bannière du Christ » ? « Partout aujourd’hui, proclamait-il, où l’on voit passer le drapeau de la France, il y a une grande cause qui le précède et un grand peuple qui le suit. » En Syrie comme en Chine, la grande cause était la cause catholique : dans les montagnes du Liban, des Druses, musulmans, avaient massacré des Maronites, chrétiens ; et les autorités turques n’avaient rien fait pour empêcher les massacres. Le protectorat catholique appartenait à la France. Une expédition partit pour Beyrouth (1858). Le général d’Hautpoul obtint le châtiment pour quelques centaines de coupables. Mais l’expédition avait failli nous brouiller avec l’Angleterre, de plus en plus ombrageuse, de plus en plus inquiète de cet interventionnisme universel, qu’elle ne pouvait croire désintéressé. Même les traités de commerce de 1860 ne parvenaient pas à rétablir la belle cordialité des années passées. Napoléon, pour l’apaiser, devait abandonner à une commission internationale le soin de régler le sort du Liban.
Mais que diraient les libéraux ? À eux aussi, ne leur faudrait-il point des satisfactions glorieuses ? Plus que jamais l’Empereur poursuit donc son rêve d’émancipation des peuples, de libération des nationalités. Autour de lui, aux Tuileries, les archéologues, les érudits, Maury, Desjardins, Duruy, rappellent les titres historiques des nations. C’est le moment où l’Empereur compose sa Vie de César. À l’étranger, par son amie Hortense Cornu, il entretient des relations avec les savants allemands ou italiens. Il favorise leurs recherches ; et il se passionne avec eux pour les projets d’avenir que la découverte du passé suscite ou entretient. À côté de l’Italie, à côté de l’Allemagne, il y a de tous côtés, en Europe, des nationalités qui se réveillent, de petits peuples qui veulent être indépendants et grands. L’Empereur des Français va leur témoigner sa sollicitude.
Il y a d’abord les patriotes roumains, les Moldaves et les Valaques, auxquels il n’a pas pu en 1858 faire accorder l’Union qu’ils revendiquent. Mais il applaudit le premier à l’unité qu’ils réalisent en élisant pour prince, les uns et les autres, Alexandre Couza (1859) ou à la réunion des assemblées à Bukarest en 1862. Plus tard même, c’est lui qui s’entremettra pour leur avoir un roi, un Hohenzollern (1866).
Il y a ensuite les Serbes qui, en 1858, ont rappelé les Obrenovitch et veulent réaliser la Serbie libre, la grande Serbie. En L862, les Serbes chassaient les Turcs de Belgrade. Et l’Empereur aurait peut-être, à cette occasion, poussé à une conflagration générale en Orient, s’il n’avait été retenu par le sage Thouvenel. Celui-ci se contenta de faire restituer Belgrade aux Serbes, jugeant que cela était une satisfaction suffisante a la politique des nationalités.
Mais tout cela n’est que fragmentaire. Ce ne sont que des satisfactions insuffisantes et momentanées que l’Empereur donne ainsi, tantôt à l’un, tantôt à l’autre des grands partis rivaux. Ce qu’il faudrait, c’est une belle et glorieuse expédition, qui réunirait vraiment tous les partis, une expédition qui tout à la fois apparaîtrait comme un triomphe de l’idée catholique et de la gloire française. Naguère encore l’Empereur avait cru en trouver l’occasion, dans l’entreprise italienne ; il avait cru pouvoir émanciper l’Italie et la grouper sous la présidence du pape. Les événements ont déjoué ses calculs. Mais il faut pour l’avenir de la dynastie, que cette occasion se retrouve. Au besoin, on la fera naître.
Ce furent les affaires mexicaines qui la fournirent.
Nous ne pouvons ici nous étendre à loisir sur les idées directrices du gouvernement impérial en cette singulière affaire. D’aucuns peut-être trouveront déjà que dans cette histoire socialiste, nous nous arrêtons bien longuement à tout le jeu des diplomates, à toutes les alternatives de la politique. Nous ne nous en excuserons pas.
C’est la politique étrangère, pour la plus grande part, qui a décidé des destinées du Second Empire. C’est à la répercussion intérieure de ses successives aventures, qu’il faut faire remonter souvent les victoires de la liberté. C’est là un enseignement que le prolétariat socialiste ne peut oublier. La diversion étrangère a été trop souvent le moyen d’étouffer la lutte révolutionnaire pour que nous soyons inattentifs à ces expériences du passé. Le Second Empire a été constamment un gouvernement de diversions extérieures. Il les a pour ainsi dire greffées les unes sur les autres, cherchant en Italie une diversion glorieuse aux préoccupations libérales renaissantes, cherchant ensuite en Orient ou au Mexique une diversion aux embarras italiens. Constamment la pensée politique du règne erra de l’Est à l’Ouest, des principautés danubiennes à l’Amérique, toujours à la recherche de la gloire incontestée, de la diversion formidable, qui imposera définitivement, à la nation française le respect d’une dynastie forte et glorieuse. Les diversions échouèrent lamentablement. Mais il ne faut point oublier que leur succès aurait achevé de tuer chez nous la liberté.
A d’autres points de vue encore, l’expédition du Mexique mérite de retenir l’attention. Rappelons brièvement les faits : depuis 1821, date à laquelle il avait secoué la domination espagnole, le Mexique était constamment en révolution ; les dictatures militaires se succédaient à coups d’émeutes, et c’est à peine si dans les dernières années, deux partis enfin se distinguaient nettement et combattaient pour des idées ; on avait désormais des conservateurs cléricaux, partisans de la domination de l’Église, des libéraux, guidés par des créoles mais aussi déjà par des Indiens qui s’étaient instruits, comme Benito Juarez. En 1856, les libéraux avaient triomphé avec Comonfort et Juarez, et inauguré quelques réformes ; ils avaient sécularisé les biens du clergé, expulsé les Jésuites, décrété la laïcité de l’état-civil et du mariage. Cléricaux et conservateurs avaient répondu par une insurrection ; Miramon et Zuloaga, leurs chefs, s’étaient emparés de Mexico et de la présidence. Mais le vice-président, Juarez, l’Indien, tenait bon, et de 1859 à 1861, il parvint à reprendre le pouvoir.
Ce fut cette lutte civile qui donna à l’Europe l’occasion d’intervenir. Au milieu des révolutions successives, les nationaux européens subissaient des vexations de toutes natures : leurs plaintes encombraient les dossiers des consulats ; les Conventions étrangères, les reconnaissances de créances qu’obtenaient les différentes nations demeuraient toujours lettre-morte ou à peu près. En 1861, ces difficultés étaient au comble : par une loi, votée par le Congrès et sanctionnée par le président 17 juillet 1861 le paiement des dettes inscrites dans les Conventions étrangères, fut suspendu pour deux ans. Les cabinets de Londres, de Paris, de Madrid, étaient décidés à faire rendre justice à leurs nationaux. Le 31 octobre, les trois États, par la Convention de Londres, décidaient une intervention pour exiger une protection efficace des résidents européens et poursuivre l’exécution des obligations financières acceptées.
Mais, tandis que l’Angleterre ne voulait faire qu’une expédition profitable et lorgnait du coin de l’œil les douanes mexicaines, tandis que l’Espagne, tout en rêvant parfois de rétablir là un prince de sa maison, se résignait à suivre le mouvement anglais, les imaginations des gouvernants français entraient en branle. Les émigrés mexicains fréquentaient les Tuileries : ils parlaient la langue de l’Impératrice, et ils parlaient selon son cœur. Conservateurs et monarchistes, ils avaient droit à ses sympathies, et elle rêvait avec eux de restaurer au Mexique la domination de l’Église. Mais l’Empereur, lui aussi, l’ancien prisonnier de Ham qui avait projeté jadis le percement de l’isthme du Nicaragua, désirait affirmer au Mexique la puissance de la France, directrice autorisée de la race latine. « Tôt ou tard, disait déjà en 1860, un de ses représentants, M. de Gabiac, l’Europe devra se préoccuper du Mexique. Aux frontières du Mexique et là seulement, l’Europe pourra arrêter dans son mouvement d’expansion le peuple des États-Unis, qui, si on n’y prend garde, est appelé à couvrir l’Amérique, puis le monde entier ». Croisade catholique et guerre d’expansion latine, l’expédition du Mexique allait, dans la pensée de Napoléon, réconcilier toutes les passions françaises, unir dans un même effort sa politique et celle de sa femme. Son ami Michel Chevalier expliquait cette grande pensée du règne, montrait « que les destinées de la France et la grandeur de son autorité étaient subordonnées aux chances d’avenir des États catholiques en général et de la race latine en particulier ». Cette fois, libéraux et catholiques allaient se trouver unis : la question italienne serait résolue.
Tels furent les rêves insensés qui entraînèrent les Tuileries en cette fin de 1861. Les conseillers les plus sagaces n’esquissaient point d’opposition, pas même M. de Morny. On soupçonnait et l’on a su depuis la raison de l’ardeur mexicaine de ce dernier : les papiers saisis aux Tuileries ont révélé que le plus fort créancier… français, Jecker, le banquier suisse failli, dont la créance nominale sur le Mexique s’élevait, à la suite d’une émission de bons, à 75 millions de piastres, avait comme patron ou comme associé l’illustre président du Corps législatif. et « l’associé » avait stipulé qu’il aurait 30 0/0 dans les bénéfices de l’opération. À ce prix, Jecker fut parfaitement soutenu. Les trafiquants d’affaires et les mégalomanes politiques s’entendaient à merveille pour pousser la France aux aventures. Nous en avons connu depuis quelques autres exemples fameux ; et le dernier n’est pas bien vieux.
Pour le malheur de la dynastie napoléonienne, l’expédient ne réussit pas ; l’Empire allait traîner comme un boulet, pendant des années, cette lamentable aventure.
La convention de Londres avait été rapidement réduite à néant ; l’annonce de la créance Jecker, les menées du plénipotentiaire français M. de Saligny, la dénonciation par le gouvernement impérial du premier traité passé par les commissaires avec le gouvernement de Juarez, enfin la présence du mexicain monarchiste Almonte dans les troupes françaises, présence qui révélait déjà les intentions de la France, avaient amené la rupture entre les alliés. Les troupes anglaises et espagnoles s’étaient rembarquées (mars 1802). « L’affaire est mal engagée, écrivait alors M. de Thouvenel, mais il n’est plus possible de s’arrêter à mi-chemin ». Le fameux parti monarchique qu’on avait cru trouver au Mexique n’existait pas ; les Mexicains étaient unanimes contre l’intervention européenne ; les Espagnols s’étaient retirés de la lutte. Les Latins se dérobaient à l’appel de la France, cependant que les catholiques ne trouvant pas là de compensations utiles à la politique anti-pontificale menée en Italie, ne désarmaient pas. Les 6.000 hommes de troupes françaises demeuraient, au milieu de 1862, isolées au Mexique, et le « pauvre Empereur hochait tristement la tête ».
Mais ce n’était là encore, au moins à cette époque, que les moindres de ses embarras. Toujours, à tout instant, depuis 1860, la question italienne revenait au premier plan des préoccupations des partis. Napoléon avait beau tenter de satisfaire les catholiques en Syrie et en Chine ; les libéraux en Roumanie et en Serbie ; les Latins et les catholiques, tout ensemble, au Mexique. Le problème romain revenait sans cesse, par quelque péripétie, provoquer de nouvelles passions, susciter de nouveaux embarras.
Lorsque les troupes de Cialdini étaient entrées en Ombrie, en septembre 1860, l’Empereur avait rappelé de Turin son envoyé, M. de Talleyrand. Et telles étaient alors ses dispositions anti-italiennes qu’il songea un moment à permettre une intervention autrichienne, contre l’Italie unitaire. (Cf. Bourgeois, p. 635). Mais il ne s’engageait jamais à fond : il avait laissé à Turin un chargé d’affaires, et les négociations secrètes ne pouvaient tarder à reprendre. Contre la volonté des libéraux, il avait maintenu ses troupes à Rome ; mais il ne leur avait pas donné l’ordre de combattre pour défendre les États pontificaux. Plus tard, encore, il avait envoyé une escadre devant Gaëte ; mais, à la demande de l’Angleterre, il lui avait bientôt ordonné de s’éloigner. Lord Russell, proclamant aux applaudissements des libéraux que les nations avaient toujours le droit de changer de gouvernement, se payait même le malin plaisir de lui damer le pion, comme protecteur des nationalités. Mais toutes ces concessions n’avaient point apaisé l’opposition cléricale ; et il assistait impuissant et embarrassé à la violente campagne qu’elle déchaînait contre lui. Entre le pape entêté dans ses prétentions temporelles et l’Italie impatiente de s’installer à Rome, il rêvait encore une réconciliation impossible ; et il suivait avec une sympathie inquiète les efforts des amis de Cavour, de l’abbé Stellardi et du Dr Panta-leoni, qui cherchaient alors à convaincre le pape.
En mars 1861, le Corps législatif et le Sénat ouvrirent pour la première fois leur session par la discussion de l’adresse. Ce fut l’occasion, pour le parti clérical, d’une nouvelle et violente offensive. M. de La Rochejacquelein rappela le devoir de la France catholique, devoir que lui indiquaient ses soldats, combattant en Syrie, en Chine ; il réclama une intervention armée en faveur de la papauté. Le prince Napoléon intervint pour défendre l’unité italienne ; il critiqua avec véhémence le pouvoir temporel, l’Autriche, les Bourbons, et si M. Billault lui répondit, l’insertion du « magnifique discours », du prince au Moniteur des Communes et sa publication à des millions d’exemplaires, témoignaient du souci que l’Empereur éprouvait de la bataille catholique. La modération de M. Billault lui-même n’avait obtenu qu’à grand peine le rejet d’un amendement en faveur du pouvoir temporel. 61 voix, presque la moitié du Sénat, l’avaient approuvé.
Au Palais-Bourbon, même bataille. Le projet d’adresse, rédigé par une commission de dix-huit membres, remerciait l’Empereur « d’avoir, par ses constants efforts assuré à la papauté sa sécurité et son indépendance, et sauvegardé la souveraineté temporelle autant que l’avaient permis la force des choses et la résistance à de sages conseils ». Cette phrase fut le signal de l’attaque : MM. Kolb-Bernard, Plichon et Keller se firent les avocats passionnés du Saint-Siège. M. Plichon stigmatisa les attentats déloyaux par lesquels « une des plus anciennes maisons de l’Europe compromettait son trône et l’honneur de ses ancêtres ». M. Keller souligna cruellement que c’était l’attentat d’Orsini qui avait fait décider l’Italie, que « c’était la lettre d’Orsini qui avait fait reculer la France ». Malgré les adjurations adressées par M. de Morny au loyalisme des députés, il se trouva quatre-vingt-onze membres pour refuser de sanctionner le blâme infligé au Pape dans l’adresse, pour déclarer que le gouvernement français était responsable de l’atteinte portée à son pouvoir.
Il importe de suivre ainsi, dans le détail, toutes les manifestations catholiques, toutes les hésitations des conseils impériaux. Il importe que l’on sache par quelle action continue les cléricaux avaient pris une influence dominante dans notre politique ; et avec quelle âpreté ils la défendaient. Si les républicains et les socialistes ont encore tant à lutter contre les ingérences catholiques dans notre gouvernement, ils sauront désormais de quand date le mal et combien il fut profond.
En ce printemps de 1861, Napoléon III pouvait voir à quelle situation l’avait conduit la complicité qu’il avait acceptée du clergé, dans le Coup d’État. Il éprouvait chaque jour davantage les exigences de ses alliés. Incapable de leur résister, soucieux de l’intérêt dynastique, il allait ruser encore, continuer contre tous les partis une politique de secrets, dont il s’enorgueillirait, si elle réussissait, et dont il ferait retomber sur les partis eux-mêmes toute la responsabilité, si elle échouait.
Au lendemain des vives discussions qu’avait provoquées l’adresse, il parut cependant quelque temps disposé à soutenir l’œuvre italienne. En avril, irrité de toute l’opposition cléricale, il songea à retirer ses troupes de Rome, « ce Coblentz légitimiste et catholique ». Les confidents italiens on italianisants, les amis et agents de Cavour, Vimercati, Mocquard, le général Fleury ne restaient pas inactifs. La mort de Cavour, le 6 juin 1861, hâta peut-être aussi le rétablissement des relations. En juillet, l’Empereur reconnaissait officiellement le royaume d’Italie. Pendant la fin de l’année, il soutenait Victor-Emmanuel dans sa répression du brigandage. Et, poursuivant cette politique, le 11 janvier 1862, M. de La Valette, notre ambassadeur à Rome était chargé de demander au Saint-Siège, s’il ne pourrait, sans renoncer formellement à ses droits « consentir à des transactions de fait qui amèneraient le calme dans le sein de l’Église catholique et associeraient la papauté au triomphe du patriotisme italien ». — « Aucune concession, répondit le secrétaire d’État pontifical, ne pourra être faite par Pie IX ni par aucun de ses successeurs, de siècle en siècle ».
Toute cette politique devait naturellement amener un redoublement de violence de la part de l’opposition cléricale. La discussion de l’adresse, seule occasion où pour ainsi dire le Parlement usait de l’apparence de liberté qui lui avait été rendue, donna lieu en 1862 à des débats plus véhéments encore que ceux de l’année précédente. Au mécontentement que provoquait la politique italienne s’ajoutait la colère provoquée par l’œuvre intérieure de M. de Persigny. Ce ministre, qui se rattachait aux traditions du bonapartisme démocratique et anti-clérical montrait autant de poigne contre les associations cléricales que contre les républicains ; et l’Église ne pouvait le souffrir. Par ses associations religieuses, charitables ou propagandistes, elle avait créé une force formidable. Elle entendait bien se servir de cette force contre les gouvernements qui menaçaient la religion. Elle avait recruté une armée et elle entendait pouvoir la mener à la bataille. A la voix des évêques, les membres des associations religieuses prenaient les allures provocatrices des ligueurs du XVIe siècle, et entre tous, ceux de la société de Saint-Vincent-de-Paul, fondée par Ozanam en 1833, dotée d’un budget énorme, et qui étendait sur toute la France le réseau de 1.500 conférences, où les pauvres secourus apprenaient à servir les desseins dominateurs des riches secourables. « Vaillants soldats de Saint-Vincent-de-Paul, serrez vos bataillons, s’écriait le 22 septembre 1861, l’évêque d’Angoulême à la réunion générale de l’œuvre à Lusignan. Nous ne devons pas craindre Judas, nous devons craindre Jésus-Christ ». Or M. de Persigny savait qui était Judas, et il l’avait bien montré par la circulaire du 10 octobre 1861, où tout en reconnaissant l’intérêt que méritaient les sociétés charitables, catholiques ou maçonniques, il s’élevait contre « ces conseils ou comités provinciaux qui, sous l’apparence d’encourager les efforts particuliers des diverses conférences, s’emparent chaque jour davantage de leur direction, les dépouillent du droit de choisir elles-mêmes leurs présidents et leurs dignitaires, et s’imposent ainsi à toutes les sociétés d’une province comme pour les faire servir d’instruments à une pensée étrangère à la bienfaisance ». C’était la reprise de la politique odieuse et hypocrite, du perpétuel procès de tendance, que l’Empire avait fait par exemple aux associations ouvrières. Mais l’Église ne souffrait point qu’on en usât ainsi avec elle.
Le ministre avait mis la Société de Saint-Vincent-de-Paul en demeure d’accepter un président général nommé par l’Empereur. Elle avait refusé, et son comité central avait dû disparaître.
M. de Persigny fut traité alors comme il le méritait. Dans la discussion de l’adresse, l’humiliation du pape et celle des congrégations provoquaient tour à tour la colère des orateurs catholiques. Au Sénat, M. Ségur d’Aguesseau traita Persigny de Polignac. A la Chambre. MM. Plichon, Kœnigwarter, Lemercier, Keller reprirent leurs thèses de l’année précédente. Et la mise en scène, une fois encore, fut complète. Le prince Napoléon fit son discours libéral. Et M. de la Guéronnière, au Sénat, M. Billault au Corps législatif apportèrent les paroles de conciliation, exprimèrent la parole souveraine : M. Billault invoquant audacieusement les principes de la souveraineté nationale et du suffrage universel, « que nous ne pouvions méconnaître chez les autres, alors qu’ils nous régissent en France », M. de la Guéronnière disant une fois de plus les vœux intimes de son maître, venant s’interposer « entre les deux intolérances, entre ces passions extrêmes au sein desquelles s’agite ce grand intérêt contenu seulement dans sa vérité, dans sa mesure exacte, par la politique si sage, si modérée de l’Empereur ».
Hélas ! cette politique « si sage, si modérée » devait encore une fois, pour le malheur de la France, se laisser dérouter par les événements. Entre les sollicitations de ses entourages, l’Empereur n’avait point la fermeté nécessaire pour poursuivre longtemps une politique quelconque. Et ses relations avec les partis le préoccupaient trop pour qu’il se fît des choses une idée nette et indépendante.
Depuis mais 1862, il avait essayé avec Victor-Emmanuel et son ministre affectionné Rattazzi d’arracher au pape un modus vivendi portant que le statu quo territorial serait maintenu ; et que le pape garderait Rome mais accorderait à ses sujets des réformes en rapport avec l’esprit moderne. C’était en vain. Antonelli, le ministre pontifical, avait répondu par un refus catégorique ; et Pie IX, déjà, anathématisait les principes modernes. Napoléon III, irrité, redoublait de complaisances pour le royaume italien : il obtenait de la Russie sa reconnaissance officielle (juin 1862).
Il suffit d’une poussée nouvelle de l’unitarisme italien pour que l’inconstant Empereur fit encore une fois volte-face. En juillet, brusquement Garibaldi débarquait en Sicile ; ses partisans fanatiques multipliaient les manifestations mystiques, criaient : « Rome ou la mort ! » Et leur troupe marchait sur la capitale désirée du peuple italien. C’était le gouvernement italien lui-même, c’étaient les troupes de Cialdini qui l’arrêtaient, au prix d’une bataille, à Aspromonte (août 1862). Mais le gouvernement, fort de la correction avec laquelle il venait de se conduire, déclarait à l’Europe « que la nation tout entière demandait sa capitale, et que l’état de choses actuel, devenu intolérable, finirait par avoir pour le gouvernement du roi des conséquences extrêmes, qui compromettraient de la manière la plus grave la tranquillité de l’Europe et les intérêts de la catholicité » (10 septembre 1862).
L’Angleterre applaudissait ; l’Autriche s’inquiétait. Napoléon III allait-il décidément sauter le pas, s’engager résolument, en dépit des criailleries catholiques, dans la voie libérale ? Le prince Napoléon et ses amis l’en pressaient vivement. Ce furent Walewski et l’Impératrice qui l’emportèrent.
Il y avait déjà des mois que le ministre des Affaires étrangères, M. Thouvenel, partisan de la fin de l’occupation romaine, devait se défendre contre cette influence. Entre l’Empereur libéral et l’Impératrice catholique sa tâche était plutôt pénible. « Les Tuileries lui donnaient plus de besogne que toute l’Europe ». Un voyage des souverains à Biarritz assura le triomphe de l’Impératrice. Elle avait évoqué dans l’imagination impériale l’approche des élections de 1863 ; elle lui avait montré les catholiques de plus en plus inquiets et hostiles. Dans l’espoir de les rallier, l’Empereur avait cédé. En octobre 1862, M. Thouvenel était congédié ; M. Benedetti était rappelé de Turin, M. La Valette de Rome ; et M. Drouin de Lhuys, le ministre agréable au Saint-Siège, reprenait le portefeuille des Affaires étrangères. Il signifiait à Turin qu’il n’entendait donner pour le moment aucune suite aux propositions impliquées dans la circulaire du 10 septembre. Les troupes françaises restaient à Rome ; tout le bénéfice, tout le crédit moral que la Fiance aurait pu retirer des services rendus à l’Italie, était perdu.
C’est ainsi que Napoléon III, loin d’être devenu, comme il le souhaitait en 1860, le modérateur des partis, le souverain conciliateur des traditions, louvoyait misérablement entre des politiques contradictoires qui divisaient l’opinion. Incapable de tenir tête aux conseillers antagonistes qui cherchaient à s’emparer de son esprit, il errait des uns aux autres : et il suffisait de l’approche d’une élection pour modifier son attitude européenne. Jamais, peut-être, tout ce qu’il y avait de misérable dans cette politique, où les intérêts dynastiques primaient toujours les intérêts français, où les calculs mesquins alternaient avec les sublimes déclarations, n’éclata comme en ces quatre années de 59 à 63, où l’Empire gâchait à plaisir, par ses interventions incohérentes et maladroites, la situation exceptionnelle que lui avaient donnée le Congrès de Paris et même encore la guerre de 1859.
Un jour, cependant, et à la veille même des élections de 1863, les événements fournirent à l’Empereur une extraordinaire occasion de rallier a lui tous les partis.
Les réformes qu’Alexandre II en 1861 avait dû accorder à son peuple, et surtout le retentissant affranchissement des serfs, avaient eu une répercussion dans toutes les contrées de l’immense Empire. En Pologne surtout, un mouvement se dessinait en faveur des réformes, mais, contre la volonté de certains nobles, le peuple ne concevait point de réformes possibles, sans la restitution de son autonomie nationale. C’est ainsi qu’au cours du XIXe siècle, les revendications nationales et les revendications sociales se sont toujours trouvées mêlées et confondues, dans les grands mouvements des peuples opprimés. Le gouvernement russe et quelques aristocrates polonais tentèrent pendant un an (mai 1861, mai 1802), de séparer les deux mouvements. Ce fut en vain. Lorsqu’en janvier 1803, les jeunes gens des villes, suspects d’entretenir l’agitation nationale, furent appelés dans l’armée russe, une insurrection générale éclata.
Pour une fois l’opinion française se trouva unanime. L’héroïsme des insurgés défraya pendant des mois les conversations, les journaux, même les cours de Sorbonne. Pour les catholiques, la défense de cette nation martyre de sa foi s’imposait. Pour les démocrates, la cause de la Pologne était un dogme : qui ne se souvenait de tous les proscrits qui avaient pris part, a Paris même, aux combats révolutionnaires ? Les hommes de traditions, les conservateurs mêmes rappelaient le rôle historique de la Pologne, alliée fidèle de la France contre l’Autrichien ou le Moscovite. Le Siècle était d’accord avec le Monde ; l’Impératrice avec le Prince. Le rêve de l’Empereur était réalisé : il n’avait qu’à intervenir en Pologne ; et il allait être enfin l’Empereur populaire, l’Empereur national, qu’il rêvait d’être.
Il n’osa point, et il est de fait qu’entre l’Angleterre, au fond malveillante, et l’Autriche, autrefois complice et bénéficiaire du démembrement polonais, en face de la Prusse qui dès le 18 février offrait le concours de ses troupes au tsar contre les insurgés, il fallait être prudent. L’intervention, certainement, eût déchaîné contre le Napoléon une nouvelle coalition européenne. Mais alors, il ne fallait point intriguer dans les diverses cours, offrir à l’Autriche en Pologne la reconstitution d’un royaume indépendant gouverné par un archiduc, et l’offrir en compensation de la Vénétie qu’elle abandonnerait à l’Italie. Surtout, il ne fallait point se laisser duper par l’Angleterre, qui jouait facilement au libéralisme, en Pologne comme en Italie, et qui, après avoir entraîné la France dans une démarche hautaine, qui la brouillait avec le tsar, s’arrangeait de manière à prévenir toute conflagration européenne, en arrêtant l’Autriche dans la voie des aventures. La France eut seule la responsabilité des remontrances qu’elle adressait avec l’Autriche et l’Angleterre à la Russie ; Gortschakoff éluda habilement une première note en avril ; il repoussa avec hauteur celle de juillet. L’opinion publique en France s’émut ; le Siècle émit l’idée d’un plébiscite sur la question d’intervention. L’Empereur ne put s’y résoudre. Il laissa écraser la malheureuse Pologne ; une dernière intervention diplomatique en novembre tournait encore à sa honte.
Seul, en ces tristes circonstances, le prolétariat européen fit entendre la voix de la justice. S’il était vrai que les autres gouvernements arrêtaient le gouvernement français, le prolétariat international était unanime. Impuissant encore, il trouva, nous le verrons, dans la question polonaise, une occasion de comprendre que seul l’isolement faisait son impuissance, et des meetings pour la Pologne sortit l’Association internationale.
Mais le débile gouvernement impérial, en abandonnant la Pologne, avait achevé de compromettre sa situation en Europe et de tourner contre lui unanimement tous les partis renaissants. Les conséquences intérieures des échecs extérieurs, d’autant plus graves que les affaires extérieures procédaient pour la plupart d’une préoccupation intérieure, n’allaient pas tarder à se faire sentir.
* *
Ce qu’il faut marquer une fois encore, en effet, c’est le progrès nouveau que fit, en ces années-là, et toujours à la faveur des événements extérieurs, la conquête des libertés. L’avocat de l’empire libéral, l’homme qui chercha à tourner, au profit de l’Empire, tout l’effort d’opposition des Cinq et de leurs électeurs, a pu déclarer qu’aucune pression « ne forçait l’Empereur à cette réforme » ; il a pu se féliciter de la bienveillance « unique dans notre histoire » de cet Empereur, au pouvoir intact », qui ouvrait courageusement « toutes grandes les fenêtres du Corps législatif, à l’heure même où des voix passionnées s’y élevaient pour animer les esprits contre sa politique » (Empire libéral, V. 90). M. Emile Ollivier ne dupera que lui-même avec ses phrases. Nous avons cité l’aveu du duc de Grammont ; nous avons montré comment le décret du 24 novembre 1860 est directement issu des embarras créés à l’Empire par la question romaine. Il nous faut dire maintenant comment, à la faveur de ce décret, des concessions nouvelles furent arrachées, comment surtout se prépara le grand mouvement libéral dont les élections de 1863 manifestèrent déjà toute la vigueur.
Le gouvernement impérial avait voulu animer l’un contre l’autre les deux partis, les deux traditions que sa politique extérieure avait réveillés. Il n’aboutit qu’à donner plus de force aux revendications libérales. La conséquence était fatale. Il se proposait d’être le modérateur suprême des passions.
Lorsqu’il estimait qu’elles allaient trop loin, il les arrêtait par ses communiqués, par ses avertissements, par ses circulaires. Et ainsi, il les mécontentait également toutes : il les tournait également toutes contre un régime qui ne leur permettait point de se dépenser librement.
Dans les véhéments débats que provoquait la discussion de l’adresse, on entendait maintenant d’anciens partisans du régime de contrainte et de force, issu du 2 Décembre, réclamer des libertés, dont ils sentaient cette fois enfin la privation. M. Ségur d’Aguesseau, celui-là même qui traitait M. de Persigny de Polignac, se plaignait des entraves apportées à la liberté de la presse catholique. M. de La Rochejacquelein, M. Plichon, dénonçaient « une certaine presse » — entendez le Siècle et l’Opinion nationale, — comme responsable du réveil des passions de 1848, alors que la presse religieuse et conservatrice ne pouvait vivre qu’à la condition de tout approuver. Mais ils ne demandaient plus seulement un changement de bascule : eux aussi, ils réclamaient la liberté.
Ce fut de 1861 à 1863, et dans les milieux les plus divers, dans les salons orléanistes, dans la bourgeoisie républicaine, même chez des bonapartistes démocrates, tout un mouvement de libéralisme. Tous s’unissaient pour réclamer du gouvernement des garanties, des libertés nouvelles. C’étaient les budgétaires, les députés tout dévoués à l’Empire, mais soucieux de le voir bien administrer son patrimoine, qui réclamaient quelques réformes dans la gestion financière, et quelques garanties, lors du vote du budget.
C’était le sarcastique et fin marquis de Pierre, qui dénonçait dans ses discours d’un atticisme un peu rude, l’incohérence des responsabilités dans un gouvernement où l’Empereur « désavoue officiellement une politique et la propage ensuite par le télégraphe », où le Moniteur publie le cri d’alarme de M. Fould sur l’état des finances, tandis que la Revue des Deux-Mondes est blâmée pour élever seulement quelques doutes sur ce même état financier ». C’étaient enfin les protectionnistes, demandant d’être garantis contre cette souveraine puissance, qui disposait à son gré, et contre leurs intérêts particuliers, des tarifs douaniers et des transactions commerciales.
Toutes ces oppositions, plus ou moins vives, plus ou moins hostiles au régime, se sentaient également contenues, réfrénées. Et elles aspiraient également à de nouvelles réformes.
En 1861, les budgétaires obtinrent gain de cause. Les expéditions lointaines, celle de Chine, celle de Syrie, — sans compter les grandes guerres d’Italie et de Crimée, — coûtaient cher. Les grands travaux aussi coûtaient cher. Et les recettes ne s’accroissaient pas proportionnellement aux dépenses. Deux milliards quatre cents millions de crédits extraordinaires avaient été ouverts de 1851 à 1858. Dans les trois dernières années, la dette publique et les découverts du Trésor s’étaient accrus de 400 millions de crédits extraordinaires. Le déficit annuel était en moyenne de cent millions. A la fin de 1861, le découvert s’élevait à près d’un milliard.
Le monde financier s’inquiétait ; M. Fould se fit l’écho de ces inquiétudes. Dans un mémoire particulier a l’Empereur il démontra que le droit du Corps législatif à voter l’impôt était un droit illusoire et qu’un contrôle s’exerçant dix-huit mois après qu’une dépense avait été faite n’était qu’une pure fiction. Et il en était de même de la discussion du budget, si, en dépit des réductions consenties ou imposées, le gouvernement augmentait les dépenses après la session. En matière budgétaire comme en matière de politique extérieure, le gouvernement était donc seul maître : les embarras de l’heure présente le faisaient souvenir qu’il était seul responsable. « En rendant au Corps législatif, concluait M. Fould, ses attributions les plus incontestables, l’Empereur le solidariserait avec son gouvernement… » C’était l’idée inspiratrice du décret du 24 novembre 1860 que M. Fould rappelait. De même qu’en politique extérieure, Napoléon III avait voulu associer la nation à sa responsabilité ; de même en 1861, il voulait lui faire partager la responsabilité des embarras financiers où sa politique de gloire extérieure et de lustre intérieur devait fatalement le conduire. Les responsabilités sont toujours lourdes : il était naïf de supposer que les partis se laisseraient prendre à ce calcul un peu grossier. Les images d’Épinal ne suffiraient point cette fois à convaincre la nation. Il en fut de la réforme financière comme de l’autre : elle ne profita qu’à l’opposition.
Par la lettre du 14 novembre 1801, l’Empereur déclara qu’il renonçait à la faculté d’ouvrir des crédits en l’absence des Chambres et au vote du budget par ministères. M. Fould fut appelé au ministère des finances. Le 1er décembre, il apparut presque que le ministre des finances devenait un premier ministre. Un décret fixa en effet qu’« aucun décret autorisant ou ordonnant des travaux ou des mesures quelconques, pouvant avoir pour effet d’ajouter aux charges budgétaires, ne serait soumis à la signature de l’Empereur, qu’accompagné de l’avis du ministre des finances ». Mais toute cette réforme n’était qu’illusoire : le Corps législatif ne votait plus par ministère ; mais il votait encore par sections, divisées en chapitres ; et le droit du gouvernement d’opérer des virements d’un chapitre à un autre, ou même d’une section à l’autre équivalait encore au droit d’ouvrir des crédits extraordinaires et supplémentaires. Enfin l’Empereur souverainement pouvait toujours ordonner de grandes et coûteuses entreprises de travaux publics.
Il n’importe cependant ! Comme les décrets de novembre, la réforme financière allait réveiller le goût du contrôle et de la liberté. Dans la session de 1862, les questions budgétaires furent sans cesse au premier plan. Le gouvernement proposant de conférer au général Cousin-Montauban. pour sa brillante expédition de Chine une dotation annuelle de 50.000 francs, la commission conclut avec fermeté contre le projet, et par une lettre l’Empereur le retira.
C’est ainsi qu’au milieu des événements quotidiens de la politique extérieure, ou à l’occasion des discussions budgétaires, l’esprit libéral se manifestait de nouveau. C’est ainsi que peu après, le Parlement et l’opinion reprenaient une part de discussion et d’examen. Après huit ans de compression les esprits avaient besoin de se secouer, de s’épanouir. Et foule une masse, désormais, suivait avec passion les efforts des libéraux.
Au premier rang se distinguaient les Cinq. À toute occasion, ils étaient sur la brèche.
Sans doute ils ne pouvaient pas plus qu’avant 1860, revendiquer la République, ni remettre en question les principes fondamentaux de l’Empire. Mais ils pouvaient dénoncer les abus de pouvoir, les actes d’arbitraires, les fautes du gouvernement. Ils pouvaient revendiquer les libertés parlementaires qui leur semblaient indispensables ; et ils trouvaient désormais, de-ci de-là, dans l’enceinte parlementaire, de sérieuses approbations. Ils savaient, en tout cas, que le pays les entendait ; et ils lui rappelaient les principes.
Ils profitaient de l’adresse pour introduire périodiquement, des amendements de réformes, pour réclamer un régime de liberté. « Pour que le droit de contrôle, restitué aux représentants du pays dans les limites restreintes du dernier décret puisse porter ses fruits, disait leur amendement de 1861, il est nécessaire d’abroger la loi de sûreté générale et toutes les autres lois d’exception ; de dégager la presse du régime de l’arbitraire ; de rendre la vie au pouvoir municipal et au suffrage universel sa force, par la sincérité des opérations et le respect de la loi ». En 1862, encore, dans l’intérêt moral du pays, « pour sa dignité, pour le développement de son activité et de sa richesse », ils avaient réclamé « un retour sincère au régime de la liberté » ; ils avaient réclamé la fin d’une « censure occulte qui altère les manifestations de l’opinion publique », ils avaient demandé des « élections faites par les électeurs et non par les préfets ». Et en 1863, encore, ils notaient qu’en dépit du décret du 24 novembre, en dépit de la répétition du mot de liberté, dans tous les discours officiels, les pratiques du gouvernement n’avaient pas changé, et qu’il continuait « à interdire toute initiative intellectuelle, toute discussion libre, toute vie municipale indépendante ». — « Qu’on ne nous nous empêche pas, s’écriaient-ils, de jouir de la liberté ; qu’on cesse de nous en vanter les bienfaits, et de nous imposer l’humiliation de nous entendre déclarer seuls indignes de posséder un bien, que, depuis notre grande Révolution, nous avons si souvent assuré aux autres ».
Pour soutenir ces amendements, tour à tour, Jules Favre, Ernest Picard, Émile Ollivier prenaient la parole. Hénon parlait rarement, et Darimon mal à propos. Mais les trois protagonistes savaient retenir l’attention.
Jules Favre, le défenseur modéré des révolutionnaires de 1834, le Lyonnais, spiritualiste et croyant, l’orateur impeccable, scrupuleux de la forme, émouvant, un peu solennel, montrait avec éclat, comment étaient liés indissolublement la liberté intérieure et les interventions pour les peuples esclaves. Il démontrait à M. Billault que ce n’était qu’en vertu de la suppression momentanée d’un des plus grands principes du droit public que les troupes françaises demeuraient à Rome : et il prouvait a l’Empereur l’équivoque de sa politique. Il s’élevait contre les coûteuses entreprises de gloire extérieure, contre les expéditions de Syrie, de Chine, et surtout, depuis 1862, contre cette sinistre expédition du Mexique qui allait bientôt dérouler toutes ses conséquences, et que le Second Empire devait traîner comme un boulet, jusqu’à sa chute. Il dénonçait le gaspillage des finances et la ruine d’une situation extérieure, naguère encore si favorable.
À son tour Ernest Picard, avec une éloquence fine et mordante, avec un air de scepticisme et d’ironie, qui dissimulait bien une conviction émue et une souffrance vraiment sincère de l’état présent, s’attaquait à la tutelle administrative des grandes villes, aux entreprises coûteuses d’Haussmann, aux transformations précipitées de la capitale. Il dénonçait le gouvernement révolutionnaire des immeubles, qui siégeait à l’Hôtel de Ville ; l’expropriation en permanence ; l’expulsion en masse des petites gens, les spéculations des puissants ; et le pouvoir autocratique, énorme, irresponsable, qui dépeçait les quartiers, abattait les maisons, vendait et revendait des terrains, sans que la Cour des Comptes elle-même pût obtenir de réponses à ses demandes de renseignements. Il réclamait Paris aux Parisiens, comme la France était aux Français. Et comme M. Billault déclarait que le gouvernement impérial ne rendrait jamais Paris, il affirmait que les Parisiens un jour, le reprendraient.
Enfin, Émile Ollivier, le fils du proscrit, le jeune avocat, impatient de jouer un grand rôle, l’ambitieux aussi, qui avait tant intrigué pour se faire nommer en 1857, secondait Jules Favre, et non sans talent, dans ses critiques du régime électoral, du régime de la presse, ou des expéditions lointaines.
Mais, déjà, les manœuvres de Morny avaient commencé de désagréger le petit groupe. Ollivier s’était laissé prendre aux compliments, aux flatteries de l’habile président. Il lui était reconnaissant de lui passer ses hardiesses oratoires, de l’aider ainsi a grandir : et il se convainquait facilement de la nécessité d’une politique nouvelle, dans un Empire libéral, dont il deviendrait le grand homme. Depuis les décrets de 1860 surtout, décrets qu’il avait acceptés en sujet reconnaissant comme un octroi gracieux de l’Empereur, le jeune politicien, las d’être un « opposant sans espoir luttant pour le devoir et pour l’honneur » (Empire libéral, IV. 95), trouvait « rengaines » les déclarations de Jules Favre, ridicules les défiances de Picard, et il n’écoutait plus ses amis qu’avec malaise. Lors de la discussion de l’adresse de 1861, il lança un ballon d’essai. Dans un discours, que les clairvoyants dénoncèrent comme un discours-ministre, il décrivit la gloire éternelle qu’il y aurait pour l’Empereur « à devenir l’initiateur courageux et volontaire l’un grand peuple à la liberté ». Et il ajouta : « J’en réponds, le jour où cet appel serait fait, il pourrait bien se trouver encore dans le pays des hommes uniquement fidèles aux souvenirs du passe, ou trop absorbes par les espérances de l’avenir, mais le plus grand nombre approuverait avec ardeur. Et quant à moi, qui suis républicain, j’admirerais, j’appuierais et mon appui serait d’autant plus efficace qu’il serait complètement désintéressé ». La trahison était flagrante : il fallait la faiblesse du parti républicain d’alors pour qu’elle ne fût pas plus violemment soulignée. Morny, se chargea, lui, de la souligner en supprimant au procès-verbal, le « moi qui suis républicain ». Émile Ollivier ne protesta pas. « C’était la vérité », comme il aime à dire ! Il n’était plus républicain que de nom.
Heureusement, autour des Cinq, ou à côté d’eux, tout un nouveau parti se reconstituait.
Depuis 1859, bien des proscrits étaient rentrés ; et si les plus célèbres, ceux qui avaient le plus d’autorité auprès du peuple, si Ledru, Quinet, Louis Blanc, Hugo demeuraient en exil ; si, d’autre part, ceux qui rentraient, sentaient souvent « qu’ils ne parlaient plus la langue nationale » et s’accommodaient difficilement aux nouvelles conditions de lutte, leurs souvenirs, au moins, étaient écoutés ; et la persévérance de leurs convictions animait la haine des jeunes. Sans doute, ils étaient « idéalistes » et phraseurs ; sans doute, ils étaient religiosâtres, mystiques à leur manière, dédaigneux des réalités, et lorsque les jeunes étudiaient le passé, le passé tout récent, dont ils supportaient les lourdes conséquences, ils s’indignaient de toutes les bêtises commises ; et le mépris des réalités, la confiance aux « sentinelles invisibles », l’ignorance absolue des questions de tactique, d’organisation, qu’ils notaient chez leurs aînés, les révoltait. Mais il leur pardonnait beaucoup, parce qu’ils avaient beaucoup souffert. Ils les fréquentaient, les écoutaient, et dans ces premières années, de 1859 à 1863, tous encore les respectaient. Chez Dréo, le gendre de Garnier-Pagès, chez Hérold, chez Ollivier même, les jeunes rencontraient les anciens, Carnot, Garnier-Pagès, Marie.
Au Corps législatif, ils allaient écouter les Cinq. L’Empire « libéral » avait accordé au public, dix-huit places. Elles étaient constamment occupées par les mêmes jeunes amis des Cinq : on les appelait les « auditeurs au Corps législatif ». De leur nom, ils s’appelaient Floquet, Clamageran, Laurier, Ferry, Gambetta.
Les historiens de la Troisième République ont popularisé la jeunesse de leurs grands hommes. On a presque une hagiographie gambettiste. Gambetta au Procope, débraillé et fougueux, reprenant les débats du Corps législatif, et tenant sous le charme les camarades qui l’entourent ! Le tableau est classique.
Nous aimons mieux rappeler que le jeune avocat de Cahors, tout en se formant à la vie parlementaire et en demeurant avant tout le grand rapporteur des débats du Corps législatif, à la conférence Molé, était, dès alors, constamment préoccupé du problème social. Dans sa jeunesse, il s’était
enthousiasmé pour Sylvain Maréchal et Buonarroti ; et s’il ne s’en était pas tenu là, s’il n’avait pas su passer du système suranné aux traditions vivantes du socialisme révolutionnaire, il n’était pas devenu étranger au souci de la réforme sociale. Il avait lu assidûment Proudhon ; il avait étudie à fond le Système des contradictions économiques ; il s’était pénétré de la Justice dans la Révolution et dans l’Église ; et son proudhonisme était tel qu’il éloignait de lui les prosélytes saint-simoniens. Son génie ne le prédisposait pas à être l’homme d’un système, d’une idée. Mais il faut admirer décidément cet opportunisme supérieur, fait de conscience et d’étude. Il lisait énormément, et partout il s’informait. Les premiers tressaillements de la classe ouvrière parisienne étaient perçus par lui et ne l’inquiétaient point. Il n’eut jamais comme tant de républicains, comme Picard même, la hantise du spectre rouge. Il fut de ceux qui comprirent plus tard la nécessité d’une politique révolutionnaire : et la poussée populaire, indispensable pour soutenir cette politique, ne l’épouvanta point. Il y a dans son premier plaidoyer, celui qu’il prononça pour le mécanicien Buette, accusé de société secrète, bien des phrases intelligentes sur la condition ouvrière. Et il fut de ceux qui en 1803 soutinrent la première candidature ouvrière. Il soutenait sans doute au même moment l’orléaniste Prévost-Paradol. Mais combien soutenaient celui-ci qui n’auraient point consenti seulement à aider l’autre ?
Force nous est, dans ce trop court récit de dix-huit années, et où nous voulons d’ailleurs réserver toujours le meilleur de nos pages à l’action prolétarienne, de passer rapidement sur la vie intense et l’activité de tout le jeune parti républicain. Il faut la signaler pourtant.
Ce fut, dans ces années-là, de 1850 à 1803, que le quartier Latin se réveilla, que toute la jeunesse lettrée, parallèlement à la jeunesse ouvrière, se passionna pour les questions politiques. A côté des élèves parlementaires qui entouraient les Cinq, il y avait dans les rangs républicains, des révolutionnaires, des ardents, qui commençaient d’écrire ou d’agir.
En prison, à Paris, Blanqui, libéré en 1859, réenfermé en 1801, formait des élèves, des auxiliaires ; et Gambetta n’était point seul à lire Proudhon. Le vieux maître avait de nombreux admirateurs, des disciples plus ou moins indépendants, mais pleins de vie, désireux d’action. De tous nous aurons à reparler.
Mais ce serait, croyons-nous, une erreur de tenter de définir, avant 1803, des limites exactes entre les différents groupes. Dans les tableaux qu’on a faits, de l’activité républicaine d’alors, on n’a pas, selon nous, tenu assez de compte des dates, et M. Tchernoff lui-même, le plus complet et le plus neuf des historiens qui se sont occupés du parti républicain sous l’Empire, n’est point celui qui a le mieux évité cette faute.
C’est de la fin de 1863 et des années suivantes seulement que date l’opposition des traditions diverses. C’est sous l’influence du mouvement ouvrier qu’une fois encore les républicains ont eu à définir leurs attitudes particulières : or le mouvement ouvrier n’a révélé quelque force qu’à la fin de 1803. Et de même, il le faut bien marquer, c’est après les élections de 1863 seulement, c’est de 1863 à 1866 surtout, que, pour les mêmes raisons, les diverses formes de l’action républicaine se sont développées. C’est d’alors que datent les études sur la Révolution française, par lesquelles chaque groupe a recherché dans la grande tourmente la première expression de sa pensée ou les premiers essais de sa tactique. C’est d’alors que date tout le grand mouvement de libre-pensée et de matérialisme qui a eu sur l’histoire de notre Troisième République une si constante influence ; et c’est d’alors aussi que datent les premiers efforts des républicains dans les loges maçonniques, et toutes leurs tentatives de propagande, par les conférences, par les bibliothèques, par les éditions à bon marché.
Et sans doute, avant 1863, tout cela est en germe. Sans doute, de premières manifestations se produisent, et il ne faut pas se laisser hypnotiser par la chronologie. Mais il ne faut point méconnaître non plus le caractère du mouvement en ces années-là. Tous travaillent, tous s’instruisent, chacun de son côté et de tous côtés ; tous se connaissent, discutent, s’opposent ; mais, à l’exception des blanquistes et des parlementaires, les préférences pour telle ou telle forme d’action ne viennent pas encore les diviser.
Nous avons cité les auditeurs au Corps législatif, les futurs hommes d’État : ceux-là, la tribune du public et les salons des Cinq les réunissaient.
Mais c’était par les petits journaux, soi-disant littéraires pour être dispensés de l’autorisation, mais qui versaient bientôt dans la politique, que les autres se retrouvaient, pour commencer la lutte commune contre l’Empire. Feuilles éphémères, vite interdites ou tôt mortes, n’ayant souvent d’autres lecteurs que leurs rédacteurs, mais qui suscitaient les courages et entretenaient l’ardeur intellectuelle de tous ! Nous avons dit déjà comment, l’origine, pendant les années 50, les premiers de ces journaux avaient rendu quelques services. Les plus célèbres avaient été l’Avenir, où collaboraient Vacherot et Morin, puis plus tard la Voix des Écoles, qui tentait en 1857 d’établir des relations entre toutes les jeunesses, animées d’aspirations libérales, qui peuplaient les différentes universités européennes. Mais ce fut surtout, de 1860 à 1863, que la petite presse aida dans son action la jeunesse républicaine et révolutionnaire des Écoles.
En 1801, un jeune et véhément Lyonnais, Vermorel, fondait « la Revue pour tous », « La Jeunesse » et « La Jeune France ». Il n’avait pas vingt ans, mais son ardeur et sa foi animaient les hésitants et s’imposaient aux vieux. Autour de lui, avec lui, travaillaient A. Milliard, G. Isambert, E. Durand. Et tous, ils se proposaient de relever les caractères, de réagir contre le sensualisme, de purifier l’amour ; ils voulaient apprendre au peuple la loi morale qui serait pour lui la religion nouvelle. « Dieu dans le sanctuaire, la patrie a ses pieds », avait écrit Vermorel dans leur appel ; et c’était au nom de ces principes qu’ils célébraient Barni ou Jules Simon, et qu’ils attaquaient avec véhémence Baudelaire et About tout à la fois. Avec une passion juvénile, ils jugeaient de tout, des dernières leçons de Sorbonne, des fautes de français de Taine, ou de la musique de Wagner, jusqu’au jour où leur pétulance leur valut d’être débarqués par leurs propres bailleurs de fonds, après quelques mois de lutte.
Vers le même temps aussi, en 1861, Germain Casse, un créole révolutionnaire, avait fondé le Travail. Des étudiants en médecine et en droit s’y occupaient d’histoire ou de critique littéraire : un certain Jules Méline y célébrait Quinet ; un certain Georges Clemenceau disait son admiration pour Michelet, historien révolutionnaire ; cependant qu’un autre jeune encore, appelé Émile Zola, en des vers rudes et incolores, mais pleins d’allure, faisait appel à l’énergie de ses contemporains :
A côté d’eux, Rogeard s’essayait aux mots de César, avant d’écrire les Propos de Labiénus, et Pierre Denis chantait l’avenir. Celui du Travail fut vite brisé. Il paraissait quand il pouvait : l’Empire trouva que c’était trop souvent. L’arrestation de ses rédacteurs amena sa fin, au bout de trois mois.
C’était au même temps encore que, sous la direction de Laurent Pichat, paraissait la Réforme littéraire.
Mais toute cette jeunesse lettrée, même soutenue et encouragée par la petite bourgeoisie ou la classe ouvrière parisienne, n’était point la France. La province se réveillerait-elle, aiderait-elle dans les luttes prochaines ? là était une grave question. Des campagnards, ignorants et isolés, n’apprenant les événements que par les images d’Épinal répandues à profusion dans les villages, on ne pouvait rien attendre. Les quelques-uns qui avaient commencé naguère l’éducation politique de leurs voisins, avaient été proscrits, emprisonnés, en 51, en 52, en 58. Quant aux sentiments de la masse, la description que faisait C. de Witt de l’opinion publique normande, lors de la guerre d’Italie, en donne une idée exacte : « Ceux qui ont des chevaux à vendre, disait-il, sont pour la guerre ; ceux qui ont des fils à l’armée sont pour la paix, ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre sont indifférents ; et les quelques paysans qui s’occupent de politique sont socialistes ». A peu de chose près, c’était, peut-on dire, la note générale.
Mais, dans les villes, en dépit de toutes les proscriptions, en dépit surtout des petites persécutions quotidiennes dont le résultat le plus clair était de réduire à la famine l’adversaire politique, les petits groupes qui perpétuaient depuis plus d’un demi-siècle la vie républicaine n’avaient pu être extirpés. Toujours, autour d’un médecin, d’un notaire, ou d’un journaliste, ils se reconstituaient : à Quiévrain, autour du Dr Quinet ; à Alençon, autour du Dr Chambay ; à Nantes, autour du bon philosophe, du socialiste humanitaire qu’était le Dr Guépin. C’était à Nantes, d’ailleurs, qu’avait vécu depuis 1852, le plus décidé, le plus vigoureux des journaux républicains d’alors, le Phare de la Loire, dirigé par les frères Mangin, et auquel collaboraient des littérateurs illustres, comme Michelet et Quinet, ou des jeunes comme Chassin et Brisson.
A Bordeaux, la Gironde, avec Lavertujonet Gounouilhou, menait la même lutte, avec autant de succès. En 1857, elle avait fait triompher la candidature d’opposition de Curé, qui depuis… En 1860, par son appui et contre la préfecture, elle avait fait entrer au Conseil municipal dix-huit républicains. Et elle s’apprêtait à mener une fière bataille pour les élections de 1863.
A Lyon aussi, et à Marseille, dans les deux grandes cités, si inertes en 1852, quelque vie reparaissait. A Lyon, si le Progrès était bien timide, bien lâche même devant le pouvoir, par de petites réunions, par le colportage, les amis d’Hénon augmentaient leur nombre, et obtenaient des ouvriers un concours de plus en plus efficace. A Marseille, au café Cardinal, au café de Paris, à l’Athénée méridional, de petits groupes se réunissaient : des professeurs, des ouvriers, des avocats, des banquiers mêmes s’y retrouvaient ; ils s’appelaient Brochier, Crémieux, Étienne, Delpech, Gustave Naquet, Grimanelli et aussi Bastelica. le socialiste.
Mais si, dans d’autres villes encore, comme à Dunkerque, on trouvait quelques petits noyaux, était-il possible de se leurrer ? Et ne savait-on pas, par les correspondances, par les relations qu’on essayait de renouer que beaucoup de vieux et fidèles républicains, aigris, découragés, sans espoir, considéraient encore l’abstention, comme la seule protestation digne ?
Les élections de 1863 approchaient ; les dirigeants du parti républicain résolurent de faire un grand effort pour amener le parti tout entier à renoncer à l’abstention. L’homme universellement honoré et estimé qu’était Garnier-Pagès se chargea de faire dans ce but une immense tournée de propagande : il parcourut les départements, du Nord aux Alpes-Maritimes, visita plus de soixante villes, rendit courage aux timides, concilia les oppositions, et très souvent décida à voter, à agir.
L’idée abstentionniste, cependant ne disparut point ; mais elle changea de signification. A côté de quelques obstinés de J848, comme Jules Bastide, à côté des exilés, de Victor Hugo, de Charras, elle avait pour avocats ardents Proudhon et ses disciples comme Chaudey et Duchêne. Pendant la période électorale, ils publièrent des manifestes, des lettres aux journaux, le tout peu lu, peu remarqué. Mais sur le tard, la brochure de Proudhon sur les Démocrates assermentés et les réfractaires, donna à cette thèse quelque illustration.
Des historiens l’ont sévèrement condamnée. M. Georges Weill, dont les ouvrages sur le Parti républicain ou le Mouvement social en France se signalent autant par l’effort d’impartialité qu’ils révèlent que par une abondante documentation, se départit presque de son habituelle objectivité, quand il parle de cette attitude. « Par une étrange bizarrerie, dit-il, ce publiciste indifférent aux formes politiques, en bons termes avec le prince Napoléon et Girardin, trouvait déshonorante la politique modérée des Cinq et ne voulait point qu’on prêtât serment ; peut-être est-ce uniquement l’esprit de contradiction qui le poussait ». C’est vite dit. J’avoue quant à moi n’avoir senti dans cette brochure, tout entière écrite à la gloire du suffrage universel, une indifférence politique quelconque ; et si la politique de Proudhon n’avait rien de pratique alors, si elle allait contre tout le mouvement d’opinion du parti républicain, elle avait vraiment de quoi séduire des esprits généreux et indépendants. Loin d’être bizarre et contradictoire, elle était d’une éclatante continuité.
Cette politique procède tout entière de la confiance dans le suffrage universel ; elle fait appel à ce qu’il y a de meilleur et de plus vigoureux dans la masse de la nation. En mars 1852, alors que la majorité des républicains était abstentionniste, Proudhon voulait qu’on votât. La République, au moins de nom, existait encore ; entrer au Corps Législatif « c’était protester d’avance contre le plébiscite qui devait être rendu le 21 novembre de la même année, et par lequel Louis-Napoléon fut élevé à la dignité impériale » (Démocrates assermentés, p. 3). C’était surtout, comme Proudhon le tentait alors, faire l’impossible pour empêcher le gouvernement bonapartiste de glisser au catholicisme et à la réaction sociale. Et c’est là le trait caractéristique de toute la politique proudhonienne à l’égard du second Empire : par l’élection de 1852, par l’abstention en 1863, constamment, elle tendit à agir sur le pouvoir, à l’influencer du dehors, à lui arracher le plus possible avec le minimum de concessions.
« L’abstention est toujours stérile, proclamaient les républicains désireux de voter. L’expérience la condamne. Qui s’abstient, s’annule » — et Proudhon répondait : « Tout cela est de la dernière fausseté… Il y a des cas où l’abstention n’est pas condamnable, où elle est obligatoire ; et l’expérience prouve que, dans ce cas, celui qui s’abstient, ne s’annule pas ; il commande ».
Qu’est-ce à dire, et que voulait donc le grand socialiste ? Certainement, il se disait qu’au milieu des embarras où l’Empereur se débattait, et sur la voie où l’avaient engagé les décrets de novembre 1860, il n’y avait pas de meilleur moyen de hâter le progrès qu’une grande, une colossale « manifestation pacifique ». Il sentait le réveil de toutes les âmes républicaines ; et il se demandait si pratiquement, immédiatement, une abstention en masse n’influerait pas plus fortement sur la volonté impériale que l’élection de vingt-cinq ou trente députés d’opposition.
Surtout ce penseur, si peu indifférent aux formes politiques qu’il souhaitait au contraire un renouveau complet de la vie politique, ce démocrate profond, convaincu que « rien ne subsiste que ce que la démocratie soutient, soit volontairement et d’intention, soit même par mégarde, accident ou erreur » (p. 67), songeait à l’effet moral d’une telle abstention de masses, à la leçon politique qu’elle donnerait au peuple. Elle lui apprendrait, en effet, ce que devait être, ce qu’était, en son fond, le suffrage universel ; elle lui apprendrait toutes les libertés fondamentales qui en garantissent l’existence ; elle lui ferait sentir comment le suffrage universel est à lui seul la Révolution. Et lorsqu’on songe aux habitudes, aux mœurs parlementaires que le second Empire a transmis à la Troisième République, on peut, sincèrement, se demander si ce n’était pas le penseur socialiste qui avait raison. Ce contre quoi il s’élevait, c’était contre le vote « sans protestation ni réserve », contre un vote qui comportait l’acceptation du système, qui précisément donnait au régime impérial, quelque stabilité, en donnant à l’omnipotence du souverain le contre-poids d’une opposition. Ce qu’il voulait, c’était par le bulletin blanc, un non possumus éclatant, un rappel aux principes, fait par le peuple, qui, du même coup, les apprenait, ces principes. « Il s’agit, disait-il dans une page lumineuse, de sauver d’une dégradation imminente, qui ? la nation elle-même, le suffrage universel. Que les élections de 1863 s’accomplissent dans les conditions qui leur sont faites ; que le Corps législatif soit renouvelé, sans protestation ni réserve, par le vote plus ou moins bénévole mais parfaitement insignifiant des citoyens ; que le parti démocratique, impatient de tout principe et de toute conduite, se donne la joie de nommer douze ou quinze orateurs d’opposition, et sanctionne ainsi, par son suffrage contradictoire, ce fatal scrutin : et, je le dis le cœur navré d’amertume, la liberté et la vie politique n’ont plus en France qu’une ressource, c’est que le gouvernement impérial, épouvanté de cette défaillance morale de tout un peuple, convaincu de l’énormité du péril, se décide à rappeler la nation à l’existence, en établissant d’après les vrais principes le suffrage universel, et en s’exposant volontairement à la rage des partis et à la brutalité des masses. »
On a dit de cette brochure qu’elle était une philippique. La philippique se borne au titre. C’est un appel chaleureux, ému. empreint de quelque tristesse, adressé « aux vétérans de la démocratie », aux chefs du parti républicain, qu’il adjure de reformer « le parti de la Révolution » (p. 94).
Mais le peuple était « lancé », comme on le répétait à Proudhon ; et il était peu disposé à comprendre la politique du bulletin blanc. Il cherchait, comme disait Guinard « des bougres capables d’engueuler l’Empire et l’Empereur, et déterminés à se faire empoigner ». Et il se berçait de l’illusion que ses « chefs » seraient ces bougres. Mais d’autres questions préoccupaient ceux-là. Déjà parmi eux s’étaient manifestés « toutes les convictions, tous les appétits, toutes les rancunes », (Pessard. Mes petits papiers, I. 72.)
C’est un monde qu’une période électorale. Qu’il nous suffise de noter à grands traits les questions qui se posèrent, pendant celle de 1863.
Elle démontra, dès l’abord, avec éclat, la fausseté du calcul impérial. Napoléon III avait espère dresser l’une contre l’autre les oppositions : il avait espéré démontrer aux Français l’utilité de son pouvoir, la nécessité de son absolutisme, en laissant se manifester les excès catholiques ou les excès libéraux. Il n’avait réussi qu’à ranimer chez tous le désir de plus de liberté, de plus de puissance. Il s’était imaginé qu’il suffirait aux partis d’exprimer leurs idées pour qu’ils s’accordassent tous à accepter son pouvoir. Et il est défait qu’auprès de certains républicains, il était en voir de réussir. Mais la discussion parlementaire n’a de prix que si elle s’accompagne de puissance. Les partis réveillés ne pouvaient se contenter d’une apparence ; ils allaient réclamer unanimement une part de pouvoir, et, dès l’abord, une part de contrôle.
Tous, républicains, orléanistes, légitimistes, catholiques, qui avaient connu tour à tour la dure pression du gouvernement, budgétaires ou protectionnistes, brouillés avec L’Empire, exclus du bénéfice de la candidature officielle, ils allaient avoir Le même programme commun, celui que les Cinq avaient formulé dans leurs amendements successifs, et dont tous avaient appris à connaître le prix. Ils ne pouvaient les uns ni les autres exprimer leur idéal ; ils ne pouvaient, sous peine d’être frappés, réclamer le rétablissement de la République ou faire du retour de leurs princes un article de leur programme. Mais comme Jules Favre ou Ernest Picard ils allaient réclamer le droit de contrôle des représentants, la liberté de la presse, l’autonomie municipale, un suffrage universel sincère, non truqué, le vote du budget par article ; ils y ajouteraient la diminution des impôts et la réduction de l’armée ; et quelques orléanistes même ne craindraient point de parler de la nécessité de relever la condition des classes pauvres. Le programme de la bourgeoisie orléaniste devenait ainsi le même que celui de la bourgeoisie républicaine. Pourquoi une alliance étroite ne se serait-elle pas refaite contre un pouvoir oppresseur, comme elle s’était faite en juin contre le prolétariat. La différence serait cette fois que l’on admettrait le prolétariat : on avait besoin de ses voix.
C’est ainsi qu’il fut question sur ce programme commun de constituer tous les opposants à l’Empire en une vaste Union libérale. On y renonça ; on se contenta d’un accord tacite, mais évident. Ceux qui avaient gardé le souvenir le plus vif des événements de 1848, ceux qui avaient souffert de la perfidie des républicains du lendemain avaient en effet manifesté de l’opposition. Surtout les chefs républicains commençaient à sentir que les ouvriers parisiens les suivaient moins docilement. A l’heure où, pour agir plus efficacement, ils songeaient à s’adjoindre « des orateurs », à l’heure où Émile Ollivier insistait auprès de Thiers, qui faisait la petite bouche, pour qu’il acceptât une candidature, quelques prolétaires déclaraient qu’ils ne pouvaient voter pour le massacreur de la rue Transnonain. Enfin, il faut bien le dire, les querelles mesquines des républicains bourgeois, n’étaient point propres à leur assurer l’appoint des forces ouvrières.
De fait, ce n’était point un bien beau spectacle que celui donné alors par les protagonistes de l’opposition républicaine ou prétendue telle. Chaque petit groupe prétendait conduire le mouvement, exercer « sa dictature ». Qu’on lise le récit de ces élections dans le petit livre impartial de Victor Pierre (Les élections de 1863), paru au lendemain de la lutte, ou dans le chapitre que M. Émile Ollivier leur a consacré (Empire libéral, VI, 215), on éprouvera la même impression d’une cuisine électorale fort déplaisante. En l’absence d’un contrôle suffisant de l’opinion publique, ou plutôt d’un corps électoral politiquement éduqué, tous les ambitieux intriguaient : les listes se faisaient et se défaisaient à leur gré : et dans la quasi-certitude où ils étaient, que le peuple uniquement soucieux de marquer son opposition à l’Empire, voterait pour la liste qu’on lui proposait, tous les aspirants candidats luttaient, dans la coulisse, avec âpreté, pour savoir qui ferait la liste et l’imposerait.
On vit alors deux directeurs de journaux, Havin et Guéroult, s’imposer cyniquement comme candidats, parce qu’ils avaient le monopole de la presse, parce que leurs feuilles, affiliées au Palais-Royal exerçaient à Paris une vraie dictature de l’opinion de gauche ; et si une vigoureuse campagne de la Presse et du Temps, alors aussi habile qu’indépendant, les contraignit à observer quelque convenance, à ne pas poser leurs candidatures contre un des Cinq, par exemple, il fallut cependant leur tailler leur part. On vit ensuite les discussions des Comités, les efforts des hommes de 48, de Carnot, de Garnier-Pagès, de Marie pour soustraire le parti à l’autorité des Cinq. On vit Carnot convoquer chez lui les délégués de tous les groupes républicains, leur demander d’élire un comité de vingt-cinq membres, puis démissionner parce qu’il avait été élu seul, sans Garnier-Pagès, sans Marie, et lâchant les démocrates, les ouvriers qui avaient contribué à ce vote, former « dictatorialement » un Comité consultatif, où les enfants de chœur des Cinq, Ferry, Durier, Clamageran, Floquet, Hérold, tous les jeunes auteurs du Manuel électoral, s’unirent aux anciens pour apprendre aux masses comment on fait des élections.
Mais, comme le dit Pessard, « tout s’arrange dans le monde, tout se tasse, même les candidatures ». Et les candidatures de 1863 finirent aussi par se tasser. Les Cinq furent tous reportés comme candidats ; on livra deux circonscriptions à Havin et à Guéroult ; Eugène Pelletan et Jules Simon complétèrent la liste avec Thiers. Restait à faire avaler cette candidature aux démocrates parisiens. Les efforts d’Émile Ollivîer et consorts n’y auraient peut-être point réussi. M. de Persigny, heureusement, jugea bon d’intervenir, de déclarer dans une circulaire fameusement inopportune que, malgré ses travaux d’ « historien national », « Thiers était un ennemi déclaré de l’Empire et de l’Empereur ». Il n’en fallait pas plus : dans la masse parisienne, c’était encore la haine du régime impérial qui dominait. Le nom de Thiers disait donc, lui aussi, opposition ! Comme l’a dit spirituellement M. Émile Ollivier, « le gouvernement ne voulant pas de Thiers, les ouvriers commencèrent à en vouloir ». Pour faire échec au massacreur de décembre, ils se résignèrent à voter pour celui de 1834 : et le Comité républicain de la Butte-des-Moulins vint solennellement le lui déclarer.
Le succès à Paris fut complet : les votes du 31 mai et du 1er juin donnèrent la victoire à l’opposition. Jules Favre, Émile Ollivier, Darimon, Picard, Havin, Jules Simon, Pelletan et Thiers furent élus au premier tour, et l’élection de Guéroult était assurée pour le ballottage.
Dans les départements, le succès avait été moindre : les moyens des candidats officiels demeuraient là plus efficaces. Places ou promesses de places, révocations ou avancements, routes, chemins de fer, subventions, le gouvernement n’était point chiche d’interventions de toutes sortes pour démontrer l’utilité d’un bon vote : et quand tout cela ne suffisait point, il savait frapper l’adversaire. Ce fut ainsi qu’en dépit de l’appel de sept évêques qui avaient invité tous les catholiques à voter, plusieurs des cléricaux, hostiles au gouvernement, furent vaincus et Keller tout le premier ; ce fut ainsi que les anciens parlementaires, Odilon Barrot, Rémusat, Dufaure, Montalembert, Casimir-Périer, ne purent venir prendre part aux nouvelles luttes oratoires, et que Thiers, élu à Paris, fut battu à Valenciennes et à Aix. Quelques membres de la gauche avaient cependant été élus en province : Hénon et Jules Favre à Lyon, Marie à Marseille en même temps que Berryer, le normand Havin dans la Manche, Dorian à Saint-Étienne, Magnin dans la Cote-d’Or, Glais-Bizoin dans les Côtes-du-Nord. Et c’était seulement par le vote des morts, dociles à son appel, que l’administration avait fait échouer Lavertujon à Bordeaux.
Dans l’ensemble, sur 9.938.685 inscrits, et 7.262.623 votants, l’opposition avait réuni 1.954.369 voix contre 5.308.254 aux candidats du gouvernement. L’effet moral était peut-être plus grand encore que le succès matériel : les proscrits, toujours ardents à prendre leurs rêves pour la réalité, crurent même que c’était la fin du régime.
Il n’en était rien. On peut même dire que c’était le commencement d’une consolidation. Les historiens nous semblent s’y être trompés. Parce que les élections de 1863 coïncidèrent avec le début du mouvement ouvrier et populaire contre l’Empire, parce que pour le peuple parisien, effectivement, elles marquèrent le commencement de la lutte attendue depuis si longtemps, ils ont cru que ces élections avaient commencé d’ébranler l’Empire, qu’elles étaient « un avertissement grave pour Napoléon III ».
Non, c’est Napoléon III lui-même qui jugea bien en se contentant de condamner la politique de M. de Persigny et de remanier le ministère par les décrets du 23 juin. Persigny relevé de ses fonctions, Morny, le protecteur et l’ami d’Ollivier, remis à la présidence du nouveau Corps législatif, M. Billault ministre d’État, chargé de défendre la politique du maître, au lieu et place des ministres sans portefeuille supprimés, l’inspecteur Victor Duruy, anticlérical et républicain à l’Instruction publique, et l’orléaniste Béhic aux Travaux publics, tels étaient assez exactement les changements que devaient imposer les élections de 1863, et rien davantage.
Lorsque M. Émile Ollivier nous affirme, en effet, que « ce que le peuple de Paris approuva en 1863, ce fut la politique des Cinq…, qu’il voulut, non renverser l’Empire, mais substituer l’Empire libéral à l’Empire autoritaire » {Empire libéral, VI, 261), il est bien certain qu’il se trompe et d’une manière qui sert trop loin son plaidoyer. Le peuple de Paris votait pour les Cinq ou pour Thiers, parce que ce vote lui semblait, électoralement du moins, le meilleur moyen de manifester son hostilité à Badinguet. « Trognon de pomme ou trognon de chou, disait l’un d’eux, je m’en moque ; pourvu que mon bulletin dise clairement opposition, cela me suffit ». Au demeurant, la classe ouvrière n’allait pas tarder à prouver comment elle entendait la lutte contre l’Empire.
Mais il n’en est pas moins vrai que dans le monde bourgeois, dans le monde parlementaire, c’était la politique des Cinq qui tendait à s’imposer, la politique des Cinq, non plus considérée comme un pis-aller, comme l’unique moyen qui restait encore de faire entendre une demi-protestation, mais pratiquée pour elle-même, se suffisant à elle-même, et comme le complément désormais accepté du régime impérial. Que ce fut l’opinion de M. Émile Ollivier, le démocrate assermenté, par excellence, nul n’en doute. Mais notre homme cite ses auteurs. Au lendemain des élections, Rémusat écrivait : « J’oublie le passé pour ne songer qu’au bien public. » — « Les élections, disait de son côté Em. de Girardin, ne veulent pas dire : Renversement de l’édifice pour reconstruire ce qui a été détruit le 24 février 1848 : non. Elles veulent dire : Couronnement de l’édifice. Rien de plus et surtout rien d’autre ». Prévost-Paradol estimait « que les vœux de la majorité des Parisiens n’allaient pas au-delà d’une réforme et de l’élargissement des libertés publiques ». Et c’était enfin Jules Ferry lui-même qui disait : « Malgré les provocations et les imprudences, la question électorale ne s’est pas posée sur le terrain révolutionnaire, l’opposition a partout accepté la constitution et la dynastie ; les minorités n’ont pas voté contre l’Empire. Jamais aspiration plus libérale ne fut plus marquée, plus légale, plus franche ; jamais avertissement plus modéré, plus respectueux ne fut donné au pouvoir ». (Cf. Empire libéral VI, 259-01).
C’est l’impression très nette qui nous semble ressortir tout à la fois de ces textes et des événements : insensiblement, par la force du serment prêté, par l’obligation qu’il imposait coûte que coûte de faire et de ne faire qu’une opposition constitutionnelle, par le rapprochement avec les orléanistes, c’était à l’olliviérisme que les élus de la gauche devaient être entraînés. M. Ollivier a raison ; et ce n’est point — pour une fois — son insupportable orgueil qui lui dicte l’appréciation, les élections de 1863 devaient être le début d’un « Empire libéral », et d’un Empire libéral qui aurait été autrement solide que la misérable construction de 1870.
Comment l’évolution qui s’annonçait ne s’est-elle donc pas accomplie ? ou plutôt comment ne s’est-elle que partiellement produite ? Comment, dans le parti républicain même parlementaire, une opposition vraiment républicaine a-t-elle pu reparaître ? Comment une lutte à outrance contre ce gouvernement, « rétroactivement reconnu légitime par les élus de l’opposition », a-t-elle donc pu être engagée ? Est-ce à Jules Simon que la gauche doit d’avoir rompu avec Émile Ollivier ? Est-ce à un sursaut de conscience du parti républicain que nous devons d’avoir eu, dans les dernières années de l’Empire, une opposition capable de reprendre en sous-œuvre le travail des Cinq, capable de proclamer de nouveau son idéal républicain, capable d’engager cette fois une lutte à mort contre le pouvoir criminel issu de décembre ?
La vraie cause de ce renouveau républicain, après 1863, ce fut l’opposition ouvrière. Elle s’était produite clairement une première fois, par la candidature du typographe J. Blanc contre Havin ; elle allait se produire de nouveau aux élections complémentaires de 1864 par le manifeste des soixante et la candidature du ciseleur Tolain. Petits faits sans doute, dont on parla comme d’anecdotes électorales ou comme de manœuvres policières, mais d’une portée énorme et qu’on ne vit pas tout de suite dans l’histoire socialiste du XIXe siècle ! La classe ouvrière voulait parler, elle-même, sans l’intermédiaire de personnes interposées ; elle voulait imposer ses revendications ; elle voulait dire de nouveau le projet de révolution sociale qu’avec l’aide des penseurs d’avant 48, elle avait formé, conçu, qu’elle avait tenté de réaliser, au prix des plus durs sacrifices, et qu’elle avait depuis décembre, conservé pieusement, jalousement, pour tenter une nouvelle fois sa complète réalisation. De quels limbes surgissait-elle ? Comment avait-elle pu reprendre assez de forces, pour se dresser à nouveau devant l’Empire oppresseur et hypocrite, devant la bourgeoisie même, libérale et exploitrice ?