Histoire socialiste/La Troisième République/21

Chapitre XX.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XXII.



CHAPITRE XXI


Discussions byzantines. — Le président soliveau. ― Rancunes des légitimistes. — Fin de M. Beulé. — Double gouvernement. — Lassitude générale. — Le procès Bazaine. — La loi municipale. — Le mouvement ouvrier en France.


Le nouveau gouvernement imposé à la France donnait lieu aux plus vives, aux plus vides, aux plus oiseuses polémiques. Chacun cherchait à la définir cette conception baroque baptisée Septennat et née de l’impuissance de tous les conspirateurs de droite. Serait-il personnel ou impersonnel, le pouvoir conféré au maréchal de Mac-Mahon, merle militaire choisi à défaut de grive royale ? Publicistes et politiciens de couloirs avaient vraiment du temps à perdre. Comme si rien de personnel pouvait se dégager de cet infortuné figurant condamné aux seules apparences d’un grand premier rôle. On ne l’avait, du reste, choisi que pour laisser au chef du ministère et à sa majorité le soin et la liberté d’agir à leur guise. C’était là le fait brutal. Il fallait être aveugle pour nier cette évidence.

Mais, la majorité du premier ministère du septennat, malgré la présence de représentants des divers groupes, s’était rapidement et gravement modifiée ; elle avait sensiblement fondu, car les légitimistes, encore tout endoloris du dernier échec de leurs combinaisons, ne perdant pas toute espérance, malgré l’altitude irréductible de leur prétendant, ne pardonnaient pas à M. de Broglie la manœuvre qui, pour sept années, avait organisé un gouvernement sous l’étiquette républicaine, non sans un but certainement orléaniste. Le duc de Broglie, tacticien parlementaire habile, avait ressenti le besoin de consolider cette majorité diminuée et, à la première occasion, il n’hésita pas à sacrifier ceux des ministres qui pouvaient lui être une cause d’embarras. L’infortuné Beulé fut sacrifié ; sa position était devenue intenable ; ses mesures réactionnaires, odieusement et sottement réactionnaires, n’étaient pas pour faire oublier le ridicule dont il s’était si largement couvert. Comme ministre, il n’y pouvait survivre ; il n’y devait pas, lui-même survivre longtemps, car quelques mois après il se tuait d’un coup de couteau au cœur. Sa disparition ne fit pas un grand vide. MM. de la Bouillerie et Ernoul, considérés comme trop compromettants, pour la part qu’ils avaient prise aux dernières négociations avec le comte de Chambord et le comte de Paris, furent aussi éliminés. Ces deux derniers furent remplacés par MM. Depeyre et de Larcy, deux légitimistes, mais d’une intransigeance moins accusée. Pour essayer de réparer les fautes graves de M. Beulé, le duc de Broglie se chargea du portefeuille de l’intérieur.

Il y eût désormais en France deux gouvernements : l’un central, officiel, l’autre répandu dans tout le pays, composé des agents de l’administration, des magistrats de toute sorte, des évêques, des curés, des congrégations, et ce fut un assaut d’émulation pour les mesures les plus arbitraires, pour les persécutions les plus odieuses ; pour les menaces les plus insidieuses ou les plus hautaines ; elles n’intimidèrent que quelques natures timides et, au contraire de ce qu’on en escomptait, elles contribuèrent à renforcer le parti républicain de tous ceux que le dégoût, l’indignation contraignirent à déserter le parti conservateur.

L’opinion publique, lasse des débats trop souvent et parfois heureusement stériles de l’Assemblée nationale, reportait son attention sur le procès qui se déroulait et avait trait à un des événements qui avaient le plus profondément ému, indigné la France, tandis qu’elle tentait un suprême effort sur la Loire : la capitulation de Metz. Ce n’était qu’après de longs et laborieux préliminaires que le maréchal Bazaine était appelé à rendre compte de sa conduite dont le résultat le plus clair, le plus immédiat, avait été de rendre sa liberté d’action à l’armée allemande immobilisée sous les murs de la vieille cité lorraine. La justice militaire avait été autrement expéditive avec les fédérés parisiens qui, en collaboration avec l’armée régulière, avaient soutenu un long et pénible siège, dont certains s’étaient héroïquement battus à Montretout et à Buzenval, où ils avaient éloquemment démontré tout ce qu’ils auraient pu faire, si on eût su ou voulu les employer.

Le général Changarnier, à la tribune de l’Assemblée, avait eu l’audace de défendre le traître et M. Thiers lui-même avait hésité à le laisser comparaître devant des juges. Mais il avait fallu, sous peine d’ameuter l’opinion, appliquer strictement les règlements militaires sur la défense des places et le maréchal Bazaine, comme tous les commandants de places ayant capitulé, avait été envoyé devant un conseil de guerre dont la constitution exigea un remaniement de la loi régissant la matière, aucun des quatre maréchaux, ses pairs, de Mac-Mahon, Baraguay-d’Hilliers, Lebœuf et Canrobert, ne pouvant, pour divers motifs, figurer parmi les juges.

Le président du Conseil de guerre fut le duc d’Aumale et le procès s’ouvrit au palais de Trianon le 6 octobre 1873. Nous n’avons pas à transcrire ni même à résumer les longs et souvent confus débats auxquels donnèrent lieu tous les événements qui avaient marqué la période s’étendant de la bataille de Forbach à la capitulation. Le 9 décembre le maréchal Bazaine, à l’unanimité des voix, était condamné à la peine de mort avec dégradation militaire. Mais, à peine le jugement prononcé, les membres du Conseil de guerre s’étaient réunis et avaient adressé au ministre de la guerre une demande de commutation de peine que le maréchal de Mac-Mahon ne refusa pas d’accorder. Le traître ne serait pas fusillé, ne serait même pas dégradé ; durant vingt années il serait condamné à expier son crime dans le fort de l’île Sainte-Marguerite, sur la côte d’azur, climat sans doute plus favorable que celui réserve aux « communards ». Il devait s’en évader trop aisément, moins d’un an après ! De tels jugements, de tels actes ne se commentent pas ; il suffit de les exposer.

Pour effectivement gouverner la France, c’est au moins ce que pensait le duc de Broglie, il fallait tenir en mains les municipalités, c’est-à-dire faire des maires de simples agents du ministère de l’Intérieur et les doubler d’une police vigilante, capable d’agir et résolue à l’action. Cette seconde partie du programme n’était pas difficile à réaliser ; l’ordre moral eut pu éviter bien des dépenses ; elle avait une police volontaire répandue dans tous les départements. Sans caractère officiel, elle n’en était que plus sûre pour le pouvoir, que plus dangereuse pour ses adversaires. Elle se serait composée de la foule de gens prêts à servir tous les régimes quelles que puissent être leurs origines, leurs moyens, leur but, et se serait recrutée dans toutes les classes de la société, chacune ayant ses tares et ses scories. Mais il lui fallait quand même cette police apparente, officielle, qui impressionne les naïfs, les peureux et peut intervenir efficacement durant les périodes électorales. Car, à ce moment, gouverner, pour le parti conservateur, c’était préparer la reconquête des sièges gagnés par les républicains et préserver ceux qui paraissaient menacés, — ils devenaient de plus en plus nombreux.

L’Assemblée nationale avait bien déjà voté une loi municipale fort dure : Lyon avait été dépossédé de la mairie centrale et Paris était placé sous un régime d’exception. Pour si rétrograde que fut cette loi, elle ne paraissait plus suffisante. Un projet de loi tendant à aggraver la situation des municipalités avait été élaboré et déposé par le nouveau cabinet : ce n’était encore que du provisoire, il est vrai, puisqu’il ne devait rester en vigueur que jusqu’à la définitive organisation des communes. Pour les gouvernements de hasard, le provisoire offre toujours des avantages, car il favorise bien des intrigues et facilite bien des expédients.

Ce projet donnait au gouvernement la nomination de tous les maires : au président de la République, c’est-à-dire au ministre de l’Intérieur, la nomination des maires dans les chefs-lieux de départements, d’arrondissements et de cantons ; aux préfets, c’est-à-dire encore au ministre de l’Intérieur, celle des maires des autres communes. C’était déjà une sérieuse aggravation de la loi précédente, mais ce n’était encore rien à côté de l’article qui autorisait à choisir, en dehors du conseil municipal, le successeur d’un maire démissionnaire ou révoqué ! On ne pouvait afficher un plus public et plus significatif mépris du suffrage universel. Quant à l’organisation policière destinée à compléter cette œuvre magistrale, elle était d’une simplicité exquise : Préfets et sous-préfets, dans les chefs-lieux de départements et d’arrondissements, se doublaient de véritables préfets de police, cumulant les deux fonctions ; pour les autres communes, les maires étaient chargés de la police, sous la férule du préfet et du sous-préfet. Dans chaque département, le représentant du pouvoir central avait directement sous ses ordres et à sa discrétion, comme nomination ou révocation, tous les agents de police appointés d’office par le budget communal, charge pour certaines municipalités souvent trop lourde.

À propos de ce projet, le gouvernement faillit éprouver un grave échec dû à l’initiative des légitimistes qui ne pouvaient lui pardonner la constitution du Septennal et l’élimination du cabinet de deux de leurs coreligionnaires, MM de la Bouillerie et Ernoul. Dès la rentrée de l’Assemblée Nationale, le 8 janvier 1874, M. de Franclieu, un des plus irréductibles « chevau-légers », avait déposé une motion tendant à l’ajournement du projet de loi et la proposition avait été adoptée par 268 voix contre 226. Le ministère était mis en minorité. Allait-il succomber ? Non, car quoiqu’il eût immédiatement remis sa démission, une manœuvre habile allait restaurer son crédit pour quelque temps encore. Le 11, c’est-à-dire trois jours après, le rappel des députés de la droite ayant été battu sur une interpellation « amicale » de M. de Kerdrel, désavouant M. de Franclieu, la majorité faisant confiance au cabinet, la loi sur les maires était remise à l’ordre du jour.

Le premier discours fut prononcé par M. Louis Blanc. L’ancien membre du gouvernement provisoire de 1848, qui était resté sur son siège durant la Commune, prit la défense des communes de France contre les entreprises des cléricaux ; il s’attacha surtout à mettre en contradiction le projet de loi avec les idées décentralisatrices dont la majorité de la droite s’était jadis fait un drapeau :

« Voilà donc où elle devait aboutir, dit-il, cette grande campagne contre la centralisation administrative, cette campagne commencée sous l’Empire et poursuivie depuis si vivement dans cette Assemblée ! chose étrange ! le gouvernement a beau, au milieu du calme le plus profond, être armé de toutes les ressources formidables qu’offre le régime de l’état de siège : il a beau en user avec une rigueur….. (on se récrie à droite) qui ne rencontre aucune résistance et qui n’a d’égale que la sérénité de l’opinion….. (très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche) ; il a beau pouvoir tout ce qu’il veut et tout ce que la nation ne veut pas….. (nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs), on a découvert soudain qu’il a immensément besoin d’être fortifié et qu’il ne pouvait l’être que par une centralisation administrative poussée à l’excès.

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« L’unité est une chose excellente, sans doute ; mais enfin l’unité n’est pas l’étouffement.

« L’association communale renfermée dans ses limites naturelles, est si peu en désaccord avec le principe de l’unité, que c’est par elle, au contraire, que ce principe se réalise dans ce qu’il a de salutaire et de légitime.

« L’unité, en effet, n’est pas et ne saurait être une agglomération de forces au milieu d’une société réduite en poussière : elle est le lieu des intérêts, des affections, des habitudes, des souvenirs, noué de proche en proche.

« De ce qu’il est absolument nécessaire qu’une impulsion d’ensemble soit imprimée aux intérêts qui sont communs à toutes les fractions d’un peuple, il ne suit nullement qu’il faille écraser les intérêts propres à chacune de ces fractions sous le poids d’une brutale uniformité. Proclamez la centralisation politique, nous applaudirons, parce qu’elle répond, celle-là, à des idées d’organisation, de régularité, de solidarité nationale et de puissance ; mais ne prétendez pas nous imposer la centralisation administrative, qui n’est qu’une cause d’atrophie.

Voulez-vous en même temps qu’un pouvoir fort, une nation forte, ce qui est bien le plus important ?… Facilitez-lui, au lieu de l’entraver, la pratique de ce self government auquel les États-Unis et l’Angleterre doivent une partie de leur grandeur. (Approbation sur divers bancs à gauche.)

« Après tout, un peuple n’a qu’un moyen de mériter d’être libre. C’est de commencer par être libre. La liberté a su parvenir à se régler partout où on lui a laissé le soin d’elle-même. N’essayez pas de tuer la liberté pour lui apprendre à vivre (Applaudissements à gauche). L’ordre y gagnera.

« Dans son beau livre sur la démocratie en Amérique, M. de Tocqueville a excellemment constaté que l’esprit de localité était un élément essentiel de l’ordre : qu’il tempérait les passions qui, dans des sphères plus hautes, deviennent aisément subversives, et qu’en se développant près du foyer domestique, il produit ― ce sont ses propres expressions ― « un mouvement continu, mais paisible, qui agite les sociétés sans les troubler.

« Ajoutez à cela que, dans un pays où tout dépend de l’impulsion partie du Centre, la société est toujours à la veille d’un bouleversement, étant toujours à la merci d’un coup de main ou d’un coup d’État (très bien ! très bien ! à gauche).

« Voilà pour l’ordre véritable. Je ne parle pas de celui qui n’est qu’immobilité dans la résignation et le silence dans la douleur….. »

Pour être moins beau au point de vue littéraire et moins élevé au point de vue philosophique, le discours d’un autre membre de la gauche, M. Christophle, fut très précis, très énergique ; il s’attacha surtout à démasquer la manœuvre électorale que masquait le projet de loi : « Votre but, le voici : vous voulez faire un acte politique et renouveler la candidature officielle. Vous voulez trouver dans le maire un agent électoral, et vous n’hésitez pas à le prendre en dehors du conseil et même de la commune, afin qu’il soit plus à votre discrétion. Ce que vous faites, l’Empire n’a osé le faire que dans les villes au dessus de quarante mille âmes. J’ai montré votre but. Êtes-vous de l’atteindre ? Je suis convaincu du contraire. Comme les élections vous ont été défavorables, vous retournez à la candidature officielle. Mais l’Empire avait ce que vous n’avez pas. En 1852, il avait le prestige, un immense prestige dans les campagnes, et, malgré cela, il a été obligé, pour imposer ses candidats, de recourir à la terreur. Dieu merci ! vous, vous ne faites peur à personne ! »

Le remplaçant de l’inoubliable Pascal, au sous-secrétariat de l’intérieur, était le déjà fameux Numa Baragnon, fameux par sa fougue ultra-méridionale et ultra-royaliste ; les organes du parti le présentaient comme le concurrent oratoire de M. Gambetta, comme un tribun puissant ; il n’était d’ordinaire que tonitruant, à la grande joie des frénétiques hobereaux et des frémissantes douairières ; dans cette discussion, il fut aussi ridicule que M. Beulé, mais, comme talent, il ne pouvait tomber d’aussi haut. Ce fut un véritable pitre à la tribune et son discours valait à peine d’être prononcé dans la loge d’un concierge d’Henri Monnier ! Il fallait toute la passion politique des droites pour qu’il ne portât pas un coup mortel au cabinet dont il faisait partie. Le projet de loi fut adopté, avec deux modifications seulement : le maire ne pouvait pas être choisi en dehors des électeurs de la commune et le gouvernement devait déposer un projet de loi complet et définitif sur l’organisation des communes, dans les deux mois qui suivraient la promulgation de la loi provisoire. Le parti bonapartiste avait le droit de se réjouir de ce vote, car il était le véritable bénéficiaire de la victoire du ministère.

Tandis que les partis politiques, plus enfiévrés que jamais, s’agitaient pour conserver ou conquérir le pouvoir pour le modifier, lui donner un caractère définitif, le monde du travail commençait à tenter quelques efforts ; nous avons déjà indiqué que le mouvement socialiste avait repris ; que malgré les menaces, avant le vote de la loi contre l’Internationale, malgré les procès après sa promulgation, des sections s’étaient fondées sur divers points du territoire et la propagande avait été entreprise. Les propagandistes, il faut le dire, étaient peu nombreux ; non seulement ils rencontraient de grandes difficultés du fait des entraves mises à leur action par l’arsenal des lois bourgeoises et les mesures policières, par l’absence de journaux, la difficulté de tenir des réunions, mais encore et surtout en raison des méfiances qui se manifestaient parmi les travailleurs. Ces défiances qui, vues de loin, à près de trente-cinq années d’intervalle surprennent, quoique irritantes pour ceux qui s’y heurtaient, paraissent légitimes à ceux qui ont vécu, étudié de près la période qui s’étend de la chute de la Commune à la proclamation définitive de la République.

Dans les villes ou s’était manifesté le mouvement révolutionnaire, à Paris principalement où la répression avait été si largement pratiquée et où elle se pratiquait encore, les travailleurs s’étaient d’abord repliés sur eux mêmes. Se sentant surveillés, ils osaient à peine causer entre eux de politique, même de leurs intérêts corporatifs. La politique qui leur avait valu tant de déceptions les avait d’abord peu intéressés ; ils en étaient las ; quant au socialisme, ils en avaient peur ; ils ne le comprenaient pas ; ceux qui avaient tenté de le leur
LES CONGRÈS OUVRIERS DE SAINT-ÉTIENNE ET DE ROANNE
D’après l’Illustration

expliquer avaient disparu, parfois dans des conditions tragiques. Puis, il faut le reconnaître, l’activité économique qui se manifestait assurait du travail et, comme on dit vulgairement, tout le monde avait à « se refaire » après les longs mois de chômage et de misère qu’avaient duré la guerre et la Commune.

Les premiers propagandistes trouvèrent donc de grandes résistances ; trop heureux quand ils ne furent pas brutalement éconduits, quand ils ne furent pas traités d’agents provocateurs ou d’agents stipendiés par la réaction. Toutefois, une certaine activité commençait à se manifester parmi les corporations, au point de vue purement professionnel, et quelques grèves ou tentatives de grèves s’étaient produites dans le Nord, dans le Rhône et à Paris. La loi sur les coalitions, modifiée sous l’Empire, sur un rapport de M. Émile Ollivier, quoique adoucie, était toujours là, menaçante ; aussi bien les tribunaux, encore peuplés des jugés nommés par l’Empire, et les parquets envahis par les pires serviteurs de la réaction, s’entendaient merveilleusement à en interpréter les articles insidieux. Les syndicats lentement se reconstituaient sous l’inspiration de M. Barberet, qui s’attachait à les maintenir sur le terrain exclusivement professionnel, à les maintenir hors du mouvement socialiste et des grèves et son influence fut, il faut le reconnaître, déterminante à ce moment.

L’Assemblée Nationale a fait mine de s’occuper des travailleurs, chaque parti s’attachant à amener à lui le « plus grand nombre », car les travailleurs c’est la masse essentielle qui forme le suffrage universel dans les villes : le prolétariat des campagnes n’est pas, lui, un sujet de préoccupations sociales ; il paraît pour longtemps résigné à ses misères ; cependant, dans les élections partielles, qui se succèdent, il sort de sa torpeur ; il s’évade fréquemment de l’influence du clergé, des nobles et même des gros propriétaires fonciers, car il vote pour le candidat républicain. Pour les travailleurs des centres industriels, les représentants de la nation ont voté une enquête, afin de se rendre compte de leur situation ; ils ont ébauché de vagues projets de loi, un entre autres, en 1872, sur le travail des enfants dans les manufactures, tendant à modifier la loi du 2 mars 1841. Cette loi fixait à huit ans l’âge d’admission des enfants dans les manufactures ; la durée de leur travail devant être limitée, de huit à douze ans, à huit heures, et de douze à seize ans, à douze heures ; le travail de nuit était interdit au-dessous de treize ans. Le nouveau projet portait que les enfants ne pourraient être employés avant dix ans et que la durée du travail ne pourrait dépasser dix heures par jour. Ce projet était bien imparfait ; il autorisait encore l’exploitation des enfants des travailleurs dans des conditions vraiment monstrueuses, car n’est-il pas terrible de penser que des êtres encore chétifs, mal logés, trop fréquemment mal nourris, étiolés dès le jeune âge, avant même d’avoir reçu une instruction primaire à peine ébauchée, étaient condamnés aux plus dures conditions d’existence.

M. Louis Blanc était monté à la tribune pour défendre le projet et son discours avait été tellement modéré que la Droite l’avait écouté avec une attention extrême et l’avait même parfois interrompu pour l’approuver, car il ne trouvait guère qu’un côté défectueux « la détermination de la pénalité, trop faible, selon lui, pour constituer une sanction sérieuse ». Sur les revendications légitimes du prolétariat en faveur de ses « petits », sur les conditions effroyables dans lesquelles ils étaient placés dans les usines, sur les effets du régime industriel en ce qui touche l’apprentissage et ses répercussions sur la main-d’œuvre, l’ancien membre du gouvernement, l’ancien président de la Commission ouvrière du Luxembourg, l’auteur de tant de brochures et d’articles sur le socialisme était resté muet.

Quant au prolétariat agricole, nous l’avons indiqué, il restait confiné dans son silence et son travail. Il ne songeait qu’à la paix et les agitations politiques étaient pour le troubler. Cependant, dans les régions vinicoles, il allait être arraché à sa quiétude par une crise qui devait porter sa misère à son maximum d’intensité, en même temps qu’il allait grossir ses rangs d’un grand nombre de petits et moyens propriétaires ruinés par cette crise. Le phylloxéra faisait son apparition, la vigne était atteinte, elle agonisait, elle mourait, malgré tant de remèdes inventés, appliqués, mais tous impuissants à enrayer la marche du fléau. C’était la ruine de la majeure partie de ceux qui possédaient les vignobles ; c’était la misère noire pour ceux qui, par leur travail, les mettaient en valeur. Ce phénomène douloureux, frappant inexorablement toute une population dans ses conditions d’existence, allait faciliter la pénétration des idées socialistes dès que le mouvement serait organisé.

Enfin, la délégation ouvrière envoyée à l’exposition de Vienne à l’aide, d’une souscription publique organisée par la presse républicaine, l’Assemblée ayant refusé de voter un crédit à cet effet, allait mettre des représentants du prolétariat en contact avec des travailleurs étrangers. Toute sage, modérée que fut et que put être cette délégation, elle rapporta de son voyage d’études des impressions assez fortes pour que quelques uns des membres qui la composaient fissent un pas en avant et comprissent qu’il était impossible de laisser les travailleurs de France à la merci des dirigeants. Entre ceux-ci et les propagandistes socialistes un rapprochement prochain allait s’accomplir.