Chapitre XIII.
|
◄ | Histoire socialiste La Troisième République
|
► | Chapitre XIV-b.
|
CHAPITRE XIV
La session qui allait s’étendre du 22 avril jusqu’au 3 août, se présentait très chargée, très importante à tous les points de vue. La majorité de l’Assemblée allait-elle céder au courant d’opinion qui, durant les vacances parlementaires, venait de se manifester si nettement ? « République et dissolution », telles étaient les deux idées qui se dégageaient de ce courant. À d’autres représentants, choisis sous d’autres impressions que celles qui avaient pesé, en février 1871, sur le suffrage universel, la tâche de réorganiser le pays ; il en avait grand besoin. Pour cette œuvre vitale, il importait que la forme du gouvernement fut nettement établie et placée hors de portée des conspirateurs.
Le pouvoir exécutif, lui-même, allait-il prendre une attitude franche ? Son chef, M. Thiers, sinon constitutionnellement, du moins moralement, était armé, par suite de l’adhésion républicaine évidente de la majorité de la nation, pour s’orienter à gauche, plus près du centre sans doute que de l’extrême-gauche, mais certain de trouver dans la lutte contre la réaction l’appui de toutes les forces républicaines. Une partie grave allait se jouer, tout le monde le comprenait et le déroulement en allait être suivi avec une attention inquiète.
Une première et assez vive escarmouche marqua le début de la session ; il fut pour confirmer que les droites, fidèles à leurs traditions, n’avaient rien oublié, rien appris, pour affirmer aussi que le pouvoir exécutif, loin de profiter de l’appui ouvertement donné par le pays, ne sortait pas de ses indécisions, de ses perpétuelles oscillations.
Les deux discours prononcés par M. Gambetta, à Angers et au Havre, avaient provoqué une vive irritation dans le clan réactionnaire et une interpellation de M. Raoul Duval avait été annoncée. Elle visait à la fois le chef de l’extrême-gauche et le cabinet. Le terrain choisi, c’était la présence officielle du maire d’Angers et de celui du Havre dans les banquets. Était-il admissible que des maires, choisis, nommés par le gouvernement, s’associent à des manifestations dirigées contre l’Assemblée nationale, émanation directe de la souveraineté nationale ? Ces maires n’étaient que des « fonctionnaires » tenus à la même réserve que les autres membres de l’administration. Quelles mesures le gouvernement avait-il prises ou allait-il prendre contre eux ? Tel fut le thème jésuitique sur lequel broda M. Léon Duval et auquel répondit pitoyablement M. Victor Lefranc, ministre de l’intérieur à étiquette républicaine, qui parût n’avoir d’autre souci que d’essayer de désarmer les droites ; il fut tellement de leur avis que M. Raoul Duval retira son interpellation. Il ne pouvait être que satisfait de cette nouvelle capitulation. Capitulation aussi blâmable qu’inutile ; M. Victor Lefranc devait, peu de temps après, être la première victime des fureurs de la majorité.
Les monarchistes, qui ne perdaient pas l’espoir de voir aboutir leurs projets de fusion pour une restauration, voyaient, non sans une vive inquiétude, le parti bonapartiste mener avec ardeur, habileté et audace, leur propagande ; ils connaissaient leurs attaches avec une partie de l’armée ; leurs inquiétudes étaient partagées par les républicains. Il fallait porter à cette faction, sans remords et sans scrupules, un coup vigoureux. Il suffira, sans doute, d’évoquer les conditions dans lesquelles a été engagée la guerre, de faire éclater, aux yeux de tous, l’imprévoyance et l’incapacité du gouvernement impérial, de son administration, de ses chefs militaires. Pour cela il faut faire l’inventaire rétrospectif de la situation militaire au 1er juillet 1870 ; de rechercher comment ont été employés les crédits ordinaires et extraordinaires votés par le Corps législatif pour le développement ou la transformation de l’outillage de guerre ; d’étudier son fonctionnement durant la désastreuse campagne ; de faire un inventaire complet des arsenaux. Ce fut pour le duc d’Audiffret-Pasquier, l’occasion d’un discours, véritable réquisitoire, formidablement documenté dont l’affichage fut voté. Le parti bonapartiste en eût été écrasé, si des sanctions réelles eussent suivi la manifestation. Mais il était dit que le pouvoir exécutif et l’Assemblée nationale se montreraient aussi indulgents envers les fauteurs de nos désastres qu’ils s’étaient montrés sans pitié envers les républicains parisiens qui, après avoir soutenu un siège douloureux, venaient de subir un second siège pour défendre et sauver la République.
M. Rouher voulut tenter de prendre une revanche : le terrain était tout indiqué ; il s’attaqua à la gestion du gouvernement du 4 septembre et, en vue d’émouvoir l’Assemblée contre le chef de l’extrême-gauche, il exécuta une charge à fond de train contre la campagne dissolutionniste de M. Gambetta. Le résultat ne répondit pas aux calculs de probabilités de l’ex « vice-empereur ». Auprès une réponse très vive de M. le duc d’Audiffret-Pasquier, M. Gambetta prononça un discours qui fut un écrasement. Le duc d’Audiffret-Pasquier avait dit :
« Ah ! vous croyez, vous qui venez me forcer à individualiser les responsabilités, que vous n’en avez aucune !
« Vous ne vous êtes donc pas fait dire, dans l’exil où vous étiez réfugié, ce qu’ont pesé, pour nous, ces heures où nous sentions le pays envahi par la Prusse ? Vous ne sentiez donc pas la fumée de nos chaumières brûlées ; vous ne savez pas qu’à chaque quart-d’heure on nous annonçait qu’un des nôtres succombait glorieusement ? Vous ne vous l’êtes pas assez dit ! Ah ! ne croyez pas qu’il suffira de dire, comme pour l’expédition du Mexique, que vous avez si complaisamment évoquée : « C’est le secret de la Providence, qui ne respecte pas toujours ses propres combinaisons. » Eh bien ! Ce n’est pas assez.
« Je le dis, moi, quel que soit le sang-froid de tous vos gens au cœur léger, quels que soient les outrages de Chislehurst il y a une heure où vous avez dû entendre une voix qui criait : Vare, redde legiones ! Rendez-nous nos légions ! Rendez-nous la gloire de nos pères ! Rendez-nous nos provinces ! »
M. Gambetta, dans sa véhémente défense qui fut plutôt une énergique contre-attaque, fit éclater l’imprévoyance et l’impéritie du gouvernement de Napoléon III. Après avoir rappelé dans quelles conditions graves, douloureuses, dangereuses, sous la poussée de l’indignation populaire, le régime s’était effondré et la République avait été le syndic de la faillite impériale, il termina par cette virulente apostrophe :
« Le Mexique vous tient, le Mexique vous poursuit, le Mexique a déjà fait justice, par l’éternel châtiment qui sort des choses, de tous ceux qui ont compromis l’honneur et la grandeur de leur pays dans cette détestable équipée. Oui, la justice a commencé, elle a saisi tour à tour et Morny, et Jecker, et Maximilien, et Napoléon III ! Elle tient Bazaine. Elle vous attend ! »
Discours très beaux tous deux, il est vrai ; très véhément celui de M. Gambetta. Mais quelle ironie de penser que de tous ces hommes qui sont cités à cette barre de « l’immanente justice », deux seuls furent frappés : Maximilien par les patriotes Mexicains, et le spéculateur Jecker par les révolutionnaires parisiens !
À l’unanimité, l’Assemblée vota un ordre du jour de M. le duc de Broglie — perfide, il était dirigé à la fois contre les bonapartistes et les républicains — faisant confiance à la Commission des marchés et affirmant sa résolution « de poursuivre et d’atteindre toutes les responsabilités, avant ou après le 4 septembre. »
Le débat devait se rouvrir vers la fin de juin et en juillet à propos des marchés passés par le gouvernement de la Défense nationale il n’eut d’autre résultat que le renvoi du rapport de M. Riant aux divers ministères compétents ; la gauche devait s’abstenir tout entière dans ce vote.
Parallèlement s’instruisait devant le Conseil d’enquête officiellement constitué, le procès de l’armée impériale, de ses grands chefs surtout, car les soldats s’étaient crânement battus sur les champs de bataille, depuis Wissembourg et Forbach jusqu’à Bazeilles et Gravelotte. Les deux capitulations de Sedan et de Metz étaient jugées à leur valeur exacte, c’est-à-dire avec une juste sévérité. L’auteur de la première, Napoléon III, était hors d’atteinte ; le fauteur de la seconde, Bazaine était déféré à un conseil de guerre. Mais il devait, sur un recours en grâce de ses juges et pairs, éviter la peine de mort qui n’avait pas été épargnée aux chefs ou simples soldats de la Révolution du 18 mars !
Des événements significatifs se produisaient au cours de cette session, bien faits pour donner à la réaction le sentiment que, chaque jour davantage, le pays évoluait vers la République ; le 9 juin, le Nord, la Somme, l’Yonne envoyaient trois républicains, Paul Bert, Burin et Deregnaucourt à l’Assemblée et, par l’organe du général Chanzy, le Centre gauche faisait une adhésion officielle à la République. Il y avait de quoi désarçonner tout le clan royaliste ; le désarroi se traduisit d’abord par une tentative en vue d’empêcher cette adhésion, elle avorta, et par une démarche faite auprès de M. Thiers, par une délégation composée de MM. Saint-Marc-Girardin, de Broglie, d’Audiffret-Pasquier, Batbie, Changarnier, etc… Cette démarche avait pour but de convier le chef du pouvoir exécutif à gouverner ouvertement avec les Droites, parmi lesquelles il recruterait le Cabinet ; ce fut un fiasco retentissant ; la délégation sortit de l’hôtel de la Providence navrée, furieuse et couverte de ridicule ; M. John Lemoine, dans le Journal des Débats la baptisa : « manifestation des bonnets poil ». Le ridicule était justifié ; il ne pouvait se digérer et dès lors, c’est une guerre implacable, tantôt masquée, tantôt ouverte qui s’engage contre M. Thiers d’une part, contre l’ensemble du parti républicain de l’autre. M. Thiers devait y succomber un an après ; quant au parti républicain il allait y prendre des forces toujours plus grandes, car son recrutement allait se développer dans le pays avec une grande rapidité.
Mais deux questions d’une importance capitale se présentent : la loi militaire destinée à doter la France d’une armée nombreuse et solide ; les négociations avec l’Allemagne en vue de la complète libération du territoire encore militairement occupé.
La réorganisation de l’armée déjà entreprise ; la reconstitution du matériel de guerre et des approvisionnements déjà en bonne voie n’ont pu passer sans fournir à M. de Bismarck et à la féodalité militaire allemande des occasions de présenter directement ou indirectement des observations, parfois inconvenantes, au gouvernement français ; les préliminaires de discussion de la loi militaire ne font que les rendre plus fréquentes. Il nous est matériellement impossible de les étudier dans leur évolution délicate et complexe. Elles passèrent, heureusement, sans déterminer un conflit qui eut été désastreux pour les deux pays.
Quant à la discussion de la loi militaire, elle fit, au cours des séances de la Commission spéciale, apparaître une fois de plus les idées vieillotes du chef du pouvoir exécutif qui ne put que difficilement se résoudre au service obligatoire et personnel, à la réduction du temps de service à cinq ans ; il opinait pour sept à huit ans, quand l’armée allemande venait de faire une démonstration aussi sensationnelle, quand des soldats de métier se prononçaient déjà pour la réduction à trois ans.
Toutefois, la loi fut votée le 27 juillet 1872 : elle proclamait le service obligatoire et personnel ; en fixait ainsi la durée : cinq ans dans l’armée active, quatre ans dans la réserve de l’armée active ; cinq ans dans l’armée territoriale et six ans dans la réserve de la territoriale. Mais la durée du service était loin d’être égale pour tous, chaque classe étant divisée en deux portions égales, toutes deux appartenant à l’armée active, mais une composée des conscrits moins favorisés par le tirage au sort, appelée à rester cinq ans sous les drapeaux, l’autre n’y devant rester qu’une année.
La bourgeoisie française, tout en faisant « la part du feu » en consentant à sacrifier ses enfants sur l’autel de la patrie, ne pouvait se résigner à sacrifier leur avenir. Un ouvrier de l’usine ou du champ, un modeste employé de commerce ou d’administration pouvaient, sans préjudice appréciable pour d’autres que pour eux ou leurs familles, passer cinq ans dans les casernes ou les camps, mais il ne pouvait être toléré qu’il en fut de même de futurs avocats, médecins, patrons ou simplement rentiers. À côté de dispenses traditionnelles en faveur des soutiens de famille, des professeurs, instituteurs liés par l’engagement décennal, fut créé ce que l’on appela le volontariat d’un an, privilège exorbitant aujourd’hui disparu.
Le 29 juin avait été signée, non sans des négociations fort laborieuses, la convention relative à la libération du territoire, le territoire de Belfort restant terre française. Il ne restait plus, après sa ratification par l’Assemblée, qu’à demander au pays et même à l’étranger les 3 milliards 198 millions nécessaires à cette considérable et décisive opération. Le nombre des souscripteurs fut de près d’un million et le capital fut souscrit près de quatorze fois. Pour 3 milliards et demi, 13 milliards 900 millions furent offerts. L’étranger trouva dans cet emprunt l’occasion d’excellents placements et de fructueuses spéculations puisque ce fut lui qui fournit la majeure partie des souscriptions !
Voici en quels termes un historien fort modéré s’exprime au sujet des emprunts imposés par la liquidation de la guerre franco-allemande :
« Que chaque citoyen français ait toujours sous les yeux la somme énorme de la dette qui, sous différentes formes, fut contractée par la France pour les dépenses extraordinaires de la guerre, de 1870 à 1872 :
« Dix milliards cinq cent cinquante millions ! Telle est la charge qui, rien que du fait des emprunts suite de la guerre de 1870, pèse sur la fortune de la France, sur la liberté de la France, sur l’indépendance de chaque citoyen.
Et, depuis trente ans, cette dette n’est pas allégée, au contraire. La dette de la guerre ne se règle pas. Malgré une richesse croissante, la génération qui a vu ces événements et les générations qui se sont succédées transportent le fardeau, avec le devoir de l’acquittement, à leurs successeurs.
« On fut très fier, en 1871 et 1872, du succès des deux emprunts : on pourrait être plus fier si, après trente ans, ils étaient soldés. »
Sans doute, avec l’historien, faut-il convenir que nul Français ne saurait oublier quels furent les ailleurs responsables de toutes les calamités qui entraînèrent de telles charges, qui, encore, écrasent nos budgets ; bien d’autres s’y sont ajoutées depuis. Mais il importe aussi de bien établir que c’est sur la classe qui produit toute la richesse, qui chaque jour contribue par son labeur à son développement, que retombe indirectement mais sûrement le poids de toutes ces dettes accumulées, de bien établir à qui réellement incombent les véritables responsabilités.
Si la bourgeoisie française, poussée dans son ensemble par un conservatisme aveugle, n’avait pas escamoté la Révolution de 1848, si elle n’avait pas fusillé les travailleurs parisiens en Juin, si elle n’avait pas, par les lois de Mai, mutilé le suffrage universel à peine conquis, si elle n’avait pas désorienté la France, elle n’aurait pas préparé l’empire en favorisant la préparation du Coup d’État de Décembre. C’est elle la vraie coupable. Certainement elle en a souffert ; elle n’en souffre plus ; sa fortune n’a fait que s’augmenter ; jamais elle ne fut plus riche ni plus puissante. Le peuple qui travaille ne doit jamais oublier les fautes de l’Empire ; il ne doit jamais oublier les fautes de la bourgeoisie qui déterminèrent la restauration du régime impérial !