Histoire socialiste/La Restauration/02

Chapitre I.

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre III.




CHAPITRE II


LES FAUTES DE LA PREMIÈRE RESTAURATION


L’arrivée du comte de Provence. — Déclaration du 6 avril. — La charte. — Profils royaux. — Les fautes commencent. — Contre les paysans. — Le général Dupont et l’armée. — Le congrès de Vienne. — Bonaparte quitte l’île d’Elbe.


Nous avons laissé le Sénat proclamer le premier avril la déchéance de son maître et nommer un gouvernement provisoire dont le chef naturel, en cette époque de duperies mutuelles et de volontaires équivoques, avait été Talleyrand. Mais ce n’était pas tout : il fallait remplir la vacance laissée par ce vote et instituer, sur les ruines d’une dynastie, un autre gouvernement. Il fallait prévenir l’opinion, et peut-être la conquérir, par une déclaration qui portât devant elle toute la signification de ces changements profonds. En un mot, il fallait comme toujours, dans l’histoire des hommes, proclamer le droit après avoir obéi au fait, et fonder sur la force une légalité. Une commission fut chargée de rédiger cet acte important, qui prend dans l’histoire le nom de Déclaration du 9 avril. Cette commission était composée de M. de Talleyrand, duc de Dalberg, général Beurnonville, comte de Jaucourt, abbé Montesquiou, membres du gouvernement provisoire, et en plus de MM. Barbé-Marbois, Destutt de Tracy, Eymery, Lambrecht, Lebrun, duc de Plaisance. Un étranger, le secrétaire d’État russe, M. de Nesselrode, venait compléter étrangement cette commission, et surveiller au milieu d’elle l’exécution de la volonté des alliés.

Tout de suite, dès le premier jour, eut lieu la première rencontre entre l’ancien régime ressuscité et l’ordre nouveau créé par la Révolution. L’initiative hardie de l’avocat Bellart, pour la première fois jetant le nom des Bourbons dans le public, la morne indifférence de la France défaillante sous tant de catastrophes, tout cela avait mis en honneur les princes. Le 3 avril, la main de Lambrecht traça le nom de François Xavier… Mais qui allait l’investir ? — Le peuple français le doit choisir librement, disait la majorité de la commission. — Un roi, répliquait Montesquiou, le seul royaliste, est investi par Dieu. Qu’est-ce que ces sujets qui se révoltent ? Où sont vos mandats ? — La seule réponse eût été que ces mandats dévolus par Napoléon étaient frappés de caducité, puisque Napoléon était abattu. La logique virulente de Montesquiou embarrassait les commissaires. C’était le premier conflit entre le droit divin et le fait révolutionnaire. C’était la première annonce des désordres longtemps contenus et qui éclateront peu à peu pendant toute la Restauration jusqu’au jour où la Restauration elle-même sombrera dans son impossible tentative… Mais le temps pressait. Précisément les soldats répandus autour de Paris et dont les regards se tournaient vers Napoléon, captif à Fontainebleau de sa seule inertie, la possibilité d’une terrible revanche, toutes ces rumeurs, à dessein grossies par Talleyrand, permirent de presser la solution. Il fallait en finir. La transaction vint, une fois de plus, après l’épuisement de la hautaine logique, adoucir les intransigeances. Montesquiou accepta la formule par laquelle « au nom du peuple français, le trône était librement offert » à Louis XVIII. Et de plus les sénateurs, se taillant dans la constitution une part personnelle, faisaient fixer à un maximum de deux cents sénateurs la composition du Sénat, se déclaraient maintenus, par l’acte lui-même, et, enfin, obtenant la réalisation de leur rêve, créaient l’hérédité sénatoriale calquée sur cette hérédité monarchique dont ils venaient de consacrer la vertu. Cette transaction, dont la commercialité ne cherchait même pas à se dérober, fut violemment discutée. Un nom lui est demeuré : on l’a appelée la Constitution de Rentes. Elle était revêtue de soixante-six signatures. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que parmi ces signatures figuraient neuf signatures étrangères : comte Bilderbresch, Carbonara, de Gregori, Herwyn de Wilveld, de Micronon, Schimmelpennink, Van de Pol, Van Dedem, Van Juglen. Au surplus, c’est à cela que se bornait l’intérêt de cette Déclaration, publiée le 8 avril au Moniteur, et dont le seul article important est l’article 2 :

« Le peuple français appelle librement au trône de France Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier roi, et, après lui, les autres membres de la maison de Bourbon, dans l’ordre ancien. »

Cette Déclaration fut le signal de la bruyante courtisanerie que contenait, seule, jusque-là, le doute où étaient les esprits sur les événements. Tous les intérêts menacés, tous les privilèges, toutes les peurs, trouvèrent une formule adulatrice. Pendant quelques jours, ce fut une émulation dans la bassesse. Des fonctionnaires, chargés d’honneurs par Napoléon, ses généraux enrichis des dépouilles des nations, les magistrats, les avocats, toute la société dirigeante adhéra par le serment au règne nouveau. Les avocats d’Amiens ne furent cependant pas dépassés dans ce concours de servile rhétorique.

Devant cette soumission sans retenue, et qui n’attendait même pas l’ordre donné pour trouver l’attitude humiliée, le gouvernement provisoire se donna toute licence. Aucun acte ne lui parut plus ou grave ou impopulaire. Et c’est de ce jour d’aveugle confiance dans l’adhésion sans mesure de la nation que datent les fautes qui vont un peu plus tard retomber sur le régime. Il y avait dans l’armée un soldat, le général Dupont, qui avait capitulé, à Baylen. Pour cela, l’Empereur l’avait comblé d’injustes affronts. C’était, en tous cas, et réserve faite de disgrâces excessives, un soldat impopulaire. On en fait un ministre de la Guerre. L’abbé de Pradt, archevêque de Malines, devient le directeur des maisons de la Légion d’Honneur. La presse est soumise à la censure.

Entre temps, les caisses du Trésor public avaient été trouvées presque vides, garnies à peine de dix millions qui, sous la main du gouvernement provisoire, étaient devenus, presque totalement, le salaire de beaucoup de défections. On expédie à Orléans M. Dudon, qui arrache à l’ex-impératrice les diamants de la couronne, quinze millions, et les rapporte. Une autre expédition, plus malheureuse pour son auteur, fut tentée près de Paris. Maubreuil, ce Maubreuil qui caracolait auprès du tzar, à la rentrée des alliés, ayant mis à la queue de son cheval la croix de la Légion d’Honneur, enlevait, près de Paris, l’argent de la princesse de Wurtemberg. Il opérait, en vertu d’ordres formels, pour le compte du Trésor. Mais la princesse, cousine du tzar, le fit enfermer. En 1817, il fut jugé et condamné par la cour de Douai, par contumace, non sans avoir partout proclamé que Talleyrand lui avait donné l’ordre de tuer Napoléon. Talleyrand a nié. Entre ces deux versions, et surtout entre les deux hommes, l’histoire hésite faute d’autres témoignages, ne peut faire un choix.

Pendant ce temps, le comte d’Artois attendait à Nancy. Enfin, le 4 avril, par l’intermédiaire du fidèle Vitroles, Talleyrand l’appelle. Il se met en route, comble de promesses les chemins qu’il parcourt « dans une haie de cocardes blanches », dit-il, et donne surtout l’assurance, afin de ravir la popularité qui se dérobe, de l’abolition de la conscription et des droits réunis — double fardeau qui pèse aux épaules du peuple. Il arrive. La difficulté de sa situation politique apparaît alors à tous. Comment le traiter ? Comment le nommer ? Quel titre lui offrir ? La réception fut triomphale. Toute l’émigration chevauchait à ses côtés, dissimulant mal, derrière elle, la robuste prestance de quelques maréchaux. Oudinot, Ney, Mortier, empressés à servir le maître nouveau. Une rougeur envahit le visage du comte d’Artois à la vue des cocardes tricolores dont, par un reste d’habitude, restait parée la servilité maladroite des officiers de Napoléon. Talleyrand prononça un vague discours où il mit son souci à ne pas qualifier le nouveau venu. Celui-ci balbutia quelques paroles sans portée, mais qui, le lendemain, au Moniteur, se transformèrent en paroles célèbres : « Il n’y a rien de changé en France : il n’y a qu’un Français de plus ». Et puis il entra aux Tuileries, sans qu’aucune émotion, au moins apparente, vint s’offrir aux familiers, chez cet homme, revenant, pour la première fois, sous des arcs de triomphe, dans le palais qui avait été, pour son frère, l’antichambre épouvantée de la mort.

Mais ni le bruit des fanfares, ni le tumulte concerté des acclamations ne résolvaient la question. Quel titre aurait le nouveau venu ? L’entêtement légendaire des Bourbons, ici encore, ne voulant pas céder, la lieutenance générale offerte fut d’abord refusée. Mais la révolte fut courte, et, de toutes parts averti, le comte d’Artois faiblit. Il accepta, des mains du Sénat, ce titre, la veille refusé. Il alla même jusqu’à le remercier par une déclaration, où la double ingéniosité de Talleyrand et de Fouché avait jeté de diplomatiques formules. Ce fut la déclaration du 14 avril. Le lendemain, le comte d’Artois recevait le Sénat et la Chambre. Son désappointement se marqua dans les paroles qu’il adressa à la Chambre, et où, pour la distinguer du Sénat dont la résistance avait réduit sa propre répugnance, il appela ses membres « les véritables représentants » de la nation. Le 16 avril, au nom de son frère, encore retenu en Angleterre, le comte d’Artois prenait en main le pouvoir.

Cet intérim ne devait durer que peu de jours. Mais il fut rempli par les fautes les plus impopulaires. Le chef provisoire inaugura son gouvernement en déléguant en province, sous le prétexte de veiller à l’exécution des mesures prises, les royalistes les plus outranciers. Leur présence, surtout dans l’ouest, réveilla toutes les colères. Le comte d’Artois avait promis, sur son passage, l’abolition des droits réunis ; par une ordonnance du 20 avril, par une autre du 27 avril, il fait sommation aux contribuables d’avoir à verser dans les huit mois les deux tiers de leur contribution, et il maintient ce qu’il avait promis d’abolir.


L’enjambée impériale.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Enfin, il signe le honteux traité du 24 avril, par lequel la défaite de la France est consommée. Certes, la défaite n’avait apparu qu’après les ruineuses victoires, et si la France avait vu tarir l’or de ses coffres et le sang de ses veines, le crime en était à l’empereur. Un traité de paix et des concessions, apportées par lui, étaient inéluctables. Aucun pouvoir ne s’y serait soustrait. Mais le traité ne ratifie pas seulement la défaite, il désarme la France en livrant ses citadelles, leur matériel, celui des villes maritimes, et tous les approvisionnements. Bien plus, il enrichit les nations ennemies qu’une longue guerre avait ruinées, si bien que la France mutilée, non seulement était privée d’armes, mais se trouvait, vidée de toutes ressources, en face d’une Europe fortifiée. Le duc de Rovigo a pu évaluer la perte pécuniaire à un milliard et demi (plus de quatre milliards de notre monnaie).

Ce fut le comte d’Artois qui revêtit de son sceau cette honte, derrière laquelle l’histoire, même dédaigneuse des polémiques de scandale, a pu flairer une affaire profitable au véritable rédacteur du document, M. de Talleyrand. En même temps, d’un seul coup, tombaient les droits qui, pendant le blocus continental, avaient proscrit, sur les tissus et la cotonnade, la concurrence anglaise ; d’innombrables vaisseaux anglais, chargés de cargaisons, prêts à l’événement, envahissaient nos ports, et le marché intérieur était disloqué… Aussi, en quelques jours, ces événements malheureux froissèrent le pays dans son honneur, sa fierté, ses intérêts. Avant même que Louis XVIII ne vint prendre possession de son trône, le régime s’alourdissait sur la nation. Qu’allait apporter le roi nouveau ?

Le 20 avril, comme Napoléon abandonnait Fontainebleau, Louis XVIII quittait Hartwel où l’hospitalité anglaise l’avait protégé en dépit des sommations impérieuses de Napoléon. Ignorant de l’état des esprits, par son éloignement, sa réclusion volontaire, l’étroitesse des vues anciennes jamais abandonnées, ce roi revenait en France sans même se douter du fardeau qui allait lui être dévolu. Il débuta, à Londres, par un discours adressé au roi d’Angleterre et où il blessait à la fois, la fierté française et la susceptibilité des alliés auxquels il devait tout. Reçu avec des honneurs magnifiques dès son arrivée à Calais, il s’avança jusqu’à Compiègne. C’est là qu’il avait résolu de s’arrêter pour résoudre le conflit qui s’élevait en son esprit et qui touchait à ses prérogatives ainsi qu’à celles du Sénat.

Auprès de lui, deux confidents se tenaient, dont les contradictions violentes ne faisaient qu’obscurcir encore pour lui la notion des choses. M. Pozzo di Borgo, représentant d’Alexandre, lui conseillait le libéralisme, tandis qu’au nom du comte d’Artois, le duc de Bruges était chargé de réveiller en ce vieillard les suggestions de l’amour-propre royal. C’est ce dernier qui l’emporta. Il s’agissait de savoir si le Sénat rédigerait la constitution, si le roi lui jurerait fidélité, si, des mains de ses sujets ce monarque accepterait le bienfait du trône, ou bien, si le monarque concéderait à ses sujets une constitution libérale, ne recevant rien que de Dieu. Au fond, le roi nouveau inclinait au libéralisme, surtout, si on comparait ses conceptions à celles de son entourage. C’était autour d’une question de forme que se livrait toute cette bataille… et nul ne savait qui l’emporterait, du Sénat, ou du roi, quand Alexandre intervint.

La main habile de Talleyrand avait détaché cet ambassadeur formidable au roi nouveau. Le premier ministre, qui avait besoin, pour couvrir ses anciennes trahisons de garanties présentes, ne se serait jamais contenté de quelque promesse, même souriante. Il aimait mieux une précaution constitutionnelle qu’un compliment protocolaire. Il avait pu intéresser le tzar, en le prenant par où se laissent saisir la plupart des hommes, et les plus puissants, par l’amour-propre, en le suppliant de ne pas laisser détruire, par un mouvement d’humeur, l’œuvre de l’Europe. Flatté d’être cet arbitre souverain, Alexandre accepta. Il trouva au château de Compiègne un vieillard changé physiquement, mais tenace jusqu’à en être indomptable. Et ce fut le vieillard goutteux qui triompha par la ruse du splendide et glorieux empereur. Il revendiqua le triple droit de s’appeler roi de France et de Navarre, de dater de la dix-neuvième année de son règne, c’est-à-dire de la mort de Louis XVI, ce régime nouveau, de promulguer lui-même la Constitution pour lui donner l’origine royale et lui enlever le sceau sénatorial.

L’empereur céda. En réalité, il cédait sur un principe, et non sur une formule. Permettre cette rétroactivité du règne, c’était biffer d’un trait de plume dix-neuf années, la Convention, le Directoire, le Consulat, l’Empire et déchirer l’histoire de la France au profit de l’histoire de la royauté. Dépouiller le Sénat du droit de promulguer la constitution, c’était briser l’initiative constitutionnelle dans la nation pour la restituer au roi. Mais le Sénat l’emportait sur les promesses que contenait la Charte. Le roi enfin la signait, et le 2 mai elle était promulguée.

En même temps le roi entrait à Paris. Près de lui, tous les princes de la maison de Bourbon, et la duchesse d’Angoulême se tenaient. Seule, la fille de Louis XVI attestait par son attitude que les souvenirs sinistres n’avaient pas cessé, même dans la joie, de hanter son cerveau. La même adulation bruyante montait vers le souverain affaibli, infirme, vieilli, qu’une calèche découverte traînait à Notre-Dame, devant la statue relevée de Henri IV, enfin aux Tuileries. Les maréchaux de l’empire formaient un cortège éclatant à « la dynastie la plus ancienne du monde » comme avait dit à Compiègne Berthier, qui fût demeuré sous-officier sans une autre dynastie plus récente.

Entre quels mains le sort de la France venait-il d’être remis ? Le roi Louis XVIII accédait au trône à soixante ans, affaibli, malade, rivé presque à la tombe par les infirmités implacables qui martyrisaient son corps. Mais, même en un corps torturé par la maladie, une âme forte peut survivre sur laquelle le malheur vient plier. Or, ce n’était pas le cas. C’est en vain que la presse du temps, n’ayant que la liberté de la louange, le représentait « avec une touchante » et quand « il était assis, sa canne entre ses jambes pareil à Louis XIV à cinquante ans ». Ni physiquement, ni au moral, le portrait ne ressemblait. Fils du Dauphin, petit-fils de Louis XV, Louis-Stanislas-Xavier avait reçu de sa mère, princesse de Saxe, du sang allemand que n’avait pas régénéré dans ses veines la sève épuisée d’une race flétrie par les vices. Toute sa jeunesse fut alourdie du patronage direct du duc de Laguyon, son précepteur, et son adolescence dissipée, comme il seyait à un frère du roi. On lui a fait un renom de libéralisme et on a écrit qu’à la cour de son frère Louis XVI il avait représenté l’élément nouveau : en fait il est exact qu’il plaisait au peuple, qu’il prit parti contre tous les princes du sang, quand se posa la question du doublement du tiers, et que chargé par le roi d’aller apporter le compte au bureau, il fut acclamé là où le comte d’Artois était obligé de se faire protéger. Mais ce n’était pas là un vrai libéralisme : ce n’était que l’esprit de fronde, assez fréquent, sur les marches du trône chez les princes du sang qui visent à l’originalité et, ne pouvant porter la couronne du pouvoir recherchent les lauriers de la popularité. En fait aussi, il s’associa contre les ministres à toutes les intrigues, combattit même par des brochures anonymes, mais qu’on lui peut justement attribuer, Turgot, et ensuite, par les mêmes armes, Necker, Loménie de Brienne, Calonne. Protégé par ses apparences libérales contre les premières colères de la Révolution naissante, il ne partit que le dernier vers l’émigration : il séjourna à Gand. Alors, loin de la Révolution, il lui montra un autre visage, le vrai visage, celui où le mépris altier et la haine aveugle s’inscrivent. Il prit part à tous les complots, provoqua avec le comte d’Artois la coalition de Pilnitz, dirigea vers la France ces bataillons ennemis que le canon de Valmy dispersa. Après l’exécution de Louis XVI, dont il avait compromis le règne et précipité la chute, qu’il avait laissé, seul, en proie aux menaces de mort, il se proclama régent et, après le décès de Louis XVII au Temple, se proclama roi sous le nom de Louis XVIII[1] Pendant des années il erre sur les chemins de l’Europe, hôte, tour à tour importun ou agréable, de toutes les cours, séjourne en Italie et puis à Rome, où il marie la fille de Louis XVI au fils du comte d’Artois, le duc d’Angoulême (1799), en Allemagne et enfin en Angleterre. Il perdit là sa femme, fille du roi de Sardaigne, et veuf, sans enfants, ayant enfin trouvé l’asile devant lequel tombèrent les colères de Bonaparte, il partagea sa vie entre l’étude, la littérature, les intrigues, au demeurant, roi cultivé pour son temps, préférant la muse grivoise au labeur pénétrant qui est un des auxiliaires de l’expérience. Son esprit, aigri par les déceptions, s’il eût voulu s’élargir à ce moment, eût tenté une œuvre impossible : les courtisans de l’infortune étaient là, le comte d’Aravay, d’abord, à sa mort, le duc de Blacas, gentilhomme provençal, ancien officier de dragons, déserteur, pour l’émigration, de ses devoirs militaires, ardent royaliste, imprégné de toutes les rancunes étroites où le cœur captif finit par se dessécher. Telle fut sa vie, dans cette Angleterre qui n’était plus, à cette époque, le premier pays de la liberté humaine, mais où les menaces de Bonaparte et ses projets meurtriers avaient accumulé contre la France les haines et les préjugés, et où Pitt, pour mieux vaincre, faisait appel à toutes les passions rétrogrades. Telle fut sa vie en exil, au contact d’un peuple qui ne lui pouvait donner aucune des leçons libérales, qui cependant enrichissent ses traditions et son histoire, au contact du passé sinistre que des mains qui se croyaient pieusement fidèles ranimaient à chaque instant pour lui, tout près de l’enfant orpheline dont la tristesse lui rappelait chaque jour le double geste du bourreau. C’est ce roi qui, sans préparation, sans transition même, venait, tout défiant d’un peuple infidèle, le gouverner. L’âge, en apportant ses douleurs et ses faiblesses à ce corps obèse, inclinait heureusement son esprit vers le repos. À ce goût du repos, le roi sacrifiera un peu de sa hautaine morgue, et s’il demeure, en principe, attaché au droit dévolu par le ciel seul, il acceptera, dans la pratique, des accommodements. À ce penchant pour la paix privée sera due un peu de la triste paix privée qui va, au début du règne, apparaître.

Ce n’était pas le comte d’Artois qui pouvait, par ses conseils, atténuer les effets néfastes que cette situation comportait. Il ne les pouvait qu’aggraver, et il n’y manqua pas. Près de lui, Louis XVIII pouvait passer pour un libéral et être traité comme un esprit ouvert. Toute sa jeunesse le montre ce qu’il demeura : cavalier élégant, homme du monde, convive aimable. Sa tenue martiale, comme colonel-général des Suisses, n’était qu’une des apparences menteuses dont le cabotinage insulte la réalité : dans toute sa vie, cet homme qui, même en 1830, disait qu’il aimait mieux « monter à cheval qu’en charrette », ne parut qu’à une action de guerre, au siège de Gibraltar, où il demeura huit jours, émerveillant l’Espagne belliqueuse par la robuste aisance avec laquelle il s’adonnait à de très pacifiques excès. Naturellement, il fut à la Cour le plus hautain représentant de l’aristocratie : il encouragea toutes les mesures de résistance et, préférant monter en voiture qu’à cheval, le premier de tous, abandonnant son frère, ouvrit vers les frontières la voie de l’émigration. Il séjourna à Turin, s’agita, intrigua, provoqua directement la coalition de Pilnitz, entra même en France, mais il se tint loin des coups. Au même moment, il excite les chouans à la révolte : il leur promet de les réconforter de sa présence, et ceux-ci se lèvent. Le comte d’Artois s’embarque en effet sur la flotte de l’amiral anglais Waren, mais il se fait descendre à l’île d’Yeu pendant que, sur la presqu’île de Quiberon, où on l’attend, les roturiers royalistes meurent pour Dieu et pour le roi. C’est à cette date que Charette écrivait au comte de Provence (Louis XVIII) la lettre fameuse[2].

Charette mourait, en effet, mais le comte d’Artois, élégant et léger, volait vers d’autres intrigues. Il reçut à la cour de Russie une épée enrichie de diamants, de la main même de Catherine II et, avec, un programme superbe puisque cette épée lui était remise, à lui, « pour sauver son peuple ». En fait, il ne la tira que pour la vendre ; il était, en effet, très prodigue, avait, avant la Révolution, toujours dépensé ses quatre millions de revenu (16 millions de la monnaie actuelle), et laissé au Trésor le soin de payer, en plus, 56 millions de dettes. Sa vie ne démentit pas sa jeunesse, et on peut dire, à ce point de vue, qu’elle eut une belle unité. Il demeura, pendant la durée de l’Empire, à Edimbourg, où devait le ramener son dernier exil. Et c’est de là qu’il partit, quand les premières défaites annoncèrent la chute, pour se mêler aux rangs de l’ennemi et, par les armes prussiennes, conquérir à son frère le trône.

Cependant le roi ne se pressait pas de tenir sa promesse, qui était de faire connaître la Charte. Enfin il réunit la commission chargée de l’élaborer en lui soumettant au jour le jour ses travaux. Composée de dix-huit membres nommés par lui, de sénateurs, de députés, elle aboutit, après quelques jours à une approbation presque complète du projet royal, à elle soumis comme un ordre. Ce projet, qui devint la Charte, s’écartait déjà de la Déclaration du 2 mai, et il était visible que toute la pensée, même voilée, du régime allait être de jeter sur des ruines, non un édifice nouveau, mais des ruines semblables. Pour la religion, la Charte primitivement déclarait la religion catholique culte de l’État, et daignait accorder sa protection aux autres cultes. Il fallut la protestation de Boissy d’Anglas pour modifier un peu la formule où la religion catholique demeure d’ailleurs la religion d’État.

Pour la presse, c’est bien pis : la Déclaration avait promis la liberté. La Charte parlait « de prévenir et de réprimer ». Seul le second mot résista à la timide épreuve que fit subir au document souverain la commission. « Le roi propose la loi ». C’est à peine si, par voie d’amendement, la commission fit admettre pour la Chambre le « droit de supplier » le roi de déposer un projet de loi. Enfin la Charte supprime le Sénat, dont cependant la Déclaration faisait mention. Elle y substitue la chambre des Pairs et, ainsi, les sénateurs, qui ont proclamé la déchéance impériale, à leur tour connaissent la déchéance. Quand vint la discussion sur la Chambre, le débat fut brusqué par le président Dambray : l’empereur Alexandre s’impatientait et le roi avait demandé à la commission de presser ses travaux. On ajourna la discussion sur l’origine de la Chambre, mais il fut acquis que l’électorat serait acquis par tout homme de 25 ans payant 300 francs d’impôts et l’éligibilité par tout homme de 30 ans en payant 1 000.

Ce fut tout. Le 4 juin, une assemblée extraordinaire réunit le Parlement auquel venait rendre visite le roi. Les mêmes acclamations qui avaient assourdi Napoléon partirent des mêmes poitrines à l’adresse du souverain impotent dont la débilité physique faisait déjà l’objet des quolibets populaires. Le roi parla un langage modéré et la cérémonie fut close.

Telle fut l’histoire de cette charte hâtive, document mensonger qui devait essayer de tromper une nation, qui contenait, pour la duper, les mots nécessaires, et dont chaque acte du pouvoir allait faire éclater la perfidie.

La Charte fut affichée dans Paris. Elle promettait, comme on l’a vu, la conservation des droits acquis et le respect des situations personnelles. Au fond, par elle-même, il n’y avait rien de nouveau, et la Restauration, en apparence, devenait la plagiaire des autres régimes. Qu’avait fait la Révolution, sinon abolir les privilèges, ouvrir à tous l’accession à la propriété, décréter l’égalité devant la loi ? La Charte, en appelant tous les Français à tous les emplois, en maintenant l’ordre de propriété, en promettant de respecter les personnes, nonobstant leurs opinions, consacrait, après Napoléon, l’œuvre révolutionnaire. Elle ne l’eût pu extirper d’un coup sans fouiller jusque dans les entrailles du pays et sans risquer une révolution nouvelle, celle des intérêts compromis ou menacés. Ainsi l’œuvre sociale de la Révolution demeurait entière ; elle était mêlée à l’âme et à la conscience même de la nation et l’ancien régime revenait trop tard pour en anéantir la substance.

De plus, Napoléon avait créé autour de lui des fonctionnaires et réparti entre leurs mains les délégations indispensables dont sa main avare mesurait et dosait la portée. Toutes ces créations administratives étaient respectées. On peut dire, par conséquent, que la Restauration, malgré ses prétentions, subissait l’ordre de choses présent. Elle faisait éclater son désir de rétroagir jusqu’à l’ancienne époque, plus par les discours des hommes, les excès, les provocations, les défis, le défilé des costumes, la réintégration des anciennes modes, que par le fond même des choses. Le roi, les émigrés, les royalistes se résignaient à l’état présent et aspiraient au retour vers l’état ancien. C’est de ce contraste, tour à tour atténué ou violent, entre le vœu des hommes médiocres qui s’étaient, par la main du malheur, abattus sur la France, et le vœu secret et durable des choses indifférentes, c’est de cette contradiction que viendront les difficultés, ensuite les soucis, puis les fautes, enfin les catastrophes par où s’effondrera au soleil de juillet la monarchie française.

Et ces fautes ne furent ni longues à venir, ni faciles à réparer. Napoléon avait disparu, ne laissant rien derrière lui. Suffisant à tout, il avait étouffé les initiatives, abaissé les caractères, laissé prise seulement à la rouerie d’un Fouché ou d’un Talleyrand. Personne ne pouvait se vanter d’avoir été à son école et à personne il n’avait permis de conquérir dans l’État une telle place que cet homme pût maintenant servir utilement la royauté nouvelle.

On s’en aperçut vite et c’est dès le début du règne que la folie, l’incapacité, la cupidité, par dessus tout la profonde ignorance de la France va précipiter le régime vers la ruine. Pour le tenir debout, il eût fallu des hommes qui, au rebours de la formule célèbre « aient tout oublié et tout appris », qui n’eussent pas voulu, de tous les ressorts de leur entêtement sénile ou maladif, refaire dans des cadres nouveaux une monarchie, qui eussent compris leur siècle. On l’a vu, ce n’était pas le roi, moins encore son frère, moins encore sa maison et son entourage qui étaient capables de cet effort ou même de ce désir.

On commence par froisser le commerce avec la fameuse ordonnance du 7 juin qui, soit à Paris, soit en province, rétablit l’obligation légale du repos dominical, et interdit le dimanche même le colportage, même la circulation des voitures.


Grande distribution de bâtons
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale).


Après les intérêts matériels du plus grand nombre, de cette petite bourgeoisie qui trafique, vend, transige, s’occupe, ce sont les intérêts des paysans qui, d’un seul coup, sont ébranlés. Le Gouvernement propose à la Chambre un projet de loi tendant à restituer leurs biens non encore vendus à une série d’émigrés. Cette restitution, lésait l’État seul qui perdait par là un revenu annuel de neuf millions, à un moment où le baron Louis avouait dans le premier budget de la Restauration un arriéré de 754 millions à payer, legs de l’Empire, avec des recettes minimes et précaires pour y faire face. Déjà, d’ailleurs, la Convention, après le 9 thermidor, et le Directoire, et le Consulat, et l’Empire avaient agi de même. Ce ne fut donc pas le projet qui porta atteinte à tous ces intérêts, mais le scandaleux discours du représentant du Gouvernement, Ferrand, qui annonça que cette mesure était un commencement, qu’il faudrait qu’un jour vienne où la restitution soit complète au profit des bons Français qui avaient suivi l’émigration. La cynique insolence de l’orateur royal jeta la consternation parmi les amis intelligents du régime : la Chambre donna mandat à son commissaire Didret de repousser vivement, non le projet, mais les considérants. Mais la menace était faite : sans compter qu’à la cour des Pairs qui, après la Chambre, adoptait le projet, Macdonald déposait un amendement, non discuté, mais qui posait le principe des restitutions par voie d’indemnité et qui fut le germe du milliard des Émigrés.

En vain Chateaubriand, qui avait été un des artisans de ce régime, le suppliait-il de ne pas s’attacher au cadavre de la monarchie ; des sarcasmes venaient le souffleter, et la folie continuait. Après les intérêts matériels, ce furent les intérêts moraux. Un projet de loi sur la presse n’exemptait de la censure que les publications qui avaient plus de trente feuilles, et soumettait toute publication de journal à l’autorisation royale. Cette fois, la Chambre refusa d’accéder à ce projet dont Royer-Collard avait rêvé de faire la cuirasse du régime nouveau. Il fallut que le ministère acceptât de réduire de trente à vingt le nombre des feuilles qui échapperaient à la censure et de déclarer que cette loi, organique, au début, serait provisoire et ne durerait que jusqu’en 1816. Tous ces débats, d’ailleurs médiocres, où les orateurs se suivaient sans se répondre, lisant leur discours, n’eurent aucun retentissement ; mais le pays les supportait mal, et, divisé contre lui-même, excité par les émigrés dont l’insolence s’était accrue et qui trouvaient sans vigueur ce gouvernement, effrayé par les menaces d’expropriations prochaines et de prochaines expiations, il se demandait déjà ce qu’il avait gagné à la chute de l’Empire. De plus, les mêmes impôts, et la conscription, cette plaie du Premier Empire, demeuraient. Le comte d’Artois avait bien promis, en effet, leur suppression, et la Déclaration du 2 mai avait bien souscrit à cette promesse ; mais la réalité était là.

Une autre réalité, plus dure : Louis XVIII avait signé le honteux traité du 30 mai où il avait d’ailleurs été entraîné par son frère, lequel y avait été conduit, le 23 avril, par Talleyrand. Il fut peu de traités, même au lendemain de déroutes nationales, qui égalèrent celui-ci. Il cédait tout : les colonies, une partie de l’Inde, nos forteresses, nos canons ; en outre, la France, par lui, s’engageait à accepter, quel qu’il fût, le résultat du congrès de Vienne qui s’apprêtait ; de plus, huit millions étaient prélevés sur le budget en déficit pour payer les signataires de ce traité. En même temps, comme pour tenir la gageure de gouverner contre tous, c’était l’armée que le général Dupont frappait. On a peine à croire que la courtisanerie ait pu descendre à ce degré, ou la rancune contre l’empereur, auquel ce ministre devait, d’ailleurs, un injuste abaissement. Dès ses débuts, Dupont prend les mesures les plus propres à soulever des colères dans un milieu qui, déjà par les circonstances, était aigri. Certes, la Restauration ne pouvait, ne devait pas garder l’armée de l’Empire : elle se proposait un autre objet que le rapt permanent qui veut les armes prêtes et les mains promptes. Aussi, si la promesse de supprimer la conscription était une menteuse et irréalisable promesse, la France ne pouvant pas ne pas avoir de troupes, du moins le licenciement des soldats et des cadres en surcharge était-il une mesure juste et d’ailleurs nécessaire. Mais, aux yeux même d’une politique secondaire, cette mesure eût évité son propre danger qui était de créer un mécontentement redoutable, de faire de chacun des hommes renvoyés un agent violent d’opposition. Un tact incomparable était nécessaire ; on eut la lourde main de Dupont. Il supprimait des officiers, mais il organisait la maison royale, la dotait de compagnies innombrables, couvrait de galons et de croix de jeunes émigrés imberbes, d’un seul coup promus. Le comte d’Artois, le roi lui-même, ayant pris l’habitude de revêtir des uniformes, la courtisanerie parodia ce travestissement : il fallut donner des autorisations de colonels et de lieutenants-généraux afin de satisfaire à cette mode : naturellement, c’était le budget qui soldait ces caprices. Ce n’est pas tout : après avoir licencié 2 400 officiers, on renvoie 1 100 invalides dont le traité du 30 mai avait supprimé le titre de Français et qui se trouvaient être nés à l’étranger, on en renvoie 1 200 dans leurs foyers avec une pension dérisoire. Ce n’est pas tout encore : un projet reprend une ordonnance de 1751 qui exigeait, pour l’entrée dans les écoles militaires, un parchemin témoignant de cent ans de noblesse ; mais devant la répugnance de la Chambre on retira le projet. On en proposa un autre : sur quatre maisons de la Légion d’honneur, on en supprime trois. Même protestation, même retraite. Mais qu’importait ? Le coup était porté, l’intention perçait. Et si les actes eussent cessé d’être éloquents, restaient les paroles : un jour, le duc de Berri, qui s’essayait gauchement au métier de général, passa une revue. Un officier lui demanda la croix de Saint-Louis. — Pourquoi ? dit le duc. — J’ai servi trente ans la France. — Trente ans de brigandage ! s’écria le duc qui, d’ailleurs, croyant effacer la mauvaise impression produite, accorda la croix. On en accordait bien d’autres, avec des titres de marquis ! L’armée subissait, en cachant mal son ressentiment, cette situation, lorsqu’en une soirée, on lui enleva Dupont, pour le remplacer, au ministère, par le maréchal Soult.

Celui-ci qui, retenu jusqu’au 10 avril à Toulouse, par l’armée de Wellington, n’avait pu venir tout de suite apporter ses services à la monarchie nouvelle, avait, depuis, regagné le temps perdu. Il avait reçu en paiement de platitudes le commandement militaire de la Bretagne : c’est là que, pour fournir un gage de plus, il prit l’initiative d’élever un monument aux Vendéens tombés à Quiberon sous les coups de Hoche. Une chapelle se dressa, qui existe encore et où la spéculation tire profit, avec des larmes, de la mort. On le récompensa, en l’appelant à la tête de l’armée et il promit de la « royaliser ». Ses débuts furent malheureux ; il voulut frapper de non-activité le général Exelmans, dont une lettre à Murat avait été saisie, et le renvoyer au loin, dans la Meuse. Celui-ci, dont la femme accouchait, refusa de partir et mit l’épée à la main pour défendre son domicile. On viole le domicile, on maltraite une femme malade ; toute l’opinion se retourna contre le brutal agent de la réaction royaliste, et Exelmans — qu’un conseil de guerre allait acquitter — cingla le maréchal, son camarade de régiment, en lui rappelant en termes cruels la communauté de leur origine, la pureté de leur ancienne pauvreté et la différence actuelle de leurs revenus.

Ainsi tout conspirait contre les Bourbons, et les Bourbons eux-mêmes. Incapable de rien voir par ses yeux éteints, le vieux roi se reposait sur Blacas, lequel ne savait rien, ne faisait rien, recevait les ministres, les congédiait, et n’oubliait pas, dit-on, le salaire de ses propres services dans la liquidation de la fortune privée de Napoléon. Le mécontentement, une irritation encore voilée, apparaissaient chez ceux-là mêmes qui, au sortir du régime impérial, avaient attendu au moins le repos du régime nouveau. Or, il n’apportait que des ferments de discorde et de haine. Qu’avait-on gagné à la substitution ? Question redoutable et que les esprits, insuffisamment distraits par le débat diplomatique de Vienne, se posaient chaque jour.

C’est le 1er octobre, qu’indéfiniment retardé, s’ouvrit enfin le célèbre congrès diplomatique, où, durant des mois, toutes les petites nations, guettées comme des proies, furent dépecées par les grandes. Les rois alliés avaient renversé Napoléon pour le punir de ses œuvres de violences : et ils allaient, dans l’ombre, renouveler cette œuvre à leur profit, frapper les coups de la force, piétiner les territoires trop faibles pour se défendre, fouler trente millions d’êtres dont l’existence, historique devenait l’enjeu de cette discussion. Le rôle de chacune des nations était précisé d’avance et connues ses ambitions. Pour la France, on sait que par l’article 5 du traité du 30 mai, elle reconnaissait d’avance et acceptait le résultat des négociations. La Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre, s’étaient instituées les directrices de la discussion : elles devaient décider et ensuite, ayant terminé, entrer en conférence entre la France, l’Espagne et les petits États.

C’était la France exclue de toute participation directe aux discussions, expropriée de toute influence. Il fallait un peu s’y attendre après le traité du 30 mai. Aussi Talleyrand, qui en était sinon l’auteur, au moins le complice, aurait-il été réduit à l’impuissance sans l’intervention de lord Castelreagh, représentant de l’Angleterre, qui, la première, et bientôt suivie par l’Autriche, se détacha de ce redoutable concert. L’Angleterre et la France protestèrent : le cercle fut élargi et désormais toutes les puissances furent admises à l’élaboration du traité. Comment et pourquoi s’opéra cette révolution diplomatique qui rompait l’alliance entre ces amis d’hier et les transformait en rivaux ? C’est qu’unis pour arrêter la marche de Napoléon, ces gouvernements devaient tomber aux plus méprisables disputes, dès que se poserait la question du partage. Chacun avait sur les dépouilles un droit qu’il croyait supérieur. Et c’est de cette violente rencontre des gloutonneries russe, anglaise, autrichienne, prussienne, longtemps contenues, que sortit le traité de Vienne.

L’Angleterre était satisfaite, sinon rassasiée : elle avait, de par le traité de Paris, Malte, la suprématie dans l’Inde où nous ne pouvions avoir qu’une troupe de police, les îles Ioniennes et le Hanovre. Seule nation coloniale, elle ne pouvait être inquiétée par les autres, mais elle avait la crainte que la Russie, qui gouvernait trois mers, ne s’agrandît au point de devenir une redoutable rivale, et, dès lors, elle devait, au sein du congrès, combattre ses prétentions. Elle n’y manqua pas.

La Russie et la Prusse avaient, au contraire, partie liée : la Russie avait pris la Pologne, accaparé ce qui était le bien de la Prusse. Elle n’entendait rien lui céder. Et elle voulait, naturellement, que son alliée eût une compensation. Elle luttait pour que la Saxe fût entièrement incorporée à la Prusse qui se déclarait satisfaite moyennant ce salaire. Mais voilà ce que l’Autriche ne pouvait accepter sans risquer d’avoir près d’elle, pour voisine, une forte nation, la Prusse, au lieu de la Saxe, et pour autre voisine, la Russie. Elle devint donc l’alliée nécessaire de l’Angleterre, au sein du congrès.

Qu’allait faire la France ? Vaincue, démembrée, abaissée, voilà que les compétitions les plus sordides lui restituaient le rôle d’arbitre. Il fallait qu’elle le prît. Et il ne lui était pas défendu d’exiger, pour prix de son concours, un avantage, par exemple la revision du traité du 30 mai, déjà entamé, puisque, nonobstant la clause de l’article 5 obligeant la France à se contenter de tout résultat acquis, celle-ci était la maîtresse de la situation.

Reviser le traité du 30 mai, c’était reconquérir une partie de nos positions, regagner quelques-uns des avantages si déplorablement concédés. On pouvait attendre de Talleyrand cet effort. Mais Talleyrand était parti de Paris avec des pouvoirs assez précis : c’était d’obtenir la restauration sur le trône de Naples du roi Ferdinand de Bourbon, c’est-à-dire le détrônement de Murat. Qu’importait à la France cette restauration ? Elle ne lui était d’aucune utilité. Mais elle importait au prestige de la maison de Bourbon, et ainsi, tout le plan de notre ambassadeur fut de poursuivre cette vue égoïste et de faire triompher l’amour-propre royal. Pour aboutir à ce but, Talleyrand dressa une question de principes : c’était le respect de la légitimité. Au nom de la légitimité, Louis XVIII avait été replacé sur le trône ; il fallait, au nom du même principe, restaurer Ferdinand. Et Talleyrand soutenait cette thèse avec assurance, quoiqu’il fût lié par des promesses à Murat et, au dire de M. de Rovigo, attaché à lui par le don magnifique de 1 250 000 francs ; il est vrai qu’au dire du même auteur Ferdinand avait fait agréer la même offre et ainsi M. de Talleyrand devait apprécier qu’il était indépendant.

La France, par son représentant, et pour un mince hochet, la couronne de Naples, avait posé le principe de la légitimité. Mais alors, et du même coup, elle était entraînée à soutenir, contre la Russie et la Prusse, le roi de Saxe, lui aussi roi légitime et qu’on voulait déposséder. La logique l’emporta, en effet, et M. de Talleyrand s’unit à Metternich et à lord Castelreagh, non par des paroles, mais par un traité secret, défensif et offensif, entre la France, l’Angleterre, l’Autriche, contre la Russie et la Prusse. Aux termes de ce traité, chaque nation alliée conservait ce qu’elle avait acquis. Belle ressource pour la France qui avait été démembrée et à laquelle on ne restituait rien ! Chacune mettrait en ligne, pour défendre les droits de l’autre, 150 000 soldats.

La résistance de l’Angleterre, de la France, de l’Autriche aux prétentions prusso-russes irritaient l’empereur Alexandre qui avait ainsi vainement tendu la main pour recevoir des Bourbons le paiement de leur restauration et qui montrait par son attitude toute la colère que lui causait cette ingratitude. Il se résolut à un coup de force : il occupait militairement la Pologne en son nom et il occupait militairement la Saxe, au nom de la coalition, comme un gage, punissant ce pays de sa fidélité à Napoléon. Le 6 novembre, il céda la Saxe à la Prusse et M. de Nesselrode annonça qu’il y avait trois cent mille Russes en Pologne prêts à la guerre. La guerre, voilà où étaient acculées, cinq mois après la déchéance de Napoléon, ces nations qui s’étaient levées pour la paix. Des mois s’écoulèrent en conversations officieuses, en négociations privées, surtout en fêtes splendides et en festins, en intrigues d’alcôves dont M. de Talleyrand qui gardait toujours l’esprit libre, fit un récit libertin au vieux roi de la France. Enfin, au mois de février 1815, on finit par une transaction : on donna à la Prusse le duché de Posen, des territoires sur le Rhin, la Westphalie, 782 000 habitants de la Saxe, dont le roi se refusa à signer la cession. La Saxe, quoique réduite, échappa aux prétentions prussiennes. La Russie gardait le reste de la Pologne qu’elle devait reconstituer en royaume. La Belgique fut réunie à la Hollande pour former les Pays-Bas, donnés au prince d’Orange. L’Autriche prit la Vénétie et la Valteline ; en Italie, le roi de Sardaigne, Gênes ; l’Angleterre, Malte, les îles Ioniennes, Heligoland, le Cap, Ceylan, l’Île de France.

La France ne recevait rien, naturellement. Mais ce traité, par l’égoïsme de la maison de Bourbon, lui devenait plus préjudiciable qu’il n’eût dû l’être.

En effet, les plénipotentiaires prussiens offraient de former, sur la rive gauche du Rhin, un État indépendant pour le roi de Saxe : c’était supprimer tout contact, par conséquent tout conflit avec la Prusse. Talleyrand refusa, au nom du principe de la légitimité. Ce congrès, qui avait eu la prétention d’établir l’équilibre européen, où, selon la théorie du XVIIIe siècle, les peuples avaient été violentés sans leur avis, était assis sur un partage cynique et précaire. La base durable manquait, qui est le Droit.

Le congrès finit ainsi le 11 mars : il était clôturé par une somptueuse réception donnée en l’honneur du souverain chez M. de Metternich. Soudain on vit se lever, décomposés, l’hôte et ses invités royaux. Une stupeur tragique figea les visages et un seul mot de bouche en bouche courut : Il est en France ! M. de Metternich venait d’apprendre, sinon la fuite de Napoléon qu’on savait depuis quelques jours absent de l’île d’Elbe et qu’on croyait en route pour les États-Unis, mais son débarquement sur la côte de Fréjus. La fête finit comme une déroute. Hâtivement, les diplomates se réunirent pour mettre Napoléon au ban de l’Europe. Restait à exécuter l’arrêt.



  1. On comprendra que nous ne puissions examiner par le menu la question de savoir si Louis XVII, fils de Louis XVI, est bien mort au Temple, le 8 juin 1795, ou s’il s’est échappé. En fait, divers personnages, dont on peut dire qu’ils furent des aventuriers, attirèrent sur eux l’attention en invoquant le titre de dauphin, une ressemblance plus ou moins frappante avec l’enfant mort au Temple des suites de l’emprisonnement et non les traitements mauvais que la légende attribue à la férocité prétendue de Simon. Ce furent Marie Harvagaout, de Saint-Lô, en 1804, Mathurin Bruneau, Richemont, Eleazar William, et le plus célèbre de tous, Naundorff et ses enfants.
    Ces impostures reposent sur des faits qui semblent acquis, et qui d’ailleurs sont faussement interprétés. 1o On rappelle que Simon et sa femme, furent soustraits à la garde du dauphin, et le renouvellement quotidien des soldats chargés de le surveiller. Mais ces mesures étaient prises précisément pour éviter une fuite, ou une substitution, pour déjouer un complot toujours possible. 2o On rappelle que la femme de Simon parla, aux Incurables, où elle était retirée, de la substitution. Interrogée (elle mourut en 1819) elle ne put rien préciser. 3o La sœur du dauphin a vu, par le trou de la serrure, après avoir entendu du bruit, plusieurs paquets déménagés de la chambre du dauphin. Elle a certainement aperçu des visiteurs et perçu un grand bruit : ces visiteurs n’étaient autres que les médecins et les commissaires de la Convention chargés d’une mission de contrôle.
    Ce qui, d’ailleurs, rend impossible toute cette aventure, c’est d’abord le nombre des personnages qui ont invoqué leur parenté avec Louis XVIII. De plus, on n’a jamais répondu à une question : si le dauphin a échappé en 1795 et qu’on lui ait substitué un enfant scrofuleux et muet, il est bien extraordinaire qu’aussitôt hors de France, cet enfant qui avait dix ans n’ait pas manifesté tout de suite son existence. Or, non seulement il ne dira rien à ce moment, non seulement il ne se rapprochera pas de ses oncles et de sa sœur quand elle sera échangée contre le général Beurnonville, mais il gardera cette attitude jusqu’en 1804. C’est à cette époque, en effet, que la première revendication de son titre a eu lieu. Comment expliquer ce silence et cette inertie ?
    A-t-il été séquestré de 1795 à 1804 ? Par qui ? Où cela ? Dans quel intérêt ? Et, surtout pourquoi l’aurait-il été dans son adolescence, et pas du tout à l’époque de sa jeunesse ? Jules Favre, qui, deux fois, a prêté le prestige de sa parole aux descendants de Naundorff, plaidant devant la cour de Paris, a dit que le père de son client avait été emprisonné, puis relâché — ce qui prouve, disait-il, qu’il était de royale extraction et qu’on n’avait pas osé porter la main sur sa tête. — Mais pourquoi, dès lors, porter la main sur sa liberté ? Et qui ne voit que, au contraire, ceux qui auraient eu un intérêt assez puissant pour emprisonner le jeune dauphin, auraient eu intérêt à celer davantage et plus longtemps sa personne et même à la supprimer ; le crime eût été plus atroce, mais pas plus grand, en tous cas plus utile que cette dure séquestration. Quant à l’entrevue entre la duchesse d’Angoulême (sœur du dauphin) avec Naundorff en 1820, et à l’évanouissement de la princesse, le fait ne prouve rien ; il est très compréhensible que, frappée par une ressemblance qui ravivait ses souvenirs douloureux, la princesse ait faibli un moment, et cet évanouissement n’est pas une preuve.
    En résumé, la légende de cette évasion ne résiste pas à cette double question : si l’on a arraché le dauphin à sa prison, c’est évidemment pour le hisser à la royauté, et pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? Si on l’a arraché au Temple pour lui supprimer ensuite ses droits, on ne comprend pas pourquoi on a pris tant de peine pour le sauver. Diverses condamnations furent prononcées contre les faux dauphins.
  2. « Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu ; il ne me reste plus qu’à me faire tuer inutilement pour Votre Majesté. »