Histoire socialiste/La Restauration/01

Histoire socialiste
La Restauration

Chapitre II.



CHAPITRE PREMIER


LA PREMIÈRE ABDICATION


La première capitulation de Paris. — Situation de la capitale. — La noblesse et la bourgeoisie. — Défilé des alliés. — Réunion chez Talleyrand. — M. de Vitrolles. — Le Sénat et la déchéance. — Napoléon à Fontainebleau. — Les maréchaux. — Défection de Marmont. — L’abdication. — L’Ile d’Elbe.


Le 1er janvier 1814, la coalition européenne avait jeté près d’un million de soldats sur la France. Le flot sombre des uniformes lointains avait mis près de trois mois à recouvrir le pays, depuis la frontière de l’est jusqu’à Paris. Les ennemis ne s’approchaient qu’avec une terreur mêlée de respect de cette capitale jusqu’alors inviolée, et qui semblait devoir tenir toujours en réserve quelque prodige. Mais le 30 mars, pour la première fois depuis bien des siècles, Paris aperçut la fumée d’un camp ennemi. Enserré par plus de deux cent mille hommes, il subit la mitraille continuelle. À l’intérieur de la ville, vingt mille hommes, débris d’armées épuisées et refoulées, résistaient encore, mêlés de polytechniciens, aussi d’hommes du peuple. Les chefs, Mortier, Moncey, Marmont, coupés de l’empereur depuis des jours, déshabitués, par la formidable initiative du conquérant, de toute énergie propre, se battaient en soldats, ne commandaient pas en généraux. Sous les pas de l’ennemi, peu à peu ils reculaient, ayant sous leurs ordres, quelquefois contradictoires, exactement l’effectif suffisant pour couvrir un cinquième de l’énorme enceinte qu’il eût fallu défendre. De la ville morne aucun enthousiasme ne jaillissait ; aucune peur non plus n’apparaissait. Sauf en ses quartiers populaires les plus exposés, Paris semblait absent de lui-même. Pendant la fusillade, alors que les obus tombaient sur les quartiers qui constituent maintenant la Trinité, la population, sur les boulevards, échangeait à voix basse ses impressions.

Le matin du 30 mars, l’impératrice et le roi de Rome, sur la pression de Joseph et du conseil, en dépit de l’opposition calculée de Talleyrand, avaient quitté Paris. Leur carrosse, suivi d’innombrables voitures, avait amené hors de Paris, en Touraine, l’impératrice qui quittait sans une larme, sans un regret, un trône que la loi des diplomaties lui avait imposé. Le long convoi, le triste convoi de l’Empire, avait défilé sous le regard de quelques passants, et cette fuite d’une dynastie attestait l’inutilité de la défense. Joseph, il est vrai, restait, médiocre représentant de l’empereur, invisible et intolérable. Mais à qui n’avait pas su conserver Madrid et le trône d’Espagne, l’autorité manquait pour protéger Paris et le trône de Napoléon. Du reste, au mépris d’une promesse solennelle, lui aussi devait fuir… Cependant, il avait laissé à Marmont la latitude de capituler quand l’heure semblerait décisive.

Le duc de Raguse, dont la capacité militaire aurait répudié, si elle l’eût pu, la terrible tâche de défendre Paris, continuait le combat. Mais le cercle noir des uniformes enserrait de plus en plus la ville, l’étouffait, devenait son seul horizon. Rien que sous la pression physique de tant d’hommes, les combattants, peu à peu, reculaient. Les postes étaient intenables. Les barrières emportées et reprises, et emportées encore, ouvrirent au flot les rues de la ville. Maintenant on se battait de maison à maison, de porte à porte, et les fenêtres étaient des créneaux. Marmont, blessé, les habits en lambeaux, l’épée dans sa seule main valide, n’était plus que le chef dérisoire d’une armée fictive… Vers les quatre heures, il dépêcha vers l’ennemi des parlementaires. Si vive était la fusillade que le premier fut tué, les deux autres furent blessés. Labédoyère revint, ne pouvant se faire jour à travers la mitraille. Enfin, par la route où commandait le général Compan, et qui était plus protégée, un parlementaire se put montrer. Il parla, offrit une suspension d’armes. Le feu cessa vers les cinq heures du soir.

Était-ce là tout l’effort que pouvait tenter Paris ? N’avait-il pas des hommes et des munitions ? N’aurait-il pas dû être organisé en vue d’un siège que la plus élémentaire prudence devait prévoir ? Est-ce la trahison, est-ce l’inertie, est-ce l’anarchie, est-ce l’ignorance qui furent les complices de la défaite ? Napoléon, en tous cas, était le premier coupable. Coupable de n’avoir pas prévu, dès le mois de janvier 1814, que la coalition tendait vers Paris ; coupable de n’avoir pas armé la capitale ; coupable de n’avoir pas compris que la reddition de Paris, ce n’était pas seulement une défaite militaire, mais une catastrophe dynastique.

Il a prétendu, il est vrai, avoir laissé des ordres, et le témoignage du général Dejean, son aide de camp, par lui dépêché à Joseph en fuite et qu’il rejoignit au bois de Boulogne, demeure décisif. Mais un chef tel que lui, habitué à tout prévoir et qui avait fait si souvent entrer la faiblesse humaine dans ses calculs, ne se contente pas de donner des ordres : il laisse des subordonnés capables de les comprendre et de les exécuter. Or, sur qui reposait, en ces journées décisives, la confiance de Napoléon ? Sur son frère Joseph dont il avait mesuré la médiocrité en toutes matières et en toutes occasions ; sur le ministre de la guerre Clarke, duc de Feltre, qu’une carrière exclusivement menée dans les bureaux prédisposait peu à des responsabilités soudaines. Puis, près d’eux Hullin, en qui le général n’avait pas effacé le simple soldat, Savary, absorbé par le contrôle minutieux et policier que comportait sa charge. Et c’est tout. Fallait-il s’étonner si ces médiocrités réunies n’avaient pu faire face au péril ? Une seule explication peut être tentée : c’est que Napoléon espérait revenir à Paris. Mais cependant, s’il devait revenir, pourquoi avait-il donné des ordres inconciliables avec sa présence ? Et, quand il a vu qu’il ne pouvait se rejeter dans Paris, pourquoi n’avoir pas chargé d’une mission de fermeté et de résistance un maréchal ? Il y avait bien Mortier, il y avait bien Marmont. Mais ils étaient venus, sans le savoir, s’engouffrer dans Paris, les Prussiens derrière eux ; et si, au lieu de se jeter dans ses murs, ils eussent bifurqué vers le centre ou vers la Loire, Paris n’avait pas un seul homme de guerre pour préparer sa défense.

La responsabilité générale de Napoléon est donc complète : c’est sur lui, à travers ses représentants médiocres et incapables, que pèse le poids de la capitulation qui se prépare. Il est vrai que, par certains détails, la responsabilité de Joseph et celle de Clarke sont mises en suffisant relief. Il n’était pas nécessaire d’être un homme de guerre accompli, il suffisait d’être un administrateur pour parer au péril. Il y avait dans Paris plus de soixante mille hommes, si l’on veut compter les gardes nationales, les officiers sans emploi et qui en réclamaient, les ouvriers anciens soldats, au nombre de vingt mille, et qui, rebutés dans leur requête, ne purent qu’errer, lamentables et inutiles, à travers une ville où, secrètement, tout ce qui était riche et possédait prenait parti pour l’ennemi. Tout cela manqua. Manquèrent aussi les canons. Il y en avait deux cents au parc de Grenelle : on en plaça six pour défendre Montmartre, six pièces de six auxquelles on apporta des boulets de huit ! Le pain, le vin manquèrent : et plus de soixante mille rations de pain, vingt mille de vin étaient rentrées dans Paris après l’avoir quitté. On put nourrir les alliés, on ne put nourrir les vingt et un mille combattants du dernier jour, qui, cependant, résistèrent au delà de l’épuisement humain.

Mais qu’importe ? Et même si Paris eût prolongé la résistance, même si l’empereur, tant attendu, eût pu se glisser parmi les défenseurs de la ville, même alors, le sort politique eût été semblable et semblable l’arrêt du destin. Il était trop tard pour l’empereur dont le génie militaire avait besoin, pour prendre son essor, de s’appuyer aux réalités vivantes qui, maintenant, faisaient défaut. C’était peu de chose que l’armée de Paris, presque un fantôme errant sur les remparts ébréchés. Et par-dessus tout manquait la grande âme à qui la défaite souffle un enthousiasme héroïque. Où était-elle, en ces tristes journées d’humiliation, la grande âme de Paris ? Où était le Paris des enrôlements volontaires, où étaient sa flamme, son courage et son orgueil ? Où était la France ? Napoléon, qui a dû poser la question, a dû entendre la réponse, et le million d’hommes que son geste de conquérant avait fauchés a dû défiler, en un éclair sinistre, devant sa mémoire…

Marmont avait donc signé la suspension des hostilités. Pour lui, la dualité effroyable des devoirs allait maintenant commencer. Chef militaire, il avait gagné des heures pour permettre à l’empereur, dont des émissaires annonçaient l’approche, de venir saisir d’une main souveraine les responsabilités dernières. Dans l’effroyable tourmente de fer et de feu qui menaçait de déraciner Paris, il avait arrêté une suspension d’armes. Mais la trêve était de courte durée et le canon devait, dès minuit, à nouveau retentir. Que faire ? Attendre ? Mais l’heure courait, courait avec les contradictions ironiques du temps, courait pour lui, Marmont, avec une rapidité meurtrière, tandis que pour Napoléon, en carriole de poste sur la route de Paris, les lentes et mortelles minutes à peine se succédaient. Et puis, il subit le contact de la ville, la vue des habitants, entendit leurs plaintes. Il entendit les doléances adroites du commerce, de la finance, et les arguments ingénieux de la haute banque surent, par la bouche de MM. Laffitte et Perregaux, trouver le chemin de son cœur. Cependant, que faire ? Qu’un chef militaire, submergé pour ainsi dire par le destin, signe une suspension d’hostilités, cela est possible. Qu’un chef militaire signe même une capitulation purement militaire, cela encore est dans son droit, opprimé par la force. Mais pouvait-on se faire illusion sur la portée politique de la capitulation de Paris ? Ce n’était pas seulement la ville ouverte à l’ennemi, c’était le trône, c’était l’Empire qui étaient livrés… Cependant, l’heure courait : sur les hauteurs de Paris, la mort, la mort, encore la mort se dressait. Au bas, toutes les rumeurs tour à tour grondantes et adulatrices, la menace, la prière, le sentiment, l’intérêt, les hommes du monde, les hommes d’affaires, tout ce qui cherchait en la paix le repos, le plaisir, le luxe, tout fut pour Marmont une intolérable contrainte. Dans cette ville, tout ce qui possédait désirait secrètement la paix, et, puisque la paix dépendait du succès des armes ennemies, souhaitait l’abominable triomphe : l’armée épuisée, le peuple silencieux, la bourgeoisie et l’autocratie impériale ardemment attachées à la capitulation, tel était le spectacle qui s’offrait à Marmont.

« Je ne suis pas le chef du gouvernement, disait-il.

— Mais vous avez eu le pouvoir de signer un armistice qui protège les troupes, qui leur ouvre la route paisible de la Touraine ; allez-vous partir et livrer la population à ce bombardement ? »

C’était là la logique. De plus, Marmont se trompait sur ses pouvoirs : il avait reçu de Joseph l’autorisation de capituler, et qu’était Joseph, sinon le représentant de l’empereur, dépositaire de ses ordres et de ses volontés ?


Louis le Désiré
(D’après un dessin original de la Bibliothèque Nationale.)


Et Joseph avait, par la fuite de Marie-Louise, par la sienne, attesté deux fois que le gouvernement trouvait la ville intenable. Pourquoi des milliers d’êtres auraient-ils péri quand ceux qui avaient tiré d’eux honneurs et pouvoir tournaient le dos au péril ? Tout se coalisait contre le duc de Raguse : il céda. Il choisit comme représentant dans les négociations le colonel Fabvier et la capitulation de Paris fut signée. Ainsi, par un destin singulier, c’était Marmont qui assistait à l’agonie sanglante de l’Empire : seize ans plus tard, toujours commandant en chef, il assistera à l’agonie sanglante de la Restauration. En seize ans, ses mains auront tenu et laissé choir deux couronnes.

La capitulation avait été signée à minuit. Le lendemain devait marquer le défilé à travers Paris des troupes alliées. La coalition allait enfin pouvoir chevaucher victorieuse dans les rues de cette capitale où tant de merveilles étaient accumulées. C’était la capitale de la Révolution, la capitale de l’Empire, la cité prodigieuse d’où tant d’éclairs avaient à l’Europe annoncé la foudre. Au devant des cinquante mille hommes admis à cette fête de la victoire marchait l’empereur Alexandre. Il était pâle et grave, sentant enfin qu’il jouait le rôle entrevu par un orgueil qui voulait se déguiser en bonté, maître de Paris, touchant au but, rendant à Napoléon la triomphale visite de Moscou qui avait vu les aigles victorieuses, comme Paris voyait maintenant les aigles vaincues. À sa droite, Schwartzemberg, le généralissime, représentant l’empereur d’Autriche, le père de Marie-Louise encore impératrice des Français. À sa gauche, le roi de Prusse. Le cortège impérial s’arrêta à la porte Saint-Martin et de là le défilé commença. Il devait durer la journée entière et ne se terminer qu’à cinq heures du soir. Un ciel de printemps par sa clarté douce s’était fait le complice de cette fête de la force. Jamais, dans une journée plus lumineuse, une plus éclatante avalanche d’uniformes bariolés n’avait passé ; jamais, sauf dans les autres capitales, en d’autres temps, quand l’ambition napoléonienne imposait aux vaincus la dure loi qui maintenant l’abaissait.

Une particularité, qui fut vite expliquée, causa, a-t-on dit, un malentendu politique, un peu trop grossier cependant. Tous les soldats de la coalition portaient un brassard blanc au bras droit.

Le bruit se répandit que c’était un symbole de paix auquel la population opposa le même symbole en arborant des mouchoirs blancs. On dit qu’Alexandre prit ces mouchoirs blancs pour des symboles royalistes et fut frappé de la sympathie subite dont étaient entourés les Bourbons. Cela paraît bien inadmissible, d’autant plus que la raison pour laquelle le brassard avait été placé fut divulguée : les troupes de la coalition s’étant un jour, dans la mêlée des uniformes, méconnues au point de se fusiller, le brassard leur devait servir de signe de reconnaissance.

Une foule immense, sans cesse accrue, couvrait les rues, si bien que les colonnes ennemies, presque étouffées, flottaient avant de retrouver leur route. La crainte des officiers, des officiers russes surtout, la crainte plus tard avouée par eux, fut très vive. Dans les quartiers populeux, aux environs de la Bastille, le peuple avait manifesté à la fois sa tristesse et sa fureur. Des cris de : Vive l’Empereur étaient partis, moins pour saluer à l’agonie une dynastie condamnée que pour condenser dans une acclamation sonore toute la colère et toute la protestation. Même un officier russe, saisi, désarçonné, blessé, n’avait été arraché des mains populaires que par la force. Mais, à mesure que le défilé s’avançait dans Paris, ceux qui le guidaient perdirent leur crainte. Dès qu’il eut pénétré dans les quartiers riches, sur les boulevards, à la fureur marquée dans les quartiers populaires succéda, sans même la transition du silence, l’accueil le plus chaleureux. Tous ceux qui possédaient, toute la richesse, toute la noblesse acclamaient la coalition victorieuse de la patrie. Une atmosphère d’adulation enveloppait les alliés. À la Madeleine, ce fut du délire, on criait : « Vivent les libérateurs ». Des cosaques libéraient la France ! Mais on criait surtout : « Vivent les Bourbons ! » Une troupe de jeunes hommes, ardente, active, circulait, acclamait la royauté d’autrefois. Ce cri n’avait aucun écho. Peu d’hommes, sauf les vieillards, avaient entendu crier : « Vive le Roi. » Quant aux Bourbons, la splendeur impériale avait fait tort au pâle souvenir que l’on aurait pu garder de princes médiocres. On criait tout de même. Des balcons mondains, surchargés de femmes élégantes, descendaient des baisers. Quelques dames de l’aristocratie et de la bourgeoisie rompirent les rangs des soldats pour remercier plus tendrement « les libérateurs ». La comtesse de Dino, nièce de Talleyrand, monta en croupe sur le cheval d’un cosaque. D’autres rivalisaient de bassesse, et, tandis que les filles publiques elles-mêmes gardaient leur prostitution de cette souillure, les femmes du monde comblaient de leurs caresses les soldats meurtriers d’autres soldats — qui étaient couchés aux portes de Paris.

Quatorze mille alliés, en effet, six mille Français étaient morts, des blessés agonisaient sans soins ni remèdes, et la saturnale royaliste continuait. Les hommes ne furent pas inférieurs dans cette émulation des servitudes. Un Maubreuil attacha à la queue de son cheval la croix d’honneur. Un Sosthène de La Rochefoucauld voulut, en vain, faire tomber sur la place Vendôme la colonne. Bien entendu, il avait reçu de Napoléon un suprême bienfait : la restitution de ses biens confisqués par la Révolution, aux temps de l’émigration. L’empereur Alexandre, le grand-duc Constantin, le roi de Prusse cachaient à peine leur dégoût. L’un se rappelait que la jeunesse allemande s’était levée pour mourir en face de l’invasion. L’autre se rappelait que l’aristocratie russe avait fait de Moscou un désert avant d’en faire un brasier. Et leurs yeux étonnés mesuraient, en cette journée d’humiliation, la profondeur de la chute. C’était bien la chute, en effet. La souillure n’était pas dans la défaite qui suit la victoire, dans l’invasion d’une France vidée par le despotisme, dans la reddition de la capitale, ni certes dans le triomphe éphémère de l’ennemi. La souillure était là, dans l’accueil que la bourgeoisie enrichie par la Révolution, l’aristocratie impériale et l’aristocratie royaliste faisaient aux soldats envahisseurs. Certes la guerre avait été terrible, et la défaite napoléonienne apparaissait à quelques-uns comme le gage du relèvement de la patrie. Jamais pays n’avait plus mérité le répit que cette pauvre France. Depuis vingt ans, par mille plaies ouvertes, son sang avait coulé, et ses veines, comme les yeux des mères, étaient taries. Le spectacle offert était effroyable. Toute la jeunesse fauchée avant l’âge, l’adolescence elle-même enrôlée, les ateliers et les sillons vidés pour emplir la caserne et, dans les villes, seulement des vieillards et de tout jeunes hommes, la virilité ravie par la bataille incessante. Des réfractaires hâves, pâles, traqués ; des mères dont les lèvres se chargeaient de malédictions muettes. Ni commerce ni industrie. C’était là que l’avidité d’un homme, l’ambition désordonnée, une fureur de conquêtes avaient mené la France. C’est vrai, et jamais on ne trouvera de trop sombres couleurs pour ce tableau… Mais qui avait acclamé, au retour de ses chevauchées à travers l’Europe, l’homme néfaste par qui sombrait la patrie ? Qui avait trouvé les flatteuses formules pour ajouter à l’auréole du génie qui venait de ravager le monde ? Les mêmes femmes, les mêmes hommes, la même société, la même lie qui, maintenant, débordait dans les rues pour acclamer le vainqueur. Pendant tout le temps qu’avait duré l’infernale conquête, aucun d’eux n’avait élevé la voix, et les parlementaires et les nobles avaient laissé à une femme le bénéfice immortel des invectives jetées au colosse. Même, ne pouvant ou n’osant protester, ils n’avaient pas gardé devant cette débauche de la force ce silence empreint de dignité et de dédain qui inquiète la victoire elle-même.

C’est seulement en 1814, après s’être tu devant les victoires impériales, qu’à la veille des défaites de la patrie, M. Lainé, à la Chambre, avait osé parler ; et même, en M. Lainé, on sentit bien plus tard que seul le royaliste, et non le patriote, s’était ému, quand on le vit, à Bordeaux, hisser le drapeau blanc sous la protection de Wellington, et accepter d’être le préfet de la Gironde avec l’appui des baïonnettes anglaises. Les uns avaient mendié, comme la famille des La Rochefoucauld, comme celle de Talleyrand. D’autres avaient trafiqué, comme les Laffite et les Péréjoux, et ce n’est pas eux qui avaient souffert de l’interminable combat. Au contraire, le peuple avait protesté ; un jour, dans le quartier Saint-Antoine, un jeune homme atteint par la conscription s’était placé derrière l’empereur et avait injurié le tyran. En vain la police impériale l’avait voulu capturer. D’autres fois, des conscrits criaient dans la capitale, appelaient au secours, et la population les ravissait aux soldats. Et maintenant c’étaient les hommes du peuple qui étaient consternés, c’était la noblesse mêlée de roture enrichie qui fléchissait le genou devant le vainqueur. Ainsi elle remerciait le vainqueur de lui ramener le gouvernement royal, les vieux privilèges, les vieilles castes, en un mot, tout le passé. De plus elle défendait ses richesses, cherchant dans la paix, le lucre, la rémunération, le profit, abritant ses intérêts politiques et mercantiles dans l’invasion comme elle les avait abrités hier dans l’émigration. C’était l’émigration qui revenait en armes. Au seuil de la Restauration, se rencontraient les deux courants d’autrefois, les deux ennemis, les deux races, la Révolution et l’émigration, et dans un cadre effrayant, parmi les ruines de Paris et devant l’étranger.

Cependant, le défilé terminé, et comme le soir venait, Alexandre et le roi de Prusse se retirèrent pour se retrouver un peu plus tard. Le roi de Prusse avait pris pour y résider l’hôtel du prince Eugène, rue de Lille, 42. Alexandre, sur les instantes prières de Talleyrand, avait accepté de s’aller reposer chez lui après la revue, et cela pour donner à Talleyrand une marque de confiance, fortifier son amitié, lui permettre de paraître aux yeux de tous le maître des événements auxquels, d’ailleurs, il était soumis. C’est là, dans l’hôtel de la rue Saint-Florentin, dans ce salon célèbre où s’étaient déjà essayées tant de combinaisons, que la diplomatie internationale allait maintenant régler le sort de la France. C’est là que les intrigues de la coalition et les intrigues royalistes s’allaient rejoindre, que les intérêts politiques et les intérêts mercantiles, les convoitises, les terreurs, les ingratitudes, les trahisons, toute la pourriture élégante qu’avait pu engendrer et couver le despotisme allait enfin s’étaler au grand jour.

Les royalistes attendaient tout des alliés. Quel était l’état d’esprit de ces derniers ? Leur état d’esprit avait subi toutes les variations des événements et toutes les oscillations de la conquête. Il ne paraît pas douteux que quand, après Leipsig, la coalition médita de saisir les armes et de continuer la guerre, elle ne voulait que la guerre, l’offensive violente contre Napoléon, et, s’il se pouvait, imposer à son insolence meurtrière un exemplaire châtiment. À ce moment, rien ne révèle parmi les alliés le sourd travail d’intrigue par lequel les Bourbons auraient pu essayer de les gagner à leur cause. Les princes, vieillis, aigris par l’exil, médiocres héritiers d’un trône brisé, avaient fait piètre figure dans les cours étrangères, et notamment l’impression causée à Catherine II de Russie par la frivolité vaniteuse du comte d’Artois avait été détestable. Les alliés s’armaient pour eux-mêmes, pour se défendre, pour profiter de l’épuisement de la France, de la dislocation des troupes bigarrées que Napoléon avait levées en Europe, pour prendre des garanties sérieuses contre le retour de cette ambition forcenée. Et même ils ne tenaient pas à la guerre et, comme toujours, redoutaient le choc de Napoléon. Voilà pourquoi ils lui offrirent d’abord de traiter, prenant pour base de leurs propositions l’abandon des conquêtes exorbitantes, la fin des protectorats et des royautés, l’établissement de la France dans ses frontières naturelles. Au refus de Napoléon, ils avaient pénétré en France avec une aisance qui les surprit et qui accrut leurs prétentions. Cette fois encore ils veulent traiter, mais rétrécissent autour de la France le cercle des limites. Napoléon délègue ses droits à Caulaincourt, le retient, le pousse, le couvre, le désavoue, soumet le Congrès de Châtillon aux mille péripéties de ses espoirs et de ses désillusions. Les alliés avancent, ils avancent dans un pays désert, où le spectacle se révèle à eux de la lassitude générale, et, là encore, à quelques marches de Paris, ils ne savent quelle conclusion politique, peut-être, quelle conclusion militaire ils donneront à une campagne dont cependant l’issue ne leur paraît pas douteuse.

À la vérité, les alliés étaient d’accord sur Napoléon, point d’accord sur son successeur. Et cette oscillation perpétuelle, cette absence de plan positif, tout cela avait déjà communiqué, non seulement à leur diplomatie, mais à leur action militaire, une hésitation dont Napoléon ne sut pas se servir.

C’est à ce moment précis que les diplomates de la coalition reçurent la visite d’un ambassadeur royaliste, M. de Vitrolles, et que la forte impression qu’il leur communiqua décida, on peut le dire, des événements. M. de Vitrolles était un royaliste ardent, né en 1774 dans les Basses-Alpes, dont la jeunesse s’était écoulée parmi les émigrés, qui avait été lieutenant à « trois sous par jour » dans l’armée de Condé, qui avait reçu là la leçon des faits et la leçon des hommes, et ne devait jamais les perdre. Marié avec la fille adoptive de Mme de Bouillon, Mme de Therville, de famille allemande depuis la révocation de l’Édit de Nantes, il avait goûté les charmes du repos dans une somptueuse aisance. Cependant le voici revenu grâce au Directoire. Son ancien maître d’armes, devenu prince de Pontécorvo, le fait rayer de la liste des émigrés, et il accepte l’Empire, reçoit de l’Empire des faveurs, devient conseiller général du département des Basses-Alpes, maire de Vitrolles, baron. Mais il ne s’était que résigné à ces faveurs et gardait en lui la nostalgie de l’ancienne cour. Il venait à Paris surveiller les rares intrigues royalistes qui, sous l’œil exercé de la police impériale et dans l’attente d’un châtiment certain, osaient se mouvoir dans l’ombre ou emprunter aux conversations frivoles des salons une apparente innocence. Homme d’action, il était rebuté par sa propre impuissance. La conspiration de Malet l’émut comme elle émut, jusque dans son avortement, les hommes même d’une perspicacité secondaire. Qu’avait-il fallu, en effet, pour qu’elle réussît ? Un hasard. Et ainsi la preuve était faite que ce gouvernement formidable était précaire, que l’Empire avait un homme et n’avait pas d’âme, qu’il suffisait d’une absence, d’une captivité, d’une défaillance de l’empereur pour que fût vulnérable la puissante institution.

Plus d’un royaliste reprit courage à ce moment. Après Leipsig, Vitrolles revint à Paris. Cette fois, il ne le quittera plus que pour l’action, et cette action, voici comment il la prépare.

Il était lié surtout avec M. et Mme de Durfort, avec le duc de Dalberg, Allemand, propre neveu du coadjuteur de l’archevêque de Mayence qui, par ordre de Napoléon, avait reçu quatre millions d’indemnités, et qui allait lui manifester sa gratitude. Bien entendu, Dalberg était lié avec Talleyrand qui se mêla à ces intrigues d’assez loin pour n’être pas enseveli dans leur échec, d’assez près pour tirer à lui leur incertain profit. Ce petit cercle d’amis devenait le foyer de la conspiration royaliste. Vitrolles se désespère à voir l’inaction des princes de Bourbon. Enfin, il apprend que le comte de Provence a débarqué sur le continent et va rallier les armées alliées. Il part pour le rejoindre. Il emporte des signes de reconnaissance que Dalberg lui donne pour les diplomaties prussienne et autrichienne. Il ne peut rien montrer de Talleyrand qui se réserve. Après avoir traversé quelques épreuves, M. de Vitrolles arrivait au siège des armées alliées, à Châtillon.

Du comte de Provence, nul n’avait entendu parler. On le croyait à Vesoul. À vrai dire, on ne s’en occupait guère. De Vitrolles, — qui se faisait appeler Saint-Vincent, — est reçu par M. de Stadion, ambassadeur d’Autriche, ennemi de Napoléon qui avait précipité sa chute comme premier ministre de l’Autriche, au profit de M. de Metternich. De Vitrolles est reçu, expose ses vues. L’aisance et la force de sa parole, la netteté de ses déductions, l’audace de ses affirmations, surprennent, émeuvent le vieux diplomate. Ce n’est plus Stadion que Vitrolles, tour à tour, séduit et entraîne, c’est Metternich. L’ardent royaliste montre aux diplomates la vanité de leurs efforts et l’incompréhensible action de leurs armes. Que veulent faire les alliés ? Maintenir Napoléon après lui avoir imposé un châtiment ? Et quel châtiment ? Une perte territoriale que subira la France, une indemnité de guerre que supportera son budget épuisé ? Quelle politique puérile ! En traitant avec Napoléon, on le consolide et, en le frappant, on frappe la France, lasse de lui, mais qui se rattachera à son prestige, à son génie, si, en elle, le sentiment et l’intérêt sont blessés. Et puis, quel lendemain ! L’empereur meurtri, vaincu, humilié, fera semblant de courber le front. Il retrouvera vite l’occasion propice, et son armée réorganisée fondra, d’un coup subit, sur l’Europe. Traiter avec lui, lui demander des garanties ? Quelle caution pourra-t-il offrir autre que son ambition furieuse ? Vraiment les alliés entreprennent une guerre inutile…

À mesure que Vitrolles parlait, les diplomates, les diplomates surtout, pour qui le profit qu’amène la campagne est toute la campagne, réfléchissaient, et la vérité se faisait jour sur leur propre situation. Jusqu’ici ils n’avaient eu qu’un espoir : vaincre Napoléon, lui imposer un traité et garder l’Europe sous les armes pour faire obstacle à tout retour offensif. Le plan qu’on déroulait sous leurs yeux était lumineux. La garantie que Napoléon pouvait donner contre son génie, c’était que son génie abdiquât et allât se consumer au loin de sa propre flamme. Mais comment faire ? Et qui mettre à sa place ?

— Les Bourbons…

La proposition de restauration avait été hardiment faite. Le lendemain, Alexandre faisait mander, par Nesselrode, son ambassadeur qui avait assisté à l’entrevue, M. de Vitrolles. Sans lui permettre de s’expliquer, Alexandre opposa à l’audacieux royaliste les critiques les plus vives : « Les Bourbons ? Mais de quel droit ? Comment les alliés peuvent-ils se permettre de modifier en France le gouvernement ? C’est l’affaire des Français ! Et leur vœu doit être libre ? Et puis pourquoi les Bourbons ? Qui parle d’eux ? Voilà quelques semaines que les alliés foulaient le sol de France, et pas un cri, pas un mot, pas un geste n’avaient pu permettre aux alliés de croire que le gouvernement des Bourbons était désiré. »

C’était là l’argument décisif. Comme il arrive parfois, dans l’escrime savante de la logique, à cet argument péremptoire, M. de Vitrolles ne répondit pas, de peur de ne pas pouvoir l’ébranler. Mais il lui en opposa un autre, d’un autre ordre, et qui devait émouvoir Alexandre. « Les vœux de la France ? Soit. Mais les vœux des rois ? L’empereur ne devait-il aucun sacrifice à la cause de l’inviolabilité des trônes ? La tête de Louis XVI était tombée, ébranlant à la même minute toutes les têtes couronnées. N’était-ce pas un exemple à donner que la réunion des rois pour relever un trône abattu sous les orages ? Or, si cela devait être, quelle famille, mieux que la maison de France, méritait le bénéfice de cette restauration ?… Et quant à la popularité des Bourbons, elle était éclatante. Seulement les lèvres n’étaient pas encore libres de livrer passage au cri profond du cœur. Que l’Empire tombe, et une immense acclamation emplira la France et Paris… »

L’empereur était ébranlé. Le lendemain, les armées coalisées se mirent en marche vers la capitale, de Vitrolles dans la voiture de Metternich. Elles roulèrent devant eux, tel le vent les feuilles mortes, les débris épuisés des armées de Marmont et de Mortier. Enfin, les voilà à Paris. Il fallait frapper les yeux, les oreilles d’Alexandre de manifestations royalistes. L’intrigue savante, l’activité, l’audace, rien ne manqua à la royauté déchue. Le matin du jour où les alliés devaient rentrer à Paris, à quatre heures du matin, Alexandre recevait une délégation du Conseil municipal qui lui assurait la confiance de Paris. Et le défilé commençait. Les cocardes blanches, les drapeaux blancs, les mouchoirs blancs éblouissaient Alexandre, muet, pendant que son entourage encourageait du geste et du sourire la manifestation royaliste.

M. Sosthène de La Rochefoucauld raconte dans ses Mémoires qu’il s’était approché d’un officier général de l’empereur Alexandre pour lui demander ses impressions.

« Il faudrait un acte décisif, avait dit ce dernier, un acte décisif qui entraînât l’empereur.

— Par exemple, la chute de la colonne Vendôme ?

— Oui. »

Et la tentative fut faite, non par haine contre l’empereur, mais pour persuader Alexandre des sentiments de la population.

C’étaient là les preuves tangibles de la popularité des Bourbons, la manifestation d’opinion, « le vœu » de la France dont avait parlé Alexandre ! Mais, au fond, ce dernier ne demandait qu’à être convaincu. Certes, il était à demi sincère quand il disait que la France seule avait le droit de modifier son gouvernement. Tout d’abord, il redoutait de donner un exemple, dont Napoléon debout pouvait tirer toute la conclusion en allant, par voie de représailles, édifier et détruire à son gré.


On sait ce qu’en vaut l’aune.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Et puis, surtout, Alexandre avait appris ce qu’il en avait coûté à la coalition de 1792 de vouloir donner aux Français des leçons constitutionnelles appuyées par des baïonnettes. Le manifeste de Brunswick avait été expié cruellement. Il ne fallait pas recommencer, blesser le sentiment de l’indépendance. Il le fallait d’autant moins que, par dégoût de la gloire meurtrière, la nation se dissociait de Napoléon, et, pour ainsi dire, le livrait par son silence et par sa neutralité.

Mais ce n’était là que de la diplomatie. Au fond, l’empereur du Nord avait pris parti. Il voulait abattre Napoléon. Personne ne le lui pourrait reprocher, et qu’étant devenu le plus fort, il ait usé des droits de la victoire contre celui qui n’avait jamais connu que ces droits, il y avait là, à son profit, une revanche du destin. Mais il le pouvait dire, il le pouvait faire. Au lieu de cela, maîtrisant ses sentiments de haine secrète et de jalousie, prenant attitude devant l’histoire, s’imaginant qu’il paraîtrait, dans cette nouvelle Athènes, un civilisé et non un barbare, il feignit la douleur et la pitié. Son intérêt, c’était de frapper Napoléon, de le frapper dans sa personne, dans sa femme, dans son fils, d’anéantir cette dynastie maudite, qui, sans provocation et sans excuse, était venue l’humilier devant ses sujets. Qu’il le dit, qu’il le fît, c’était bien. Il se donna toutes les formes de la bonté qui ne peut se répandre, de la générosité condamnée par une atroce destinée à une férocité qu’elle répudie. Dans ses conversations avec Caulaincourt, avec M. de Quélen (le parlementaire envoyé par Marmont pour offrir une suspension d’armes), il déplora le sort de Napoléon. Au dire de La Fayette (dans ses Mémoires), il aurait demandé à M. de Quélen :

« Napoléon est-il dans Paris ?

— Non, sire.

— Mais l’impératrice s’y trouve au moins avec son fils ?

— Non, sire.

— Tant pis  ! »

La seule portée de ces questions, le seul sens de cette dernière exclamation semblent indiquer qu’Alexandre regrettait l’absence du gouvernement impérial, se condamnant par sa fuite… Or, à qui fera-t-on croire qu’Alexandre ignorait la situation exacte de Napoléon, et le départ officiel et non dissimulé de l’impératrice pour Blois  ? Paroles, vaines paroles pour l’histoire  ! Des actes lui étaient aisés : il n’avait qu’à appuyer d’un geste la régence de Marie-Louise, et l’Autriche, qui ne désirait pas ce fardeau, mais qui n’eût pu le répudier, eût été de son avis. Or, que fit-il ?

On l’allait voir dans la réunion de l’hôtel Saint Florentin, dans la réunion des empereurs, des rois, des diplomates. Mais même cette réunion était une feinte, et tout ce qui allait s’y dire était d’avance arrêté. Dès le matin du jour qui vit à Paris l’entrée des alliés, Alexandre avait délégué à Talleyrand, pour lui porter son avis, Nesselrode. Que voulait, que pensait Talleyrand  ? Talleyrand avait traversé de dures épreuves, et sa perspicacité avait dû faire effort, dans la promptitude des événements, pour qu’il ne parût pas se traîner à leur remorque. Il ne voulait que le triomphe de son intérêt, quelle que fût la forme de la victoire. Au début, bien avant l’arrivée des alliés sur les hauteurs de Paris, il avait, en lui-même, rejeté Napoléon et les Bourbons. Napoléon était un maître trop rude, dont l’œil et les mains étaient partout, qui ne lui offrait aucune sécurité, qui l’eût frappé déjà, si l’âge n’avait substitué en lui à l’activité de la jeunesse une sorte de nervosité impuissante. Donc, pas de Napoléon. Certes, les Bourbons étaient des maîtres plus doux. Leur médiocrité était à Talleyrand la garantie de son influence. Mais comment l’accueillerait-on, lui, l’évêque renégat, qui avait dit la messe sur l’autel de la Fédération, était devenu le serviteur éclatant de « l’usurpateur »  ? Donc, pas de Bourbons ! Mais ce n’était pas la haine qui le poussait. Tous les sentiments extrêmes étaient inconnus de cette conscience en qui l’analyse ne peut descendre sans risquer de se perdre au néant. L’intérêt était sa seule loi. Or, l’intérêt, son intérêt, le voici : c’était d’aider à une régence. Entre Marie-Louise, rivée à Paris par sa couronne, mais rattachée à Vienne par son cœur et ses intérêts, et un enfant débile, le souple diplomate posséderait tout le pouvoir, le pouvoir dans ses réalités, dans ses profits, et, fatigué d’être le second à Rome, il devenait le premier partout… C’étaient là ses projets ; il avait essayé de retenir l’impératrice à Paris, sentant bien que, elle absente, l’établissement de la régence devenait difficile. Il avait fait effort pour obvier à cette faute qui avait entraîné parmi les défenseurs de la ville le désarroi et sonné le glas de l’empire. Vaincu par Joseph, il avait refusé de suivre l’impératrice, comme l’ordre de l’empereur le lui enjoignait, et, afin de se soustraire à la puissante colère du maître, avait feint de sortir de la ville, s’était fait arrêter par des gardes nationaux par lui placés à l’octroi, sous le prétexte que ses passeports lui faisaient défaut, et était resté à surveiller les hommes, les choses, les événements, les oscillations de la défaite, de la victoire, toujours impassible et seulement ému de ses propres risques au milieu des malheurs de la patrie…

Il suffit d’un mot à Nesselrode pour convaincre Talleyrand. Le désir de l’empereur du Nord était un ordre pour qui n’avait fait que changer de servitude. Il se rallia, du coup, à la cause des Bourbons, et fit appeler l’imprimeur Michaud. Il lui confia une proclamation rédigée par lui, sur les instructions de Nesselrode, et qu’Alexandre devait signer. On y expliquait au peuple que les alliés ne pouvaient traiter ni avec Napoléon, ni avec sa famille. L’imprimeur partit et le conseil s’assembla. Alexandre, le roi de Prusse, Schwartzemberg, Nesselrode, le comte de Dalberg, Talleyrand, Pozzo di Borgo, tels étaient les hommes qui se rencontraient. Mais ce conseil était un conseil d’enregistrement. Les résolutions étaient prises, la proclamation rédigée, et c’était une puérile discussion qui allait commencer pour couvrir hypocritement la dure autocratie russe.

Tout ce débat était vain, parce qu’il n’y avait pas un seul homme, parmi les membres de ce Conseil, où sept étrangers sur huit allaient régler le sort politique de la France, qui fût dupe une minute du débat engagé et qui n’avait qu’un but : laisser croire à la France qu’une discussion avait précédé un arrangement. La question arrêtée était celle-ci : Napoléon étant exclu et nul ne voulant plus traiter avec lui, qui le remplacerait ? M. de Dalberg prit le premier la parole et feignit de défendre, comme plausible, la régence de Marie-Louise, tutrice du roi de Rome. C’était une impossible hypothèse à laquelle des esprits sérieux ne se pouvaient attacher. Et la preuve en est que ceux qui auraient dû la défendre, dont l’autorité était autre que celle de M. de Dalberg. M. de Lichtenstein et le généralissime Schwartzemberg, se turent. Et, pourtant il s’agissait de la régence de Marie-Louise, de la toute-puissance remise à la fille de l’empereur d’Autriche, de l’influence même de l’Autriche pénétrant, par l’incapable régente qui lui eût été un mandataire docile, dans les affaires de la France. Impossible situation, et pour les alliés et pour la France, mais qu’aurait dû tenter d’établir l’Autriche ! Or, pas un mot ne tomba des lèvres de ses représentants attitrés ! Pourquoi  ? Parce que cette régence était chimérique, qu’elle eût donné trop de force à l’Autriche, ou, par son fils docile à ses désirs, à Napoléon, à la fois absent et présent, et dont l’insatiable génie eût vite profité de la faute commise. Et si cette hypothèse eût été possible, est-ce que Metternich lui-même se serait pas venu à ce Conseil, n’aurait pas, de concert avec Talleyrand, dont l’intérêt lui eût été complice, préparé les voies ? Au lieu de cela, pas un diplomate n’assiste à ce conseil où siègent seulement des chefs militaires, dont l’intelligence, servie par la fortune, ne se haussait pas au-dessus des combats de la force ! N’était-ce pas une preuve de plus que tout était machiné, si, après les révélations des frères Michaud, un fait était nécessaire pour corroborer leurs aveux ?… Dalberg parle donc dans le vide, dans l’indifférence, pendant que Talleyrand, qui n’a même pas besoin de suivre sur les visages l’effet produit par ce discours, tient les yeux baissés. Pozzo di Borgo, le Corse dont toute la vie s’était jusque-là consumée dans la haine de Napoléon, piétinant l’ennemi personnel vaincu, répondit, et c’était chose aisée, à ces propositions. Comme il traduisait, au su de tous, la pensée intime du tzar, tout le monde se tut — et la régence fut écartée.

Nul n’osait parler. L’empereur Alexandre, comme pour se dégager d’une promesse imprudemment faite et dont il sentait la réalisation impossible, prononce le nom de Bernadotte. Talleyrand se chargea de la réponse : « Un soldat ! » Pourquoi un soldat ? Autant garder Napoléon. C’était décisif et chacun s’inclina, laissant à Bernadotte le soin de rechercher dans d’autres félonies le profit qui échappait à son âpre désir.

Ni Napoléon, ni Bernadotte. Qui désigner ? Les Bourbons ? Soit. Mais qui allait les proclamer ? Ce ne pouvait être les alliés. « Sire, ce seront les autorités constituées », répliqua Talleyrand, qui savait qu’on pouvait tout attendre de l’abaissement parlementaire dont Napoléon, d’ailleurs, avait été le premier complice. Cette délégation aux autorités constituées satisfit l’assemblée et tous allaient se retirer quand, affectant la plus grande sincérité, Talleyrand demanda à écrire le procès-verbal de cette capitale séance où des personnalités sans mandat avaient défait et fait une dynastie. Le procès-verbal, sous la main de Talleyrand, devint la proclamation arrêtée le matin entre l’empereur et lui… On l’approuve, on se retire, et Talleyrand trouve dans un salon l’imprimeur Michaud qui lui rapportait les bonnes feuilles de la déclaration déjà imprimée.

Immédiatement, elle est répandue et affichée.




DÉCLARATION

Les armées des puissances alliées ont occupé la capitale de la France. Les souverains alliés accueillent le vœu de la nation française ; ils déclarent :

Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu’il s’agissait d’enchaîner l’ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables, lorsque, par un retour sous un gouvernement sage, la France elle-même offrira l’assurance du repos. Les souverains proclament en conséquence :

Qu’ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec aucun membre de sa famille ;

Qu’ils respectent l’intégrité de l’ancienne France, telle qu’elle a existé sous ses rois légitimes ; ils peuvent même faire plus parce qu’ils professeront toujours le principe que, pour le bonheur de l’Europe, il faut que la France soit grande et forte ;

Ils reconnaîtront et garantiront la Constitution que la nation française se donnera. Ils invitent, par conséquent, le Sénat à désigner sur le champ un gouvernement provisoire qui puisse pourvoir aux besoins de l’administration, et à préparer la Constitution qui conviendra au peuple français.

Les intentions que je viens d’exprimer me sont communes avec toutes les puissances alliées.

Alexandre.
Paris, le 31 mars 1814.
P. S. I.
Comte de Nesselrode.




Le soir, quelques royalistes envoyèrent une délégation à l’empereur Alexandre. Ce fut Nesselrode qui la reçut et la combla de promesses. Mais, plus que cette agitation factice, une initiative audacieuse allait servir la royauté. Un royaliste, M. de la Grange, laissant aux autres le bruit, d’accord avec la diplomatie russe, se chargea de modifier par la presse les impressions de la foule. Curieux contraste ! La presse, le 30 mars, offre le morne spectacle d’une grande force asservie au silence, et qui ne se prononce pas. M. de la Grange va lui communiquer sa propre ardeur : il envahit toutes les salles de rédaction, y place des censeurs qui sont des royalistes, ou, comme au Journal des Débats, les anciens propriétaires expropriés. La note est uniforme, et, le 1er avril, l’enthousiasme pour les Bourbons déborde de toutes les colonnes. Ainsi, en une nuit, par un coup d’audace qui mit les plumes à la merci de la force, l’opinion fut ébranlée, divisée, inquiète. En même temps, elle était profondément remuée par une brochure retentissante que M. de Chateaubriand avait signé de son nom déjà illustre et qui, heureusement pour lui, n’est pas nécessaire à sa gloire : Buonaparte et les Bourbons. Tout ce que l’invective, la calomnie, l’outrage peuvent trouver de formes meurtrières se rencontre dans ce pamphlet qui fut jeté à des millions d’exemplaires dans la foule et servit puissamment la cause des Bourbons, dont il rappelait le nom oublié. La partie distinguée de la population, l’aristocratie et la bourgeoisie enrichie, enveloppait de ses adulations les alliés. Des chansons couraient sur Napoléon, et des hymnes en faveur des « libérateurs » étaient chantés à l’Opéra quand paraissaient Alexandre et Guillaume. C’est seulement dans les quartiers déshérités que s’était réfugiée la dignité de la défaite et aussi sa rage, car, plus d’un soir, près des barrières éventrées, on releva le cadavre de quelque officier ennemi.

Cependant, Talleyrand agit. Il fallait saisir les « autorités constituées » qui, dans cet effroyable naufrage, étaient en désarroi. Il convoque le Sénat : quatre-vingt-dix membres étaient à Paris ; soixante-quatorze vinrent, hésitants, timides, emplissant sans bruit un tiers à peine de la salle des séances. Pour la première fois, le grand électeur ne voulut pas leur arracher un vote décisif et il les laissa s’habituer à la servitude nouvelle. Il se contenta de leur soumettre le nom des membres du gouvernement provisoire. C’étaient Talleyrand, le général Beurnonville, l’abbé Montesquiou, le marquis de Jaucourt, le duc de Dalberg, un Allemand, deux prêtres, un ancien général de la Révolution. On approuva en silence ce que voulait Talleyrand.

Mais les événements marchaient sans consulter la prudence du prince de Bénévent qui allait se trouver débordé. Le conseil municipal, plus hardi, sur la proposition de l’avocat Bellart, vote une motion par laquelle il réclame la déchéance et parle des Bourbons. C’est la première fois que dans un vœu politique le nom du successeur est désigné. À vrai dire, cette motion téméraire dérangeait les plans plus tranquilles de Talleyrand. Il l’accueillit avec humeur, mais dut s’y soumettre : par ses soins, le Sénat fut à nouveau convoqué pour proclamer la déchéance.

Qui allait oser se dresser du sein de cette assemblée asservie pour porter au maître, hier encore courtisé, le premier coup ? C’est alors que les événements mirent au service des manœuvres étroites de Talleyrand la noble colère des rares républicains qui, flétris du nom d’idéologues par Napoléon, avaient survécu à la Révolution, à peine une poignée. Leurs chefs étaient Grégoire et Lambrecht. C’est ce dernier qui réclama la déchéance et qui fut chargé de justifier, pour le pays, ce vote. Lambrecht n’avait pas longtemps à chercher parmi les griefs que sa conscience tant de fois blessée avait pesés. D’une plume acérée il rédigea la protestation… Qu’il la signât, lui et quelques autres, c’était bien, car jamais ils ne s’étaient mis, pour l’acclamer, dans le sillage du vainqueur. Mais les autres, qui avaient abaissé leur fonction au-dessous même de la domesticité  ? Ils signèrent, ils votèrent, ils reprochèrent à Napoléon sa tyrannie, faite de leur servitude, et proclamèrent sa déchéance légale étroitement solidaire de leur déchéance morale. Et puis, comme ils avaient encore besoin du sourire du maître, ils allèrent vers le maître nouveau : ils apportèrent à Alexandre leur vote. Celui-ci les remercia. Quelques jours après, quatre-vingts membres du corps législatif approuvèrent la délibération sénatoriale. Et, sous les coups de ses créatures et de ses courtisans, Napoléon s’écroulait.

Quelle réponse pouvait-il faire à cette déchéance légale qui le venait atteindre dans sa personne et dans sa famille ? Était-il en état de se lever pour foudroyer ces rebelles et réduire ces révoltes à des agenouillements  ? Lui restait-il une arme, une volonté, une âme ? Il nous faut rappeler ses actes.

Napoléon, dans la campagne de France, avait formé le plan de ruser avec l’ennemi et de le tromper sur ses intentions propres afin de l’arracher à la route de Paris. Tout son effort fut d’empêcher l’investissement de la capitale, sentant bien qu’au cas d’une capitulation la défaite militaire ne serait que la préface de la chute dynastique. Mais l’ennemi ne prit pas garde à ces tentatives et l’empereur ne put attirer derrière lui, dans sa marche sur l’est, Schwarzenberg, qui avait, et sans grande perspicacité, deviné cette ruse secondaire. Insensiblement, la lente marée de l’invasion recouvrait la Champagne, puis les environs de la capitale, sans se soucier de poursuivre Napoléon. Celui-ci, déjoué, revint. Le 31 mars, tout seul, il arrivait à Fonmenteau, harcelant les courriers de la poste. Il se heurte, le soir, à quelques soldats. Il interroge. Le général Belliard lui répond et lui apprend la capitulation. Le lendemain il était en son palais de Fontainebleau.

Un pressentiment l’avertit sans doute de sa chute prochaine, car il ne voulut pas faire ouvrir les grands appartements. C’est là que, le lendemain, il reçut Marmont et Moncey qui lui conduisaient, après un vain et héroïque effort, les débris d’une armée épuisée. L’empereur fit bon accueil à ces chefs malheureux. Il établit Marmont à Essonne et Moncey à Mennecy, huit kilomètres plus loin. L’empereur, pour marquer sa satisfaction de la conduite de tous, passa en revue les cinquante mille hommes échappés à la tuerie et distribua toutes les décorations demandées par Marmont. Des acclamations frénétiques s’élevèrent sur le front des troupes et restituèrent au maître l’espoir en sa destinée.

Quelques heures après, cependant, Napoléon recevait par le colonel Fabvier, un des signataires de la capitulation, avis des mouvements qui agitaient la capitale. Le colonel révéla à l’empereur la déclaration des souverains alliés proclamant à la face du monde qu’ils ne traiteraient ni avec Napoléon, ni avec sa famille. L’empereur se fit répéter ce récit, cette déclaration, se fit décrire l’état des esprits et préciser jusqu’aux injures échappées à quelques royalistes ; le fait qui, surtout, le frappa et le laissa incrédule fut l’apparition de tant de cocardes blanches. Puis il se prit à réfléchir en attendant le duc de Vicence, l’ami fidèle qu’il avait, dès le 31, envoyé à Alexandre.

Aucun négociateur ne pouvait, en l’état, présenter de meilleurs titres que Caulaincourt. Ami dévoué de l’empereur, mais non dévoué jusqu’à la courtisanerie qui voile la vérité, ami d’Alexandre, il pouvait beaucoup. Mais quelle puissance humaine aurait pu, en ce moment, effacer les faits accomplis et déchaîner d’autres événements ? Caulaincourt se heurta au mutisme de l’empereur Alexandre et il revint, dans la nuit du 2 au 3 avril, rapporter à l’empereur Napoléon son inutile mandat, préciser les volontés du vainqueur et lui demander l’abdication.

Abdiquer ! Napoléon avait sous la main 50 000 hommes. D’autres troupes, par bandes, venaient chaque jour rejoindre la seule armée qui fût prête. Les maréchaux Ney, Berthier, Oudinot, Macdonald, avaient rallié Fontainebleau. Il pouvait vaincre encore ; un détail n’échappa pas à sa perspicacité militaire. C’est que les alliés, redoutables encore le 31 mars parce qu’ils occupaient les hauteurs de Paris, avaient commis la faute de pénétrer dans la ville et de dégarnir des positions inexpugnables ; il fallait marcher, s’emparer des hauteurs, foudroyer la ville et ressaisir le destin rebelle qui ne s’obstinerait pas dans ses disgrâces. L’empereur Napoléon va inspecter les cantonnements ; des régiments de la garde l’acclament. Il répond par une proclamation belliqueuse et ces cris retentissent : « À Paris  ! à Paris  ! » Le 4, dans la matinée, l’ordre fut donné par l’empereur de porter son quartier général jusqu’à Ponthiéry. C’était la première exécution de la marche en avant.

Mais, si l’enthousiasme emportait les soldats et les officiers, l’amertume, et qui devait se changer en colère, animait les maréchaux et les généraux. Las d’une guerre éternelle qui ne laissait à leurs appétits que de courts loisirs pour se satisfaire, chargés de tous les titres, enrichis de toutes les dotations, éclairés de toutes les gloires, sans ambition puisque toutes leurs convoitises étaient comblées, ils s’insurgèrent, d’abord en silence, contre cet ordre. Et puis l’adroite diplomatie de Talleyrand avait visité ces héros qui, hors des champs de bataille, n’étaient que des hommes secondaires, victimes faciles de la plus grossière intrigue. Oudinot, surtout, à qui Talleyrand avait fait savoir que toutes les situations acquises demeureraient acquises, se montrait le plus révolté parmi ces esclaves de la veille qui avaient toléré le joug splendide. En communication avec Paris, à chaque heure ils sentaient accroître en eux leur esprit de résistance. Il fallait que Napoléon abdiquât puisqu’à ce prix étaient conservés leurs charges et leurs titres, et, pour substituer à cette raison un prétexte, ils invoqueraient la lassitude de l’armée, l’inutilité de l’effort, les impossibilités de l’opération.

Le matin du 5 avril, ils sont appelés en conseil par l’empereur. On ne sait rien de ce qui se passa dans cette entrevue tragique, rien, sinon que les maréchaux déconseillèrent l’action et réclamèrent au maître toujours obéi son abdication.


Le départ.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


Macdonald, le plus probe et le plus fidèle, le seul, avec Caulaincourt, que n’animait pas l’égoïsme, engagea le débat en remettant à l’empereur une lettre du général Beurnonville, ministre de la guerre dans le Gouvernement provisoire, lettre qui révélait officiellement, avec la volonté des alliés de ne pas traiter, la déchéance prononcée par le Sénat… L’empereur, sans doute averti, ne changea pas de visage, mais il annonça le châtiment proche pour toutes ces rébellions et, pour congédier ses lieutenants, leur dit : « Je compte sur vous, messieurs ».

Ce fut le signal de l’explosion. Tous les sentiments contenus se livrèrent passage et, devant l’infortune du maître, l’audace de ses subordonnés éclata. Ney et Oudinot refusèrent de marcher. « Mais si j’en appelle à l’armée », s’écria Napoléon. « L’armée obéira à ses généraux. » Telle fut la réponse.

C’était la fin. Du moment que les compagnons de tant de combats se refusaient, c’est que leur perspicacité avertie apercevait la catastrophe. L’empereur, sous cet écroulement, demeura debout, « Que faut-il faire  ? « Abdiquer », répondirent toutes les voix. Il écrivit docilement cet acte, le remit aux maréchaux, voulut le leur reprendre, eut un sursaut de révolte et se rendit… Enfin il pria Marmont, Caulaincourt, Ney, d’aller à Paris négocier en faveur de la régence…

Napoléon se ravisa et remplaça par Macdonald Marmont, qui devait ainsi demeurer à la tête de son corps d’armée. En se rendant à Paris, les négociateurs vinrent avertir Marmont de ce changement, ajoutant que cependant l’empereur le laissait libre d’accepter la mission s’il lui semblait préférable.

Mais, depuis quelques jours, Marmont était livré à l’intrigue et avait noué avec les alliés et le Gouvernement provisoire des liens qu’il ne pouvait plus rompre. Il avait acquiescé à la défection. Talleyrand, par l’entremise d’un de ses anciens officiers d’ordonnance, l’avait préparé à cet acte. Et son esprit, encore indécis, était presque gagné lorsqu’il reçut une lettre du généralissime ennemi, lettre dont on peut bien penser, si on la rapproche de la démarche tentée par l’envoyé de Talleyrand, qu’elle était due plus à l’habileté machiavélique du diplomate qu’à celle du soldat. Dans cette lettre Schwartzemberg l’invite à se ranger « sous la bonne cause française » ; c’était une invitation directe à la défection.

Que répondre ? Grave résolution et moment solennel ! Dans ses mains à qui Napoléon a confié l’armée Marmont tient les destinées du pays. De ses mains, qui eussent été impuissantes sans la délégation de l’empereur, il peut précipiter les choses. Il hésite, convie ses généraux à un conciliabule suprême et, enfin s’engage, infidèle à la parole donnée à son maître, infidèle surtout au malheur, rebelle aux ordres reçus, meurtrier de son propre honneur désormais perdu. Il répond à Schwartzenberg qu’il est prêt à quitter avec ses troupes l’armée de Napoléon, sous la réserve que ses troupes pourront se retirer en Normandie, et que Napoléon aura sa vie sauve et sa liberté.

La lettre était expédiée quand arrivèrent au camp, porteurs du mandat que l’on connaît, Macdonald et Ney. Marmont les met au courant, demande à aller reprendre sa parole chez le généralissime. Tous partent, mais avant de quitter ses troupes, Marmont fait appeler les généraux Bordesoulle et Souham pour leur recommander de ne pas ordonner le moindre mouvement de troupes.

Les plénipotentiaires arrivent à minuit au palais de la rue Saint-Florentin. Leur vue achève de glacer d’épouvante les ambitions qui se repentent d’une explosion prématurée. La nouvelle était venue du rapprochement de l’empereur qu’on croyait aux frontières ; on connaissait le nombre de ses soldats et on escomptait les coups du génie auquel le désespoir allait redonner l’audace si l’Empereur redevenait le maître. Les cocardes blanches disparaissaient et l’enthousiasme royaliste devenait discret.

Alexandre fit aux envoyés extraordinaires l’accueil qu’il devait. Macdonald, Ney, Caulaincourt exposèrent leurs raisons. Une émotion, une émotion feinte, sans doute, paraissait sur le visage du tzar.

Le tzar écoutait et feignait de promettre, n’osant s’engager, gagnant du temps, semblant attendre ; or, un moment, un officier russe arrive porteur d’un pli important :

« Messieurs, s’écrie le tzar, cette fois résolu, que me disiez-vous que vous parlez au nom de l’armée ? L’armée est divisée. Le corps du maréchal Marmont vient de passer du côté des alliés. Vous comprendrez que la situation n’est plus la même… »

Rien ne les retenant plus auprès du tzar, qui ne s’était pas engagé tant que la capitale nouvelle ne lui était pas venue, les maréchaux, frappés de la foudre, ressortirent. La terreur qu’imprimait aux visages la pensée que Napoléon pouvait encore se dresser avait disparu. La foule qui emplissait les salons était joyeuse. Ecrasés par l’infortune, les maréchaux passèrent… La comédie était jouée et se terminait à l’acte fatal de la défection. À qui fera-t-on croire qu’Alexandre ignorait les démarches de Talleyrand auprès de Marmont, la lettre du généralissime, la réponse du maréchal ? Il ne savait seulement ce qui adviendrait et si le plan de défection organisé sous ses yeux aboutirait. Voilà pourquoi, jouant son rôle, Alexandre hésitait : si les troupes de Marmont n’eussent pas été conduites à l’ennemi, il eût peut-être accepté la régence pour éviter le choc de l’empereur, redoutable, appuyé sur une armée reposée et entraînée. Mais pourquoi craindre un chef sans soldats ? Quand il apprit la défection, il se leva et congédia les envoyés de Napoléon… Cependant comment la destinée avait-elle réservé et frappé ce dernier coup ?

Nous avons vu que Marmont et les envoyés de Napoléon avaient quitté le quartier général d’Essonne vers les cinq heures et qu’avant de partir il avait recommandé au plus ancien divisionnaire qu’il laissait derrière lui, le général Souham, de ne pas modifier la situation des troupes. Après ce départ, Souham, Bordesoulle, d’autres se réunirent. L’idée leur vint que Marmont, après les avoir compromis la veille dans cette sorte de conseil de guerre où il les avait consultés sur la réponse à faire à Schwartzemberg, effrayé de cette réponse même, se mettait à l’abri. Ces généraux connaissaient Napoléon ; ils savaient que sa main serait prompte à châtier les fautes : ils résolurent, eux aussi, de se mettre à l’abri. Le soir, le général Souham réunit chez lui les généraux, les colonels, et la soirée se prolonge au milieu des libations. On avertit les chefs qu’il va falloir partir, mais en leur laissant croire qu’il s’agit d’un mouvement contre l’ennemi. Dans la nuit, les troupes s’ébranlent et, conduites par des chefs inconscients ou complices, quittent leurs quartiers.

Le colonel Fabvier voulut s’interposer, et, aide de camp de l’empereur, essaya de retenir ces troupes : les généraux lui firent sentir avec hauteur la différence des grades et des responsabilités. Le 6e corps s’ébranle, croyant marcher à l’ennemi. Aux premières lueurs de l’aube, il s’aperçut de la surprise : il était tout entier enveloppé de soldats russes qui lui présentaient les armes et qui empêchaient toute velléité de révolte. Seul, un régiment de dragons, sous les ordres d’Ordener, résista. Il fallut Marmont pour le ramener.

Napoléon fut incrédule aux premières nouvelles lui rapportant cette défection. Quand il ne put douter, il laissa tomber d’amères paroles sur le maréchal qu’il avait comblé. Puis il fit une proclamation véhémente, adressée à l’armée, où les répliques incisives au vote du Sénat et à ses commentaires rendent pour les sénateurs et pour lui la flétrissure identique. Il leur reprochait leur abaissement. De quel droit puisqu’il en était l’artisan et le bénéficiaire ? Terrible et naïve déception de la tyrannie, cherchant, quand elle s’écroule, des hommes et ne trouvant que des courtisans !

Les maréchaux revinrent. Leur dur langage ne lui laissa plus d’espoir ; cette fois, il fallait aux terreurs calmées de la capitale une abdication pure et simple : en vain, l’empereur s’emporta. Était-il vaincu vraiment et sans troupes ? Il énumérait les détachements et les soldats et parvenait à un total égal à une armée. La France restait suspendue à son prestige et habituée à ses miracles, et, après elle, l’Italie, terre où les premiers sourires de la gloire avaient récompensé et excité ses ambitions… Mais cette évocation brûlante, ces paroles d’espoir, ce rêve de grandeur, rien n’émouvait les interlocuteur. Plus que lui, sans doute, ils se rendaient compte de la vanité du projet : ils sentaient la France épuisée et, avec raison, tenaient pour dérisoire une armée évoluant au milieu d’un peuple lassé. Eux aussi connaissaient la lassitude des guerres sans fin. Ils se turent ; tristement l’empereur signa l’abdication définitive de la famille.

Les maréchaux l’emportèrent. La nuit qui suivit ce lourd sacrifice fut troublée à Fontainebleau par des appels épouvantés. Dans cette solitude sonore, ils ne risquaient pas d’émouvoir beaucoup de cœurs, car le vide s’était fait autour de cette chute colossale. Napoléon, pâle et tremblant, à demi étendu sur un canapé, donnait tous les signes de l’homme que la mort a failli briser. On a rapporté qu’il avait bu du poison à lui remis pendant la retraite de Russie, pour le ravir aux mains des Cosaques. C’était la même préparation donnée — dit-on — à Condorcet. Celui-ci en était mort, peut-être Napoléon n’avait pas encore épuisé son destin.

Le 13 avril, le traité fut ratifié. Napoléon n’était plus qu’un otage aux mains des alliés, un otage sur cette terre ravagée par sa gloire désastreuse, un otage dans ce palais où l’année auparavant il avait placé le pape dont la faiblesse temporelle devait sourire au loin du naufrage complet de cette force déchue. De mortelles journées, il n’entendit sur les dalles que le bruit répété et saccadé de sa démarche. En vain, il prêtait l’oreille au moindre bruit, attendant quelque ami de l’infortune qui lui fût encore attaché. Sauf Macdonald, Caulaincourt, Bassano, tous les généraux glorieux étaient allés prosterner leur prestige aux pieds des alliés, attendant la venue du maître nouveau.

L’empereur sentit-il à cette heure la vanité de l’œuvre de gloire ? S’aperçut-il que l’expiation vient toujours à qui dégrade l’homme pour en faire un esclave et qu’on ne peut attendre d’un courtisan les sentiments de fierté et de noblesse qu’on eût châtiés d’ailleurs s’ils se fussent montrés ?… Enfin, le dernier jour vint. Il réunit la garde, lui parla, entendit les sanglots de ces hommes qu’il avait traînés, sans autre salaire que la mitraille, dans tous les carrefours de l’Europe, et qui lui montraient un cœur ému quand les puissants lui montraient un cœur glacé. Nouvel Œdipe, mais qui avait le pouvoir de contempler sa chute, il partit. La traversée du centre de la France raviva ses douleurs par l’espérance qu’il conçut, devant le respect des foules, d’un soulèvement. La chaude atmosphère du midi lui réservait les ardentes colères : il fallut, pour le protéger, dans toute la vallée du Rhône, l’affubler d’un uniforme anglais. À Fréjus, port d’embarquement, sa grandeur foudroyée retrouva de tardifs égards : il partit pour l’île d’Elbe. Sur ce point perdu dans la profondeur des flots, il devait enfermer ses regrets, ses remords, ses ambitions. Là, au moins, il était près de la terre natale, enveloppé du même climat, traité encore en souverain, libre au moins de contempler l’horizon et d’abriter sur un rocher que son orgueil pouvait comparer à un piédestal le rêve grandiose et monstrueux d’une restauration.


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