Histoire socialiste/La Convention/La Révolution et les idées
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LA RÉVOLUTION
ET LES IDÉES POLITIQUES ET SOCIALES DE L’EUROPE
L’Allemagne était toute préparée à s’intéresser à la Révolution française. L’action intellectuelle de la France sur l’Allemagne au XVIIIe siècle avait été immense. Voltaire, Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie, l’Académie des sciences avaient au delà du Rhin suscité les idées, passionné les esprits. Et même quand l’esprit allemand prit conscience de son originalité, quand il s’affranchit, dans l’ordre de l’art et de la pensée, de l’influence exclusive de la France et se créa sa littérature, son théâtre, sa philosophie, il resta en communication vivante avec l’esprit français. C’est Klopstock qui donne le premier au génie allemand une expression épique et lyrique vraiment nationale. Et c’est Klopstock qui vibrera d’enthousiasme aux premiers événements de la Révolution française, aux premières affirmations de la liberté. En Lessing, qui libère le théâtre allemand de l’imitation servile du théâtre français, et qui donne à la critique religieuse une profondeur inconnue en France, la marque de l’esprit critique français, si nette et si aiguë, est toujours visible. Lorsque Kant résout le problème des rapports de la pensée et de l’être par une solution d’une hardiesse incomparable, lorsqu’il fonde l’accord de la pensée et du monde sur la primauté de la pensée créant elle-même les lois selon lesquelles le monde se manifeste, que fait-il sinon justifier la science, glorifier
la pensée, affermir les fondements de la connaissance et de l’expérience, c’est-à-dire continuer à sa manière la grande tradition du xviiie siècle français Il intervient en réalité pour protéger contre l’offensive possible du doute les magnifiques audaces de la science expérimentale. Il consolide la voie où marchèrent les Encyclopédistes, et il en fait la voie royale de la pensée, législatrice des choses.
En tous les esprits allemands de la seconde moitié du xviiie siècle, chez les plus modestes comme chez les plus grands, se marquent les traits décisifs de la culture française. C’est un libre souci de la vérité universelle, c’est la haine ou le dédain du préjugé, c’est l’incessant appel à la raison, c’est la large sympathie humaine qui va à tous les peuples et à toutes les races, surtout à tous les efforts de civilisation et de pensée, sous quelque forme et en quelque nation qu’ils se produisent ; c’est le besoin de tout comprendre et de tout harmoniser, de briser l’unité factice de la tradition pour créer l’unité vivante de la science et de l’esprit ; c’est l’inspiration encyclopédique et cosmopolite, la passion de la science et de l’humanité ; c’est le grand mouvement que les Allemands ont appelé l’Aufklærung, reflet du mot que le xviiie siècle français aimait tant et qui avait alors un éclat tout jeune et tout vif : les lumières.
En même temps, et par un lien plus particulier, par une influence plus singulière et plus pénétrante, le Genevois protestant Rousseau, avec son rationalisme religieux, avec son sens douloureux des problèmes moraux, mettait en communication profonde la pensée de la France et la conscience de l’Allemagne. Quelle fut son action sur toute la pensée allemande, je n’ai pas à le dire.
Comment une Allemagne ainsi façonnée par notre xviiiesiècle, ainsi pénétrée d’esprit français, ne se serait-elle point émue au grand événement de liberté qui, en 1789, ébranlait toute la France ? Comment n’aurait-elle pas été attentive à cette affirmation des Droits de l’Homme qui semblait donner à un fait historique l’ampleur de la pensée, et à l’action particulière d’un peuple une valeur symbolique et universelle ?
Mais si l’Allemagne, au moins l’Allemagne pensante, était ainsi disposée d’abord à la sympathie envers la Révolution, il ne pouvait y avoir entre l’Allemagne et la France cette communauté d’action que fonde seule l’union durable des esprits. L’Allemagne, malgré la hardiesse de ses penseurs, n’était pas à l’état révolutionnaire : elle n’était pas prête à accomplir chez elle la révolution de liberté et de démocratie bourgeoise que la France, à ses risques et périls, essayait glorieusement.
Quatre obstacles principaux s’opposaient en Allemagne à l’action révolutionnaire. D’abord le morcellement politique de l’Allemagne empêchait les mouvements d’ensemble. Elle était divisée en plusieurs centaines de petits États. Dans la France centralisée et à peu près unifiée, même avant 1789, le terrain large et uni se prêtait, si l’on peut dire, à des opérations de masses. Les Français des diverses régions, des diverses provinces, malgré certaines diversités de législation et de coutumes, vivaient sous le même pouvoir et à peu près sous la même loi. Dès lors, les bourgeois et les prolétaires de la Bretagne, de l’Île-de-France, du Languedoc, de la Provence, du Dauphiné, n’étant pas animés les uns contre les autres par de violentes rivalités provinciales, disposaient de toute leur énergie contre les privilèges des nobles et du clergé, contre l’arbitraire du roi et des bureaux : ils avaient des intérêts communs évidents, d’où procédait bientôt une action commune.
Au contraire, l’extrême division politique de l’Allemagne en 1789 dispersait la pensée des classes exploitées et l’égarait. Les bourgeois et prolétaires allemands se demandaient, non pas ce qu’ils deviendraient eux-mêmes dans une grande transformation révolutionnaire, mais ce que deviendrait l’État particulier auquel des liens multiples d’habitude, d’intérêt et de vanité les attachaient encore.
L’autonomie relative de chacun de ces États, si dommageable qu’elle fût à la vie générale de l’Allemagne, à son activité économique, à sa force nationale et à sa liberté, offrait cependant aux esprits superficiels des avantages immédiats. Chacune de ces petites cours avait sa clientèle de fonctionnaires, de fournisseurs et de marchands. Elle apparaissait comme un centre de vie, comme un foyer de richesse, et tandis que l’élan de la production et des échanges qui résulterait d’un mouvement d’unification démocratique paraissait lointain ou incertain, la perte que pouvait entraîner pour toutes ces petites capitales et ces petits États une vaste commotion sociale pouvait être prochaine.
À ces inquiétudes de l’égoïsme routinier se joignaient parfois des préoccupations d’un ordre plus élevé. Par sa diversité même et son morcellement, l’Allemagne offrait çà et là un refuge aux libres esprits : c’était une coquetterie ou une gloire pour quelques-uns de ces petits princes d’accueillir les hauts génies qui agrandissaient la pensée allemande. Gœthe avec Wieland, avec les frères Humboldt et les frères Schlegel, avec Voss, Jean-Paul, plusieurs autres, avait trouvé à Weimar une noble liberté ; qui sait ce que réserverait à la pensée une Allemagne unifiée par une secousse violente ? Ainsi le souci de la libre culture confirmait, chez les intelligences d’élite, cette politique particulariste où abondait déjà le bourgeois de petite ville, « le philistin allemand ».
En outre, les intrigues rivales de l’Autriche et de la Prusse qui cherchaient
à dominer l’Allemagne éveillaient de justes défiances. Lorsqu’en 1785 se
forma « la Ligue des princes allemands », dirigée par la Prusse, elle fut plutôt
un moyen de combat imaginé par celle-ci contre l’Autriche qu’un moyen
d’émancipation pour l’Allemagne. Ainsi la conscience nationale n’avait aucun
centre politique où elle pût s’attacher, et le Reichstag, l’Assemblée d’Empire où se réunissaient les représentants des princes et des villes, n’avait qu’un
semblant de vie. On n’y discutait même plus ; les princes ne prenaient plus
la peine d’y venir en personne : ils y faisaient connaître leur volonté par des
mémoires que lisaient leurs secrétaires et, naturellement, de cet échange protocolaire de pensées diverses et confuses qui se refusaient à toute délibération et à toute adaptation, aucun mouvement ne pouvait naître.
Les Allemands cherchaient à se consoler de leur impuissance à se créer une vie nationale en se disant que par là ils vivaient plus librement d’une vie humaine. Gœthe, en deux vers qui constataient cette radicale incapacité, disait aux Allemands :
« C’est en vain que vous espérez, vous, Allemands, former une nation. Mais c’est une raison de plus pour vous de devenir des hommes libres : et cela, vous le pouvez. »
Illusion puérile et mensonge des mots ! Car comment séparer l’homme du citoyen, du producteur ?
Comment l’homme peut-il être libre, si le citoyen est opprimé, si le producteur est chargé d’entraves ? Pour libérer « l’homme », il fallait à l’Allemagne comme à la France une révolution ; or cette révolution n’était possible que par un mouvement concerté et vaste, et ce mouvement même supposait une vie nationale puissante et une.
Cette unité et cette puissance de la vie nationale ne pouvaient être suscitées, à travers la dispersion du pouvoir politique, par la force des intérêts économiques, par l’action unifiante d’une classe homogène et hardie. La bourgeoisie allemande en cette fin du xviiie siècle existait à peine ; ou du moins elle n’avait pas cette confiance en soi que donnent la croissance de la richesse et l’essor des entreprises.
En France, sur un terrain politique déjà presque uni, une bourgeoisie tous les jours plus riche et plus audacieuse avait pu soudain développer son action. Pour que la bourgeoisie allemande pût abaisser les barrières politiques qui partout brisaient son élan et emprisonnaient sa volonté, il lui aurait fallu une impulsion économique formidable ; or la puissance de production de l’Allemagne, presque mortellement atteinte par la guerre de Trente ans, était restée depuis cent vingt ans ou stationnaire ou languissante, ou médiocrement progressive, quand elle ne rétrogradait pas. La bourgeoisie était donc aussi languissante et débile, de peu d’initiative sociale et de peu de vigueur. C’est le fait décisif constaté le plus souvent avec exagération par tous ceux qui ont cherché à pénétrer le secret de l’histoire allemande. Dans la post-face de la seconde édition allemande du Capital Marx écrit :
« Des circonstances historiques particulières, déjà en grande partie mises en lumière par Gustave de Grelich dans son Histoire du Commerce et de l’Industrie, ont longtemps arrêté chez nous l’essor de la production capitaliste, et, partant, le développement de la société moderne, de la société bourgeoise. »
Dans le Manifeste communiste, dans le chapitre consacré à la critique du « socialisme allemand ou socialisme vrai », Marx et Engels déclarent que si la littérature sociale allemande, la littérature socialiste du premier tiers du xixe siècle comme la littérature révolutionnaire de la fin du xviiie siècle, a un caractère factice d’idéologie abstraite, c’est parce qu’il manquait à la philosophie allemande, pour lui donner solidité et efficacité, une substance historique ; c’est que ni les intérêts de la bourgeoisie, ni conséquemment les intérêts à la fois solidaires et antagoniques du prolétariat n’y avaient été assez développés.
« La littérature socialiste et communiste de la France est née sous la pression d’une bourgeoisie dominante ; elle est l’expression littéraire de la lutte contre cette domination. Elle fut introduite en Allemagne à une époque où celle-ci ne venait que de commencer sa lutte contre l’absolutisme féodal.
« En Allemagne, des philosophes ou des gens teintés de philosophie et de bel esprit, s’emparèrent avidement de cette littérature. Ils oublièrent seulement qu’en important en Allemagne ces écrits français on n’y transportât pas en même temps les conditions de l’existence française… Pareille éventualité s’était déjà vue au xviiie siècle. Les revendications de la Révolution française avaient paru de même aux philosophes allemands d’alors n’être que des revendication générales de la « raison pratique » (c’est-à-dire de la philosophie de Kant). Les actes par lesquels se manifestait la volonté de la bourgeoisie française révolutionnaire, à leurs yeux exprimaient les lois de la volonté pure, de la volonté telle qu’elle doit être, de la vraie volonté humaine. »
Je ne recherche point en ce moment si Marx, ici, est juste envers l’effort révolutionnaire de la pensée allemande. Je note seulement que d’après lui, l’insuffisance de la vie économique de la bourgeoisie allemande en 1789 rendait impossible toute application réelle, substantielle, de la Révolution française à l’Allemagne.
D’un point de vue tout différent, Frédéric List dans son Système national d’économie politique, publié en 1841, explique par la dispersion et la division politique de l’Allemagne, sa longue décadence économique. Mais la constatation de fait est la même.
« Le malheur de la nation allemande fut complété par l’invention de la poudre et par celle de l’imprimerie, par la prépondérance du droit romain et par la réformation, enfin par la découverte de l’Amérique et de la nouvelle route de l’Inde. La révolution morale, sociale et économique, qui s’ensuivit, enfanta la division et la discorde dans l’Empire, division entre les princes, division entre les villes division même entre la bourgeoisie des villes et ses voisins de tout rang. L’énergie de la nation fut détournée alors de l’industrie manufacturière, de l’agriculture, du commerce et de la navigation, de l’acquisition de colonies, du perfectionnement des institutions, et en général de toutes les améliorations positives ; on se battit pour des dogmes et pour l’héritage de l’Église.
« En même temps tombèrent la Hanse et Venise et avec elles le grand commerce de l’Allemagne, et la puissance et la liberté des cités allemandes du Nord comme du Sud.
« La guerre de Trente ans vint ensuite étendre ses dévastations sur toutes les campagnes et sur toutes les villes. La Hollande et la Suisse se détachèrent, et les plus belles portions de l’Empire furent conquises par la France. De simples villes, telles que Strasbourg, Nuremberg et Augsbourg, qui auparavant avaient surpassé des électorats en puissance, furent réduites alors à une impuissance absolue par le système des armées permanentes.
« Si, avant cette révolution, les villes et l’autorité impériale s’étaient plus étroitement unies, si un prince exclusivement allemand s’était mis à la tête de la réformation et l’avait accomplie au profit de l’unité, et de la puissance et de la liberté du pays, l’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce de l’Allemagne auraient pris un tout autre développement. »
Frédéric List ajoute que si, malgré tout, quelque espoir de renaissance économique survécut, c’est parce que tes princes allemands employèrent une partie des biens de l’Église sécularisés à favoriser la culture de l’esprit allemand ; et tout peuple puissant par l’esprit doit tendre ensuite, quoique bien maladroitement peut-être et bien gauchement, à accroître la puissance matérielle qui d’abord lui a fait défaut.
« La première base de la renaissance de la nationalité allemande fut évidemment posée par les gouvernements eux-mêmes, lorsqu’ils appliquèrent consciencieusement le revenu des biens sécularisés à l’éducation et à l’instruction, à l’encouragement des arts, des sciences et de la morale, et, en général, à des objets d’utilité publique. C’est par ce moyen que la lumière pénétra dans l’administration et dans la justice, dans l’enseignement et dans les lettres, dans l’agriculture, dans les arts industriels et dans le commerce, qu’elle pénétra en un mot dans les masses.
« L’Allemagne a suivi ainsi dans sa civilisation une toute autre marche que les autres pays. Au lieu que, partout ailleurs, la haute culture de l’esprit a été le résultat du développement des forces productives matérielles, le développement des forces productives matérielles en Allemagne a été la conséquence de la culture morale qui l’avait précédé. Ainsi toute la civilisation des Allemands est pour ainsi dire théorique. De là ce défaut de sens pratique, cette gaucherie que de nos jours l’étranger remarque chez eux. Ils se trouvent aujourd’hui dans le cas d’un individu qui, ayant été jusque-là privé de l’usage de ses membres, a appris théoriquement à se tenir debout et à marcher, à manger et à boire, à rire et à pleurer, et s’est mis ensuite à exercer ces fonctions. De là leur engouement pour les systèmes de philosophie et pour les rêves cosmopolites. »
Ce que Frédéric List notait en 1841, dans son livre célèbre, comme une suite de toute l’évolution allemande, ce qu’il voulait corriger par un vigoureux nationalisme économique et politique, était plus vrai encore de l’Allemagne de 1789. Marx et List sont tous deux à la recherche de la force réelle, concrète, qui donnera enfin à l’histoire allemande restée jusque-là à l’état de théorie ou de rêve un contenu et une substance. Pour Marx, cette force concrète sera le prolétariat ; pour List, ce sera l’unité économique préparée par l’union douanière et aboutissant à l’unité politique. Mais tous deux sont d’accord pour dire que l’histoire allemande porte en quelque sorte sur le vide. Et ce vide, depuis deux siècles, c’est le défaut de développement de la bourgeoisie qui l’a fait. Marx l’a dit avec force en 1844, dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel : « L’Allemagne n’a accompagné que de l’activité abstraite de la pensée l’évolution des autres peuples. »
C’est ce que, quelques années avant 1789, Mœser, dans son Esprit national allemand et dans ses Lettres patriotiques, expliquait avec une remarquable pénétration : « Nous sommes, s’écriait-il, un seul et même peuple, n’ayant qu’un nom et qu’un langage ; nous sommes groupés sous des lois qui créent pour nous unité de constitution, de droits et de devoirs, et liés d’un même et grand intérêt à la liberté ; nous avons depuis des siècles une représentation nationale commune ; en force et en puissance intérieure nous sommes le premier Empire de l’Europe, qui pose sur des têtes allemandes la splendeur de ses couronnes royales, et pourtant, tels que nous sommes, voilà des siècles que nous sommes une énigme politique, un imbroglio constitutionnel, une proie pour nos voisins et un sujet de dérision, divisés entre nous et sans force par nos discordes, assez puissants pour nous faire du mal, impuissants à nous sauver, insensibles à l’honneur de notre nom, indifférents à la dignité des lois, jaloux de notre souverain et nous défiant les uns des autres, un peuple grand et aussi méprisé qu’il est grand, un peuple qui pourrait être heureux et qui est le plus déplorable des peuples. »
Et d’où vient ce chaos d’impuissance où tous les germes heureux s’étiolent et avortent ? D’où vient cette sorte d’incapacité fondamentale d’agir, de s’organiser, de vivre, cette essentielle « misère allemande ? Mœser répond nettement que ce qui fait défaut à l’Allemagne, c’est une bourgeoisie, une classe moyenne, ou comme il dit lui-même en insérant le mot français dans sa prose allemande « un tiers état ».
« Il nous manque cette puissance intermédiaire et médiatrice que Montesquieu considère comme le soutien d’une bonne monarchie et comme le sel qui la préserve de la décomposition du despotisme : le tiers état (der dritte Stand), tel qu’il existait en France au temps des bons rois peu passionnés pour les conquêtes ; la Chambre basse qui si souvent en Angleterre maintient l’équilibre entre le roi et la cour des pairs ; le conseil des États, qui, en Hollande, était placé entre le stathalter héréditaire et les États généraux. Il nous manque en un mot un pouvoir prenant subitement parti contre un Empereur qui laisserait percer des vues despotiques, qui méconnaîtrait ou attaquerait ouvertement les libertés des États de l’Empire, qui jouerait avec les lois et les éveillerait ou les endormirait aux caprices de sa faveur ; mais au contraire soutenant d’une fidélité sérieuse et efficace la puissance légale, la juridiction légale de l’Empereur si elle était outragée ou paralysée…, s’occupant avec impartialité des choses religieuses et mettant à nu les intrigues politiques qui s’y dissimulent, et, pour tout dire d’un mot, mettant en action l’antique formule de l’Empire : « de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes ». « Les choses de petite importance sont à la discrétion des princes ; celles de grande importance sont à la décision de tous. »
Et Mœser s’exalte orgueilleusement à la pensée de la puissance universelle qu’aurait conquise l’Allemagne si un tiers état sage, vigoureux et hardi avait concilié et équilibré les éléments hostiles, donné à tout le peuple l’union et l’élan. Si la bourgeoisie industrielle et marchande qui avait fait déjà de quelques grandes cités des foyers de richesse et de gloire rayonnant au loin sur le monde, avait pu étendre son action sur toute l’Allemagne, si elle n’avait pas été abattue et abaissée par les princes, si la lutte engagée entre la puissance territoriale de ceux-ci et la puissance industrielle et commerciale de la bourgeoisie avait tourné à la victoire de celle-ci et non point à sa défaite, ce n’est pas Lord Clive, « c’est un conseiller de Hambourg qui donnerait des ordres aux bords du Gange ». Mais les Empereurs, aveugles ou débiles ou médiocrement allemands, se sont laissé domestiquer par les princes ; ils se sont faits leurs serviteurs et leurs complices et ils ont éteint ce grand esprit de « la nation, qui serait maintenant le maître des deux Indes et qui aurait élevé l’Empereur allemand à la monarchie universelle ! »
Quel rêve prodigieux de domination et d’orgueil dans cette Allemagne morcelée, impuissante et abaissée ! Et comme on voit bien la double imprudence, la double erreur des révolutionnaires français ! D’une part, ils n’ont pas pris garde à cette débilité économique et sociale de la classe bourgeoise allemande qui rendait presque impossible une révolution allemande secondant la Révolution de France. Et d’autre part, ils n’ont pas assez compté avec les terribles susceptibilités nationales d’un peuple d’autant plus fier et ombrageux qu’il ressentait douloureusement la contradiction de sa force interne et de sa destinée ! C’est Robespierre, en ce point, qui avait vu juste.
Quel déclin économique dans cette bourgeoisie des grandes cités marchandes, si audacieuses au xvie siècle et si orgueilleuses, au moins de quelques-unes d’entre elles ! Je traduis du substantiel ouvrage de M. Biedermann sur l’Allemagne au xviiie siècle la rapide esquisse de cette décadence. « Les villes de la Haute Allemagne, si riches autrefois et si puissantes, Augsbourg, Nuremberg, Ulm, Regensbourg, n’étaient guère plus qu’une ombre de leur ancienne splendeur. La fière Angsbourg, la ville des Fugger, ces marchands princiers, dont Charles-Quint disait orgueilleusement qu’ils pourraient acheter en pur argent tout le trésor royal de Paris, conservait péniblement un reste de son ancien commerce si vaste ; elle était encore un centre d’échanges, mais seulement entre l’Autriche, la Suisse, la Souabe et le nord de l’Italie ; elle ne développait plus la vaste sphère commerciale où se rencontraient les marchandises de l’Orient, des Flandres, de l’Angleterre et de la Scandinavie. Son négoce vers le Sud-Est était contrarié par les mesures prohibitives de l’Autriche, celui vers le Nord-Ouest par celles de la Hollande. Son art, jadis l’orgueil de l’Allemagne, sombrait de plus en plus et se rapetissait en un mince commerce de statuettes coloriées et d’amulettes. Ses orfèvres et ses joailliers qui avaient travaillé au xviie siècle pour le czar de Russie et le roi de France, étaient tombés comme les travailleurs sur bois dans le plus mauvais goût, et ils étaient de beaucoup dépassés par l’art français. Le tissage d’Augsbourg, si florissant naguère, avait été comme anéanti par la guerre de Trente ans. De six mille tisserands il n’en restait que cinq cents.
« Pour Nuremberg aussi, les temps si brillants de la richesse et de l’art universellement glorieux, du bien-être libéral et distingué étaient passés ; ces temps où l’envoyé du pape Œneas Sylvius écrivait : « Les rois d’Écosse seraient bien heureux d’avoir des demeures comme ces moyens bourgeois de Nuremberg… » Maintenant, stagnation, décadence ; c’est à peine si la ville retenait un peu de son art d’autrefois pour le travail des jouets, pour la ciselure du bois, du métal…
« Plus profonde encore était la chute d’Ulm et de Regensbourg… Et la situation des villes du Rhin si prospères autrefois, n’était pas meilleure. Cologne, la métropole du Rhin, est tombée dans la crasse et dans la misère ». Aix-la-Chapelle aussi, la vieille ville impériale, est gisante. Des cent mille habitants qu’elle abritait jadis dans ses murs, il en reste à peine un quart. »
Est-ce à dire que toute activité industrielle ait disparu de l’Allemagne ? Non certes ; s’il est des villes qui déclinent, d’autres grandissent ou se maintiennent. À Francfort-sur-le-Mein[sic] des opérations de banque solidement assises sur des traditions de prudence et d’habileté renouvelaient la richesse de la haute bourgeoisie. Mayence, au témoignage de Forster, contrastait par son activité, sa propreté, avec la paresseuse et pauvre Cologne. Les villes de la Hanse, si elles avaient perdu leur suprématie commerciale et politique, maintenaient cependant leur chiffre d’affaires à force d’ingéniosité et d’audace. Leurs capitaux accumulés leur permettaient de commanditer au loin des entreprises, de participer aux sociétés par actions qui commençaient à se fonder pour l’exploitation des colonies, pour les assurances de tout ordre, et aussi de devenir créancières de tous les États de l’Europe. C’est ainsi que Hambourg avait mainte fois souscrit, comme la Hollande, aux emprunts de la monarchie française. Son port avait un mouvement annuel (entrées et sorties) de 2 000 navires dont 160 étaient sa propriété. Les sociétés d’assurances maritimes y couvraient un capital de 60 à 120 millions de thalers. L’indépendance des colonies anglaises d’Amérique servit les intérêts de Hambourg, en supprimant le lien de commerce exclusif que l’Angleterre avait prétendu leur imposer.
En Prusse, en Bohême, en Silésie, en Saxe, les rois et les princes encourageaient ou même suscitaient les manufactures. En Saxe, les premières manufactures de coton furent protégées par un privilège de trente années. À Vienne, Joseph II élargit au contraire et même brise la corporation des grands marchands et il permet le commerce en gros à quiconque possède une fortune de 35 000 florins. En Bohème, le nombre des fabriques qui en 1780 était de 50, s’élève en 1786 à 172, occupant 400 000 ouvriers hommes et dans les trois années 1785-1788, 14 497 nouveaux métiers à tissage entrent en mouvement et occupent 120 000 ouvrières sans compter les ouvriers fileurs. Trieste était un des ports les plus actifs de l’Europe. Un correspondant du Moniteur de l’État rédigé par Schloezer évalue en 1782 à 21 millions de florins la valeur annuelle des entrées et des sorties ; le mouvement des navires y est de 4 288 en 1788 et de 6 750 en 1790. En Prusse, les fabriques de soie, créées par la volonté de Frédéric-Guillaume Ier et surtout de Frédéric II se développaient rapidement. Frédéric II poussa aussi les manufactures de laine et permit l’établissement des manufactures de coton que son père, routinier jusque dans l’effort de progrès, avait interdites, sous prétexte qu’elles faisaient concurrence par l’emploi d’un produit étranger à l’emploi d’un produit national.
La Silésie, protégée par des droits prohibitifs contre les fers étrangers, expédiait, en 1788, 11 000 quintaux de fer en Angleterre. De 1763 à 1777 30 000 ouvriers et artisans affluaient en Silésie, attirés par la tolérance religieuse du roi. Vers la fin du règne de Frédéric II, le produit ces fabriques prussiennes était évalué à 30 millions de thalers (environ cent millions de francs), et il est bien entendu que la production à domicile et pour les usages domestiques n’est pas comptée dans ce chiffre. En 1783 il y avait à Berlin 2 316 métiers à soie avec 2 316 ouvriers ; 2 566 métiers à laine avec 3 022 ouvriers.
En Saxe, malgré les souffrances de la guerre de Sept ans, malgré la barrière de tarifs dressée du côté de la Prusse par Frédéric II, les manufactures ont grandi. En 1785 les fabriques de coton ont une production élevée, et dès 1780 des fileuses mécaniques sont introduites. La Saxe veut rivaliser avec l’Angleterre pour l’emploi des machines. Les manufactures de toile, de bas, de gants subissaient des fortunes changeantes. Zittau avait jusqu’à 28 000 métiers à tisser le lin. Les mines saxonnes, d’où était sorti le grand Luther, occupaient 80 000 ouvriers. Les foires de Leipzig donnaient lieu à un mouvement d’affaires de 18 millions de thalers. Des caravanes de marchands russes venaient s’y approvisionner, surtout de soieries françaises. Ainsi il n’y avait pas langueur générale de l’industrie et des échanges ; et comment cela eût-il été possible dans un grand empire qui comptait trente millions d’habitants, qui avait un sol riche, des traditions splendides de richesse et d’activité, et des souverains aussi entreprenants, aussi passionnés que Frédéric II et Joseph II ?
Visiblement, c’est l’essor du capitalisme industriel qui commence alors en Allemagne, et je m’étonne que Marx n’ait pas illustré, par les traits que pouvait lui fournir l’évolution allemande de cette époque, ses admirables études sur la période manufacturière où il cite surtout des exemples anglais. Dans les articles qu’il publia à partir de 1774 sous le titre de Imaginations patriotiques Justus Mœser a noté, non sans quelque préoccupation rétrograde et une complaisance excessive pour le passé, mais avec une fine exactitude, tous les traits du mouvement industriel. Partout il signale l’empressement fébrile des capitalistes à créer de grandes manufactures. Partout il les montre en quête de la main-d’œuvre enfantine. Certes, elle abondait et les enfants étaient associés déjà à l’industrie domestique ; mais il fallait les discipliner, les plier au travail régulier.
Parfois, c’est sous la forme adoucie d’une idylle religieuse qu’apparaît cette première concentration industrielle de l’enfance. Voici un village paresseux, pauvre et malpropre, où l’activité économique d’un croyant, d’une
sorte de frère morave, suscite la richesse et la vie.
« Tout ce changement heureux fut l’effet de l’industrie et du commerce que mon père a introduits ici, soutenus et portés au point où ils sont. Cet homme qui croyait avoir trouvé une religion à lui et qui songeait à former une communauté particulière, s’établit ici pour y exercer en paix sa profession de fabricant de camelote, et servir Dieu selon sa fantaisie. Le pasteur de l’endroit, qui visait dans un état de particulière sainteté et en qui mon père avait toute confiance, lui facilita la chose. Il se bâtit une petite maison, mais qui avait quelque chose de si plaisant que tous les habitants en souhaitaient une pareille. Il y installa son métier à tisser, et le pasteur lui procura quelques enfants de l’endroit, qui filèrent et travaillèrent pour lui. Il sut leur inspirer une telle affection que tout ce qui était né dans la petite ville se pressait vers lui. Le pasteur venait tous les jours et instruisait les enfants pendant le travail même ; mon père veillait à ce qu’ils fussent toujours vêtus proprement et même élégamment de l’étoffe qu’il fabriquait, et les parents qui, eux, ne savaient pas discerner le vrai du faux, se réjouissaient de voir leurs enfants si bien élevés. Les pères se laissaient peu à peu entraîner au service de la fabrique, sous une forme ou sous une autre ; et les mères considéraient souvent comme un signe de piété de se vêtir de la même étoffe que leurs fils ; ainsi dans l’espace de douze ans, les physionomies et les hommes étaient changés et il y avait en tous un esprit nouveau. L’accord régnait, dans la nouvelle secte, et les hommes se plaisaient de plus en plus en une vie qui avait le charme de la nouveauté et qui leur semblait leur œuvre. Ils travaillaient et priaient et se réjouissaient, et le renom de cette heureuse communauté de frères attirait les enthousiastes, les visionnaires laborieux qui consentaient bien à travailler pour d’autres, mais qui voulaient penser par eux-mêmes. Ils étaient dans une persuasion si ferme et si vive de ce principe que quiconque travaille et prie doit avoir du pain, que dès l’âge de vingt ans tous les habitants de la cité se mariaient avec une entière confiance dans l’avenir. Pleins de cette idée que la probité et l’habileté leur créaient un crédit auprès de leurs frères, autant qu’il le fallait pour mener à bien leurs entreprises, ils ne doutèrent jamais du progrès de celles-ci. Leur commune foi était pour eux comme un capital qui valait la plus solide hypothèque. »
Sous le voile de fraternité mystique, c’est bien la manufacture qui se crée. Elle n’est pas toute absorbante encore : ceux qui s’y rassemblent pour le travail gardent la faculté de s’établir à leur compte, soutenus par une sorte de crédit fraternel : mais c’est bien l’active coopération manufacturière qui se substitue à la vie dispersée, autonome et languissante de jadis. Naturellement, c’est par des moyens plus rudes, c’est par une discipline plus contraignante que les fondateurs et chefs de manufactures façonnaient au régime nouveau les forces de travail.
Justus Mœser, dans une lettre où il veut mettre en garde les capitalistes contre des créations hâtives et étourdies, signale la double difficulté. Il faut habituer les enfants à des formes de travail plus strictes, plus réglées qu’autrefois, et il faut en même temps inculquer à un grand nombre l’habileté technique qui était auparavant le lot de quelques ouvriers. La manufacture, en effet, ne suscite pas d’emblée une technique nouvelle, ni elle ne remplace encore le travail à la main par le travail à la machine, ni elle ne pousse immédiatement la division du travail au point où l’ancienne habileté technique de l’ouvrier est décomposée en un certain nombre d’automatismes. Il s’agit donc, par une lente et difficile éducation, de transférer aux ouvriers plus nombreux parqués dans la manufacture le savoir-faire, le tour de main qui distinguaient les artisans de telle ville ou de tel village et en caractérisaient les produits. Et Mœser ne reproche aux capitalistes contemporains que de vouloir aller trop vite, de brusquer la difficile évolution du travail de l’artisan au travail manufacturier.
« Vous voulez créer une fabrique et cela sous les yeux d’une foule curieuse et railleuse ! Oh ! épargnez votre argent et votre santé. Celui qui veut réussir dans de telles entreprises ne doit éveiller ni l’attention, ni la médisance. Il doit longtemps travailler dans une obscurité silencieuse, subir bien des essais inutiles, bien des faux frais, bien des peines secrètes avant qu’il puisse emporter les préjugés et dresser son œuvre à découvert. S’il n’agit pas ainsi, il devient le martyr de son ambition, la vanité le conduit des voies pénibles et sûres aux voies vertigineuses, et il imite ces princes fabricants ou leurs jeunes conseillers qui préfèrent la louange hâtive et bruyante de la foule à l’approbation et à la gratitude silencieuse de la postérité, qui sèment une fabrique au printemps et qui veulent en quelques semaines recueillir la moisson.
« Je me souviens toujours avec plaisir de la femme qu’un soldat avait amenée avec lui du Brabant. Elle faisait les plus belles dentelles et elle avait deux jeunes enfants, auxquelles elle ne pouvait enseigner que cela. Les filles des voisins dans le village allemand où elle s’était établie s’émerveillèrent de ce travail et elles voulurent rivaliser avec leurs compagnes de jeu. Leurs mères les envoyèrent à l’école chez la dentellière, et au bout de trente ans toutes les femmes du village faisaient de la dentelle et en enseignaient l’art à leurs enfants. Maintenant dans ce village se font les plus belles dentelles de Brabant. Voilà, selon moi, la vraie manière de propager l’esprit de fabrique. Mais où est l’homme puissant qui a la patience d’attendre si longtemps le produit de ses efforts !
« Ne croyez pas que je blâme ces sortes d’entreprises princières. Non, je les loue, parce que de leurs ruines reste quelque chose qui, des années après, sert à des constructions nouvelles ; mais un particulier ne peut procéder ainsi…
« C’est une chose merveilleuse que la propagation des fabriques. Nos
vieux marchands de toile de lin disent qu’ils peuvent reconnaître, à chaque
pièce de lin, en quel village elle a été faite ; j’ai connu un marchand de chanvre
qui expédiait tous les ans quelque cent mille pièces de chanvre, et qui distinguait aussi bien la main de la famille qui l’avait filé qu’on distingue
l’écriture d’un homme de celle d’un autre. L’inspecteur d’une galerie de tableaux qui sait reconnaître l’œuvre de cent maîtres n’était qu’un enfant auprès de ce marchand de chanvre. Chaque endroit a ses particularités de travail comme il a sa bière particulière… Il faut donc une longue et pénible
préparation pour créer une fabrique. Il faut que l’éducation des enfants,
d’esprit comme de corps, soit toute dirigée, et que les habitudes, les mœurs
les préjugés, les exemples concourent au progrès du régime nouveau. Que de peine dépensait Nicolini pour dresser les enfants à la pantomime ! Mais
qu’est-ce que cela à côté des exemples vigoureux, de la direction constante,
des efforts incessants par lesquels les enfants dans les fabriques d’aiguilles
à coudre doivent être amenés au point nécessaire d’habileté ?… Quelle précoce
et forte impression doit agir sur l’esprit des fileurs de laine pour que dérober
le moindre brin leur apparaisse comme le plus grand des crimes !
Comme l’oreille du futur virtuose doit être formée de bonne heure ! Combien d’années il travaille pour façonner ses doigts, ses bras, tout son appareil sensitif ! Comme ses efforts sont continus ! Et si des études aussi précoces, aussi
grandes, sont requises pour former des hommes habiles en chaque art, si
l’influence de tant d’exemples, si une habitude constante, si une éducation
morale toute tournée vers ce but sont nécessaires pour que telle nation aille
avec joie sur la mer et telle autre descende en chantant dans les mines ;
si, avec l’aide de l’éducation, on doit enlever au peuple qui doit être consacré toute sa vie à une forme déterminée de travail, tous les autres sens,
et lui laisser le seul dont il fera usage, pour faire de lui l’esclave perpétuel de sa profession, lui retirer l’habileté, le goût et la force d’en prendre une
autre, et le contraindre ainsi à rester éternellement dans ses chaînes, comment peut-on, si on crée de nouvelles fabriques dans des endroits où il n’y a
dans aucune maison des hommes et des enfants ainsi façonnés, où personne
encore n’est contraint par l’éducation, l’habitude et la nécessité, à mendier du
travail dans les fabriques, où toute la pensée des habitants n’est pas accoutumée à tout ramener à ce point décisif, comment peut-on attendre les mêmes
résultats que là où tous les avantages que j’ai dits plus haut sont tout prêts
pour les fabricants et n’attendent qu’une forme d’entreprise qui les rassemble ? »
C’est vraiment terrible, et j’ose dire que jamais Marx n’a trouve d’expressions aussi fortes. Quand il parle, au chapitre XIV du Capital, du caractère capitaliste de la manufacture, il dit :
« Un certain rabougrissement de corps et d’esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale, en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui la première fournit l’idée et la matière d’une pathologie industrielle. »
Et il cite les paroles du docteur Urquhart :
« Subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il a mérité une sentence de mort ; c’est l’assassiner, s’il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple. »
Mais rien, je crois, n’est comparable à la force tranquille et cruelle des expressions de Mœser, à cette atrophie systématique, qui prend à l’ouvrier tous ses sens, sauf le sens spécial de son travail spécial, et qui le réduit ainsi à être l’esclave éternel du sens unique qui lui a été laissé.
Ce qui épouvante, c’est la sérénité avec laquelle Mœser accepte ce parti pris industriel de détérioration, de mutilation de l’humanité, cette déformation monstrueuse et voulue de la nature humaine. S’il demande que les capitalistes allemands procèdent avec plus de prudence et de lenteur, ce n’est pas pour qu’ils puissent éduquer les ouvriers plus doucement : c’est pour qu’ils ne s’engagent pas dans leur difficile entreprise avant que cette éducation, si l’on ose l’appeler ainsi, soit assez poussée. Mais comment Mœser aurait-il pu avoir cette conception de la vie si déjà l’Allemagne n’était pas entrée à fond et d’un mouvement rapide dans la période manufacturière ?
Dès lors d’ailleurs, le triomphe de la manufacture allemande sur les petits ateliers, sur l’industrie familiale, se marque par des traits décisifs. D’abord dans les petites villes et dans les villages, les artisans, les petits producteurs vont disparaissant, et ils sont remplacés par de petits marchands, par de petits détaillants qui ne créent pas, mais qui débitent les marchandises produites dans les grands centres de manufactures. Et si les petits artisans disparaissent, c’est parce qu’en effet la concurrence de la manufacture devient meurtrière pour eux. Si l’industrie déserte les petites villes, c’est parce que la division du travail, réduisant chaque ouvrier à n’exécuter qu’une part infime de l’œuvre, suppose le concours d’un grand nombre d’ouvriers, qui ne se trouvent que dans les grandes villes ; c’est aussi parce que chaque ouvrier, ainsi resserré à une spécialité étroite, ne peut vivre que s’il reproduit souvent son travail démembré, et il n’est assuré que dans un grand centre de l’emploi à peu près constant de sa spécialité. C’est Mœser lui-même qui analyse avec cette précision le mouvement économique et social de la fin du xviiie siècle :
« Les artisans décroissent de plus en plus dans les villes petites et moyennes, et leur sort va toujours empirant. La raison en est simple, et il convient de comprendre d’abord pourquoi les grandes villes ont tant gagné et gagnent tellement sur les petites. Le premier maître qui dans une grande ville put occuper jusqu’à trente, quarante compagnons et plus, eut naturellement la pensée d’assigner à chacun de ces jeunes compagnons sa spécialité Ainsi l’horloger n’instruisit tel ouvrier qu’à fabriquer les ressorts de montre, tel autre que les pointes, tel autre encore que les roues, Celui-ci préparait les cadrans, cet autre les émaillait, un autre encore les gravait, etc. Ils restaient ainsi dépendants du chef horloger et contraints à rester groupes autour de lui dans la grande ville où il s’était créé un marché. De même pour le menuisier. Il avait cinquante ouvriers ou plus ; l’un n’apprenait qu’à tailler les pieds de chaises, un autre à les travailler, un troisième à les polir. Par une suite nécessaire, il retenait auprès de lui, en qualité de salariés, ces hommes devenus d’une habileté minutieuse dans une spécialité très étroite, et s’ils s’en allaient, ce ne pouvait être que pour travailler dans une autre grande ville. »
Là, toutes les industries sont à la fois très diverses et très liées les unes aux autres ; à raison même de la division des industries et du travail, elles ont besoin les unes des autres, et ce vaste système industriel ne peut exister dans les petites villes. Ainsi les grandes villes, par l’excellence et le bon marché des produits, écrasent les petites. C’est une suite inévitable de la division croissante du travail et de la concentration manufacturière.
J’ai montré, par l’étude de Roland de la Platière, qu’en France, en certaines régions, comme la Picardie, la production industrielle était au stade qui précède immédiatement la période manufacturière : c’est l’époque où les petits producteurs continuent à travailler à domicile, mais où ils produisent pour le compte d’un riche marchand qui parfois les commandite et leur fournit de la matière, et qui, en tous cas, centralise les marchandises en vue de vastes opérations sur de vastes marchés. Que le marchand réunisse en un seul bâtiment, pour mieux les diriger et les surveiller, ces producteurs qui ne sont plus qu’en apparence autonomes, et voilà la manufacture.
Or, Mœser constate précisément que s’il est des régions où le marchand n’est encore que l’entrepositaire, en beaucoup il est devenu fabricant. Mœser, qui a des tendances économiques rétrogrades, et qui croit volontiers que la grandeur industrielle de l’Allemagne est attachée aux formes anciennes de la production et de l’échange, déplore cette transformation ; mais ses plaintes nous intéressent peu, et nous retenons seulement le fait noté par lui, et qui est caractéristique de l’avènement de la manufacture.
« Puis-je dire que le système de nos fabriques est incomparablement plus mauvais que l’ancien ? Autrefois, le partage des attributions était tel que toutes les fabriques étaient la propriété de l’artisan, et que le marchand n’était à l’égard de l’artisan qu’un dépositaire et un expéditeur. Maintenant, au contraire, le marchand devenu fabricant est le maître, et celui qui travaille pour lui n’est qu’un compagnon, et ce compagnon, cet ouvrier travaille pour un salaire au jour le jour. Dans cette organisation, à moins qu’elle ne soit accompagnée d’un rare bonheur, il y a beaucoup plus de défauts que dans l’ancienne. Le salarié ne prend pas la chose aussi à cœur, il vole beaucoup d’heures ; et il est besoin d’une surveillance constante et d’un grand nombre d’employés pour assurer, dans de bonnes conditions, le passage du produit manufacturé d’une main à l’autre, pour tenir les comptes et établir la balance. Au contraire, le maître artisan, qui se distingue du salarié comme le fermier de l’intendant, pouvait servir beaucoup plus utilement le marchand, et l’État avait des citoyens au lieu d’ouvriers vagabonds. C’était la maxime des villes en ces temps que nous appelons barbares ; c’était la vraie source de leur grandeur, c’est par là que se relèvent encore les villes dans la Lusace et le Voigtland. »
Il est impossible en lisant ces lignes de ne pas se reporter ici encore à l’analyse magistrale faite par Marx :
« Pendant toute la période manufacturière on n’entend que plaintes sur plaintes à propos de l’indiscipline des travailleurs. Et n’eussions-nous pas les témoignages des écrivains de cette époque, le simple fait que depuis le seizième siècle jusqu’au moment de la grande industrie, le capital ne réussit jamais à s’emparer de tout le temps disponible des ouvriers manufacturiers, que les manufactures n’ont pas la vie dure, mais sont obligées de se déplacer d’un pays à l’autre, suivant les émigrations ouvrières, ces faits, dis-je, nous tiendraient lieu de toute une bibliothèque. »
Chose curieuse ! à propos de cette « indiscipline » des ouvriers, Marx dit en note : « Ceci est beaucoup plus vrai pour l’Angleterre que pour la France et pour la France que pour la Hollande », et il ne fait pas même allusion à l’Allemagne. Il avait fait du néant de la bourgeoisie allemande une pièce si importante de sa dialectique historique qu’il a sans doute négligé outre mesure d’étudier le mouvement de la production allemande, dans cette période encore embryonnaire.
Je note enfin un dernier trait qui achève la concordance du tableau tracé par Mœser et de l’analyse faite par Marx. Celui-ci, dans son chapitre « sur la genèse du capitaliste industriel », dont la première réalisation ou incarnation est le manufacturier, étudie les résistances qui contrariaient ou retardaient la transformation du capital commercial en capital industriel.
« La constitution féodale des campagnes et l’organisation corporative des villes empêchaient le capital-argent formé par la double voie de l’usure et du commerce de se convertir en capital industriel. Ces barrières tombèrent avec le licenciement des suites seigneuriales, avec l’expropriation et l’expulsion partielle des cultivateurs, mais on peut juger de la résistance que rencontrèrent les marchands, sur le point de se transformer en producteurs marchands, par le fait que les petits fabricants de draps de Leeds envoyèrent encore en 1794 une députation au parlement pour empêcher tout marchand de devenir fabricant. Aussi les manufactures nouvelles s’établirent-elles de préférence dans les ports de mer centres d’exportation, ou aux endroits de l’intérieur situés hors du contrôle du régime municipal et de ses corps de métiers. De là, en Angleterre, lutte acharnée entre les vieilles villes privilégiées (corporate towns) et ces nouvelles pépinières d’industrie. Dans d’autres pays, en France par exemple, celles-ci furent placées sous la protection spéciale des rois. »
Quelques lignes plus bas, Marx ajoute : « Les différentes méthodes
d’accumulation primitive que l’ère capitaliste fait éclore se partagent d’abord par ordre plus ou moins chronologique, le Portugal, l’Espagne, la Hollande,
la France et l’Angleterre. »
Et toujours, sur l’Allemagne, silence complet. Or, à propos des ports, des centres d’exportation, Mœser constate deux choses. D’abord, là comme partout, le marchand se refuse à être simplement l’entrepositaire et l’expéditeur. Tandis qu’autrefois, du temps de la Ligue hanséatique, les producteurs expédiaient leurs marchandises à leur compte et à leurs risques, par l’intermédiaire de la Ligue, maintenant les grands expéditeurs des ports sont acquéreurs des produits. Ils substituent leur responsabilité à celle des producteurs. Et en même temps, ils deviennent producteurs eux-mêmes ; ils installent dans les grandes villes maritimes des manufactures à eux.
« Nous devrions avoir honte si nous pensions à la pratique de nos ancêtres dans la Compagnie allemande (la Hanse). Tout ce que nous faisons dans les villes de l’intérieur, c’est livrer nos produits manufacturiers à un capitaliste de Brême ou de Hambourg et nous laisser duper par lui. Plus d’un parmi les fabricants est assez lâche et besogneux pour vendre à Brême même et à Hambourg, et se soumettre aux prix que les acheteurs réunis à la Bourse imposent à sa gêne ou à son imprévoyance. À peine nos habitants de l’intérieur savent-ils le temps où leurs marchandises sont au meilleur prix. Ils vendent leur blé après la moisson, leur lin à la Pentecôte… Comme les vues de nos ancêtres étaient larges, fortes, heureuses ! Ils se servaient des navires des expéditeurs des ports : mais ils ne vendaient pas leurs marchandises sur le marché de Brême, ils ne se livraient pas corps et âme à l’imprévoyance d’un Hambourgeois. C’est pour leur propre compte que la marchandise était vendue. Aux lieux de destination, à Bergen, Londres, New-York, ils avaient leurs employés à eux, leurs propres dépôts et comptoirs.
« …La Hanse d’autrefois ne considérait les capitalistes des ports que comme des entrepositaires… Que penseraient les hommes d’alors s’ils savaient que maintenant dans les ports il y a des fabriques de toute sorte et que de là des chapeaux et des bas peuvent être expédiés dans l’intérieur ? »
Et presque toutes les marchandises subissent dans les ports une dernière façon, apprêt ou teinture. Mœser qui démêle bien les faits, mais médiocrement les causes, ne dit pas comme Marx que cette floraison de manufactures dans les ports tient à ce que, là, les résistances du régime corporatif étaient moindres. Mais réellement tous les caractères du grand mouvement manufacturier se retrouvent dans l’évolution économique de l’Allemagne à la veille de la Révolution française. Il n’y a pas pleine stagnation et routine : l’Allemagne industrielle, sans avoir l’essor de la France, est dans une crise de transformation qui atteste la puissance de forces jeunes. De même que la partie la plus audacieuse et la plus progressive de la bourgeoisie française a échappé, surtout pendant la deuxième moitié du xviiie siècle, à l’étreinte du régime corporatif, de même les producteurs allemands les plus hardis, les plus agissants, les plus soucieux de l’avenir, tentent à la même époque de briser le cercle de la corporation ou d’en sortir. George Forster, avec sa pénétrante intelligence, a noté toute cette poussée capitaliste, tout ce travail obscur ou éclatant de transformation. C’est du régime suranné des corporations que meurt Aix-la-Chapelle, et au contraire, hors des prises du système corporatif, la vie économique est puissante et fourmillante. Les quatorze corporations industrielles et marchandes de la cité s’épuisent en rivalités grossières ou s’immobilisent par une réglementation étroite.
« Mais des hommes instruits et entreprenants qui ne voulaient plus subir, comme une corvée, le non-sens du régime corporatif et exposer plus longtemps leur crédit à fabriquer de mauvaises toiles, se retirèrent peu à peu d’Aix-la-Chapelle et s’établirent dans les régions voisines en terre hollandaise, en terre d’Empire, où ils avaient la liberté de diriger souverainement leurs fabriques et où ils ne subissaient d’autre restriction que celle qui leur était imposée par la mesure même de leurs forces et l’étendue de leur capital. À Burtscheid, à Vaals, à Eupen, à Montjoie, à Verriers, et surtout dans tout le Limbourg s’élevèrent d’innombrables fabriques de toiles, dont quelques-unes mettaient en œuvre tous les ans, et dans le procès de reproduction le plus rapide, un capital d’un demi-million, et dont les comptoirs étaient établis à Cadix et à Constantinople, là pour acheter les laines espagnoles, ici pour vendre les toiles les plus riches.
« Les suites d’une organisation déplorable ont été funestes à Aix-la-Chapelle et elles éclatent à tous les yeux. Les rues fourmillent de mendiants, et la corruption des mœurs est si générale, dans le petit peuple surtout, que l’on entend des plaintes à ce sujet à tout propos et dans toutes les sociétés… Les enfants de l’homme du commun sont devenus des voleurs de laine, des paresseux et des joueurs de loto. »
Et voici, en regard, l’activité des manufactures affranchies des vieilles entraves :
« Burtscheid est à l’orient d’Aix-la-Chapelle… Les sapins sont très soigneusement entretenus dans cette vallée, parce qu’ils servent beaucoup pour la fabrication des aiguilles à coudre… Nous n’avons vu de ces fabriques que les plus remarquables, le moulin à polir, qui au moyen d’une roue à eau met en mouvement tout le mécanisme utile. »
Et Forster décrit les appareils ingénieux et puissants qui permettent à l’ouvrier le plus ordinaire de pousser très vite la production :
«…Burtscheid occupe en proportion plus d’ouvriers en toiles qu’Aix-la-Chapelle. La plus importante fabrique, celle de M. de Lawenich, se compose de bâtiments très vastes et bien disposés, et les toiles qu’on y produit sont particulièrement estimées. Là comme à Vaals et Aix-la-Chapelle on ne prépare des toiles que d’une seule couleur, qui sont peintes en pièces ; tandis que Verviers et les régions voisines ne livrent que des toiles mêlées et peintes d’abord en chanvre. »
Forster est induit par tout le spectacle de cette activité à pressentir et à désirer de nouveaux progrès de la production, la substitution du mode capitaliste à tout ce qui subsiste encore de travail dispersé et rudimentaire :
« La laine la plus fine est tirée de Bilbao à cause du voisinage des belles prairies des Asturies et de Léon ; la plus grossière vient de Cadix : elle est débarquée à Ostende et de là, par des canaux, va jusqu’à Aix-la-Chapelle. Là elle est lavée dans de profondes cuves en maçonnerie d’où l’eau sale s’échappe facilement. Pour prévenir toute tromperie des ouvriers, ces lavoirs à laine sont installés aux endroits les plus découverts et les plus fréquentés. Là où cette précaution n’est pas prise (ce qui a lieu souvent à la ville où le lavage se fait parfois même la nuit) on ne peut, par la plus étroite surveillance, empêcher le vol d’importantes quantités de laines ; suivant que les ouvriers la livrent plus ou moins chargée d’eau, ils peuvent en dérober.
« La laine lavée est distribuée aux paysans pour être filée. Pour Aix-la-Chapelle et les centres de fabriques voisins, ce sont les Limbourgeois surtout et les Flamands qui filent. Dans le grand duché de Liège, où l’agriculture est très fortement poussée, le paysan a les mains trop dures pour pouvoir filer les fils fins. Mais dans les grasses prairies du Limbourg où se pratique l’élève du bétail et où l’occupation principale du paysan est la fabrication du beurre et des fromages, les doigts restent plus souples, et partout les femmes et les enfants filent le fil le plus fin. Toutes ces variétés du travail humain, correspondant à la diversité des lieux et des occupations traditionnelles, intéressent surtout lorsqu’on songe qu’elles sont suscitées par les besoins pressants de l’industrie et par les calculs de l’homme cherchant à porter au point de perfection un produit déterminé. Des besoins de cet ordre ont conduit les esprits spéculatifs à Berlin, à observer que le soldat était incomparablement plus apte à filer que le paysan poméranien. Et si l’on voulait pousser cette spéculation plus loin encore, on devrait partir de cette idée que chaque acte est d’autant plus perfectionné que les forces de l’homme se concentrent davantage sur cet objet. Sans aucun doute on progresserait beaucoup dans l’art de filer si le travail se faisait dans des établissements industriels où les ouvriers trouveraient la lumière, le feu et l’abri, et où une classe spéciale de travailleurs serait appliquée à cette forme du travail. Des hommes qui, dès l’âge de sept ans, seraient voués exclusivement à cette occupation, y acquerraient bientôt une grande habileté ; ils feraient mieux et plus vite que ceux pour lesquels ce n’est qu’un travail accessoire ; et comme, dans un même espace de temps ils livreraient des fils plus fins et en plus grand nombre, les produits seraient meilleur marché sans qu’il y eût désavantage pour les ouvriers eux-mêmes. »
Forster note avec profondeur que, pour s’accomplir sans désastre, cette transformation industrielle doit s’accompagner d’une vaste réforme dans l’intérêt des paysans. Comment leur retirer en effet le travail accessoire qui les aide à soutenir leur misérable vie, si on ne les libère pas des fardeaux qui les accablent ? Ainsi tous les progrès économiques sont liés. Ainsi l’industrie ne peut entrer pleinement dans la grande production et échapper à la routine corporative si les paysans ne sont pas soustraits à l’oppression féodale. C’est donc un mouvement vaste qui apparaît à l’Allemagne et qui commence à solliciter les pensées et les rêves.
« Mais comme un pareil progrès industriel devrait être harmonisé avec les conditions de travail et de vie des paysans, de façon que ceux-ci qui ne sont pas déjà très heureux ne soient pas accablés par la perte d’une ressource complémentaire, il faudrait procéder à une enquête attentive qui confirmerait ce que depuis longtemps l’expérience nous enseigne : que l’effroyable oppression sous laquelle gémit le paysan, est l’obstacle le plus insurmontable au progrès de toutes les branches de l’industrie. On s’étonne que le mal ne soit pas complètement supprimé, et on ne se sert que de palliatifs. Par suite, toute la nouvelle économie d’État, tout le zèle empressé et essoufflé des employés des finances n’est que pure charlatanerie, ou, ce qui est pire encore, un détestable système d’artifices, par lesquels le sujet, pareil, sous un autre nom, à l’esclave nègre des îles à sucre est abaissé jusqu’à n’être qu’une bête de somme dont l’entretien laisse chaque année quelque excédent. Et si, pour perfectionner la production, on change quoi que ce soit à ce mécanisme tendu à l’excès, aussitôt la comptabilité proteste, et le faiseur de plus value fiscale rejette sur le progrès à peine tenté la responsabilité de toutes les sottises que lui suggère sa tête vide. Partout où les fabriques ne sont pas l’œuvre de la libre activité du citoyen, mais des spéculations financières du gouvernement, on compte beaucoup moins sur la valeur des produits que sur les débouchés artificiellement créés par l’ordre du pouvoir ; et dès lors il est impossible de porter cette industrie au point de perfection où elle aurait pu atteindre. »
À ces liens de routine, de réglementation corporative, de fiscalité monopoleuse, Forster oppose, avec une sorte d’enthousiasme admirable de la raison, le magnifique épanouissement des industries libres. Il faudrait pouvoir citer toute sa dixième lettre sur Aix-la-Chapelle. C’est par la liberté et par l’ampleur croissante des échanges que se réalisera peu à peu l’unité humaine ; et c’est l’idéal des économistes les plus hardis, les plus optimistes, que Forster, d’un esprit si sobre pourtant et si mesuré, se complaît un moment à retracer. Il retombe bien vite à la conscience triste des misères présentes, de l’impuissance où l’Allemagne se débat. Mais quoi ! lorsque je surprends dans les analyses de Mœser, si rétrogrades qu’en soient parfois les tendances, tout le travail de transformation industrielle de l’Allemagne, lorsque je constate avec Forster les progrès hardis réalisés malgré tout par des hommes d’initiative et de liberté, je me demande : D’où vient donc l’impuissance révolutionnaire de l’Allemagne ? Et est-il possible de l’expliquer toute par l’insuffisance du développement économique de la bourgeoisie ? Le recours pur et simple aux thèses du « matérialisme économique » serait ici trop commode. Certes, pour abolir le régime féodal et limiter l’arbitraire princier, il faut une bourgeoisie riche, confiante et active. Et l’essor économique de la bourgeoisie allemande était bien inférieur à celui de la bourgeoisie française. Mais à quel degré de sa croissance économique commence la faculté révolutionnaire d’une classe ? Si débile que fût encore le mouvement de production de l’Allemagne en regard de celui de la France, il se produisait dans le même sens : c’est bien vers le régime des manufactures et de la grande industrie, vers la division du travail et la liberté du travail, que tendaient, en cette moitié du xviiie siècle, les forces productives allemandes comme les forces productives françaises ; elles se heurtaient aux mêmes obstacles et elles présentaient sans doute la même solution. Il parait donc impossible qu’une simple différence de degré, dans une évolution économique de même origine et de même sens suffise à expliquer l’animation révolutionnaire de la France, l’atonie révolutionnaire de l’Allemagne. Les forces d’ordre politique et intellectuel doivent certainement intervenir ici, et dans une très large mesure. Isolé, le mouvement économique n’est qu’une abstraction, et jamais je n’ai senti plus vivement qu’en étudiant à la même date l’action si différente de l’Allemagne et de la France, la préparation révolutionnaire de celle-ci et l’inaptitude révolutionnaire de celle-là, à quel point il serait dangereux de considérer le matérialisme économique comme une explication adéquate de l’histoire. Comme l’a si justement dit Benedetto Croce, il nous ouvre des jours nouveaux sur la profondeur des phénomènes historiques, mais il n’en épuise pas la réalité. Que l’on suppose un instant, sans rien modifier à son état économique de 1789, une Allemagne politiquement unifiée, et où les recherches des penseurs aient été directement appliquées depuis un siècle à l’étude de l’organisation sociale : et il est probable qu’un mouvement révolutionnaire bourgeois se produira en Allemagne comme en France et avec une intensité sensiblement égale. Je crois que c’est pour assurer au matérialisme économique une victoire trop commode que l’on a considéré comme une quantité négligeable et comme une force à peu près atone l’industrie allemande à cette époque. Elle était assez développée, assez active pour que nous ayons pu saisir en elle, d’après des observateurs pénétrants et exacts, tous les traits et toutes les tendances du grand mouvement capitaliste de la même époque en France et en Angleterre, à un degré bien plus humble à coup sûr et dans des conditions toutes particulières de dispersion et de dépendance.
Nulle part la production n’avait cet ensemble, cette puissance, cette cohésion et cet élan qui donnent à la classe productrice la pleine conscience de sa force et l’ambition du pouvoir. Tandis que les bourgeois des villes allemandes du xvie siècle se considéraient comme la vraie force politique et prétendaient de toute part à la souveraineté, la bourgeoisie allemande de 1789, ou bien se désintéressait des destinées générales de la nation, ou bien vivait sous la discipline des princes et des rois, et n’avait ni vigueur, ni ressort. Les anciennes villes de la Hanse n’avaient plus le droit de se fédérer, d’appeler à elles d’autres villes. Chacune se bornait à travailler égoïstement pour elle-même et distendait même le plus possible les liens qui l’enserraient à la grande Allemagne afin de ménager ses intérêts commerciaux. Hambourg était une ville cosmopolite où affluaient les spéculateurs, les aventuriers, les trafiquants du monde entier. Quand l’Allemagne est en guerre avec la France révolutionnaire, Hambourg continue son négoce avec la France sous le drapeau danois, et approvisionne de blé les cités de la Révolution.
Ailleurs, c’est sous l’action des décrets princiers ou royaux, c’est grâce aux ouvriers étrangers appelés par Frédéric, c’est à l’abri des privilèges et des monopoles que l’industrie commence à se développer. La bourgeoisie allemande ne ressemble que médiocrement à cette bourgeoisie française créancière pour plusieurs milliards du roi de France, incorporée depuis des siècles à une nation unifiée, et assez puissante maintenant par l’effet prolongé des règlements de Colbert pour prétendre à la liberté économique et au pouvoir politique. Les observations de Mirabeau concordent en ce point avec celles de Mœser et M. Biedermann les résume excellemment :
« Cette classe moyenne puissante, intelligente, indépendante par la propriété et la libre activité industrielle qui dans les États modernes est le soutien et le ressort du mouvement politique, n’était représentée en Allemagne au xviiie siècle que par un petit nombre d’éléments isolés et sans influence. La vieille bourgeoisie, fière de sa force propre, ne se rencontrait presque plus dans les villes d’Empire ; elle avait été presque toute déracinée par les désastres de la guerre de Trente ans. La classe d’artisans, de manufacturiers, de commerçants qui l’avait remplacée dans les États monarchiques avait de tout autres fondements de son existence matérielle ; elle dépendait à peu près, directement ou indirectement, de la faveur des princes, des cours, des administrations et des fonctionnaires ; c’est de ce côté qu’elle avait à craindre ou à espérer pour ses entreprises. Une grande partie des artisans vivait de métiers que le luxe des cours multiples, partout répandues, entretenait… Ainsi toutes les classes de producteurs étaient liées au système dominant. »
La bourgeoisie allemande n’était pas assez puissante pour être, comme la bourgeoisie française, son propre débouché ; elle était donc engagée à fond dans l’Allemagne féodale et princière. Tandis qu’en France la concentration de la noblesse riche à Versailles et à Paris avait déshabitué la bourgeoisie des petites et moyennes villes de compter sur la clientèle des nobles, et qu’à Paris même, la multitude des rentiers, des financiers, assurait aux marchands un large débit, dans l’Allemagne morcelée le négoce et la fabrique subissaient les influences de cour. En d’innombrables petits cercles une bourgeoisie débile attendait le mouvement, la vie, des Électeurs, des princes, des évêques, des grands propriétaires fonciers, et ces influences locales étaient souveraines ; la ville était animée au travail ou endormie dans une paresse crapuleuse selon le tempérament, les idées, les intérêts des gouvernants immédiats. Les évêques de Cologne, par exemple, jugeaient plus sage, pour prévenir les mouvements d’un peuple libre, pour amortir les passions nobles et assoupir les consciences, de réduire au minimum l’activité industrielle ; il leur était commode de régner sur une clientèle de mendiants et par elle. De là une dégradation infinie dont George Forster, dans ses Vues du Bas-Rhin, etc., nous a laissé une forte peinture (printemps de 1790) :
« C’est avec plaisir que nous avons quitté hier la triste et sombre Cologne. Comme l’intérieur de cette ville étendue mais à demi dépeuplée répond mal à la vue qu’on en a du côté du fleuve ! Parmi toutes les villes des bords du Rhin, il n’en est point qui soit aussi magnifiquement étalée, aussi ornée de clochers innombrables. Il y a tant de clochers d’églises et d’autels qu’il ne reste plus de place pour leur culte aux chrétiens qui ne reconnaissent pas le pape. Le magistrat avait accordé aux protestants la liberté du culte dans l’enceinte de la ville ; mais il a dû bientôt retirer cette permission devant le soulèvement d’une populace superstitieuse qui menaçait les dissidents du meurtre et de l’incendie. Cette populace qui forme la moitié des habitants, une masse de vingt mille hommes, a une énergie qui serait mieux employée à rendre à Cologne sa puissance d’autrefois. C’est une triste chose de voir une ville aussi bien disposée que Francfort pour le commerce et de ne pouvoir se dissimuler que partout les mêmes causes s’opposent à l’universel bien-être qui n’a pu se développer qu’à Francfort. Il doit y avoir à Cologne de riches familles ; mais cela ne m’apaisera pas tant que je verrai se traîner dans les rues des troupes de mendiants en haillons… Qui ne devine que la bande si nombreuse des mendiants sans mœurs et sans conscience donne ici le ton ? Mais comme elle est paresseuse, ignorante et superstitieuse, elle est un instrument dans la main de ses meneurs à courte vue, sensuels, intrigants et ambitieux. Les ecclésiastiques de tout ordre qui fourmillent ici dans toutes les rues pourraient moraliser cette foule grossière et peu à peu, l’habituer au travail… mais ils ne le font pas. Cette tourbe de mendiants est leur milice ; ils la conduisent comme par la corde de la plus vaine superstition ; et par des secours chichement mesurés ils la tiennent à leur solde et la soulèvent contre le magistrat aussitôt qu’il contrarie leurs vues. »
Mais partout, même là où l’action des princes laïques ou ecclésiastiques s’exerçait avec plus d’intelligence et de respect pour la dignité humaine que dans l’abjecte cité du cléricalisme paresseux et mendiant, partout la bourgeoisie était tenue par des lisières et elle n’avait pas ou presque pas l’orgueil de classe. Lorsque, en France, Sieyès lança sa fameuse formule, modeste et superbe : « Qu’est-ce le Tiers État ? rien. Que devrait-il être ? Tout. Que veut-il être ? quelque chose, » un magnifique et puissant écho lui répondit. La même question posée en Allemagne, en 1789, se serait perdue dans le silence universel ; ou tout au moins c’est une réponse incertaine, molle, inefficace, qui aurait été faite.
Ce n’est pas que dans cette Allemagne d’un esprit si puissant et si hardi
la bourgeoisie n’eût pas conscience de l’évolution historique qui dissolvait
peu à peu le moyen âge et suscitait des formes nouvelles de production, d’échange et de vie. Précisément en 1790, dans le discours d’ouverture que Schiller prononça le 26 mai à l’Université d’Iéna, sur ce sujet : « Qu’est-ce que
l’histoire universelle ? », il traça un magnifique tableau de cette évolution.
Mais, chose caractéristique, il insiste moins sur les efforts et les luttes par lesquels une vie plus haute fut conquise que sur les ingénieuses et pacifiques adaptations qui permettent à la vie nouvelle de s’accommoder des formes anciennes. Et il ne propose à la jeunesse qui l’écoute en ces jours ardents qu’animent les premiers feux de la Révolution française, aucun but immédiat, aucun effort prochain. On dirait qu’elle n’a qu’à se laisser porter doucement au cours d’un grand fleuve.
« Un ciel serein rit aujourd’hui au-dessus des forêts de la Germanie, que la main robuste de l’homme a déchirées et ouvertes aux rayons du soleil, et les vignes de l’Asie se reflètent dans les ondes du Rhin. Sur ses bords s’élèvent des cités populeuses qui, dans une allègre activité, retentissent du bruit du plaisir et du travail. Nous y trouvons l’homme en paisible possession de ce qu’il a acquis, en sûreté parmi des millions de ses semblables, lui à qui jadis un seul voisin ravissait le sommeil. L’égalité qu’il a perdue en entrant dans la société, il l’a regagnée par de sages lois. Il a échappé à l’aveugle contrainte du hasard et de la nécessité pour se réfugier sous l’empire plus doux des contrats et il a sacrifié la liberté de la bête de proie pour s’assurer la liberté plus noble de l’homme. Ses soins se sont distribués, son activité s’est partagée d’une manière salutaire. Maintenant le besoin impérieux ne l’enchaîne plus à la charrue ; l’ennemi ne l’appelle plus de la charrue au champ de bataille pour défendre sa patrie et son foyer. Par le bras du cultivateur il remplit son grenier, par les armes du guerrier il protège son domaine, la loi veille sur sa propriété, et il garde le droit inappréciable de choisir lui-même son devoir.
« Combien de créations de l’art, combien de prodiges de l’industrie, quelles lumières dans tous les domaines de la science, depuis que l’homme ne consume plus sans profit ses forces dans la triste défense de sa personne, depuis qu’il dépend de lui de transiger avec la nécessité, à laquelle il ne doit jamais se soustraire entièrement ; depuis qu’il a conquis le précieux privilège de disposer librement de son aptitude et de suivre l’appel de son génie ! Quelle vive activité partout depuis que la multiplication des désirs a donné de nouvelles ailes à l’esprit d’invention et ouvert de nouveaux espaces à l’industrie ! Les barrières qui isolaient les États et les nations dans un hostile égoïsme sont rompues. Toutes les têtes pensantes sont unies maintenant par un lien cosmopolitique, et désormais l’esprit d’un Galilée et d’un Érasme modernes peut s’éclairer de toutes les lumières de notre siècle. »
C’est un hymne splendide à la bourgeoisie, à la grande civilisation bourgeoise, à la sécurité, à l’activité productrice, à la division du travail et des fonctions, à la liberté de l’industrie, à l’élargissement des marchés et des esprits, à l’universel échange des marchandises et des idées. Schiller a une conscience très nette de ce mouvement ; et c’est bien à la classe bourgeoise, c’est bien au tiers état qu’il fait explicitement honneur de tout cet admirable progrès de la civilisation.
« Il fallait que des villes s’élevassent en Italie et en Allemagne, qu’elles brisassent les chaînes du servage, qu’elles luttassent pour ôter à des tyrans ignorants le sceptre de la justice, et qu’elles se fissent respecter en formant une hanse guerrière, pour que le commerce et l’industrie pussent fleurir, l’abondance faire appel aux arts de la joie ; pour que l’État honorât l’utile agriculteur, et que dans le bienfaisant tiers état, le vrai créateur de toute notre civilisation, se développât pour l’humanité une prospérité durable. »
C’est donc bien une glorification expresse et délibérée de la puissance bourgeoise, et si discret, si prudent que dût être à ce moment un professeur d’Université allemande, on attend au moins qu’il indique d’un mot que le travail de transformation par lequel cette puissance s’affirme n’est point achevé. Mais non, il semble dire au contraire que la liberté nouvelle a décidément assoupli à son usage toutes les forces du passé, toutes les institutions anciennes, et qu’il n’y a plus qu’à laisser se développer à l’infini les effets réguliers d’une puissance désormais souveraine.
« Jusque dans notre siècle, il est vrai, se sont glissés, des siècles précédents, maints restes de barbarie, enfants du hasard et de la violence, que l’âge de la raison ne devrait pas éterniser.
« Mais avec quelle sagesse l’intelligence de l’homme n’a-t-elle pas su diriger vers une fin utile, même cet héritage barbare de l’antiquité et du moyen âge ! Combien n’a-t-il pas su rendre inoffensif, et souvent même salutaire, ce qu’il ne pouvait encore se décider à détruire ! Sur la base grossière de l’anarchie féodale l’Allemagne a élevé l’édifice de sa liberté politique et ecclésiastique. Le simulacre d’empereur romain qui s’est conservé en deçà des Apennins fait aujourd’hui au monde infiniment plus de bien que son prototype dans l’ancienne Rome ; car il maintient uni par la concorde un utile système d’États, tandis que l’autre comprimait les forces les plus actives de l’humanité dans une servile uniformité. Notre religion même, altérée à un tel point par les infidèles mains qui nous l’ont transmise, qui peut méconnaître en elle l’influence ennoblissante d’une philosophie meilleure ? Nos Leibniz et nos Locke ont aussi bien mérité du dogme et de la morale du christianisme que le pinceau d’un Raphaël et d’un Corrège de l’histoire sainte. »
J’entends bien que Schiller était tenu dans sa chaire d’Iéna à beaucoup de réserve. Et je sais aussi qu’au moment précis où il parlait, en mai 1790, l’heure semblait favorable aux pensées de paix, de lent et tranquille développement. En France même, après la tourmente des premiers mois, une sorte d’équilibre paraissait s’établir entre la tradition royale et la volonté nationale. Il était possible à Schiller d’élargir un horizon d’universelle paix.
« Enfin, nos États, avec quelle intimité, avec quel art ne sont-ils pas liés entre eux ! Combien leur fraternité n’est-elle pas rendue plus durable par la salutaire contrainte de la nécessité, qu’autrefois par les traités les plus solennels ! Maintenant la guerre, toujours armée, veille sur la paix, et l’intérêt propre d’un État l’établit gardien de la prospérité d’un autre. La société politique européenne semble être changée en une grande famille, dont les membres pourront encore se quereller, mais non plus se déchirer et se dévorer. »
J’ajoute que Schiller avait des raisons de fond de souhaiter pour l’Allemagne une lente et presque insensible transformation. Un mouvement vif et brusque supposait une concentration des forces et des pouvoirs, une vigoureuse unité à la mode française. Les luttes violentes, en chaque État, de la bourgeoisie et des princes et nobles auraient aussitôt déterminé de vastes groupements de forces ; et celui des deux vastes groupements hostiles qui l’aurait emporté aurait imposé à l’Allemagne cette centralisation de combat. Au contraire, si le tiers état, porté par le courant puissant et clair de l’histoire, se développait peu à peu en chaque principauté, la liberté pourrait s’accommoder de la vivante diversité de l’Allemagne. C’était là le rêve de bien des penseurs, et voilà pourquoi Schiller insiste avec complaisance sur les ressources d’adaptation de l’histoire. Puisque la liberté allemande a su utiliser, pour son premier établissement, le morcellement politique, « l’anarchie féodale », pourquoi n’assurerait-elle point aussi ses derniers et décisifs progrès par la dispersion même de la souveraineté politique, par l’effacement du pouvoir impérial ?
C’est une fédération fraternelle d’États allemands autonomes, pénétrés d’une liberté croissante et harmonisés par cette liberté même, que le grand poète entrevoit. Après tout, les voies de l’histoire sont multiples, et ce n’est pas dans des moules d’airain qu’est coulée la vie humaine. Peut-être, si la guerre n’avait pas éclaté entre la France révolutionnaire et l’Allemagne, si cette guerre n’avait pas tendu tous les ressorts de la vie allemande, affermi et militarisé tout ensemble l’idée d’unité, c’est sous la forme fédérative et pacifique préférée par Schiller que la nation et la démocratie allemandes se seraient constituées.
Mais, même à Schiller, ce rêve idyllique aurait été interdit si, au moment où il parlait, il y avait eu en Allemagne une bourgeoisie active, puissante, impatiente. Quoi ! après la convocation des États Généraux de France, après le Serment du Jeu de Paume, après le 14 juillet et la chute de la Bastille, après les journées d’octobre et la victoire de Paris reprenant le roi, après la nuit du 4 août et l’abolition du régime féodal, après la destruction des dîmes et la nationalisation de tous les biens d’Église, il est possible à l’ardent poète des Brigands et de Don Carlos de paraître se contenter pour l’Allemagne de ce qui est ! Il peut glorifier l’évolution humaine, et il n’a pas un mot pour constater que ce tiers état, créateur de la civilisation, n’a en Allemagne aucune garantie politique et aucune part de pouvoir, que ni l’arbitraire princier, ni les servitudes féodales, ni les entraves corporatives n’ont été brisés ! Non, il n’aurait pu se jouer ainsi en des perspectives illimitées et négliger les questions de l’heure présente, s’il y avait eu une classe énergique, consciente, intrépide, ambitieuse d’action et de pouvoir.
Il disait à la jeunesse d’Iéna de grandes et calmes paroles :
« En analysant le délicat mécanisme par lequel, sans bruit, la main de la nature, depuis le commencement du monde, développe, d’après un plan régulier, les facultés de l’homme, et en indiquant exactement ce qui a été fait, à chaque époque, pour l’accomplissement de ce grand plan de la nature, l’histoire universelle rétablit la vraie notion du bonheur et du mérite que l’erreur dominante de chaque siècle a diversement faussée. Elle nous guérit de l’admiration exagérée de l’antiquité et du puéril respect des temps passés… C’est à amener notre siècle humain qu’ont travaillé, sans le savoir et sans y tendre, toutes les époques précédentes. À nous sont tous les trésors que l’industrie et le génie, la raison et l’expérience ont fini par amasser dans la longue vie au monde. »
Si les jeunes étudiants d’Iéna avaient été, comme les étudiants de Rennes, les fils de bourgeois audacieux et ambitieux, arrivés à une haute conscience de classe, ils n’auraient pas souffert que leur maître illustre déroulât devant eux l’évolution silencieuse et illimitée et ne les conviât pas à l’action précise et retentissante. — Quoi ! nous nous bornons à faire l’inventaire des trésors humains accumulés par le passé, et nous ne nous levons pas pour accroître ces trésors, à l’heure même où tout un grand peuple voisin enrichit l’humanité des merveilleuses richesses du droit ? Quoi ! nous attendrons qu’un jour, la tendre lumière de soleils que nos yeux ne verront peut-être pas, la liberté et la justice fleurissent sans bruit de la terre allemande comme des fleurs silencieuses s’ouvrant dans la prairie ! Ce n’est pas de si haut, ce n’est pas de si loin, ce n’est pas du point de vue de l’évolution éternelle que nous voulons regarder le monde et ses combats. C’est dans la vie, c’est dans l’action, c’est dans le tumulte humain que nous voulons nous jeter !
Mais non, ils ne tiennent pas ce langage, et cette impatience n’est pas en eux, car elle eût vibré, malgré lui, dans la parole du grand poète ardent qui leur livrait son âme et qui cherchait la leur.
À coup sûr, ni la conscience ni la pensée allemandes ne sont à l’unisson de la conscience et de la pensée françaises. Aucun souffle chaud de Révolution n’est passé sur la bourgeoisie allemande. Ah ! Girondins imprudents, qui avez cru que l’ardeur secrète du monde allait éclater soudain dans la flamme révolutionnaire de la France ! C’est une lune rêveuse et pâle qui se lève derrière la cime empourprée du volcan.
Mais ce n’est pas seulement le morcellement politique de l’Allemagne, ce n’est pas seulement l’insuffisante préparation économique de sa bourgeoisie qui y frappaient d’emblée l’esprit révolutionnaire de paralysie ou de langueur. C’est aussi que depuis un demi-siècle l’Allemagne était habituée à recevoir le progrès d’en haut.
En France, la monarchie avait accompli depuis longtemps sa fonction essentielle qui était de créer l’unité nationale, et elle avait été récemment discréditée par les vices personnels de Louis XV et par les incohérences de sa politique : la pensée française, en son essor du xviiie siècle, se sentait indépendante de la royauté. Au contraire, l’Allemagne morcelée, abaissée, humiliée depuis le traité de Westphalie, n’avait recommencé à prendre confiance en elle-même que sous l’action héroïque de Frédéric II, sous l’action réformatrice de Joseph II. Le souverain admirable qui, dans la guerre de Sept ans, avait lutté contre presque toute l’Europe, qui ne s’était laissé abattre par aucun revers, éblouir par aucune victoire, qui avait ensuite, dans la paix, donné l’exemple d’un labeur infatigable et scrupuleux, et qui, tout en méconnaissant et dédaignant les efforts immédiats et les œuvres présentes de la pensée allemande, lui avait ouvert les voies de la grandeur, était pour toutes les classes du peuple allemand, pour les soldats comme pour les lettrés, pour les paysans comme pour les artistes, le héros de la renaissance nationale.
A quoi sert-il à M. Franz Mehring de le nier, dans son livre sur la Légende de Lessing ? Pourquoi, en se refusant à voir l’action, éclatante et fascinatrice de Frédéric II, se condamne-t-il par là même à ne pas comprendre l’histoire de l’Allemagne moderne ? Il s’imagine, par une application tout à fait artificielle de la théorie des classes et du matérialisme économique, que la bourgeoisie allemande du xixe siècle, n’ayant pu accomplir elle-même l’œuvre d’unité nationale qui lui était assignée par l’histoire, et en ayant laissé le soin et l’honneur aux Hohenzollern, a cherché à couvrir sa défaillance en alléguant que, dès Frédéric II, il y avait eu pénétration de l’action royale et de la pensée allemande.
La vie de Lessing, qui a séjourné près d’un demi-siècle en Prusse, se prêtait, selon M. Mehring, à cette légende, et voilà pourquoi la bourgeoisie allemande, par une sorte de domesticité rétrospective, a mis le grand esprit libre de Lessing dans l’ombre des Hohenzollern. Mais que cette construction de M. Mehring est artificielle et fragile ! D’abord, si la bourgeoisie allemande n’est, selon sa propre expression, qu’un « avorton tardif » dans l’histoire du monde, si elle a été radicalement incapable au xixe siècle d’accomplir sans le concours désastreux des Hohenzollern son œuvre historique, pourquoi s’étonner que, dès le xviiie siècle, le plus glorieux des Hohenzollern ait contribué, par son activité héroïque, à l’élan des esprits, à l’éveil de la pensée ? Les témoignages abondent de l’influence décisive de Frédéric II sur le génie de l’Allemagne : c’est comme un sillon d’héroïsme et de gloire qui se prolonge en un sillon de lumière. M. Mehring ne parvient pas aisément à se débarrasser du témoignage historique de Gœthe.
« Le premier contenu vivant, élevé et fort fut donné à la pensée allemande par Frédéric II et la guerre de Sept ans… Les rois sont à peindre surtout dans la guerre et le péril, où ils apparaissent comme les premiers, parce qu’ils déterminent et partagent le destin de tous, et sont par là plus intéressants que les dieux qui créent le destin, mais n’en portent pas leur part. En ce sens, toute nation, si elle veut valoir quelque chose, doit posséder une épopée… La Prusse et l’Allemagne protestante acquirent ainsi pour leur littérature un trésor qui manqua au parti opposé (l’Autriche catholique), et que celui-ci ne put suppléer plus tard par aucun effort…
« Je dois parler ici avant tout avec honneur d’une œuvre qui est bien née de la guerre de Sept ans, et dont la substance est prise vraiment du fond national de l’Allemagne du Nord… C’est la pièce de théâtre Mina de Barnhelm. »
Je n’ai point à rechercher ici si Gœthe a bien saisi les rapports particuliers de l’œuvre de Lessing et de l’action de Frédéric II. Peut-être M. Mehring fait-il vraiment la partie trop belle aux nationaux-libéraux en traitant de philistins bourgeois tous ceux qui ont accordé quelque importance à ces paroles de Gœthe. Mais il ne s’agit point ici de Lessing : c’est l’influence générale de Frédéric II sur la vie intellectuelle de l’Allemagne que je dois noter, car elle explique pour une part le défaut de spontanéité révolutionnaire de la bourgeoisie allemande à la fin du xviiie siècle.
Lessing lui-même, quels qu’aient été les déboires de sa vie, de quelque ingratitude qu’aient été payés à Berlin ses services durant la guerre de Sept ans, a toujours reconnu que les audaces nouvelles du génie allemand jaillissaient des grandes audaces d’action de Frédéric II. Il avait délivré l’Allemagne des chaînes de l’imitation et de la peur. Et comment M. Mehring peut-il invoquer les colères de Herder maudissant Berlin ? C’est Herder, je crois, qui a le plus puissamment glorifié et commenté Frédéric II. Dans ses Lettres pour l’humanité, il écrit, peu après la mort du roi :
« Nous pensons tous que si un grand nom a puissamment agi sur l’Europe, c’est Frédéric. Lorsqu’il mourut, il sembla qu’un haut génie venait de quitter la terre. Amis et ennemis de sa gloire furent émus : on eût dit que même sous sa forme terrestre il devait être immortel… Vous voulez donc que je cherche des souvenirs dans les années plus mûres et plus difficiles de sa vie. Presque à chaque année croit mon admiration silencieuse pour le grand homme, et au temps de la guerre de Sept ans, elle s’élève à une tragique pitié. Une âme qui était née pour la joie, pour l’activité la plus belle en des jours de repos et de paix, qui dans les années de la jeunesse avait été emportée deux fois vers les lauriers de la gloire militaire soit par un enthousiasme momentané, soit par des raisons politiques, et qui avait eu des succès rapides est obligée maintenant d’acheter bien cher cette couronne de victoire. Toutes les puissances de l’Europe s’unissent pour accabler l’homme isolé et faible et son incroyable vaillance, son courage inébranlé, au lieu d’apaiser leur colère, l’animent au contraire… Dans ces heures où le péril même se surpasse sans cesse et où il semble que le destin soit inévitable, il écrit du fond de son âme de héros des lettres dont chez aucun autre peuple, ancien ou moderne, ne se trouve l’équivalent… L’âme de Caton ou de César ou de Brutus ou d’Othon n’offre rien de comparable. »
C’est vraiment un drame héroïque qui a remué l’âme allemande, et qui des nuées incertaines et traînantes encore de la pensée a fait jaillir l’éclair sublime. Ce n’est pas en l’esprit de Herder un grossier éblouissement de victoire et d’orgueil. Il déplore, au contraire, que la politique des cours ait contraint Frédéric II à des moyens de violence :
« Par là sans doute, bien des rameaux d’humanité tendre, qui se seraient développés naturellement de son âme généreuse, ont été perdus : l’humanité a-t-elle jamais eu en Europe un pire ennemi que la politique des grands États ? »
Ainsi la pensée de l’Allemagne aime à deviner, sous l’armure que le roi guerrier a dû fermer sur sa poitrine, un cœur d’homme souffrant et bon. Voilà si l’on veut, « la légende ». Mais comment M. Mehring a-t-il pu invoquer le nom de Herder pour nier l’influence de Frédéric II sur la grande pensée allemande ?
Même chez ceux qui, comme Klopstock, ont le plus souffert des préjugés
et des dédains du roi à l’égard de la littérature naissante de l’Allemagne,
l’admiration éclate, et il est visible que c’est Frédéric II qui est pour leur esprit le type même de la grandeur. Non point dès l’origine : il n’apparaît
d’abord à Klopstock, dans la campagne de Silésie, que comme un conquérant,
et il déteste ou déplore la violence, l’œuvre de mort ; il détourne sa pensée
de ces « champs de fer où la mère ne peut, par la force de ses gémissements,
arracher à la mort son fils qui défaille », et il s’enfuit vers les régions sereines « où il n’y a pas de héros qui tue ». C’est vers une plus haute gloire et
immortelle, la gloire de la pensée créatrice, que vont les élans de son âme et « ses larmes de désir ».
Mais, malgré tout, à mesure que Frédéric II déploie son effort, le poète s’émeut. Il aurait voulu que le grand roi héroïque devînt l’ami, le conseiller de la poésie allemande. Mais non, il ne connaît, il n’aime que les œuvres de la France. Et pourtant la patrie allemande ne demande qu’à sourire et à ceux qui pensent et à ceux qui agissent. De quel accent passionné et douloureux Klopstock s’adresse à elle :
« Non, je ne peux plus me taire : mon âme est brûlante, elle veut s’élever d’un vol hardi. Oh ! sois bonne pour moi, ma patrie, toi qu’une gloire de mille ans couronne ! Je t’aime, ma patrie ! Ah ! elle me répond d’un signe ; oui, j’ai osé ; ma main frémit sur les cordes. Sois indulgente et tendre, ô grande mère ; un souffle passe dans ta couronne sacrée et tu as la démarche des immortels… J’ai entrevu les hauts chemins, et, enflammé d’un désir toujours plus ardent de gloire, je les ai gravis : ils me conduisent jusqu’à la haute patrie commune de l’humanité (la patrie surnaturelle de la Messiade). Et maintenant, c’est toi, ô ma patrie allemande, que je veux chanter à toi-même ; tu es le sol où les pensées et les actions mûrissent pour de hauts destins. »
Et comme ils sont coupables, ceux qui refusent leur âme à la grande Allemagne ! « Je suis une jeune fille allemande ; mon œil est bleu, et doux mon regard ; j’ai un cœur noble et fier et bon. Et mon œil bleu s’irrite et mon cœur a de la haine contre ceux qui méconnaissent la patrie… Je suis une jeune fille allemande et nulle autre patrie ne m’aurait agréée si mon choix avait été libre… Je suis une jeune fille allemande et mon haut regard n’a que mépris pour ceux qui hésitent dans leur choix… Non, tu n’es pas digne de la patrie si tu ne l’aimes pas comme moi !… Je suis une jeune fille allemande ; mon cœur noble, bon et fier bat au doux nom de la patrie ; et il ne battra qu’au nom du jeune homme qui comme moi est fier de la patrie, qui est bon et noble, un vrai Allemand. »
Ainsi chantait, en 1770, la muse de Klopstock ; et ces allusions irritées sont à l’adresse du grand roi qui est à la fois pour l’Allemagne une gloire et une douleur. Quelques années après, quand Frédéric II eut dit à Gellert la fameuse parole : Pourquoi les Allemands ne font-ils pas comme les Français des livres qui m’obligent à les lire ?
« Ô toi, s’écrie Klopstock, qui, d’un regard pénétrant, as vu le chemin de la victoire et de l’immortalité, mais qui t’égares peut-être loin du but dans les chemins multiples de la vie, ne vois-tu donc pas comment la pensée allemande a grandi vite, comme le tronc résistant s’appuie à la ferme racine et étend l’ombre de ses rameaux !… Frédéric, où était ton regard d’aigle quand s’élevait la force de l’esprit, quand jaillissaient l’inspiration et la flamme, toutes choses que les rois peuvent récompenser, mais qu’ils ne peuvent pas créer ?… Mais pourriez-vous écouter la chanson allemande, vous dont l’oreille est obsédée par les rimes françaises ? »
On sent que pour Klopstock la patrie allemande eût été complète si le génie héroïque de Frédéric et le génie des penseurs et des poètes s’étaient comme fondus en un patrimoine commun ; mais qui ne reconnaît, à la souffrance même de la pensée allemande méconnue, l’invincible attrait que le héros de la guerre de Sept ans exerce sur elle ? Et quand Frédéric est mort, Klopstock laisse échapper son secret : les actions du roi étaient pour lui le sommet du siècle, la plus haute mesure de toute gloire. À l’approche des États Généraux de France, il s’écrie : « La sage assemblée de France est encore à l’état crépusculaire, les souffles du matin nous pénètrent jusqu’au cœur. Oh ! viens, soleil nouveau et qu’on n’avait même pas rêvé ! Je bénis la force vitale qui m’a porté jusqu’ici et qui me permet, après mes soixante ans, de vivre ce jour. Pardonnez-moi, ô Français (c’est un noble nom fraternel) d’avoir si longtemps détourné les Allemands de ce que je leur conseille aujourd’hui, de vous imiter. J’avais cru jusqu’ici que le plus grand acte du siècle c’était la lutte de l’Hercule Frédéric se défendant avec sa massue contre tous les souverains et toutes les souveraines de l’Europe. Je ne pense plus ainsi. La France se couronne d’une gloire civique qui n’a point d’égale ! Elle brille d’un éclat plus beau que le laurier, qui rayonne de l’éclat du sang. »
L’Allemagne, au moment où elle venait de mettre sa complaisance et sa pensée en la vie héroïque du roi de Prusse, était mal préparée à susciter en elle-même, par une action spontanée, un mouvement révolutionnaire. Elle était troublée aussi par l’exemple de l’empereur Joseph II, d’Autriche. C’est lui qui, tout le long de son règne, et jusqu’à sa mort, en 1790, prend l’initiative de réformes incessantes et hardies. C’est lui qui multiplie les écoles, limite la puissance de l’Église, saisit les biens des couvents, encourage le commerce et l’industrie, proclame la tolérance religieuse. Par lui aussi, l’Allemagne s’habitue à attendre le salut et le progrès de haut ; mais en lui aussi elle constate combien l’œuvre de réforme est malaisée. Malgré sa toute-puissance impériale, malgré sa volonté inflexible, Joseph II se heurte sans cesse aux résistances du passé ; et les préjugés auxquels il veut faire violence se soulèvent contre lui. Les Pays-Bas s’insurgent pour garder la domination de leurs moines ; les multitudes fanatiques s’obstinent sous le joug de l’Église ; et les paysans ne secondent pas l’Empereur qui abolit les corvées. Ainsi de l’effort impérial semblait sortir pour l’Allemagne une double leçon d’impuissance ; d’abord parce que la politique de réforme était une politique d’autorité, faite de haut, et ensuite parce que, au service des réformes, même cette autorité se brisait. Que faire donc ? C’est en une grande tristesse et un grand doute que se résout pour les contemporains la vie inquiète, agissante et inefficace de Joseph II. Wieland a traduit cette impression dans un écrit de mars 1790 :
« Un gouvernement où presque chaque jour était marqué par une nouvelle loi, par l’abolition systématique d’un abus ou par le commencement d’une entreprise — mais où en même temps malgré une activité et un dévouement sans exemple d’un souverain qui voulait tout voir et tout diriger) il y a eu tant de lois prématurées et rendues impuissantes par des changements continuels, tant d’entreprises malheureuses et de pas rétrogrades, que la postérité ne saura pas si elle doit admirer davantage l’inépuisable et infatigable génie du prince qui eut tant de grandes et bonnes pensées, ou s’étonner du caprice du mauvais génie qui travaillait avec tant d’acharnement et d’amertume contre tout ce à quoi il mettait la main… Qui, ayant un cœur, pourrait rester indifférent à cette double pensée ? Qui ne jettera pas ici un regard de tristesse sur le sort de l’humanité et sur la destinée des princes si étourdiment enviée ? »
Et après avoir retracé les hardies réformes qui au même moment s’accomplissaient en France, Wieland conclut :
« Nous ne devons pas cacher que les législateurs français sont fort heureux d’avoir affaire à une nation qui a fait de si grands progrès en culture et en instruction ; qui, au lieu de mettre des obstacles aux réformes, va vers elles avec enthousiasme et tient pour bien tout le bien qui peut être fait, pour mal tout le mal dont on la délivre.
« Il y a longtemps, disait le duc de la Rochefoucauld dans la session du 13 février, que l’opinion publique en France a décidé la question posée aujourd’hui, depuis longtemps elle demande la suppression des ordres monastiques et des couvents. »
« Il ne s’agit point là des sentiments et des actions du parti aristocratique et hiérarchique qui, par intérêt privé ou par passion, ne perd aucune occasion de troubler le peuple autant qu’il le peut, de le jeter dans la défiance et l’agitation. Même le peuple le plus noble et le plus raisonnable reste peuple. Mais le peuple français a déjà donné trop de preuves que même la classe la plus inculte revient au premier appel de la raison, pour que l’on ait sujet de craindre que les efforts exaspérés de ces boute-feu réussissent.
« Comme l’empereur Joseph avait affaire à d’autres hommes, et comme ses États étaient loin d’être préparés à une réformation universelle, et d’être assez éclairés pour reconnaître comme tels les bienfaits qu’il voulait leur dispenser ! Lui aussi avait eu la grande pensée que l’Assemblée nationale française réalise maintenant en son entier, bien avant que nul ne soupçonnât même la possibilité de la révolution si rapidement accomplie en France. Mais quels obstacles insurmontables s’élevèrent contre lui ! Comme chaque pas lui fut disputé, et comme il devait être heureux, même avec beaucoup de peine, de réaliser une petite partie de ce que les législateurs français, dans des circonstances favorables, peuvent réaliser en un coup, et sans restriction ! C’est une grande chose de savoir si la volonté qui est à la tête d’un État est, ou non, la volonté universelle. »
Ainsi l’impuissance constatée du despotisme éclairé à ouvrir des voies nouvelles, à accomplir les réformes, laissait dans la pensée de l’Allemagne un doute pesant et triste. Herder, dans une de ses Lettres pour l’humanité, a bien exprimé aussi cette sorte de tristesse universelle et de déception :
« C’est une chose singulière que la mort d’un monarque. Nous avions prévu celle de Joseph II : nous le savions malade et déclinant ; et pourtant, aujourd’hui que sonnent les cloches des morts, comme l’impression est autre ! Sans l’avoir connu et sans avoir jamais reçu de lui un bienfait, j’aurais presque pleuré en lisant les derniers événements de sa vie. Il y a neuf ans, quand il monta sur le trône, il fut imploré comme un dieu libérateur ; et l’on attendait de lui le plus grand, le plus glorieux, l’impossible même : maintenant, on le porte en terre comme une victime expiatoire du temps. Jamais un empereur, jamais, puis-je dire, un mortel a-t-il voulu davantage, peiné davantage, et plus agi sans relâche ni repos ? Et quel destin d’être obligé, en présence de la mort, non seulement d’abandonner l’œuvre de ses années les plus fécondes, mais de la révoquer, de la biffer lui-même ! Il n’y a pas, dans l’histoire, de monarque qui ait subi un aussi dur destin. — Oui, oui, il a beaucoup vu : il a trop vu. Non seulement les pays de l’Europe, qu’il parcourut, qu’il apprit à connaître de bonne heure, comme héritier et co-régent, jusque dans leurs moindres détails : il vit aussi des fonds vaseux qui l’écœuraient, des marécages de trahison, de corruption, de désordre, qu’il voulait assainir et transformer en jardin joyeux et pur : et maintenant il est enseveli dans ces abîmes. »
Il avait voulu le bien du peuple, il avait proclamé avec courage des principes excellents : « N’est-ce pas un non-sens, écrit-il dans le préambule de plusieurs de ses ordonnances contre le servage et les droits féodaux, que les seigneurs aient possédé le pays avant qu’il y eût des sujets, et qu’ainsi ils aient pu concéder leur domaine à ceux-ci à des conditions déterminées ? Ne seraient-ils pas morts de faim sur place, si personne n’avait travaillé la terre ? Il serait aussi absurde qu’un prince s’imaginât que c’est le pays qui lui appartient, et non pas lui qui appartient au pays, que des millions d’hommes ont été faits pour lui, et non pas lui pour eux. »
Mais ces paroles révolutionnaires, qui ruinaient dans sa base même le droit féodal, se perdaient dans l’épaisseur dormante des préjugés et des routines. Pour leur donner force de vie, il aurait fallu un vaste soulèvement des paysans ; or, ce soulèvement était deux fois impossible, d’abord parce que Joseph II lui-même, qui voulait libérer le peuple et non que le peuple se libérât, l’aurait réprimé ; et ensuite parce que les paysans des pays de l’empire auraient eu besoin, pour se risquer, de se sentir protégés contre les nobles, comme les paysans de France, par une audacieuse bourgeoisie révolutionnaire. Et la bourgeoisie des pays allemands, morcelée et languissante, n’était guère que néant.
Un jour, à une ville qui voulait lui élever une statue, Joseph II écrit :
« Quand les préjugés seront déracinés, et qu’un véritable patriotisme se sera formé, avec des vues justes pour le bien de tous ; quand chacun contribuera avec joie en proportion de ses ressources aux charges de l’État, à sa sûreté et à sa grandeur ; quand les lumières seront répandues par des études mieux conduites, par un système plus simple d’éducation et par l’harmonie des véritables idées religieuses avec les lois civiles ; quand la justice sera plus exacte, quand la richesse sera accrue par l’accroissement de la population et le progrès de l’agriculture, quand l’industrie et les manufactures auront amené dans tout l’empire la circulation des produits, comme je l’espère fermement, alors j’aurai mérité une colonne honorifique, mais pas maintenant. »
Vastes espérances ! Vastes projets ! Mais même sous l’énergique impulsion de la volonté souveraine, le vieil État disparate, clérical et féodal ne se transformait pas aisément en État moderne, et Joseph II mourut brisé. George Forster, cet esprit si actif et si mesuré, cet homme à la fois ardent et sage, constate, dans son voyage de 1790 aux Pays-Bas autrichiens, peu après la mort de Joseph II, combien noble fut l’effort de celui-ci, et combien stérile. Et la conclusion qui s’impose à lui, c’est que le progrès est une œuvre difficile et lente, qu’il est impossible de brusquer. Ainsi l’activité réformatrice de l’empereur se tourne en une leçon de patience, de résignation, de temporisation.
À Liège, où la force des préjugés corporatifs et de la superstition religieuse s’était opposée à tout mouvement de liberté, Forster sent soudain se rapetisser sa pensée et son espoir. Il lui semble voir en cet exemplaire réduit l’image vraie de l’Allemagne routinière et impuissante :
« Notre point de vue, jusqu’ici, avait été beaucoup trop haut pour la politique présente : nos regards portaient beaucoup trop loin, notre horizon s’était trop élargi, et le détail des objets avait échappé à nos regards. Ici, dans le bas, tout ce qui planait pour nous si haut, si clair, les droits de l’homme, le progrès des forces de l’esprit, le perfectionnement moral, tout cela n’existe plus. »
Forster est comme étreint et rabaissé par les forces misérables de réaction qui tiennent l’humanité rampante. Et à Louvain, comme Joseph II s’était inutilement débattu contre toutes les routines, toutes les ignorances et tous les fanatismes !
« Joseph II reconnut bientôt que sans une meilleure forme de l’éducation publique dans ses provinces belges, il n’y pouvait espérer aucun progrès sérieux des lumières ; il reconnut en même temps que ce progrès de la raison était la seule pierre fondamentale sur laquelle ses réformes dans l’État pussent s’appuyer. Par suite, il transporta les Facultés laïques à Bruxelles, pour les soustraire à l’influence des nuées théologiques, et pour les mettre sous le regard plus proche de son gouvernement. Ce projet, digne d’un grand chef politique, et qui prouve à lui seul combien l’empereur pénétrait profondément l’essence même des choses, et comme il savait toucher au point vif, aurait peut-être réussi si l’empereur n’avait pas eu à cœur, en même temps, de dissiper par de vigoureux rayons de lumière les ténèbres dont le clergé des Pays-Bas s’enveloppait systématiquement et tout le reste avec lui. Malheureusement, ces traits de lumière n’étaient que des éclairs dont la clarté débile ne servait qu’à rendre plus sensible l’horreur de la nuit. Le grand principe, que tout vient lentement et peu à peu, que l’ardeur d’un feu dévorant est vaine, et que seule la douce chaleur du soleil est bienfaisante, dissipe les nuages et assure la belle croissance des êtres organiques, semble avoir été étranger à l’esprit de Joseph II, et ce manque ruina tous les grands desseins royalement conçus. »
Ainsi, au moment même où de l’ardente terre de France tous les germes semblaient subitement éclore, les tentatives malheureuses de Joseph II pèsent comme une ombre sur la pensée de l’Allemagne. Attendons, sous la succession lente des tièdes soleils, l’incertaine maturation des semences cachées.
« Du moment, où l’empereur toucha aux privilèges du clergé dans les Pays-Bas, du moment où il voulut débarrasser l’enseignement théologique de ses crasses les plus grossières et de l’aigre levain bollandiste, sa perte et celle de toute son œuvre fut jurée. En un temps où toute l’Europe catholique, sans en excepter Rome même, avait honte des superstitions qui déshonoraient la sainteté de la religion et qui ne pouvaient durer qu’autant qu’on prétendait gouverner par la force du mensonge, à la fin du xviiie siècle, le clergé belge osa défendre les plus grossières idées d’infaillibilité hiérarchique et, à la face des contemporains éclairés, prêcher la bienheureuse ignorance et l’obéissance aveugle. »
Par une ruse diabolique, le clergé tourna la liberté contre la liberté, la lumière contre la lumière. Il abusa de ce que Joseph II tendait à imposer le progrès même par la force, pour soulever le peuple au nom du droit humain, proclamé par la raison du xviiie siècle.
« Sachant que son action avait éteint la raison dans les esprits ou tout à fait ou à moitié, et qu’il pouvait compter sur le dévouement de la classe la plus nombreuse du peuple, des hommes du commun, le clergé osa faire appel aux droits imprescriptibles. Il tourna perfidement les armes de la raison contre la raison même… Le principe de Joseph II, qui se croyait obligé d’appliquer sa vérité au bonheur des peuples, même par la force, le conduisit à un despotisme que notre époque ne peut plus souffrir ; le clergé belge le savait et il éleva audacieusement la voix. »
Douloureuse alternative : ou attendre le mouvement spontané d’un peuple croupissant, dont l’éducation cléricale a assoupi toutes les forces vives et immobilisé tous les courants, ou s’exposer aux révoltes de la liberté même que l’on prétend instituer ! C’est dans ce dilemme, où avait succombé Joseph II, que l’hésitante conscience révolutionnaire de l’Allemagne se sentait prise, et l’effroyable échec de l’empereur glaçait en elle toutes les forces d’action. À Bruxelles même, Forster scrute encore ce triste problème d’impuissance et de contradiction :
« On pouvait attendre d’un peuple de ce caractère des changements heureux, si seulement il recevait une impulsion.
« Déjà la seule ouverture de l’Escaut aurait dû suffire à réveiller les activités… Mais le peuple belge n’eut pas la moindre parcelle d’enthousiasme ; il ne soutint à aucun degré le prince. L’Empereur ressentit profondément cette indifférence ; elle le ramena nécessairement à la racine même du mal, et le confirma dans la persuasion où il était qu’il ne devait retenir de son plus haut dessein que la grande œuvre d’éducation : donner à ses sujets une âme nouvelle. S’il eut peu d’égards pour la raison de la grande masse, s’il se sentit appelé à conduire ses sujets, qui lui semblaient des enfants, par les voies de l’autorité et pour leur propre bien, qui, après de tels exemples, ne trouvera pas son erreur excusable ? Comment ne pas plaindre le monarque dont le peuple était si loin derrière lui ? »
C’est avec une sympathie passionnée et triste que Forster suit Joseph II dans sa lutte contre un cléricalisme abêtissant :
« En la personne des prêtres, il voulait préparer au peuple de meilleurs éducateurs, de meilleurs guides, et il créa à cet effet dans tous ses États un institut d’éducation pour les futurs prêtres et pasteurs, où ils seraient formés d’après de meilleurs principes qu’auparavant et élevés non seulement dans les devoirs du système hiérarchique, mais aussi dans les devoirs de l’homme et du citoyen. Louvain, cette vieille Université si célèbre autrefois, et qui était dotée plus que toute autre par la largesse de ses fondateurs, mais qui maintenant était tombée dans un bourbier d’ultramontanisme ignorant, appela toute l’attention et toute la sollicitude du monarque et de ses commissions d’étude. Les privilèges presque illimités de cette haute école étaient devenus, aux mains de prêtres ambitieux, tout un système d’abus, une conjuration contre l’humanité et ce qui l’ennoblit, la pensée…
« L’éducation du peuple, l’objet principal des soins paternels de Joseph II,
ne pouvait être mise sur un meilleur pied qu’au prix de grandes dépenses ; les
nouveaux traitements des professeurs s’élevèrent à des sommes importantes,
Et il fallut réaliser des ressources. L’Empereur appliqua ici le même plan
qu’en Autriche, en Hongrie et en Lombardie ; il saisit la main-morte des couvents, dont il était fait un si déplorable usage. Les dons pieux et les fondations qui entretenaient jadis la sainteté de la vie monastique, mais qui ne
servaient plus qu’à nourrir une voluptueuse paresse, durent recevoir à nouveau leur ancienne destination et, réunis en un seul fonds de religion, être appliqués aux besoins du peuple, dont le plus grand était de recevoir des
idées simples et pures de la divinité et du christianisme.
Les couvents reçurent donc l’ordre de donner l’état de leur fortune ; en même temps on détermina les villages où de nouveaux prêtres devaient être installés, et pour
commencer le retour à la simplicité et à la pureté du christianisme, les processions furent interdites et aussi les pèlerinages qui entretenaient la superstition, la paresse et l’immoralité dans le peuple. Les mômeries des confréries disparurent, les jours de fête en excès furent abolis, et ainsi furent rompus bien des fils par lesquels le despotisme de Rome sur les âmes s’était dès
longtemps étendu et affermi. Enfin l’Empereur se décida à supprimer les couvents inutiles. »
Mais contre Joseph II le clergé fanatisa et souleva le peuple. Ainsi, tandis qu’en France c’est un souverain qui avait manqué au peuple, en Allemagne c’est un peuple qui manquait au souverain.
Si le roi de Prusse Frédéric II et l’empereur d’Allemagne Joseph II avaient été des réacteurs, s’ils avaient été à contre-sens des mouvements du siècle et du progrès des lumières, s’ils avaient tenté d’aggraver l’intolérance religieuse du passé et les oppressions féodales, s’ils avaient soumis les paysans à l’exploitation aggravée des nobles et les penseurs à la discipline étouffante des prêtres, il est douteux que l’Allemagne, disloquée et incertaine, eût répondu par un effort révolutionnaire à ce redoublement d’oppression. Mais du moins, c’est en termes nets et décisifs que le problème se fût posé aux peuples allemands. Ou ils devaient sombrer dans la servitude et dans la nuit, ou ils devaient se coaliser dans un immense et tragique effort pour secouer à la fois, comme la France révolutionnaire, l’arbitraire royal, l’oppression féodale, le despotisme clérical. Mais voici que Frédéric II et Joseph II employaient au contraire les forces mêmes de leur absolutisme à accroître la vie moderne de leurs États, la richesse, la pensée.
Et d’autre part, si les souverains avaient su lire jusqu’au fond de l’âme allemande les obscures pensées d’avenir, s’ils avaient interprété dans le sens le plus hardi et le plus vaste les patriotiques espérances des Klopstock et des Herder, leurs aspirations puissantes et vagues a la plénitude de la vie nationale, et s’ils avaient tenté de réaliser, d’accord avec les plus hauts esprits, une Allemagne moderne, libre et une, alors aussi un mouvement révolutionnaire allemand aurait pu se produire contre toutes les puissances de morcellement, d’exploitation et de ténèbres qui empêchaient l’essor d’un grand peuple, contre les princes qui se partageaient la souveraineté de la patrie démembrée, contre toute la hiérarchie féodale qui, sous la couverture de ces principats multiples, laïques ou ecclésiastiques, extorquait les richesses et étouffait le travail. Alors un grand souverain audacieux aurait convoqué les États Généraux de toute la nation allemande. De ce Reichstag, qui n’était qu’une représentation oligarchique et dérisoire de l’Allemagne féodale et morcelée, il aurait fait la représentation populaire de l’Allemagne aspirant à l’unité. Il y aurait appelé ces classes moyennes, ce tiers état dont Justus Mœser regrettait l’effacement ; il l’aurait renforcé des paysans d’Allemagne libérés des corvées et des redevances par un décret impérial et national. Et appuyé sur ces forces à demi suscitées par lui, il aurait réalisé, au profit du souverain et au profit de la nation, l’unité allemande. Oui, mais il n’y avait pas alors de souverain allemand qui pût former ce rêve et tenter cette politique. Ils n’en pouvaient même pas concevoir la pensée. D’abord, ils n’y étaient pas suffisamment sollicités par la pensée nationale. Puis, si des hommes comme Joseph II et Frédéric II voulurent réaliser quelques progrès dans le sens de l’État moderne, ils voulaient avoir seuls l’initiative et la conduite de ces progrès.
Joseph II était presque un maniaque d’absolutisme et Frédéric II n’avait que dédain pour les Diètes, pour les Assemblées délibérantes où, comme il l’a dit, les délégués bavards et impuissants « aboient à la lune ». Enfin, la rivalité de la Prusse et de l’Autriche rendait le problème insoluble : quel est le souverain qui eût été le chef et le bénéficiaire du mouvement national ? Pour que la nation allemande puisse réaliser, même partiellement, son unité politique, il faudra qu’elle ait fortifié son unité morale par les grandes épreuves de 1806 et de 1813. Il faudra qu’elle ait accru son unité économique par la politique du Zollverein. Il faudra enfin que la question de primauté ait été réglée par la guerre entre la Prusse et l’Autriche.
Au xviiie siècle, même avec Joseph II et Frédéric II, l’Allemagne était loin du but. Ainsi l’action de ces grands souverains avait été équivoque et déconcertante. Ils avaient servi à moitié le mouvement moderne, et par là, ils avaient habitué l’Allemagne à concevoir le progrès non comme l’effort collectif et libre de la nation, mais comme un acte d’autorité. Et en même temps, ils n’avaient pas poussé jusqu’à l’idée de l’unité nationale et de la monarchie populaire, expression légale et forte de la volonté commune. Ainsi, la Révolution allemande n’était possible ni contre eux ni avec eux.
Enfin, au morcellement politique de l’Allemagne, à l’impuissance ou tout au moins à la langueur économique de sa bourgeoisie, à l’influence ambiguë, progressive tout ensemble et restrictive, des souverains s’ajoutait, pour arrêter tout élan d’action révolutionnaire, l’effet continué de la grande crise morale de la Réforme. Cet effet était double. D’abord, la Réforme, si elle avait libéré la conscience et la pensée de l’Allemagne, avait été pour celle-ci l’occasion de terribles déchirements, un principe de grandeur morale et de ruine matérielle. Et pour ne pas se laisser aller au désespoir, l’Allemagne avait dû se recueillir dans l’orgueil de sa pensée. Elle avait dû faire de la vie intérieure, de la vie de l’esprit, le fond même et l’essence de l’humanité.
C’est surtout dans les hardiesses intellectuelles qu’était pour elle maintenant l’énergie de l’action. Mais aussi les audaces mêmes de l’esprit lui apparaissaient sur le type de la Réforme comme une évolution interne plutôt que comme une rupture. Quelles qu’aient été les batailles du grand Luther contre Rome, il prétendait non pas avoir aboli la tradition, mais l’avoir retrouvée. Il croyait avoir renoué le vrai mouvement de la pensée chrétienne, et c’est à l’intérieur même et au plus profond du christianisme qu’il avait éveillé la liberté moderne de penser.
Ainsi la Réforme, par les désastres matériels qu’elle avait déchaînés sur l’Allemagne, avait détaché à demi de l’action l’esprit allemand, et par l’enveloppe traditionnelle dont elle avait revêtu ses audaces de pensée, elle l’avait accoutumé aux vastes interprétations et aux lentes évolutions infinies. Ce sont ces caractères profonds que je retrouve dans toute la pensée de l’Allemagne en cette deuxième moitié du xviiie siècle : gaucherie et timidité de la pensée dans les applications matérielles et sociales, et, au contraire, dans l’ordre de la pensée pure, magnifique audace créatrice, mais qui répugne aux démarches révolutionnaires.
À côté de Montesquieu, de Voltaire, de Rousseau, de l’Encyclopédie et de toute la littérature pré-révolutionnaire de France, quelle pauvreté ou quelle incertitude chez les écrivains politiques et sociaux de l’Allemagne ! C’est Wieland peut-être qui est le plus hardi et le plus précis. On croirait parfois que, sous le voile des fictions orientales où il se complaît, il va risquer une idée forte et nette, mais vite il s’arrête et se perd dans des pauvretés. Mais quoi ! dans son Miroir d’or de 1772, ne s’est-il pas essayé à une déclaration de principes ? Et ne serait-ce point d’aventure, avant la Déclaration française des Droits de l’homme, et avant même la Déclaration américaine, un projet allemand de Déclaration des Droits de l’homme ? Voici les principes que le sage éducateur inculque au jeune prince :
« 1o Les hommes sont frères et ont reçu de la nature des besoins égaux, des droits égaux et des devoirs égaux.
« 2o Les droits essentiels de l’humanité ne peuvent être perdus ni par l’effet du hasard ni par l’effet de la force, ni par contrat, ni par renonciation, ni par prescription ; ils ne peuvent être perdus qu’avec la nature humaine, et il n’y a aucune cause nécessaire ou accidentelle qui puisse, en quelque circonstance que ce soit, délier un homme de ses devoirs essentiels.
« 3o Tout homme doit à un autre ce qu’en des circonstances semblables il attendrait de lui.
« 4o Aucun homme n’a le droit de faire d’un autre homme son esclave.
« 5o Le pouvoir et la force ne donnent aucun droit d’opprimer les faibles, mais imposent au contraire à ceux qui en peuvent disposer l’obligation de les secourir.
« 6o Chaque homme, pour avoir droit à la bienveillance, à la pitié et à l’aide d’un autre homme, n’a besoin que de ce titre : qu’il est un homme.
« 7o L’homme qui voudrait obtenir des autres qu’ils le nourrissent et qu’ils l’habillent chèrement, — qu’ils le fournissent d’une demeure magnifique et de toutes les commodités matérielles, — qu’ils travaillent incessamment pour lui épargner toute peine, — qu’ils se contentent du strict nécessaire, pour qu’il puisse contenter jusqu’à l’excès ses plus voluptueux désirs, — bref, qu’ils ne vivent que pour lui, et que, pour lui assurer tous ces avantages, ils soient prêts à tout moment à s’exposer pour lui à toutes sortes de fatigues et de misère, à la faim et à la soif, au froid et au chaud, à la mutilation de leurs membres et aux formes les plus effroyables de la mort, — l’homme, l’individu qui élèverait une telle prétention sur vingt millions d’hommes, sans se croire tenu à leur rendre en échange des services très grands et équivalents, serait un fou, et ne pourrait signifier ses exigences qu’à des hommes aussi fous que lui, si seulement ils l’écoutaient. »
Déclaration des Droits, ai-je dit ? Mais bien plutôt vague proclamation de principes où à quelques rayons éteints de l’Évangile se mêlent quelques lueurs amorties de Rousseau : car il n’y a vraiment déclaration de droits que quand il y a un système de garanties, toute une organisation destinée en effet à assurer le droit. De même, à quoi peut servir, dans l’utopique description du pays de Scheschian, ces fortes paroles sur la misère ?
« Dans la plupart des autres États, l’indigence, la nourriture malsaine, le manque de soins universel dont pâtissent les corps et les âmes concourent à faire des enfants des journaliers et de la classe inférieure des artisans, des créatures qui ne se distinguent du plus stupide bétail que par quelque vague et imparfaite ressemblance avec la forme humaine. »
Oui, mais Wieland propose-t-il une réforme sérieuse de la Constitution et des lois ? Demande-t-il, par exemple, comme à la même date le faisait en France Boncerf, le rachat des droits féodaux et des servitudes féodales ? Non : il esquisse un plan assez chimérique d’éducation publique où les enfants, rassemblés sous la discipline du prince, travailleraient de bonne heure, apprendraient un métier et seraient dirigés de là ou vers la demeure des grands et des riches, chez qui ils entreraient en service, ou vers les fabriques : une sorte d’ouvroir national avec placement assuré. Quel projet puéril, quand il s’agissait de créer tout le mouvement d’une société nouvelle et de briser d’innombrables chaînes !
Justus Mœser est bien plus dans le vif de la réalité quand il étudie les moyens pratiques de transformer le régime du servage. Les lettres qu’il a écrites sur cet objet restent comme un document très curieux sur le lent et presque insensible mouvement social qui s’accomplissait alors en Allemagne. Mais ici aussi quelle timidité ! Quelle marche incertaine et oblique ! Aucune idée du droit. Pas un moment Mœser ne songe ou ne se risque à dire que le servage, qui livrait vraiment toute une famille à la discrétion d’un maître, qui interdisait à de malheureux paysans de posséder et qui, à leur mort, confisquait leur épargne au profil du seigneur, supprimait toute dignité humaine. Au contraire, Mœser conçoit la société humaine comme une association d’intérêts entre les propriétaires du sol. C’est une société par actions où l’action est territoriale, et chacun doit exercer une part de souveraineté et de droit proportionnée à son apport. Ceux qui n’ont pas une action sont hors du droit social. L’égalité chrétienne ne peut pas plus leur conférer une part de droit dans la grande société territoriale qu’elle ne leur confère, par exemple, une part de droit dans une compagnie de navigation organisée par actions.
Si donc Mœser suggère a ses lecteurs l’idée de transformer le lien du servage en un contrat de métayage, ce n’est pas que l’humanité soit outragée par la mise en esclavage des familles paysannes. C’est parce qu’avec la complication croissante des rapports sociaux il est de l’intérêt même des propriétaires d’affranchir les serfs. Ils en sont, en effet, pleinement responsables, et l’obligation d’intervenir dans toutes leurs affaires, dans leurs procès, difficultés et démêlés, est très lourde. De plus, pour perfectionner la culture, il faut faire des avances à la terre. Si les serfs qui cultivent le domaine n’empruntent pas, ils ne feront pas toujours les avances suffisantes. S’ils empruntent, bien des conflits surgissent entre le droit du prêteur qui veut prendre gage sur le pécule éventuel du serf, et le droit du seigneur et maître auquel ce pécule, à la mort du serf, doit faire retour. Il est donc peut-être utile d’émanciper les paysans du servage, et Mœser indique dans le détail les précautions infinies, les clauses minutieuses et rapaces par lesquelles le propriétaire s’assurera, du serf devenu métayer, des redevances au moins équivalentes à celles du servage.
Parfois, on sent que l’émotion humaine de Mœser va au delà de ses conclusions explicites. Il n’ose pas toujours formuler toute sa pensée, mais il tente d’émouvoir un peu la conscience des propriétaires westphaliens par le tableau des souffrances des serfs, de leur lamentable condition. Elle va s’aggravant par l’indétermination croissante de leurs charges. Il fut un temps où leurs obligations étaient inscrites sur une table de pierre, placée à l’église derrière l’autel. Maintenant c’est la coutume, indéfiniment extensible, qui règle ces obligations. Et les paysans tremblent toujours que la moindre concession ou la moindre imprudence de leur part ne soit saisie comme un précédent par la coutume seigneuriale, toujours aux aguets. Comme un jour le fils du seigneur demandait un baiser à une jeune paysanne charmante, svelte et gaie, et comme la jeune fille y semblait condescendre : « Ne fais pas cela, s’écria soudain la mère : on en ferait une redevance », et la communauté des familles de serfs du domaine, convoquée en délibération spéciale, décida que la jeune fille n’accorderait le baiser que si la table de pierre était rétablie et faisait seule foi pour les obligations des serfs.
C’était d’ailleurs une croyance des paysans que quiconque étendait, par une concession nouvelle, les droits du seigneur, appelait sur sa demeure la hantise des revenants et l’importunité des fantômes. « Superstition heureuse, dit Mœser, et qui a plus fait que bien des lois pour protéger un peu les paysans contre leur propre faiblesse. »
Mais comme ils se débattaient péniblement ! Ils avaient à lutter parfois contre leurs proches mêmes, complices de l’oppression seigneuriale. Tout régime social, même le plus despotique et le plus barbare, crée des intérêts spéciaux, et, dans la classe même qu’il foule le plus, il trouve des auxiliaires et des instruments. Ainsi le vieux serf dont sa belle-fille contrarie l’émancipation de peur que, devenu libre, il ne laisse son pécule aux enfants d’un second mariage. Ainsi le terrible et navrant complot de deux fiancés contre la liberté du père et de la mère de la jeune fille. Quels tristes abîmes !
« Boïko était le serf d’un très bon maître et pourtant il avait fait, depuis longtemps, le vœu de posséder en libre propriété le domaine qu’il cultivait, par peur que le successeur de son maître ne fût moins généreux ou que celui-ci, par la dureté des temps, ne fût contraint de le vendre à un tyran. La liberté lui était souvent apparue avec tous ses charmes, et plus d’une fois il avait mesuré des yeux le chêne dont il rêvait de devenir pleinement propriétaire.
« — Alice, Alice, disait-il souvent à sa femme, si nous sommes libres, nos enfants le seront aussi, et ce que nous acquerrons de notre âpre sueur sera à eux.
« Enfin vint le moment heureux où son maître se vit forcé de vendre quelques-uns de ses domaines éloignés, et celui notamment où était Boïko, et, comme il avait toujours tenu celui-ci pour un brave homme, il lui offrit sa liberté et sa terre pour un prix raisonnable :
« — C’est avec peine que je vous vendrais à un autre. Vous m’avez toujours honnêtement servi, et cela me fait mal au cœur de penser que vous tomberez peut-être sous la loi d’un homme qui, lorsqu’il aura perdu au jeu, se refera sur votre pauvreté. Si vous avez l’argent nécessaire, n’hésitez pas à acheter votre liberté. On m’offre pour vous deux mille thalers, et vous aurez la préférence si d’ici huit jours vous m’apportez cette somme.
« C’est moitié triste et moitié joyeux que Boïko entendit cette proposition inattendue.
« — C’est avec peine, reprit-il, que je quitterai le service de mon gracieux seigneur qui a été jusqu’ici mon maître et mon appui, et qui a été patient avec moi, toutes les fois que des événements fâcheux me mettaient hors d’état de lui payer mon fermage. Mais, si je dois le quitter, je le prie de m’accorder en effet la préférence ; je vais voir si, dans le délai fixé, je ne puis pas, si dur que cela soit pour moi, recueillir l’argent nécessaire, pour que nous vivions et mourions en liberté, moi et mes descendants, à jamais.
« Quand il eut dit cela, il s’en alla en grand courage à sa maison. Il avait cinq cents thalers d’argent, il comptait en faire deux cents en vendant du bois qu’il avait en trop, et il espérait trouver le reste en hypothéquant une partie des terres. À peine eut-il fait part à sa femme et à ses enfants de leur bonheur commun et de son plan, que tous les voisins furent passés en revue, et on fit le compte de ce que chaque maison de paysan avait d’argent et pouvait en prêter. L’un avait, d’après les suppositions de Boïko, cent thalers, un autre cinquante, et toutes les fois que l’on constatait un manque, la femme disait que dans l’espace de quatorze jours, elle tacherait d’avoir prête encore une pièce de toile de Louvain, et que cela permettrait de boucher un bon trou. Tous étaient d’accord qu’ils finiraient bien par attraper l’argent, et des larmes de joie venaient aux yeux de Boïko… Tard dans la nuit, ces braves gens quittèrent le foyer bien chaud et allèrent reposer, emportant jusque dans leur sommeil l’émotion de leur grand dessein. Mais, pendant que tous dormaient profondément, Haseke, leur fille aînée, qui avait tout entendu près du foyer, alla trouver son fiancé pour lui faire part de son infortune :
« — Les cinq cents thalers que devait me donner mon père et grâce auxquels nous avons été promis l’un à l’autre, vont être employés maintenant à l’achat de la liberté.
« Ce furent ses premières paroles quand elle le trouva à la place accoutumée.
« — Et lorsque le bois aura été coupé, lorsque les terres auront été mises en gage, certainement tu ne viendras plus avec moi, et je pourrai courir le monde pour mendier mon pain. Henri, Henri, il faut que nous empêchions cet achat de la liberté, ou bien toi et moi serons malheureux, insupportablement malheureux : qu’entreprendre en effet avec les mains vides ?
« — En effet, dit Henri très gravement, et il ne peut plus être question de notre mariage si tu n’as plus d’argent. Mon maître ne t’acceptera pas et je dois épouser de l’argent si je veux garder mon domaine. Mais cet achat de la liberté, est-ce donc une affaire faite ? et l’argent nécessaire a-t-il été payé ?
« — Non, répondit-elle avec empressement. Mon père a pris huit jours pour faire l’argent, et demain il doit aller dans la communauté trouver les gens qui ont de l’argent et qui le lui prêteront. Il est donc encore possible de tout empêcher, soit en trouvant quelqu’un qui offre pour nous et notre domaine une somme plus forte au seigneur, soit en dissuadant les gens de prêter à notre père. Va-t’en les trouver demain et donne-leur de l’inquiétude. Moi je verrai, pendant ce temps, le maître des prairies dans notre village ; il a de l’argent autant que du foin, et je puis le décider à offrir au seigneur cent thalers de plus que mon père. Car les choses sont ainsi qu’aujourd’hui un paysan peut acheter un autre paysan, et le maître des prairies, qui a sa chemise cousue d’or, est un brave homme.
« Ils se quittèrent au plus vite, et la rumeur publique dit qu’ils ne passèrent pas une bonne nuit, tant leur amour réciproque animait leur pensée
à chercher les moyens de salut. Henri alla, dès que perça le jour, trouver les
gens chez lesquels il soupçonnait quelque argent, et il leur révéla en confiance que Boïko viendrait les voir et leur apprendre qu’il s’était racheté
pour deux mille thalers ; mais il avait offert le double, que son domaine ne vaudrait jamais. Et il fit si bien que Boïko, qui s’était levé plus tard, au lieu
d’argent ne trouva que des excuses. Et la jeune fille, de son côté, sut si bien
faire avec le maître des prairies, que celui-ci persuada aisément au seigneur,
qui n’avait rien vu venir de ses terres, que deux mille et cent thalers vaudraient mieux que deux mille.
Haseke vit souvent plus tard son père faire les besognes du nouveau maître. Mais la joie de se voir heureuse lui fit supporter aisément cet ennui. Elle n’aimait pas son Henri à la grande manière, et selon la forme de nos sentiments ; mais elle l’aimait assez pour envoyer père et mère au bourreau. »
Oui. mais Mœser ne s’indigne pas contre un régime qui outrageait aussi violemment la nature. Et quand la Révolution française éclate, quand elle abolit toute servitude personnelle et proclame les Droits de l’homme, Mœser ne la glorifie point pour cette œuvre d’émancipation humaine. Il lui cherche querelle, au contraire, et il prétend que les Droits de l’homme sont une chimère ou une violation du droit. Il n’y a pas, selon lui, un contrat social universel donnant à tous les membres de la société un droit égal à en déterminer la forme et les conditions. Il y a un contrat social premier, formé entre eux par les occupants et possédants du sol, et tous ceux qui surviennent ne peuvent conclure avec ces premiers contractants qu’un contrat secondaire. Ils ne sont admis à la cité que sous la condition de respecter le droit et la primauté de la cité elle-même, fondée sur la propriété territoriale. Hors de là, il n’y a que le communisme, et les Droits de l’homme ne peuvent être que l’universel partage de la propriété.
La Constitution ne peut être réformée que par la volonté des premiers contractants. Ils sont seuls les actionnaires de l’entreprise sociale. Tant qu’une terre est vacante, le droit de l’homme a un sens : c’est le droit égal pour tout homme de l’occuper et de défendre ensuite contre tous ce qu’il en a saisi. Mais, quand le sol est approprié, il n’y a de droit que celui des propriétaires du sol.
Voilà la théorie que, même sous la lumière de la Révolution française, formulait un des esprits libres de l’Allemagne. C’est bien l’indice d’un pays où la bourgeoisie industrielle n’a qu’une très faible conscience d’elle-même, de sa force et de son droit.
Mœser triomphait, il est vrai, ou semblait triompher dans la controverse, lorsqu’il constatait que la Révolution française elle-même, par la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, subordonnait le droit de l’humanité proclamé par elle au droit de la propriété. Mais, d’abord, de quel droit confondre un moment de la Révolution avec la Révolution elle-même ? Et surtout comment faire argument contre les Droits de l’homme de l’inconséquence de ceux qui, en les proclamant, ne les réalisaient point tout à fait ? Mais, même sous cette forme limitée et trop exclusive, c’était déjà un immense progrès d’humanité d’abolir la féodalité comme le servage, d’ouvrir à tout homme l’activité infinie, et d’admettre au partage de la souveraineté politique, avec les propriétaires fonciers, toute la bourgeoisie et toute la classe des artisans un peu aisés.
Il fallait que l’Allemagne fût livrée à une prodigieuse langueur politique et sociale pour que Mœser osât aux premières mesures libératrices prises par la Révolution française opposer une conception surannée du droit exclusif et absolu de la propriété territoriale, sous toutes ses formes féodales aussi bien que modernes.
Ce n’est pas non plus un mouvement politique et social qu’impriment à l’Allemagne ses pédagogues et éducateurs. Il en est de médiocres, comme Basedow et Campe. Il en est de grands comme Pestalozzi ; mais quoique la Législative ait accordé à Campe et à Pestalozzi un brevet de citoyens français (Basedow était mort), quoique Campe se soit passionné pour la Révolution, quoique Pestalozzi l’ait approuvée jusqu’au bout, leur œuvre n’était pas directement révolutionnaire. Campe manque tout à fait de vues sociales. Son entreprise pédagogique était de simplifier et d’alléger le plus possible l’enseignement, de faire un peu plus appel à l’initiative des élèves et de rendre la discipline plus libérale, mais surtout d’abréger la durée des études pour que les jeunes gens pussent entrer plus tôt dans la vie. Il multipliait les exercices physiques, dépouillait l’enseignement des langues anciennes de toute recherche d’érudition et de toute curiosité grammaticale, et fondait la morale sur une sorte de religion neutre où les diverses confessions chrétiennes se fondaient en un déisme évangélique. Évidemment, l’enseignement ainsi allégé était plus « moderne ». Il risquait aussi d’être superficiel. Campe et Basedow durent défendre leur méthode contre des attaques répétées :
« Que veulent, disaient-ils, les philantropinistes ? (c’est le nom qu’ils donnaient à ce système d’éducation). Pourquoi allègent-ils la connaissance des langues et des sciences ? Pour éviter le dégoût des études, et par là l’habituelle méthode scolaire qui perd l’esprit et le cœur ; pour diminuer les difficultés si grandes de l’éducation morale ; et enfin, pour que l’enfant, l’adolescent, le jeune homme aient du temps pour vivre, du temps pour se préparer à la vie, et pour jouir joyeusement et utilement de la vie elle-même. Avec le système qui a été appliqué jusqu’ici, les jeunes gens des classes cultivées n’ont presque pas pu vivre, parce que jusqu’à vingt ou vingt-quatre ans toute leur force a été consumée dans des préparations, et encore dans des préparations qui d’ailleurs, le plus souvent, ne préparaient pas à une vie heureuse. Bien rarement, comme l’expérience le montre, l’âme d’un jeune homme, dont la raison et le cœur ont porté jusque-là les lourdes chaînes de la contrainte scolaire (inévitable dans les méthodes actuelles), cherche à s’élever ensuite à une pure pensée d’homme et à des sentiments d’homme. Si nous pouvions être fidèles à tout notre plan, la jeunesse qui grandirait en nos mains ne mûrirait pas trop vite ; mais, par l’application de méthodes perfectionnées, elle gagnerait pour elle-même la moitié du temps employé jusqu’ici à l’étude des langues et des sciences et elle pourrait se préparer réellement à la vie humaine et civile. Il faudrait même consacrer à peu près autant d’heures par jour à des travaux mécaniques et économiques qu’aux études proprement dites, et ces dernières, jusqu’à ce que les enfants aient atteint un certain âge, ne devraient être qu’en forme de passe-temps pendant le travail des mains.
… « Notre but de faire de chacun de nos disciples plus qu’un Européen, plus qu’un Souabe, un Autrichien ou un Saxon, mais un homme, ne peut être traité de chimère que si on fait vraiment la preuve qu’il ne peut être atteint. Et qui se risquera à le démontrer ? L’accusateur n’a pas même ébauché la preuve… Il change cette accusation en une autre lorsqu’il dit que Basedow élève ses disciples pour être seulement des hommes et non des citoyens du monde présent.
«… Mais ce ne sont pas seulement des hommes, ce sont des citoyens de notre monde que nous voulons faire. S’il est vrai que nous nous appliquons à rendre la future vie de nos enfants aussi innocente, aussi utile au bien commun et aussi heureuse que possible, il est vrai aussi que nous cherchons à leur donner les idées les plus justes de la réalité présente, parce que l’un serait impossible sans l’autre ; et s’ils reçoivent de nous des idées justes, ils comprennent que les sociétés civiles sont faites pour le plus grand bien de l’espèce humaine, et que ces sociétés à leur tour supposent un ordre et des règlements auxquels tout citoyen doit se soumettre au prix de quelque sacrifice. »
Les grands esprits de l’Allemagne furent divisés sur la méthode éducative nouvelle de Campe et de Basedow, Klopstock parut l’approuver. Herder traita Basedow « d’Érostrate aveugle » qui ruinait, pour faire du bruit autour de son nom, toute la force des études allemandes. George Forster, un esprit bien moderne pourtant et passionné pour la Révolution française, écrit violemment, en 1790, à propos de Campe, qu’il « est extraordinaire qu’avec de pareils éducateurs il reste encore des hommes en Allemagne ».
Ces dissentiments s’expliquent. D’un côté, il y avait à coup sûr dans la méthode de Basedow et de Campe, dans leur appel à l’initiative, dans leur souci de la vie pratique, active et heureuse, un reflet de l’esprit d’émancipation et d’action du xviiie siècle. Mais d’autre part, la grande Allemagne sentait d’instinct qu’elle n’était pas prête encore pour la vie expéditive et pratique et que sa vraie force était maintenant dans la puissance de sa pensée qui allait partout au fond des problèmes. Comment saisir l’univers par l’esprit si on réduisait la science à un bagage pratique et la théologie à une sorte de tapisserie aux teintes neutres qui pouvait être accrochée aux murailles de tous les temples ? C’est le germe des Realschulen de l’Allemagne moderne, des écoles à tendance positive et à objet pratique, que créaient Basedow et Campe. Mais l’Allemagne moderne, industrielle, commerciale, qui a besoin d’innombrables contremaîtres, ingénieurs, comptables, voyageurs de commerce au corps robuste, à l’esprit muni mais dispos, ou n’existait pas ou s’annonçait à peine. Et le faible du système de Campe et de Basedow, c’est qu’eux-mêmes n’ont pas conscience d’une Allemagne nouvelle. Ils ne se donnent pas, ils ne se considèrent même pas comme les éducateurs d’une bourgeoisie plus moderne, préoccupée de problèmes économiques et de liberté politique ; et leurs écoles semblent ouvrir en effet sur un monde vague et terne. Il leur manque d’avoir pensé qu’un ordre nouveau était en formation pour lequel il fallait des méthodes nouvelles d’éducation, qu’une classe bourgeoise nouvelle allait se pousser, qu’il fallait armer à la légère pour qu’elle pût aller rapidement dans les chemins nouveaux. Leur pédagogie n’aurait eu de sens que par une philosophie politique et sociale profondément révolutionnaire. Et cette philosophie, ils ne l’avaient point. Aussi, leur entreprise ne fut-elle qu’une branche grêle et dépouillée, où ne circulaient plus les nobles sèves de la pensée, où n’affluaient pas encore les fortes sèves de l’action.
L’œuvre de Pestalozzi est bien plus profonde. C’est une sorte de christianisme social qui descend jusqu’aux raisons mêmes de la vie. Il a vraiment l’amour passionné du peuple, une ardente et agissante pitié pour la misère, pour l’ignorance et pour le vice, qui en est souvent le triste fils. Il voudrait accomplir au profit des souffrants une révolution morale si hardie qu’elle semble parfois toute voisine de la révolution sociale. Mais sa pensée a, si j’ose dire, deux infirmités essentielles. D’abord, il se défie en quelque mesure de la science. Ce n’est pas qu’il en redoute les effets critiques pour tel ou tel dogme particulier. Pestalozzi n’est pas rigoureusement chrétien.
Mais il lui paraît que la science disperse l’homme, qu’elle égare son esprit dans la multiplicité des objets et dans le chaos du monde, et qu’elle risque par là de lui enlever son vrai bonheur, qui est dans le recueillement, dans l’exercice tranquille et sûr d’une activité bien ordonnée et bien limitée. La vraie destination de l’homme, selon Pestalozzi, c’est de vivre et de se mouvoir dans un cercle assez étroit, mais où tout soit à sa place et proportionné à la force d’action de chacun. Pas de vue large et trouble sur l’univers, et une religion toute d’intimité morale, avec un Dieu en quelque sorte intérieur et domestique, conçu comme le Père Suprême, comme la source des affections calmes et pures. Il faut que l’homme sache, mais qu’il sache juste assez pour reconnaître et exercer sa vraie nature, pour se garder des superstitions comme des entraînements de l’esprit, des fantômes de la crédulité comme des curiosités troublantes et vaines.
Dans ses Heures du soir d’un solitaire, écrites en 1780, je retrouve, mais avec un accent bien plus sincère et profond, le déisme moral et simple, tout d’émotion et de confiance, du Vicaire savoyard de Jean-Jacques :
« Dieu, père de ta maison, source de ta joie… Dieu, ton père : en cette foi tu trouves le repos et la force et la sagesse… Foi en Dieu, affirmation du sentiment de l’homme dans le plus haut rapport de sa nature, confiant esprit filial de l’homme dans l’esprit paternel de Dieu. Foi en Dieu, source du repos de la vie ; repos de la vie, source de l’ordre intérieur ; ordre intérieur, source de l’application précise de nos forces ; ordre dans l’application de nos forces, source de leur croissance et formation à la sagesse ; sagesse, source de toute joie… L’étonnement du sage dans les profondeurs de la création et ses recherches dans les abîmes du Créateur ne forment point l’humanité à la foi en Dieu. Le chercheur peut se perdre dans les abîmes de la création, et il peut rouler au hasard dans ces eaux, bien loin de la source de l’insondable mer. »
En conséquence de ces principes, l’instruction qu’il veut donner aux enfants du peuple et au peuple même n’est pas une instruction de curiosité ou de vanité, mais une éducation ferme et sobre des forces de l’esprit et du caractère. Il dit souvent qu’il ne voudrait voir dans la cabane du paysan que la Bible, que les autres livres ou l’égarent, ou, en le détournant de sa tâche quotidienne, le détournent du bonheur, qui est la vérité suprême de l’homme. Pour qu’il se garde de l’erreur, il n’est point nécessaire qu’il apprenne beaucoup. Mais il faut qu’il sache toujours faire un usage droit et calme de ses sens et de sa pensée.
Est-il besoin, par exemple, de toute une métaphysique du monde ou d’une théologie savante pour guérir les paysans de leurs superstitions sans nombre, de leur sotte et déplorable croyance aux revenants et au diable ? Il suffit qu’ils ne soient pas empêchés par la peur de faire usage de leurs yeux et de leur raison. Toujours, s’ils savent regarder et réfléchir, ils verront que les prétendues apparitions sont ou une illusion des ténèbres ou une supercherie, et c’est l’équilibre de leur être moral, non la spéculation aventureuse sur l’essence même des choses, qui les préservera des humiliantes erreurs, des tristes chutes de l’esprit. Et c’est à assurer cet équilibre, c’est à habituer les hommes à exercer dans le cercle étroit de leur vie toutes les facultés de leur nature, que doit tendre l’éducation.
Ainsi, ce n’est pas par ouï-dire, ce n’est pas par la fausse vertu des mots, que les hommes apprendront et sauront, mais par l’expérience directe de la vie et par l’affermissement de leurs facultés. Et j’entends bien qu’en un sens, cette méthode est libératrice : elle affranchit l’esprit du préjugé, de la routine, des opinions transmises et des idées vagues ; le clair regard se mesure et se limite lui-même, pour ne pas se laisser tromper aux apparences lointaines ; et dans l’horizon rapproché où il se meut il a la certitude, la précision et la joie. Mais comme il est dangereux d’écarter ainsi même les suggestions troubles et les imprudences de la science ! C’est renoncer à la joie enivrante de posséder l’univers ou de chercher à le posséder. Au moment même où Pestalozzi ramenait l’homme à lui-même et l’enfermait dans l’horizon modeste et pur de sa vie, Goethe portait dans son esprit les terribles et sublimes impatiences de Faust. Il veut tout connaître pour tout manier.
« Quel spectacle, mais hélas ! ce n’est qu’un spectacle : comment te puis-je saisir, ô nature infinie ? »
Voilà le vrai cri humain, le grand cri révolutionnaire qui émeut l’univers même. La méthode de pensée et de vie de Pestalozzi, quoiqu’elle tende à l’éveil de l’esprit, risque trop vraiment d’être conservatrice : si droite que soit la pensée d’un homme, si précis que soit l’usage qu’il fait de son esprit et de ses sens, comment pourra-t-il juger même les relations immédiates où son existence est engagée s’il ne sait pas un peu l’histoire du monde et de l’humanité ?
Les formes de vie, les institutions sociales du village sont déterminées par des forces qui dépassent le village infiniment. Comment discerner en quoi ces institutions sont factices ou naturelles, nécessaires ou contingentes, éternelles ou provisoires, si l’on ignore le vaste mouvement de la réalité qui les a produites et qui demain peut-être les abolira ? Même contre les superstitions les plus grossières, contre les revenants ou les illusions diaboliques, l’homme n’est pas sûr de se défendre toujours et en tout cas, s’il n’a, en effet, d’autre préservatif que la précision immédiate de ses sens, qui peuvent être surpris, ou la rectitude de son jugement, qui peut être faussée. C’est une vue habituelle et large de l’univers et de ses lois qui seule garantira contre toute surprise les sens et la pensée.
Rousseau, même quand il conseillait le retour à la simplicité et à la nature, fondait son système sur une conception générale de l’histoire ; et lorsqu’il rédigeait, dans le Contrat social, la charte de la démocratie et de la souveraineté populaire, il dépassait le cercle des rapports immédiats où l’existence quotidienne des hommes semble enfermée, et il examinait l’ensemble des rapports qui constituent les sociétés vastes.
À circonscrire ainsi l’effort éducatif et le mouvement de la pensée, Pestalozzi abondait dans le sens de ce morcellement infini qui paralysait en Allemagne toute action et tout esprit révolutionnaire. Mais, même dans ce cercle étroit qu’il trace autour de chacun, ce n’est pas de l’action propre des souffrants, des opprimés, des exploités qu’il attend leur relèvement et leur salut. Non, de même que dans la sphère plus large de l’État, c’est le roi ou l’empereur, Frédéric II ou Joseph II, qui prennent de haut l’initiative des réformes, de même dans la petite communauté de village où Pestalozzi semble enclore l’effort de perfectionnement moral et social, c’est par l’initiative généreuse du bon seigneur et du bon patron que tout s’accomplit. Et par là encore la pointe révolutionnaire de l’œuvre du grand éducateur est émoussée. Mais quelle conscience aiguë des misères et des injustices, et quelle passion du bien : Quel souci de relèvement de tous ! Quelle haine de la misère, et du désordre et de l’oppression !
Selon sa méthode essentielle, c’est dans le détail le plus familier de la réalité morale et sociale que descend Pestalozzi, et le champ qu’il offre à nos regards est singulièrement étroit, puisque c’est en effet un simple village, mais il est tout fourmillant de vie. Ah ! comme les pauvres paysans sont accablés ! et à quel arbitraire démoralisant ils sont soumis ! Voici que dans le village de Bonnal, par la coupable négligence des seigneurs du lieu, un bailli scélérat opprime et dégrade. En même temps que bailli, il est cabaretier, et il attire les paysans à son cabaret. Ils y laissent le peu d’argent que ne leur avaient pas pris des charges ou des malheurs de tout ordre. Et il les pousse à boire à crédit, à s’endetter. Quand il les tient par la dette et l’usure, ils sont perdus. Leur pauvre petit bien est au bailli. Celui-ci, au besoin, quand il veut dépouiller un paysan qui résiste, racole dans le village corrompu ou terrorisé de faux témoins, et la justice distraite du seigneur, du Junker, dépouille de son champ, de sa vache ou de sa prairie le malheureux voué à la ruine.
Pestalozzi va-t-il s’élever contre cette puissance arbitraire des seigneurs et des baillis ? Va-t-il demander une organisation démocratique de la justice et une administration populaire de la commune ? Il n’y songe même pas un instant. Le bon prêtre, le bon pasteur de Bonnal gémit, impuissant, de tant de maux. Il n’a pas prise encore sur les hommes et sur les choses. Il est même presque suspect aux paysans superstitieux et routiniers.
Quand il leur dit qu’il ne croit pas aux apparitions du diable, ils ont peur qu’il attire sur le village la vengeance diabolique. Quand, auprès du lit des mourants, il ne se répand pas en vaines formules de prière mécanique, quand il attend d’avoir bien démêlé le secret profond, la préoccupation suprême de celui qui va mourir pour lui parler dans le sens même de son âme, ils le prennent d’abord ou pour un incapable, ou pour un indifférent ou pour un impie. Mais lui compte toujours sur la force secrète du bien qui saura trouver ses voies.
Et voici que le nouvel héritier du domaine seigneurial et de la toute-puissance seigneuriale a l’esprit élevé et l’âme bonne. La femme d’un pauvre métayer, que le bailli a ruiné au cabaret, va trouver le seigneur pour demander aide. Il s’émeut. Un des paysans que le bailli a dépouillés fait peur à celui-ci, un soir, sur la montagne, au moment où le misérable déplaçait une borne de propriété pour s’emparer d’une partie du domaine communal. Le bailli, troublé par l’apparition brusque de l’homme, croit que le diable le pourchasse. Effaré, affolé, il avoue au pasteur une partie de ses crimes. Ainsi le seigneur apprend que son grand-père, sur de faux témoignages produits par le bailli, a dépouillé une pauvre famille de la prairie qui l’aidait à vivre. Il est épouvanté du mal que peut faire l’étourderie des puissants. Et de ce jour il se voue au service de la communauté. Il en sera l’éducateur, le bienfaiteur. Et tout d’abord (c’est le roman pédagogique et social, Léonard et Gertrude, écrit en 1780 et en 1785, que je résume), le seigneur convoque l’assemblée de village. Il restitue au paysan dépouillé la prairie usurpée ; il casse le méchant bailli et en nomme un autre. Il fait conter aux paysans réunis la prétendue aventure du diable et du bailli par le paysan même que le bailli effaré a pris pour le diable. Et il se propose de procéder au partage et à la mise en valeur du bien communal. Il y a un vaste terrain de pâturage, qui ne profite guère qu’aux paysans riches, à proportion de l’importance du troupeau qu’ils y mènent paître. Il serait bien plus utile aux pauvres que cette terre fût répartie entre les familles.
On voit que des deux solutions entre lesquelles hésitent, en 1789, les cahiers des paysans français : ou reconstituer les communaux, ou, au contraire, les diviser, c’est à cette dernière que se range Pestalozzi.