La Convention (Jaurès)/651 - 700

pages 601 à 650

La Convention.
La Révolution et les idées politiques
et sociales de l'Europe

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de Vizille. Il y était en 1789, et il assista aux fêtes données par les Périer aux États du Dauphiné. C’est à Genève que résidait souvent à cette époque (il y avait sans doute une maison d’été) le procureur royal près la cour de Grenoble. Il y était au moment où il entendit Mounier en témoignage sur les événements des 5 et 6 octobre, et c’est aux archives de Genève que j’ai trouvé le texte de sa déposition.

« Je n’ai pas été témoin oculaire des assassinats commis à Versailles. M. de Mirabeau vint se placer derrière moi et me dit : « Monsieur le Président, quarante mille hommes arrivent en armes de Paris ; pressez la délibération, levez la séance, dites que vous allez chez le roi. » J’observe que celui qui me parlait ainsi était M. de Mirabeau. Étonné, je réponds : « Je ne presse jamais les délibérations ; je trouve qu’on ne les presse que trop souvent. » M. de Mirabeau répondit : « Mais, Monsieur, ces quarante mille hommes ! » Il est inutile de rendre compte de ma réplique. »

Ô le pauvre esprit, méfiant, susceptible et borné ! Ce « je ne presse jamais les délibérations » est d’un héroïsme prudhommesque et sot.

Sous l’influence de la Révolution française, le mouvement démocratique s’accélérait à Genève. Les bourgeois de la ville demandent une Constitution populaire, l’application immédiate au Petit Conseil du principe de l’élection par le peuple qui avait été remis à dix ans. Les habitants de la campagne entrent aussi dans l’action, et, le 15 août et le 18 décembre 1790, ils adressent aux « Magnifiques Seigneuries » de Genève une pétition pour l’égalité civile et politique. Ils y demandent la suppression complète du régime féodal.

Ce n’est plus seulement, comme dans l’édit de 1781, dans le domaine de l’État, c’est dans tous les fiefs des particuliers qu’ils réclament l’abolition sans indemnité de toute taillabilité personnelle et le rachat « à un prix modique » des cens. De plus, ils demandent que les dîmes soient abolies et que ce soit le Trésor public qui en assure le remboursement. En outre, les lods et ventes, c’est-à-dire les droits de mutation, seraient fixés dans les fiefs des particuliers à 12 pour 100 comme dans les fiefs appartenant à la Seigneurie. Ils demandent en même temps un système militaire moins onéreux, et qui les astreigne moins souvent au service en ville ; l’organisation populaire de la justice par des arbitres élus au suffrage universel ; l’extension à tous les habitants du droit de suffrage. Ils protestent contre le privilège fiscal dont jouissent les bourgeois riches de la ville. L’impôt était calculé sur le revenu ; les maisons de plaisance de la bourgeoisie n’étant pas productives de revenus échappaient à l’impôt, tandis que le champ du laboureur était surchargé. (Archives de Genève.)

C’était, comme on voit, toute une revendication vaste et précise. C’était la fin du régime féodal et l’organisation d’une démocratie égalitaire. Dans les autres cantons, plus lents que celui de Genève à s’émouvoir dans le sens démocratique, l’aristocratie restait puissante. Mais tous les pouvoirs oligarchiques étaient pris d’inquiétude. À Genève même, dès l’année 1790, l’aristocratie songe à la résistance. Et c’est à l’Angleterre qu’elle s’adresse d’emblée pour assurer ses privilèges. L’Angleterre était au nombre des puissances qui avaient garanti l’indépendance de la Confédération, et de plus elle surveillait partout dans le monde les démarches de la France. Aussi la tactique de l’aristocratie genevoise est-elle, dès le début, de persuader au ministère anglais que la France révolutionnaire, débordant sur les peuples par ses idées d’abord et bientôt par la force, attentera à la souveraineté de Genève et des cantons. J’ai trouvé à ce sujet aux Archives de Genève toute une curieuse correspondance. Un des magistrats, M. Dehuc, écrit le 11 août 1790 à mylord Leeds, premier secrétaire d’État de Sa Majesté britannique :

« Je pensais bien aussi que ces nuages se grossiraient de ceux qui s’élevaient dans notre voisinage… Je savais déjà la sollicitude du Conseil et l’inquiétude qui était passée à ce moment à B… avant que vous m’eussiez fait l’honneur de m’en instruire. Il me semble pourtant qu’on devrait être rassuré à cet égard par la nature de la chose ; car il n’est pas naturel que ceux qui ont des propriétés puissent désirer l’association avec un pays chargé de dettes. Quant aux manufactures, dès qu’elles seraient associées au même régime, elles se mettraient au même niveau. »

Mais si Dehuc rassurait un peu ce jour-là le ministère anglais, d’autres communications, au contraire, étaient destinées à l’alarmer, comme en témoigne la réponse envoyée de Whitehall, le 31 août 1790.

« Messieurs, j’ai mis sous les yeux du Roi la lettre dont vous m’avez honoré le 24 de juillet, dans laquelle vous me faites part des alarmes occasionnées par la conduite de certains Français dans la République, lesquels paraissent vouloir faire adopter les principes qui ont opéré une Révolution si inattendue dans ce royaume. Quoiqu’il faut se flatter que la République de Genève ne subira aucun inconvénient en conséquence de l’esprit d’innovation qui a éclaté dans une nation voisine, c’est avec un véritable plaisir que je vous assure, Messieurs, par ordre du Roi, la part sincère que Sa Majesté ne cesse de prendre à la prospérité de votre République, et à laquelle il y a tout lieu de croire que les puissances voisines sont trop intéressées pour qu’il soit probable que votre sécurité et votre indépendance seraient menacées sans être protégées à temps. »

Dehuc, dans sa correspondance diplomatique, se plaignait des tendances démocratiques de l’État de Genève. De Paris, Tronchin, l’envoyé genevois, tout dévoué à l’aristocratie, excitait les alarmes de ses compatriotes. Il écrivait le 18 novembre 1790 :

« M. le comte de Flahault m’a dit que l’abbé Grégoire, député de l’Assemblée nationale, avait montré une lettre qui lui était venue de Genève, par laquelle on annonçait que le parti se fortifiait, et que sous huit jours on serait en état de faire une insurrection et de se défaire de ceux qui déplaisent.

Schelling.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Vous comprenez aisément, Monsieur, combien un pareil rapport est fait pour faire impression sur mon esprit prévenu dès longtemps que la marche des ennemis de notre patrie serait calculée sur celle qui a été tracée dans tant d’endroits, et que leurs projets étaient atroces. J’ai écrit tout de suite à M. le duc de la Rochefoucauld pour le prier de ne pas perdre un moment pour vérifier le fait. »

Tronchin s’alarmait outre mesure. Il n’y avait à coup sûr aucun complot, aucun parti pris de la France de révolutionner Genève. Mais il était inévitable que bien des Français, que leurs affaires ou leurs relations appelaient à Genève, propageassent la pensée révolutionnaire dont ils étaient pleins. Et les aristocrates prenaient peur. J’imagine que Mounier, à son passage à Genève, avait contribué à leur noircir l’esprit.

Le coup le plus rude pour l’aristocratie des cantons fut la « mutinerie » des soldats suisses du régiment de Châteauvieux à Nancy. C’était comme un signal d’émeute donné par ceux-là mêmes qui étaient, par destination et par contrat, les défenseurs du « pouvoir légitime ». C’était le vieux renom de « fidélité » de la Suisse compromis. C’était aussi la lucrative industrie militaire menacée. Tous les cantons s’émurent, les petits et les grands, Unterwald comme Berne, devant ce désastre national. D’emblée, des sanctions rigoureuses furent décidées. Les magistrats de Berne, notamment, écrivent le 19 août 1790 « aux louables cantons » de la Confédération :

« Nous regardons l’insurrection qui a éclaté dans le régiment suisse de Châteauvieux, en garnison à Nancy, comme un événement de la plus haute importance. Cela nous a déterminés à défendre, dès ce moment, à tous et à chacun des bas officiers et soldats l’entrée de notre territoire, et de statuer contre nos ressortissants, s’il s’en trouve parmi les révoltés, et d’en user à leur égard avec la plus grande sévérité, et même par la privation de leurs privilèges et droits de bourgeoisie. Nous ne doutons pas que tous les cantons helvétiques n’embrassent avec nous ce moyen de sauver l’honneur de la nation. »

Un an plus tard, quand, à l’occasion de l’acceptation par le roi de la Constitution de 1791, l’Assemblée nationale de France vota l’amnistie, elle exprima le vœu que les soldats condamnés en Suisse fussent compris dans cette amnistie. Le roi transmit le vœu, mais les cantons refusèrent, soit qu’ils aient cru flatter ainsi le vœu secret du roi, soit qu’en effet ils n’aient pu pardonner aux soldats qui venaient de porter une si rude atteinte aux traditions de passivité militaire qui avaient fait jusque-là la fortune et « l’honneur » de la nation.

Mais c’est après le Dix Août, c’est quand la France révolutionnaire en lutte avec le roi de Sardaigne s’apprêta à porter la guerre en Savoie, aux portes mêmes de Genève, que l’inquiétude du parti aristocratique fut extrême, et même quelques démocrates, redoutant une usurpation et un envahissement de la France, commencèrent à s’émouvoir. Quelques-uns des hommes comme du Roveray, qui avaient toujours lutté à Genève pour le peuple et la liberté, se rapprochent des hommes du parti aristocratique pour sauvegarder l’indépendance de Genève, et c’est un avertissement à la France d’être très prudente. C’est de l’Angleterre surtout que Genève attend du secours. Mais les ministres anglais hésitaient à se lancer dans la tempête. Ils surveillaient les événements et ils ne voulaient pas que des intérêts assez faibles brusquassent leur décision. Tronchin, qui était allé à Londres en toute hâte solliciter le ministère anglais, écrit le 20 septembre et le 16 octobre :

« Les circonstances sont trop impérieuses pour admettre aucune négligence ; mais mylord Granville est à la campagne. J’ai eu une visite de M. du Roveray en compagnie de M. Reybar ; ils étaient d’accord que l’on ne pouvait plus renvoyer à demander garnison aux Suisses, parce qu’ils savaient la déclaration de guerre faite au roi de Sardaigne ; mais ils pensaient que si les Français exigent de faire passer de la troupe à la file par notre ville, on ne pouvait pas en vertu des décrets, le leur refuser… »

Et Tronchin fait allusion en même temps à des menées de trahison dans les départements français voisins de la Suisse.

« Je vous ai dit, Messieurs, de vous ressouvenir des intelligences qu’on peut se former dans le département du Jura ; mais je crois que le moment n’est pas encore venu parce que les personnes que je connais et qui m’ont fait des ouvertures, qui avaient du crédit il y a quelque temps, n’en ont plus depuis que le royaume est assujetti aux factieux. »

Comme la trame de trahison s’étendait loin, que déchira le Dix Août !

« Il s’agissait dans le fond de faire déclarer la Franche-Comté pour se coaliser avec le corps helvétique ; ceci doit rester un secret. J’espère pouvoir faire parler à M. Pitt par M. Thillarson, qui en est avantageusement connu. » (25 septembre 1792, Archives de Genève.)

Mais il ajoutait le 16 octobre, après une entrevue avec lord Granville.

« Je ne puis pas faire sortir le ministre de cette circonspection que le cabinet paraît avoir adoptée depuis longtemps. »

Les ministres anglais hésitaient encore à cette date à entreprendre la lutte contre la France. Le général Montesquiou, en venant de Savoie, entra à Genève. Mais il ne s’y arrêta pas ; il conclut avec la ville un arrangement qui réglait la retraite des troupes françaises et qui limitait le nombre des troupes suisses qui pouvaient tenir garnison dans la ville. Ce fut un des griefs de la Convention contre Montesquiou. Elle lui reprocha d’avoir ménagé l’aristocratie genevoise, d’avoir laissé se constituer aux portes de la France un foyer de résistance et de contre-révolution.

À Genève même, les démocrates hésitaient. Ils auraient voulu que l’action de la France donnât une impulsion décisive à la démocratie. Mais ils redoutaient les suites d’une occupation militaire. Leur rêve était que la paix fût bientôt conclue entre la France et l’Europe, et que la France révolutionnaire, n’étant plus obligée d’agir par la force des armes, pût agir par la force de l’exemple et de la propagande. Sur la porte d’un club fondé à ce moment, on lit encore l’inscription gravée au couteau et souvent répétée : PAIX, c’était aussi, comme on l’a vu, le mot d’ordre de Forster et des révolutionnaires allemands.

Clavière, lui, l’ancien banquier et révolutionnaire genevois devenu ministre des finances de la France révolutionnaire dans le ministère girondin du Dix Août, n’était pas entré du tout dans la politique de ses anciens compagnons de lutte, du Roveray, Dumont. Eux, au risque de sauver l’aristocratie, ils voulaient préserver de toute atteinte l’indépendance de Genève. Clavière, au risque de porter atteinte à l’indépendance de Genève, voulait écraser l’aristocratie. Il avait une âpre haine de proscrit contre les patriciens égoïstes et durs qui l’avaient persécuté, et il lui paraissait intolérable que, sous prétexte de défendre Genève, les soldats des aristocratiques cantons de Zurich et de Berne y tinssent garnison.

Les magistrats de Genève avaient envoyé à Paris un délégué, Gasc, qui devait agir sur les membres de l’Assemblée et sur le Comité diplomatique. Il était secrètement assisté dans ses démarches par Dumont et du Roveray. Ils trouvèrent Clavière intraitable. Brissot, qu’ils rencontrèrent chez Clavière, leur parut au contraire accommodant. Quel homme singulier que Brissot ! Il prononce des discours qui allument la guerre, il pousse à l’universelle propagande armée, à l’universelle Révolution, puis, dans le détail, il essaie d’atténuer, d’amortir les chocs. Il se mêle de toutes les affaires, et il les gâte toutes par une bonhomie inconsistante et débile.

« Nous trouvâmes Brissot beaucoup plus raisonnable que le premier (Clavière) ; il nous parla de tout cela avec beaucoup de franchise et d’impartialité. Nous recueillîmes de cette seconde conversation qu’il n’était pas d’avis que la France se mît dans le cas de faire la guerre aux Suisses, qu’on menât durement la République de Genève, et qu’on dût employer la force pour faire adopter la démocratie et l’égalité aux nations voisines de la France. »

Ainsi, au moment où la France révolutionnaire entrait en conflit avec l’Europe, la Suisse était, comme l’Allemagne, une force incertaine et mêlée. L’aristocratie y était puissante, attentive et habile, et la démocratie, malgré de vigoureux élans, y était affaiblie par la peur de compromettre l’indépendance nationale.

Sur l’Angleterre aussi plana, en ces années décisives de l’histoire du monde, un doute vraiment tragique. Allait-elle se livrer au mouvement de la Révolution, ou au contraire le combattre et chez elle et au dehors ? Selon que se réaliserait l’une ou l’autre hypothèse, la marche des choses humaines était en quelque sorte retournée. Que l’Angleterre écrase en son propre sein toute tentative de démocratie, et qu’elle se joigne aux puissances du continent pour combattre avec son obstination, avec son or, avec son génie, avec le prestige des libertés premières conquises par elle, la France révolutionnaire, et celle-ci, acculée, exténuée, réduite pour se défendre à tendre tous les ressorts, est vouée, après une excitation héroïque et furieuse, à une longue dépression. La Révolution n’est pas définitivement vaincue, mais elle subit de terribles éclipses.

Au contraire, que l’Angleterre sympathise avec la France et harmonise son propre mouvement à celui de la Révolution, qu’elle donne à ses institutions libérales et parlementaires un caractère démocratique, qu’elle reconnaisse au peuple tout entier le droit de suffrage et que, sans briser sa monarchie, elle la rende vraiment populaire, la Révolution est invincible en Europe. Elle apparaît avec la double force de l’idéal et de la tradition. En France, après le long obscurcissement des libertés publiques qui, depuis les États Généraux de 1614, n’ont même plus un simulacre de garanties, elle est la révélation soudaine et lumineuse du droit. En Angleterre, elle est la continuation, l’agrandissement de l’œuvre de liberté qui, commencée avec la grande Charte, s’est continuée en 1648 et en 1688.

Devant cette alliance de la tradition libérale élargie et de la démocratie nouvelle, la contre-révolution du continent aurait été impuissante. Elle n’aurait même pu engager la lutte à fond. Et la France débarrassée de sa royauté traîtresse, et délivrée en même temps de tout souci extérieur, aurait évolué dans la liberté et dans la paix, elle n’aurait connu ni la dictature de la Terreur ni la dictature militaire. Oui, c’était une autre marche de l’histoire.

L’Angleterre était bien loin d’avoir en 1789 la population et la force économique qu’elle a aujourd’hui. Elle était beaucoup moins peuplée que la France, et elle n’avait guère (en comptant l’Écosse), que onze millions d’habitants à opposer aux vingt-cinq millions de notre pays. Sa marine, aujourd’hui si formidable, n’était pas beaucoup supérieure alors à la marine française. Elle venait de perdre ses colonies d’Amérique, et son prestige semblait atteint. Mais ce n’était là qu’une blessure superficielle et elle se réparait avec une force vitale admirable ; elle se redressait avec un merveilleux ressort de volonté. Elle avait sur les autres peuples une avance industrielle marquée, servie par une puissante flotte marchande. Elle gardait et elle affermissait sa conquête des Indes, étendant toujours davantage la protection de l’État sur les compagnies capitalistes hardies qui s’annexaient de larges territoires et s’ouvraient des débouchés. Ses colonies des Antilles restaient florissantes, et elle constatait avec une joyeuse surprise que, même après la guerre de l’Indépendance, les États-Unis continuaient à commercer avec elle. Bien mieux, ses échanges avec ces colonies à peine émancipées allaient se développant : elle profitait ainsi de l’élan d’activité que la liberté, la victoire et la paix donnaient aux États-Unis, triomphant jusque dans son apparente défaite par la force d’expansion de son industrie.

Qu’on lise les savoureux récits de voyage de Mackenzie, et on verra que c’est précisément après la guerre, que le commerce anglais pousse le plus audacieusement au nord de l’Amérique, jusque dans les régions polaires. Par une curieuse coïncidence, c’est précisément en 1789, au moment où éclatent en France les événements qui vont révolutionner le monde et absorber bientôt les énergies françaises, que Mackenzie organise définitivement ces puissantes Compagnies qui vont acheter les pelleteries des Esquimaux avec des produits anglais, et qui relient Londres et le pôle par des opérations commerciales hardies dont la double chaîne se meut dans un cycle de deux années. Admirable confiance et admirable intrépidité.

Même avec la France, dont l’intervention victorieuse en faveur de l’Amérique soulevée avait profondément blessé l’Angleterre, le commerce anglais prenait une revanche. Le traité de 1785 avait ouvert le marché français aux produits anglais, et la France étonnée, la Normandie surtout, inquiète pour ses draps, se demandaient s’il serait possible de soutenir la concurrence de l’industrie anglaise plus puissamment outillée. L’Angleterre prenait ainsi de plus en plus conscience que sa force était dans l’expansion de son industrie, et que cette expansion pouvait être irrésistible. Ainsi l’amertume même d’une défaite récente s’atténuait. Ou du moins le fier ressentiment qu’elle en avait gardé n’était point ce dépit mesquin et aigre qui fait commettre aux peuples comme aux individus les pires fautes.

Un homme d’un génie large et clair, Adam Smith, avait, dans son Traité de la richesse des nations publié pour la première fois en 1776 et réimprimé en 1784, tracé à l’Angleterre les voies où elle devait s’engager, ou plutôt il avait compris quelle était la tendance, quel était le sens de l’évolution économique de l’Angleterre, et en lui l’Angleterre prenait vraiment conscience de sa destinée.

Pour mesurer toute l’avance économique de l’Angleterre à cette époque, il suffit de comparer à l’œuvre de Smith si large, si saine, si vivante, les œuvres de nos économistes, de nos physiocrates du xviiie siècle. Celles-ci ont quelque chose de bizarre, d’étriqué, d’enfantin et de sectaire. On sent que la France n’a pas encore débrouillé son écheveau économique, qu’elle ne sait pas nettement de quel côté orienter son action.

Déjà, sans doute, l’essor de l’industrie française est grand : et j’en ai marqué la croissance. Mais on dirait qu’au moment même où cet essor va être décisif, et où la France va compléter sa puissante vie agricole par une puissante vie industrielle, sa pensée est prise d’hésitation et de trouble. Elle semble se replier un moment vers l’agriculture et la considérer non seulement comme la base, mais comme la forme essentielle et unique de la richesse.

Le système des physiocrates est un mélange déconcertant d’idées progressives et d’idées rétrogrades. Ils sont des hommes de progrès par leur souci d’appliquer à la culture, à la production agricole la puissance du capital, et par leur haine des entraves, des barrières intérieures qui arrêtent la circulation des produits du sol. Mais lorsque par leurs subtilités paradoxales et leurs déductions scolastiques, ils démontrent que l’agriculture seule est productive, qu’elle laisse seule un produit net, lorsqu’ils vont jusqu’à qualifier la classe industrielle de classe stérile, sous prétexte que l’homme ne retrouve dans le produit industriel que la valeur du travail qu’il y a incorporé, ils font œuvre de réaction : ils risquent d’arrêter l’essor de l’industrie et d’immobiliser la France dans un capitalisme purement agricole. C’est la théorie confuse et trouble d’un peuple qui n’est pas encore sûr de sa voie, et qui ne sait guère comment concilier avec sa traditionnelle puissance agricole les forces nouvelles de production et de capitalisme multiforme qu’il sent s’éveiller et grandir en lui.

Au contraire, le large système d’Adam Smith répond à l’assurance d’esprit d’un peuple mûr pour la grande industrie et pour la maîtrise commerciale des marchés du monde. Sans doute, il proclame l’importance extrême de l’agriculture, et si l’Angleterre a une avance économique marquée, c’est, selon lui, parce qu’elle a traité mieux que toute autre nation la classe des cultivateurs. Mais cette agriculture progressive doit être un soutien et non un obstacle pour l’industrie.

Adam Smith constate que c’est la division croissante du travail qui en accroît presque indéfiniment la productivité. Or, c’est surtout dans l’industrie et dans la grande industrie des grandes villes que cette division du travail s’accentue. C’est dans les campagnes qu’elle est le moins poussée, le même homme y pourvoyant aux besognes les plus diverses.

« Les ouvriers de la campagne sont presque partout dans la nécessité de s’adonner à toutes les différentes branches d’industrie qui ont quelque rapport entre elles par l’emploi des mêmes matériaux. Un charpentier de village confectionne tous les ouvrages en bois, et un serrurier tous les ouvrages en fer. » Ainsi c’est dans l’industrie des villes, c’est dans les grandes agglomérations humaines que la division du travail, condition de tout progrès, est poussée le plus loin.

De même, bien loin de déclarer l’industrie stérile, à la manière des physiocrates, parce qu’elle ne fait que reproduire la valeur du travail dépensé, Adam Smith fait du travail la mesure de toute valeur, même agricole.

« Il paraît évident, dit-il, que le travail est la seule mesure universelle aussi bien que la seule exacte des valeurs, le seul étalon qui puisse nous servir à mesurer les valeurs des différentes marchandises à toutes les époques et dans tous les lieux. »

Sans doute, il n’a pas poussé l’analyse aussi loin que le fera Marx, et sa conception de la valeur est beaucoup moins systématique. Ce n’est pas du seul travail qu’il dérive le profit et la rente. Il considère, au contraire, que la rente ou fermage, le profit du capital et le travail sont les trois éléments du prix d’une marchandise.

« Dans le prix du blé, par exemple, une partie paye la rente du propriétaire, une autre paye les salaires ou l’entretien des ouvriers, ainsi que les bêtes de labour et de charroi employées à produire le blé, et la troisième paye le profit du fermier. Ces trois parties semblent constituer immédiatement ou en définitive la totalité du prix du blé. »

Mais Smith a le pressentiment que de ces trois éléments, qu’il ne dissout pas pourtant l’un dans l’autre, le travail est le plus fondamental.

« Il faut observer que la valeur réelle de toutes les différentes parties constituantes du prix se mesure par la quantité de travail que chacune d’elles peut acheter ou commander. Le travail mesure la valeur, non seulement de cette partie du prix qui se résout en travail, mais encore de celle qui se résout en fermage, et de celle qui se résout en profit. »

L’expression est assez équivoque et obscure. Car, le montant du fermage ou le profit du capital peut être employé, soit à acheter en effet du travail, c’est-à-dire à payer des salaires, soit à acheter des marchandises dont le prix est, selon Smith, déterminé par la rente et le profit aussi bien que par du travail. Et alors, pourquoi retenir seulement une des deux hypothèses, et mesurer la valeur de la rente et du profit par la seule quantité de travail qu’ils peuvent acheter et commander ? Ou alors, c’est que des trois éléments qui concourent, selon Smith, à former le prix d’une marchandise, rente, profit, travail, c’est le travail qui à l’analyse apparaît comme l’élément ultime : et il ne suffit plus de dire que le travail mesure toute valeur. Il faut dire encore qu’il constitue toute valeur. Mais comment pourrait-il la mesurer s’il ne la constituait pas ? Ainsi Smith est sur la voie des conceptions de Ricardo et de Marx. Et cette prééminence du travail dans la constitution de la valeur est bien le signe d’une civilisation industrielle croissante, où la part de la rente du sol, de la matière brute, va s’atténuant au profit du travail.

« À mesure, dit Smith, qu’une marchandise particulière vient à être plus manufacturière, cette partie du prix qui se résout en salaires et en profits devient plus grande en proportion de celle qui se réduit en rente. »

C’est bien l’avènement du capitalisme industriel, et toute la théorie de Smith a une puissante orientation industrielle. Ce n’est pas que selon Smith la rente de la terre soit appelée à disparaître ou même à diminuer. Elle va haussant au contraire, mais par l’effet d’une prospérité générale croissante dont le développement des manufactures est un élément décisif.

« Je terminerai ce long chapitre en remarquant que toute amélioration qui se fait dans l’état de la société tend, d’une manière directe ou indirecte, à faire hausser la rente réelle de la terre, à augmenter la richesse du propriétaire, c’est-à-dire son pouvoir d’acheter le travail d’autrui ou le produit du travail d’autrui.

« L’extension de l’amélioration des terres et de la culture y tend d’une manière directe. La part du propriétaire dans le produit augmente nécessairement à mesure que le produit augmente.

« La hausse qui survient dans le prix réel de ces sortes de produits bruts,

dont le renchérissement est d’abord l’effet de l’amélioration et de la culture
Pitt.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


et devient ensuite la cause de leurs progrès ultérieurs, la hausse, par exemple, du prix du bétail, tend ainsi à élever, d’une manière directe, la rente du propriétaire et dans une proportion encore plus forte. Non seulement la valeur réelle de la part du propriétaire, le pouvoir réel que cette part lui donne sur le travail d’autrui, augmentent avec la valeur réelle du produit, mais encore la proportion de cette part, relativement au produit total, augmente aussi avec cette valeur.

« Tous les progrès, dans la puissance productive du travail, qui tendent directement à réduire le prix réel des ouvrages de manufacture, tendent indirectement à élever la rente réelle de la terre. C’est contre des produits manufacturés que le propriétaire échange cette partie de son produit brut qui excède sa consommation personnelle, ou ce qui revient au même, le prix de cette partie. Tout ce qui réduit le prix réel de ce premier genre de produit élève le prix réel du second ; une même quantité de ce produit brut répond dès lors à une plus grande quantité de ce produit manufacturé, et le propriétaire se trouve à portée d’acheter une plus grande quantité de choses de commodité, d’ornement ou de luxe qu’il désire se procurer.

« Toute augmentation dans la richesse réelle de la société, toute augmentation dans la masse du travail utile qui y est mis en œuvre, tend indirectement à élever la rente réelle de la terre. Une certaine portion de ce surcroît de travail va naturellement à la terre. Il y a un plus grand nombre d’hommes et de bestiaux employés à sa culture ; le produit croit à mesure que s’augmente ainsi le capital destiné à le faire naître, et la rente grossit avec le capital. »

Ainsi, Adam Smith, s’il n’enchaîne pas à la terre l’essor de l’industrie, est bien loin de négliger la richesse agricole. Il montre, au contraire, qu’elle est liée à la richesse générale et particulièrement à la croissance de la productivité industrielle. Ce n’est pas seulement la richesse agricole dans son ensemble qui grandit, selon Smith, avec le progrès de l’industrie. C’est encore, c’est surtout la richesse du propriétaire foncier, c’est la rente du sol.

L’industrie, dans sa sphère propre, subordonne de plus en plus la rente au profil et au travail. Mais elle a pour conséquence indirecte d’accroître, dans la sphère agricole, la valeur absolue et la valeur relative de la rente de la terre.

Du coup, dans la large théorie d’Adam Smith, voilà les grands propriétaires fonciers, voilà l’aristocratie foncière d’Angleterre intéressés au progrès industriel, à l’essor général de la production et de la richesse. Et je comprends que William Pitt, qui cherchait à concilier la tradition et le mouvement, qui avait le sens très net des nécessités industrielles nouvelles et le souci de ménager les forces conservatrices, ait fait du livre d’Adam Smith son évangile économique. À vrai dire, Smith n’espère pas que l’aristocratie foncière anglaise, souvent paresseuse et frivole, perçoive d’emblée l’harmonie de son intérêt de classe à l’intérêt général de la nation et du mouvement de l’industrie.

« Il y a trois différentes classes du peuple : ceux qui vivent de rentes, ceux qui vivent de salaires et ceux qui vivent de profits. Ces trois grandes classes sont les classes primitives et constituantes de toute société civilisée. L’intérêt de la première de ces trois grandes classes (les rentiers de la terre) est étroitement et inséparablement lié à l’intérêt général de la société. Tout ce qui porte profit ou dommage à l’un de ces intérêts en porte aussi nécessairement à l’autre. Quand la nation délibère sur quelque règlement de commerce ou d’administration, les propriétaires des terres ne la pourront jamais égarer, même en n’écoutant que la voix de l’intérêt particulier de leur classe, au moins si on leur suppose les plus simples connaissances sur ce qui constitue cet intérêt. À la vérité, il n’est que trop ordinaire qu’ils manquent même de ces simples connaissances. Des trois classes, c’est la seule à laquelle son revenu ne coûte ni travail ni souci, mais à laquelle il vient, pour ainsi dire, de lui-même, et sans qu’elle y apporte aucun dessein ni plan quelconque. Cette insouciance, qui est l’effet naturel d’une situation aussi tranquille et aussi commode, ne laisse que trop souvent les gens de cette classe, non seulement dans l’ignorance des conséquences que peut avoir un règlement général, mais les rend même incapables de cette application d’esprit qui est nécessaire pour comprendre et pour prévoir ces conséquences. »

Mais qu’on les éclaire, qu’on les habitue à la réflexion, et leur égoïsme même, intelligent et informé, servira les intérêts nouveaux de l’Angleterre industrielle.

Adam Smith est si convaincu que la puissance industrielle de l’Angleterre est arrivée à maturité, qu’il rejette tous les moyens artificiels par lesquels l’industrie anglaise s’était soutenue ou avait cru se soutenir jusque-là. À vrai dire, il ne croit pas possible d’obtenir des marchands et manufacturiers, qui exercent une action très grande sur le gouvernement du pays, qu’ils renoncent entièrement aux faveurs du système mercantile, aux droits de douane qui arrêtent ou gênent l’importation, aux primes dont est gratifiée l’exportation.

Mais ce n’est pas la nature des choses, ce n’est pas l’intérêt bien compris de l’industrie et du commerce, c’est l’égoïsme aveugle, impatient et ignorant des marchands et manufacturiers qui s’oppose à l’entière liberté commerciale, au libre échange.

« À la vérité, s’attendre à ce que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement rendue à la Grande-Bretagne, ce serait une aussi grande folie que de s’attendre à y voir jamais se réaliser la République d’Utopie ou celle de l’Oceana. Non seulement les préjugés du public, mais ce qui est encore beaucoup plus difficile à vaincre, l’intérêt privé d’un grand nombre d’individus y opposent une résistance insurmontable. Si les officiers de l’armée s’avisaient d’opposer à toute réduction dans l’état militaire des efforts aussi bien concentrés et aussi soutenus que ceux de nos maîtres manufacturiers contre toute loi tendant à leur donner de nouveaux rivaux dans le marché national, si les premiers animaient leurs soldats comme ceux-ci excitent leurs ouvriers pour les porter à des outrages et à des violences contre ceux qui proposent de semblables règlements, il serait aussi dangereux de tenter une réforme dans l’armée, qu’il est devenu maintenant d’essayer la plus légère attaque contre le monopole que nos manufacturiers exercent sur nous. Ce monopole a tellement grossi quelques-unes de leurs tribus particulières que, semblables à une immense milice toujours sur pied, elles sont devenues redoutables au gouvernement, et dans plusieurs circonstances même, elles ont effrayé la législature. Un membre du Parlement qui appuie toutes les propositions tendant à renforcer ce monopole est sûr, non seulement d’acquérir la réputation d’un homme entendu dans les affaires de commerce, mais d’obtenir encore beaucoup de popularité et d’influence dans une classe de gens à qui leur nombre et leur richesse donnent une grande importance. Si, au contraire, il combat ces propositions, et surtout s’il a assez de crédit sur la Chambre pour les rejeter, ni la probité la mieux reconnue, ni le rang le plus éminent, ni les services publics les plus distingués ne le mettront à l’abri des outrages, des insultes personnelles, des dangers même que susciteront contre lui la rage et la cupidité trompée de ces insolents monopoleurs. »

Mais si Adam Smith ne croît pas à la possibilité de briser l’égoïsme du monopole et d’instituer l’entière liberté du commerce, il croit, du moins, que l’heure est venue pour l’industrie anglaise de s’en rapprocher. Je n’ai pas à discuter ici les thèses d’Adam Smith. Je n’ai pas à me demander si tout le système de protection dont l’acte de navigation de Cromwell est l’expression suprême a contrarié le développement de l’Angleterre, ou si, au contraire, comme l’affirme List, c’est lui qui a porté l’industrie anglaise à ce degré de force où elle pouvait, sans péril et même avec profit, pratiquer une méthode nouvelle et briser les barrières qui la séparaient du marché universel. Mais ce qui est sûr, c’est qu’Adam Smith, en qui le grand esprit de système était tempéré par des connaissances très précises et très vastes, n’aurait pas proposé à l’industrie anglaise cette politique de liberté, de concurrence et d’expansion, s’il n’en avait senti la force et l’élan.

Il ne veut pas brusquer le passage du régime de protection et de réglementation au régime du libre échange, mais le préparer avec prudence.

« L’entrepreneur d’une grande manufacture, qui se verrait obligé d’abandonner ses travaux parce que les marchés du pays se trouveraient tout d’un coup ouverts à la libre concurrence des étrangers, souffrirait, sans doute, un dommage considérable. Cette partie de son capital qui s’employait habituellement en achat de matières premières et en salaires d’ouvriers, trouverait peut-être, sans beaucoup de difficulté, un autre emploi. Mais il ne pourrait pas disposer, sans une perte considérable, de cette autre partie de son capital, qui était fixée dans ses ateliers, et autres instruments de son commerce. Une juste considération pour les intérêts de cet entrepreneur exige donc que de tels changements ne soient jamais faits brusquement, mais qu’ils soient amenés à pas lents et successifs, et après avoir été annoncés de loin. S’il était possible que les délibérations de la législature fussent toujours dirigées par de grandes vues d’intérêt général et non par les clameurs importunes de l’intérêt privé, elle devrait, pour cette seule raison peut-être, se garder avec le plus grand soin d’établir jamais aucun nouveau monopole de cette espèce, ni de donner la moindre extension à ceux qui sont déjà établis. Chaque règlement de ce genre introduit dans la Constitution de l’État un germe réel de désordre qu’il est bien difficile de guérir ensuite sans occasionner un autre désordre. »

C’est sans doute ce mélange de hardiesse et de prudence, c’est cette combinaison des audaces du penseur et des calculs de prudence de l’homme d’État qui séduisaient Pitt. Adam Smith, dès 1775, prépare les esprits à un grand changement dans les relations commerciales de l’Angleterre avec la France et on peut dire qu’il contribua beaucoup à rendre possible le fameux traité de commerce de 1785.

« Le second expédient au moyen duquel le système mercantile se propose d’augmenter la quantité de l’or et de l’argent consiste à établir des entraves extraordinaires à l’importation de presque toute espèce de marchandises venant des pays avec lesquels on suppose que la balance du commerce est défavorable. Ainsi, dans la Grande-Bretagne, l’importation des linons de Silésie pour la consommation intérieure, est permise, à la charge de payer certains droits ; mais l’importation des batistes et des linons de France est prohibée, excepté pour le port de Londres, où ils sont déposés dans des magasins, à charge de les réexporter !

« Il y a de plus forts droits sur les vins de France que sur ceux du Portugal ou même de tout autre pays.

« Pour ce qu’on appelle l’impôt de 1692, il a été établi un droit de 25 pour 100 de la valeur ou du prix au tarif de toutes les marchandises de France ; tandis que les marchandises des autres nations ont été, pour la plupart, assujetties à des droits beaucoup plus légers, qui rarement excèdent 5 pour 100. À la vérité, les vins, eaux-de-vie, sels et vinaigres de France ont été exceptés, ces denrées étant assujetties à d’autres droits très lourds, soit par d’autres lois soit par des clauses particulières de cette même loi.

« En 1696 ce premier droit de 25 pour 100 n’ayant pas été jugé un découragement suffisant, on en imposa un second, aussi de 25 pour 100, sur toutes les marchandises françaises, excepté sur les eaux-de-vie, et en même temps un nouveau droit de 25 livres par tonneau de vin de France, et un autre de 15 livres par tonneau de vinaigre de France.

«…Avant le commencement de la guerre actuelle, on peut regarder 75 pour 100 comme le moindre droit auquel fussent assujetties la plupart des marchandises fabriquées ou produites en France. Or, sur la plupart des marchandises, de pareils droits sont équivalents à une prohibition. Les Français, de leur côté, ont, à ce que je crois, maltraité également nos denrées et nos manufactures, quoique je ne suis pas également au fait de toutes les charges et gênes qu’ils leur ont imposées. Ces entraves réciproques ont à peu près anéanti tout commerce loyal entre les deux nations, et c’est maintenant par les contrebandiers que se fait principalement l’importation des marchandises anglaises en France, ou des marchandises françaises en Angleterre. »

Les clauses du traité de 1785 furent, comme on sait, infiniment plus libérales. L’industrie anglaise, encouragée par une force secrète d’expansion et avertie par le grand théoricien de la liberté commerciale, perçait peu à peu la coque épaisse de protection et de prohibition où elle s’était enfermée depuis plus d’un siècle et se risquait à la liberté des échanges.

C’est en vertu des mêmes principes et avec la même hardiesse qu’Adam Smith demande à ses compatriotes de modifier leur système colonial, conforme d’ailleurs au système colonial de toute l’Europe. Les colonies étaient alors, pour la métropole, un champ réservé d’exploitation. Elles ne pouvaient vendre leurs produits qu’à la métropole : elles ne pouvaient acheter que les produits de la métropole. En sorte que, toujours soumises à des prix de monopole et toujours à leur détriment, elles devaient vendre au plus bas et acheter au plus haut. Et le transport des produits à l’importation et à l’exportation était réservé à la marine métropolitaine. Comment les colonies pouvaient-elles se développer et prospérer avec un pareil régime ? C’est que deux causes neutralisaient, en partie du moins, les effets dangereux de ce monopole de la mère patrie.

D’abord celle-ci, s’étant en quelque sorte subordonné tout le commerce des colonies, avait intérêt à encourager la production coloniale. Et ne pouvant l’encourager par la liberté du commerce, elle l’encourageait par un abondant apport de capitaux. « La prospérité des colonies à sucre de l’Angleterre a été, en grande partie, l’effet des immenses richesses de l’Angleterre dont une partie, débordant pour ainsi dire de ce pays, a reflué dans les colonies. » Et, en second lieu, les colonies nouvelles étant surtout agricoles, souffraient moins des restrictions apportées à la liberté de leur négoce que si elles avaient eu une production industrielle analogue à celle de la métropole.

Adam Smith dit (et il a vraisemblablement raison) : « Quoique la politique de la Grande-Bretagne, à l’égard du commerce de ses colonies, ait été dictée par le même esprit mercantile que celle des autres nations, toutefois elle a été au total moins étroite et moins oppressive que celle d’aucune autre nation ».

Même les colonies américaines soulevées contre l’Angleterre au moment où écrivait Adam Smith avaient joui d’un régime assez libéral. « Quant à la faculté de diriger leurs affaires comme ils le jugent à propos, les colons anglais jouissent d’une entière liberté sur tous les points, à l’exception de leur commerce étranger. Leur liberté est égale, à tous égards, à celle de leurs concitoyens de la mère-patrie, et elle est garantie de la même manière par une assemblée de représentants du peuple qui prétend au droit exclusif d’établir des impôts pour le soutien du gouvernement colonial. L’autorité de cette assemblée tient en respect le pouvoir exécutif ; et le dernier colon, le plus suspect même, tant qu’il obéit à la loi, n’a pas la moindre chose à craindre du ressentiment du gouverneur ou de celui de tout autre officier civil ou militaire de la province. Si les Assemblées coloniales, de même que la Chambre des communes en Angleterre, ne sont pas toujours une représentation très légale du peuple, cependant elles approchent de plus près qu’elle de ce caractère, et comme le pouvoir exécutif, ou n’a pas de moyens de les corrompre, ou n’est pas dans la nécessité de le faire, à cause de l’appui que leur donne la mère-patrie, elles sont peut-être, en général, plus sous l’influence de l’opinion et de la volonté de leurs commettants. Les conseils qui dans les législatures coloniales répondent à la Chambre des pairs en Angleterre ne sont pas composés d’une noblesse héréditaire. En certaines colonies, comme dans trois des gouvernements de la nouvelle Angleterre, ces conseils ne sont pas nommés par le roi, mais ils sont élus par les représentants du peuple. Dans aucune des colonies anglaises il n’y a de noblesse héréditaire.

« Avant le commencement des troubles actuels, les assemblées coloniales avaient non seulement la puissance législative, mais même une partie du pouvoir exécutif. Dans les provinces du Connecticut et de Rhode-Island, elles élisaient le gouverneur. Dans les autres colonies, elles nommaient les officiers de finances qui levaient les taxes établies par ces assemblées respectives, devant lesquelles ces officiers étaient immédiatement responsables. Il y a donc plus d’égalité parmi les colons anglais que parmi les habitants de la mère-patrie. Leurs mœurs sont plus républicaines et leurs gouvernements, particulièrement ceux de trois des provinces de la Nouvelle-Angleterre, ont aussi jusqu’à présent été plus républicains. »

Et voilà pourquoi c’était folie au ministère anglais d’attenter à des libertés auxquelles les colons d’Amérique étaient depuis longtemps habitués et que leur rendait plus nécessaires encore leur rapide croissance. Adam Smith, écrivant en pleine guerre, parle de ces questions et des responsabilités du gouvernement de son pays avec beaucoup de réserve. Mais c’est contre toute la politique commerciale, suivie alors par les grands pays de l’Europe à l’égard de leurs colonies, qu’il s’élève. Il affirme qu’elle est aussi mauvaise pour la métropole que pour les colons. Elle dirige en effet artificiellement vers les colonies ainsi réservées une trop grande part du capital national. Elle déshabitue la mère-patrie de produire au meilleur marché possible, et par là elle l’affaiblit dans la lutte, entre les nations. Adam Smith croit que, si l’Angleterre a renoncé à pénétrer en France par ses produits, si elle l’est laissée chasser par l’industrie française, notamment par l’industrie lainière, des côtes de la Méditerranée et des marchés du Levant, c’est parce qu’elle s’est complue à l’excès dans le profit trop facile qu’elle se ménageait aux colonies par ce commerce exclusif. Et la croissance démesurée, « monstrueuse » du commerce colonial a absorbé une trop large part des ressources d’énergie et des ambitions de la nation. Il y aurait intérêt pour l’Angleterre, pour la sage distribution de sa force économique sur le marché du monde, à desserrer les liens de monopole qui attachent les colonies. Et Adam Smith fait servir à sa thèse la leçon imprévue que donnent à l’Angleterre les événements d’Amérique. Qui n’eût cru que l’Angleterre, ayant mis sa plus forte espérance en son commerce colonial, allait être frappée grièvement par la brusque suspension des échanges avec les colonies américaines révoltées ? Or, il se trouvait au contraire que de larges compensations s’étaient aussitôt offertes à elle. Et si ces compensations ont pu être procurées à l’Angleterre par la faveur des événements, c’est parce que déjà ses relations d’affaires avec le monde étaient étendues et variées.

Ainsi, au débouché qui se resserrait ou se fermait sur un point, se substituaient des débouchés nouveaux. D’où il était aisé de conclure que l’Angleterre devait chercher la sécurité et la puissance non dans l’exploitation exclusive de marchés réservés et étroits, mais dans une expansion variée et indéfinie, dans l’élargissement et le renouvellement continuel du marché.

« Le commerce des colonies, en entraînant dans ce commerce une portion beaucoup plus forte du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s’y serait naturellement portée, paraît avoir entièrement rompu cet équilibre qui se serait établi sans cela entre toutes les diverses branches de l’industrie britannique. Au lieu de s’assortir à la convenance d’un grand nombre de petits marchés, l’industrie de la Grande-Bretagne s’est principalement adaptée aux besoins d’un grand marché seulement ; son commerce, au lieu de parcourir un grand nombre de petits canaux, a pris son cours principal dans un grand canal unique. Or, il en est résulté que le système total de son industrie et de son commerce en est moins solidement assuré qu’il ne l’eût été de l’autre manière ; que la santé de son corps politique en est moins ferme et moins robuste. La Grande-Bretagne, dans son état actuel, ressemble à un de ces corps malsains dans lesquels quelqu’une des parties vitales a pris une croissance monstrueuse, et qui sont, pour cette raison, sujets à plusieurs maladies dangereuses auxquelles ne sont guère exposés ceux dont toutes les parties se trouvent mieux proportionnées. Le plus léger engorgement dans cet énorme vaisseau sanguin qui, à force d’art, s’est grossi chez nous fort au delà de ses dimensions naturelles et au travers duquel circule, d’une manière forcée, une portion excessive de l’industrie et du commerce national, menacerait tout le corps politique des plus funestes maladies. Aussi jamais l’Armada espagnole et les bruits d’une invasion française n’ont-ils frappé le peuple anglais de plus de terreur que ne l’a fait la crainte d’une rupture avec les colonies. C’est cette terreur, bien ou mal fondée, qui a fait de la révocation de l’acte du timbre une mesure populaire, au moins parmi les gens de commerce.

Il adore les Droits de l’homme.
Gravure satirique anglaise contre Fox, ami de la Révolution et de la France.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


L’imagination de la plupart d’entre eux s’est habituée à regarder l’exclusion totale du marché des colonies, ne dût-elle être que de quelques années, comme un signe certain de ruine complète pour eux ; nos marchands y ont vu leur commerce complètement arrêté, nos manufacturiers y ont vu leurs fatigues absolument perdues, et nos ouvriers se sont crus à la veille de manquer tout à fait de travail et de ressources. Une rupture avec quelques-uns de nos voisins du continent, quoique dans le cas d’entraîner aussi une cessation ou interruption dans les emplois de quelques individus dans toutes ces différentes classes, est pourtant une chose qu’on envisage sans cette émotion générale.

« Le sang, dont la circulation se trouve arrêtée dans quelqu’un des petits vaisseaux, se dégage facilement dans les plus grands sans occasionner de crise dangereuse ; mais, s’il se trouve arrêté dans un des grands vaisseaux, alors les convulsions, l’apoplexie, la mort sont les conséquences promptes et inévitables d’un pareil accident. Qu’il survienne seulement quelque léger empêchement ou quelque interruption d’emploi dans un de ces genres de manufacture qui se sont étendus d’une manière démesurée, et qui, à force de primes et de monopoles sur les marchés national et colonial, sont arrivés artificiellement à un degré d’accroissement contre nature, il n’en faut pas davantage pour occasionner de nombreux désordres, des séditions alarmantes pour le gouvernement et capables, même, de troubler la liberté de délibération de la législature.

« À quelle confusion, à quels désordres ne sommes-nous pas exposés infailliblement, disait-on, si une aussi grande portion de nos principaux manufacturiers venait tout d’un coup à manquer totalement ?

« Le seul expédient, à ce qu’il semble, pour faire sortir la Grande-Bretagne d’un état aussi critique, ce serait un relâchement modéré et successif des lois qui lui donnent le monopole exclusif du commerce colonial, jusqu’à ce que ce commerce fût en grande partie rendu libre. C’est le seul expédient qui puisse la mettre à même ou la forcer, s’il le faut, de retirer de cet emploi, monstrueusement surchargé, quelque portion de son capital pour la diriger, quoique avec moins de profit, vers d’autres emplois, et qui, en diminuant par degré une branche de son industrie et en augmentant de même toutes les autres, puisse insensiblement rétablir entre toutes les différentes branches cette juste proportion, cet équilibre naturel et salutaire qu’amène nécessairement la parfaite liberté, et que la parfaite liberté peut seule maintenir.

« Ouvrir tout d’un coup à toutes les nations le commerce des colonies pourrait non seulement donner lieu à quelques inconvénients passagers, mais causer même un dommage durable et important à la plupart de ceux qui y ont à présent leur industrie ou leurs capitaux engagés. Une cessation subite d’emploi, seulement pour les vaisseaux qui importent les quatre-vingt-deux mille muids de tabac qui excèdent la consommation de la Grande-Bretagne, pourrait occasionner des pertes très sensibles. Tels sont les malheureux effets de tous les règlements du système mercantile. Non seulement il fait naître des maux très dangereux dans l’état du corps politique, mais encore ces maux sont tels qu’il est souvent difficile de les guérir sans occasionner, pour un temps au moins, des maux encore plus grands. Comment donc le commerce des colonies devrait-il être successivement ouvert ? Quelles sont les barrières qu’il faut abattre les premières et quelles sont celles qu’il ne faut faire tomber qu’après toutes les autres ? Ou, enfin, par quels moyens et par quelle gradation rétablir le système de la justice et de la parfaite liberté ? C’est ce que nous devons laisser à décider à la sagesse des hommes d’États et des législateurs futurs.

« Cinq événements différents, qui n’ont pas été prévus et auxquels on ne pensait pas, ont concouru très heureusement à empêcher la Grande-Bretagne de ressentir d’une manière aussi sensible qu’on s’y était généralement attendu, l’exclusion totale qu’elle éprouve aujourd’hui, depuis plus d’un an (depuis le 1er décembre 1774), d’une branche très importante du commerce des colonies, celui des deux Provinces-Unies de l’Amérique Septentrionale. Premièrement ces colonies, en se préparant à l’accord fait entre elles de ne plus importer, ont épuisé complètement la Grande-Bretagne de toutes les marchandises qui étaient à leur convenance ; secondement la demande extraordinaire de la flotte espagnole a épuisé cette année l’Allemagne et le Nord d’un grand nombre de marchandises, et en particulier des toiles qui avaient coutume de faire concurrence, même sur le marché britannique aux manufactures de la Grande-Bretagne ; troisièmement, la paix entre la Russie et les Turcs a occasionné une demande extraordinaire pour le marché de la Turquie, qui avait été extrêmement mal pourvu dans le temps de la détresse du pays et pendant qu’une flotte russe croisait dans l’Archipel ; quatrièmement, la demande d’ouvrages de manufacture anglaise pour le nord de l’Europe a été, depuis quelque temps, toujours en augmentant d’année en année ; et cinquièmement, le dernier partage de la Pologne et la pacification qui en a été la suite, en ouvrant le marché de ce grand pays ont ajouté cette année, à la demande toujours croissante du Nord, une demande extraordinaire de ce côté-là.

« Ces événements, à l’exception du quatrième, sont tous, de leur nature, accidentels et passagers, et si malheureusement l’exclusion d’une branche aussi importante du commerce des colonies venait à durer plus longtemps elle pourrait occasionner encore quelque surcroît d’embarras et de dommage. Mais, néanmoins, comme cette gêne sera survenue par degrés, on la sentira moins durement que si elle fût survenue tout d’un coup et, en même temps, l’industrie et le capital pourront trouver un nouvel emploi et prendre une nouvelle direction, de manière à empêcher que le mal ne devienne jamais très considérable…

« Gardons-nous bien cependant de confondre les effets du commerce des colonies avec les effets du monopole de ce commerce. Les premiers sont nécessairement, et dans tous les cas, bienfaisants ; les autres sont nécessairement, et dans tous les cas, nuisibles ; mais les premiers sont tellement bienfaisants que le commerce des colonies, quoique assujetti à un monopole et malgré tous les effets nuisibles de ce monopole, est encore, au total, avantageux, et grandement avantageux, quoiqu’il le soit beaucoup moins qu’il ne l’aurait été sans cela. »

Ainsi se dessinent dans l’œuvre de Smith, qui eut une influence profonde et souvent décisive sur les esprits, les tendances nouvelles de la grande politique capitaliste de l’Angleterre. Elle ne renoncera certainement pas à acquérir des colonies, à s’annexer des territoires, et elle déploiera notamment, à l’heure même où éclate la Révolution française, un vigoureux effort pour assurer son empire dans l’Inde. Mais c’est sur le monde entier, c’est sur le marché universel qu’elle étendra son regard. Elle renoncera de plus en plus aux liens exclusifs, aux systèmes de primes et de monopoles, pour se glisser partout, pour tirer parti de tous les événements et accommoder la mobilité de son commerce à la mobilité de l’univers. Et l’essentiel pour elle sera que les marchés lui soient ouverts. Elle ne sera donc pas systématiquement belliqueuse et étroitement défiante : elle sera de plus en plus confiante en sa force et en la liberté.

Et je ne m’étonne pas que les hommes d’État, comme Pitt, formés à l’école d’Adam Smith, aient résisté jusqu’à la dernière extrémité à l’idée de faire la guerre à la France de la Révolution.

Rien n’était plus contraire à l’esprit anglais et à la grande politique commerciale anglaise que d’intervenir chez les autres peuples au profit de tel système politique contre tel autre. Combattre, de parti pris, pour l’aristocratie et la monarchie françaises, ce serait avouer que le commerce de l’Angleterre est lié à tel ou tel état politique de l’Europe et du monde. Or, la prétention du commerce anglais, c’est d’égaler en souplesse la célérité et la mobilité des choses humaines : c’est de ne redouter aucun ébranlement pourvu qu’il laisse intacte la Constitution anglaise elle-même, et qu’il ne ferme au grand capital anglais aucune avenue. Au contraire, plus l’Angleterre pourra, dans l’universel déchaînement, conserver la paix, et échapper par là aux charges qui grèvent le commerce et l’industrie des autres nations, plus elle sera puissante dans la concurrence commerciale entre nations. Toute la fameuse devise des radicaux anglais et des gladstoniens du xixe siècle : « Paix, liberté, économie, » est contenue déjà dans l’œuvre magistrale d’Adam Smith. Et elle peut résumer, jusqu’en 1793, toute la politique de William Pitt.

Mais quels pouvaient être les effets immédiats de la Révolution française sur l’état des esprits en Angleterre et sur le régime intérieur ? Il ne pouvait y avoir concordance exacte et profonde entre le mouvement anglais et le mouvement français. Et tout d’abord, la plupart des revendications sociales formulées en 1789 par le peuple de France étaient sans objet pour le peuple d’Angleterre. On pouvait concevoir à cette date, en Angleterre, une révolution politique, substituant la pleine démocratie au parlementarisme monarchique et oligarchique. On n’y pouvait concevoir une Révolution sociale analogue à celle de la France. Car la plupart des réformes sociales et économiques, pour lesquelles luttait la nation française, étaient déjà réalisées en Angleterre.

Au point de vue économique et social, la Révolution française demandait l’égalité des citoyens devant l’impôt, l’unification du marché intérieur par la suppression de toutes les barrières provinciales, et enfin l’abolition du régime féodal.

Or en Angleterre il n’y avait pas, en 1789, une caste privilégiée au regard de l’impôt : l’aristocratie payait exactement comme la bourgeoisie et le peuple. De plus, aucune entrave ne gênait, à l’intérieur, la circulation des marchandises. Quand Adam Smith résume les causes de la grandeur et de la richesse de l’Angleterre, il note expressément comme une des plus importantes : « la liberté illimitée de transporter toutes les espèces de marchandises d’un endroit du pays à l’autre, sans être obligé de rendre compte à aucun bureau public, sans avoir à essuyer des questions ou des examens d’aucune sorte. »

C’était déjà malgré bien des survivances corporatives, la liberté essentielle du travail, de l’industrie et des échanges. Et, quant au régime féodal, s’il en subsistait encore quelques faibles traces en Écosse, on peut dire qu’il avait été presque entièrement éliminé dans l’ensemble de l’Angleterre, par tout le mouvement économique, en particulier par le mouvement de la vie rurale.

Sans doute, il restait bien en Angleterre à la fin du xviiie siècle des rapports de féodalité, des liens de vassal à seigneur. Il y avait des domaines, des tenures qui devaient acquitter envers le seigneur un cens annuel.

Mais d’abord, les droits casuels, comme le droit de lods et ventes, qui pesaient si lourdement en France sur les transactions, avaient été dès longtemps abolis par un statut de Charles II. Ainsi, la propriété, même grevée d’un droit féodal annuel, pouvait être vendue et cédée sans payer aucun droit. De même le droit de retrait féodal, qui permettait pendant un certain temps à l’héritier du seigneur de racheter un fief aliéné, ne pesait pas sur la propriété anglaise. Ce régime plus libéral s’étendait aux colonies. Et il est, selon Adam Smith, une des causes de la supériorité des colonies anglaises.

« Dans toutes les colonies anglaises, les terres étant tenues à simple cens, cette nature de propriété facilite les aliénations, et le concessionnaire d’une grande étendue de terrain trouve son intérêt à en aliéner la plus grande partie le plus vite qu’il peut, en se réservant seulement une petite rente foncière… Les colonies françaises, il est vrai, sont régies par la coutume de Paris qui est beaucoup plus favorable aux puinés, que la loi d’Angleterre, dans la succession des immeubles.

« Mais, dans les colonies françaises, si une partie quelconque d’un bien noble ou tenu à titre de foi et hommage est aliénée, elle reste assujettie pendant un certain temps à un droit de retrait ou rachat, soit envers l’héritier du seigneur, soit envers l’héritier de la famille et les plus gros domaines du pays sont tenus à fief, ce qui gêne nécessairement les aliénations. Or, dans une colonie nouvelle, une grande propriété sera bien plus promptement divisée par la voie de l’aliénation, que par celle de la succession. »

Enfin et surtout, le régime des grandes exploitations, des grandes fermes, s’était étendu depuis le xvie siècle à presque toute l’Angleterre. Thomas Morus a tracé, dans son Utopie, en quelques traits saisissants, le tableau de cette transformation sociale. À mesure que l’Angleterre s’industrialisait, qu’au lieu d’envoyer ses laines en Flandre, elle les exploitait et les tissait elle-même, les pâturages et l’élève du mouton se substituaient au labour et à la culture du blé.

Les travailleurs agricoles étaient appelés dans les manufactures, et de grands et riches fermiers gouvernant de vastes espaces, remplaçaient les petits tenanciers et les métayers ou colons partiaires d’autrefois. La culture et la propriété fermière passaient du mode féodal au mode capitaliste. Le régime féodal suppose que le seigneur ne peut pas exploiter lui-même ou par un fermier tout son domaine. Il en concède des parties à des tenanciers, qui deviennent de petits propriétaires, mais soumis à une multitude de redevances et enlacés d’innombrables liens. En un sens, si paradoxal que cela paraisse au premier abord, le régime féodal suppose la petite propriété. C’est la multiplicité même des petits propriétaires assujettis encore à des droits féodaux qui rendait en France la féodalité odieuse et intolérable. Là où, comme en Angleterre, les petites tenures sont absorbées par les grandes exploitations et les grands fermages, le principe féodal perd, pour ainsi dire, tout point d’application.

Le grand propriétaire même noble qui a délégué à un fermier, moyennant une rente, l’administration de son domaine, n’a aucun intérêt à le lier par des redevances féodales perpétuelles. Il a intérêt, au contraire, à ne conclure avec lui que des baux à terme ou tout au plus des baux à vie, de façon à pouvoir élever le fermage à mesure que s’élève la productivité du domaine et la rente de la terre.

Ainsi, le capitalisme industriel et agricole avait éliminé en Angleterre le régime féodal, avant qu’il fût balayé en France par le soulèvement des petits propriétaires ; et c’est l’aristocratie anglaise elle-même qui, dans son propre intérêt, avait substitué la grande propriété foncière moderne et capitaliste au système ancien des tenures féodales. Le métayage même, qui n’est pas, à vrai dire, un contrat féodal, mais qui apparaît à Smith tout voisin du contrat féodal parce qu’il empêche l’exploitation capitaliste et progressive du sol, avait été depuis longtemps écarté au profit du fermage.

« Aux cultivateurs serfs des anciens temps, dit Adam Smith dont l’œuvre est merveilleusement abondante en informations précises, succéda par degré une espèce de fermiers connus à présent en France sous le nom de métayers. On les nommait en latin coloni partiarii. Il y a si longtemps qu’ils sont hors d’usage en Angleterre, que je ne connais pas à présent de mot anglais qui les désigne. Le propriétaire leur fournissait la semence, les bestiaux et les instruments de labourage ; en un mot, tout le capital nécessaire pour pouvoir cultiver la ferme.

« Le produit se partageait par égales portions entre le propriétaire et le fermier après qu’on en avait prélevé ce qui était nécessaire à l’entretien de ce capital, qui était rendu au propriétaire quand le fermier quittait la métairie ou en était renvoyé… Cependant il ne pouvait être de l’intérêt de cette espèce de cultivateurs, de consacrer à des améliorations ultérieures aucune partie du petit capital qu’ils pouvaient épargner sur leur part du produit, parce que le seigneur, sans y rien placer de son côté, aurait également gagné sa moitié dans ce surcroît de travail. La dîme qui n’est pourtant qu’un dixième du produit, est regardée comme un très grand obstacle à l’amélioration de la culture ; par conséquent, un impôt qui s’élevait à la moitié devait y mettre une barrière absolue. Ce pouvait bien être l’intérêt du métayer de faire produire à la terre autant qu’elle pouvait rendre avec le capital fourni par le propriétaire, mais ce ne pouvait jamais être son intérêt d’y mêler quelque chose du sien propre.

« En France, où l’on dit qu’il y a cinq parties sur six, dans la totalité du royaume, qui sont encore exploitées par ce genre de cultivateurs, les propriétaires se plaignent que leurs métayers saisissent toutes les occasions d’employer leurs bestiaux de labour à faire des charrois, plutôt qu’à la culture, parce que, dans le premier cas, tout le produit qu’ils font est pour eux, et que dans l’autre, ils le font de moitié avec leur propriétaire. Cette espèce de tenanciers subsiste encore dans quelques endroits de chasse. On les appelle Tenanciers à l’arc de fer. Ces anciens tenanciers anglais qui, selon le baron Gilbert et le docteur Blackstone, doivent plutôt être regardés comme les baillis du propriétaire que comme des fermiers proprement dits, étaient vraisemblablement des tenanciers de la même espèce.

« À cette espèce de tenanciers succédèrent, quoique lentement et par degrés, les fermiers proprement dits, qui firent valoir la terre avec leur propre capital en payant au propriétaire une rente fixe. »

On reconnaît, dans ces pages d’Adam Smith, les idées générales qu’Arthur Young, lors de son voyage en France, appliquera à la culture et à la propriété françaises. Cette classe de fermiers, qui est allée toujours grandissant en Angleterre depuis que les seigneurs, tentés par la séduction du luxe et de l’industrie des villes, ont licencié les suites féodales et cherché à obtenir de leurs terres le plus haut revenu net possible, a conquis peu à peu de la puissance et des garanties. Elle a prolongé la durée des baux de façon à s’abriter contre de trop brusques relèvements du fermage ; elle a conquis, au moins pour une partie des siens, le droit politique, le droit de concourir à l’élection de la Chambre des Communes ; elle a peu à peu, même en Écosse où la tradition féodale était le plus forte, élagué les services accessoires que le seigneur imposait d’abord, en sus des clauses capitales du bail, aux fermiers affligés encore d’un reste de vassalité. Elle a amené le fermage, débarrassé enfin de tout alliage féodal, à l’état purement capitaliste, à l’état de contrat. Elle a participé à la richesse croissante de l’agriculture, et c’est elle qui a constitué peu à peu presque tout le capital qui a donné à l’exploitation du sol toute sa puissance. Elle est devenue ainsi une des classes les plus influentes de l’État anglais.

Les garanties juridiques conquises par elle sur le domaine affermé étaient si fortes que, bien souvent, quand le propriétaire foncier voulait intenter une action en justice contre un tiers, auquel il reprochait une atteinte à sa propriété, ce n’est pas au nom de son droit de propriétaire qu’il introduisait l’action, mais c’est au nom du droit du fermier intéressé, pour son exploitation, à l’intégrité et à la sécurité du domaine.

« Quand les fermiers ont un bail pour un certain nombre d’années, ils peuvent quelquefois trouver leur intérêt à placer une partie de leur capital en amélioration nouvelle sur la ferme, parce qu’ils peuvent espérer de regagner cette avance, avec un bon profit, avant l’expiration du bail. Cependant la possession de ces fermiers fut elle-même pendant longtemps extrêmement précaire, et elle l’est encore dans plusieurs endroits de l’Europe. Ils pouvaient être légalement évincés de leur bail avant l’expiration du terme par un nouvel acquéreur, et en Angleterre même, par ce genre d’action simulée qu’on appelle action de commun recouvrement. S’ils étaient expulsés illégalement et violemment par leurs maîtres, ils n’avaient pour la réparation de cette injure, qu’une action très imparfaite. Elle ne leur faisait pas toujours obtenir d’être réintégrés dans la possession de la terre ; mais on leur accordait seulement des dommages-intérêts qui ne s’élevaient jamais au niveau de leur perte réelle. En Angleterre même, le pays peut-être de l’Europe où l’on a eu le plus d’égard pour la classe des paysans, ce ne fut qu’environ dans la quatorzième année du règne d’Henri VII qu’on imagina l’action d’expulsion, par laquelle le tenancier obtient non seulement des dommages, mais la possession de la terre, et au moyen de laquelle il n’est pas nécessairement déchu de son droit par la décision incertaine d’une seule assise. Ce genre d’action a même été regardé comme tellement efficace que, dans la pratique moderne, quand le propriétaire est obligé d’intenter une action pour la possession de sa terre, il est rare qu’il fasse usage des actions qui lui appartiennent proprement comme propriétaire, telles que le writ de droit, ou le writ d’entrée, mais il poursuit, au nom de son tenancier, par le writ d’expulsion. D’ailleurs, en Angleterre, un bail à vie de la valeur de 40 shillings (environ 40 francs) de rente annuelle est réputé franche-tenure, et donne au preneur du bail le droit de voter pour l’élection d’un membre du Parlement, et comme il y a une grande partie de la classe des paysans qui a des franches-tenures de cette espèce, la classe entière se trouve traitée avec égard par les propriétaires, par rapport à la considération politique que ce droit lui donne. Je ne crois pas qu’on trouve en Europe, ailleurs qu’en Angleterre, l’exemple d’un tenancier bâtissant sur une terre dont il n’a point de bail, dans la confiance que l’honneur du propriétaire l’empêchera de se prévaloir d’une amélioration aussi importante. Ces lois et ces coutumes, si favorables à la classe des paysans, ont peut-être plus contribué à la grandeur actuelle de l’Angleterre que ces règlements de commerce tant prônés, à les prendre tous ensemble.

Gravure satirique anglaise contre Fox, ami de la Révolution et de la France.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


« La loi qui assure les baux les plus longs et les maintient contre quelque espèce de succession que ce soit, est, autant que je puis savoir, particulière à la Grande-Bretagne. Elle fut introduite en Écosse dès l’année 1449, par une loi de Jacques II. Cependant les substitutions ont beaucoup nui à l’influence salutaire que cette loi eût pu avoir, les grevés de substitution étant en général incapables de faire des baux pour un long terme d’années, souvent même pour plus d’un an. Un acte du Parlement a dernièrement relâché tant soit peu leurs liens à cet égard, mais il subsiste encore trop de gêne. »

L’acte de 1449, qui a été appelé la Grande charte des agriculteurs d’Écosse, stipule en effet ceci :

« Il est ordonné, pour la sûreté et l’avantage du pauvre peuple qui cultive la terre, que ceux et tous autres qui auront pris ou prendront à l’avenir de la terre des mains des seigneurs, et qui auront des termes et baux, dans le cas où les seigneurs vendraient ou aliéneraient cette terre ou terres, ceux-là, les preneurs, garderont leurs baux jusqu’à la fin de leurs termes, en quelque main que la terre passe, pour la même rente qu’ils l’avaient reçue. »

Et en ce qui concerne les substitutions, le Statut récent de la dixième année de George III permet au possesseur d’un bien grevé de substitution d’accorder des baux pour un nombre quelconque d’années, n’excédant pas trente et un ans, ou pour quatorze ans et une vie existante, ou pour deux vies existantes, pourvu que dans les baux pour deux vies le fermier soit tenu d’exécuter certaines améliorations spécifiées dans l’acte. Le Statut permet aussi les baux de quatre-vingt-dix-neuf ans, à condition de bâtir. On voit quelle solide base toutes ces dispositions donnaient au droit du fermier et à son industrie.

« D’ailleurs, continue Adam Smith, en Écosse, comme aucune tenure à bail ne donne de vote pour élire un membre du Parlement, la classe des paysans est, sous ce rapport, moins considérée par les propriétaires qu’elle ne l’est en Angleterre. Dans les autres endroits de l’Europe, quoiqu’on ait trouvé convenable d’assurer les tenanciers contre les héritiers et nouveaux acquéreurs, le terme de leur sûreté resta toujours borné à une période fort courte ; en France, par exemple, il fut borné à neuf ans, à compter du commencement du bail. À la vérité, il a été dernièrement étendu, dans ce pays, jusqu’à vingt-sept ans, période encore trop courte pour encourager un fermier à faire les améliorations les plus importantes. Les propriétaires des terres étaient anciennement les législateurs dans chaque coin de l’Europe. Aussi les lois relatives aux biens fonds furent toutes calculées sur ce qu’ils supposaient être l’intérêt du propriétaire. Ce fut pour son intérêt qu’on imagina qu’un bail passé par un de ses prédécesseurs ne devait pas l’empêcher, pendant un long terme d’années, de jouir de la pleine valeur de sa terre. L’avarice et l’injustice voient toujours mal et elles ne prévirent pas combien un tel règlement mettrait d’obstacles à l’amélioration de la terre, et par là nuirait, à la longue, au véritable intérêt du propriétaire.

« De plus, les fermiers, outre le payement du fermage, étaient censés obligés, envers leur propriétaire, à une multitude de services qui étaient rarement ou spécifiés par le bail ou déterminés par quelque règle précise, mais qui l’étaient seulement par l’usage et la coutume du manoir ou de la baronnie. Ces services étant presque entièrement arbitraires, exposaient le fermier à une foule de vexations. En Écosse, le sort de la classe des paysans s’est fort amélioré dans l’espace de quelques années, au moyen de l’abolition de tous les services qui ne seraient pas expressément stipulés par le bail.

« Les services publics auxquels les paysans étaient assujettis n’étaient pas moins arbitraires que ces services privés. Les corvées pour la confection et l’entretien des grandes routes, servitude qui subsiste encore, je crois, partout, avec des degrés d’oppression différents dans les différents pays, n’étaient pas les seuls qu’ils eussent à supporter. Quand les troupes du roi, quand sa maison ou ses officiers venaient à passer dans quelques campagnes, les paysans étaient obligés de les fournir de chevaux, de voitures et de vivres au prix que fixait le pourvoyeur. La Grande-Bretagne est, je crois, la seule monarchie de l’Europe où ce dernier genre d’oppression a été totalement aboli. Il subsiste encore en France et en Allemagne…

« Il n’y avait pas moins d’arbitraire et d’oppression dans les impôts auxquels ils étaient assujettis. Quoique les anciens seigneurs fussent très peu disposés à donner eux-mêmes à leur souverain des aides en argent, ils lui accordaient facilement la faculté de tailler, comme ils l’appelaient, leurs tenanciers, et ils n’avaient pas assez de connaissance pour sentir combien leur revenu personnel devait s’en trouver affecté en définitive. La taille, telle qu’elle subsiste encore en France, peut donner l’idée de cette ancienne manière de tailler. C’est un impôt sur les produits présumés du fermier, qui s’évaluent d’après le capital qu’il a sur sa ferme. L’intérêt de celui-ci est donc de paraître en avoir le moins possible, et par conséquent, d’en employer aussi peu que possible à la culture, et point du tout en améliorations. Si un fermier français peut jamais venir à accumuler un capital, la taille équivaut presque à une prohibition d’en faire jamais emploi sur la terre. De plus, cet impôt réputé déshonorant pour celui qui y est sujet, et il le met au-dessous du rang, non seulement d’un gentilhomme, mais même d’un bourgeois, et tout homme qui afferme les terres d’autrui y devient sujet. Il n’y a pas de gentilhomme ni même de bourgeois possédant un capital qui veuille se soumettre à cette dégradation. Aussi, non seulement cet impôt empêche que le capital qu’on gagne sur la terre ne soit jamais employé à la bonifier, mais même il détourne de cet emploi tout autre capital. Les anciennes dîmes et quinzièmes si fort en usage autrefois en Angleterre, en tant qu’elles portaient sur la terre, étaient, à ce qu’il semble, des impôts de la même nature que la taille. »

Ainsi donc, encore une fois encore, (et tous ces passages d’Adam Smith le démontrent surabondamment), les cultivateurs anglais, qui ne payaient plus ou presque plus de redevances féodales ; qui étaient affranchis de la plupart des corvées pesant sur le paysan de France ; qui ne payaient plus ni la taille, ni la dîme, ni le quinzième, ni en général aucun impôt auquel toutes les classes de la nation ne fussent également soumises, et qui étaient protégés par le système des très longs baux contre l’arbitraire du propriétaire, ne pouvaient opposer à l’ordre social de leur temps et de leur pays aucun des griefs qu’élevaient si violemment les paysans de France.

Les cahiers signés dans la plupart des paroisses rurales par les paysans français n’auraient presque pas eu de sens pour les paysans anglais. Et pour marquer d’un dernier trait la différence, on se rappelle qu’en France, dans les cahiers, les plaintes des paysans étaient dirigées aussi bien contre les gros fermiers, accusés d’accaparer la terre, que contre le noble. Ce sont là des griefs propres à ces pays de petite culture, où les modestes exploitants abondent et où ils voient avec colère les tentatives d’un petit nombre de grands entrepreneurs de culture pour absorber plusieurs petites exploitations. En Angleterre, au contraire, toute l’agriculture reposait sur le système des grandes fermes, des grandes exploitations à allure capitaliste, et les rares petits tenanciers, groupés autour des grands fermiers, n’avaient pas même la pensée de protester contre ce système qui était devenu la forme dominante et presque exclusive de la production agricole.

Ce n’est pas, certes, que les fermiers n’eussent bien des griefs contre les grands propriétaires nobles. D’abord, malgré la longue durée des baux, les seigneurs trouvaient bien le moyen d’élever le fermage. Et ils procédaient parfois, à l’expiration du bail, à un relèvement d’autant plus sensible que le fermage était resté immuable pendant de longues années. De là de fréquents conflits, et, de la part de beaucoup de fermiers, de vives plaintes. De plus, l’optimiste peinture faite par Adam Smith du progrès politique et social de la classe des fermiers laisse dans l’ombre bien des souffrances et des misères. Ce n’est qu’au prix de longues luttes, ce n’est qu’après avoir subi bien des vexations que les fermiers obtenaient, par exemple (et ils ne l’obtenaient pas tous), que les services accessoires et d’ordre féodal dont le bail était grevé obscurément fussent éliminés.

C’est d’un accent douloureux et profond que le grand poète écossais Burns chante les douleurs des fermiers et des paysans d’Écosse, leur dure vie de labeur et de sujétion. Souvent encore, malgré l’évolution générale de l’Angleterre du féodalisme au capitalisme, la puissance féodale et la puissance capitaliste se doublaient l’une l’autre pour accabler le pauvre paysan. Il était tenu aux redevances élevées, croissantes, que suppose le régime du fermage, et il subissait en même temps les innombrables servitudes de détail dont se composait jadis la vassalité. Mais, malgré tout, il était impossible de dresser un cahier général de ces doléances. Les restes de féodalité ne subsistaient plus que comme des usages décroissants et que l’évolution économique elle-même réduisait chaque jour. Si donc les fermiers anglais ou écossais avaient eu à formuler des revendications sociales, ce n’est plus contre les rapports de vassal à suzerain qu’ils auraient pu s’élever : c’est contre les rapports de fermier à propriétaire. Il ne restait donc à poser aux cultivateurs anglais, quand éclatait la Révolution française, que la question même de la propriété de la terre.

Mais demander ou la suppression des fermages, ou même leur réduction notable par l’intervention de l’État, c’était ou abolir la propriété individuelle du sol ou en préparer l’abolition. Or à ce communisme agraire les fermiers anglais n’étaient aucunement préparés. Ni ils n’avaient assez d’audace d’esprit pour nier le droit même de propriété, ni leur intérêt ne les y disposait. S’ils n’étaient pas les propriétaires de la terre, ils étaient les propriétaires de l’important capital appliqué à la terre, et le communisme du sol aurait aussi bien résorbé la puissance capitaliste du fermier que le droit du propriétaire terrier. Si la propriété de la terre avait été enlevée aux propriétaires d’alors, comment les fermiers auraient-ils pu exclure du droit nouveau de la propriété commune leurs salariés, les ouvriers de ferme ?

Les fermiers ne pouvaient songer à se substituer purement et simplement à leur propriétaire, au grand seigneur foncier. Ils pouvaient donc seulement continuer la lutte commencée depuis des siècles, obtenir des baux plus longs, résister le plus possible aux augmentations de fermage ; mais cet effort, qui avait déjà donné des résultats heureux, ne ressemblait en rien à ces vastes revendications qui, comme celles des paysans révolutionnaires de France, portaient sur tout un régime. À ébranler le droit de propriété, qui n’était plus recouvert comme en France de toute la végétation féodale, qui était comme à découvert, ils risquaient d’exciter les convoitises des prolétaires ruraux, de tous les ouvriers des fermes dont, dès les premiers jours de la Révolution française, ils épient avec inquiétude, comme nous le verrons, les dispositions d’esprit. D’ailleurs, la grande aristocratie foncière apparaissait souvent aux fermiers comme leur alliée et leur sauvegarde. C’est par elle, c’est par l’influence politique décisive encore qu’elle avait au Parlement, que les fermiers étaient assurés de voir leur blé, leur bétail protégés contre les importations étrangères. Et ils se seraient crus perdus sans ces lois protectionnistes. Ainsi il était impossible de déterminer dans les campagnes d’Angleterre un mouvement de revendication et de révolution.

Dans l’ordre économique et social, la bourgeoisie industrielle non plus n’avait rien à demander. Elle était dotée de tous les organes nécessaires à la croissance capitaliste. Elle avait des primes, des monopoles, un champ immense d’exploitation dans les colonies et le marché extérieur, une influence décisive sur un Parlement oligarchique, mais qui ne résistait jamais à la pression des grands intérêts. Elle n’avait pas à demander, comme la bourgeoisie française, le contrôle du budget. Elle l’avait, au moins dans la mesure où il convenait à ses intérêts de caste, à sa fraction la plus puissante et la plus riche. Elle n’avait pas à demander non plus la libre circulation intérieure des produits et des marchandises : elle l’avait. Et ce n’est certes pas pour détruire ce qui restait encore du système corporatif qu’elle pouvait se soulever ou agiter l’opinion.

D’abord, en France même, la question des corporations industrielles n’aurait certes pas suffi à provoquer un vif mouvement. C’est plutôt par un attachement théorique au principe de « la liberté du travail », que par une haine décidée des corporations que plusieurs cahiers en demandaient la disparition. Au fond, comme on l’a vu par la pétition de beaucoup de marchands et fabricants de Paris, une grande partie de la bourgeoisie industrielle et marchande avait peur de l’absolue liberté commerciale. Il lui semblait qu’à ne plus imposer par la loi, sanctionnant les statuts des corporations, une assez longue durée d’apprentissage, on risquait de gâcher tous les métiers. Il lui semblait aussi que la concurrence sans frein avilirait tous les prix, et ce n’étaient pas seulement ceux qui étaient en possession de la maîtrise qui redoutaient l’inconnu de la concurrence illimitée. Ceux qui, péniblement, obscurément, se préparaient à l’acquérir, redoutaient d’avance une diminution des garanties dont ils espéraient jouir, des privilèges auxquels un jour ils auraient part. Chez les ouvriers aussi, qui craignaient que l’abaissement des salaires fût la suite de l’absolue liberté du travail et de la concurrence de la main-d’œuvre, il y avait bien des hésitations et des appréhensions. Qu’on se rappelle seulement l’article de Marat. Aussi bien, le privilège corporatif ne s’étendait ni à toutes les régions ni à toutes les industries, et quand un manufacturier voulait s’établir hors des cadres de la corporation, fonder une industrie nouvelle, il en obtenait aisément dispense.

À plus forte raison dans cette Angleterre capitaliste, où le régime corporatif avait dû se réduire, en fait, et s’assouplir pour se prêter à la croissance d’industries nouvelles et variées, il ne constituait plus une entrave capable d’irriter les intérêts. Il apparaissait au contraire à beaucoup comme un frein utile qui empêchait l’universelle concurrence capitaliste de s’enfiévrer, de s’emporter à de funestes excès. Il suffit de lire avec soin le chapitre des Salaires et des Profits, où Adam Smith combat le régime corporatif, pour se rendre compte de toutes les restrictions que ce régime avait déjà subies, des issues toujours plus larges qui s’ouvraient à l’esprit d’entreprise et à l’audace individuelle.

« Le privilège exclusif d’un corps de métier restreint nécessairement la concurrence, dans la ville où il est établi, à ceux auxquels il est libre d’exercer ce métier. Ordinairement, la condition requise pour obtenir cette liberté est d’avoir fait son apprentissage sous un maître ayant qualité pour cela. Les statuts de la corporation règlent quelquefois le nombre d’apprentis qu’il est permis à un maître d’avoir, et presque toujours le nombre d’années que doit durer l’apprentissage. Le but de ces règlements est de restreindre la concurrence à un nombre d’individus beaucoup moindre que celui qui, sans cela, embrasserait cette profession. La limitation du nombre des apprentis restreint directement la concurrence, la longue durée de l’apprentissage restreint d’une manière plus indirecte, en augmentant les frais de l’éducation industrielle.

« À Sheffield, un statut de la corporation interdit à tout maître coutelier d’avoir plus d’un apprenti à la fois. À Norwich et à Norfolk aucun maître tisserand ne peut avoir plus de deux apprentis, sous peine d’une amende de 5 livres par mois envers le roi. Dans aucun endroit de l’Angleterre ou des colonies anglaises, un maître chapelier ne peut avoir plus de deux apprentis, sous peine de 5 livres d’amende par mois, applicables moitié au roi, moitié au dénonciateur. Quoique ces deux derniers règlements aient été confirmés par une loi du royaume, ils n’ont pas moins été dictés par ce même esprit de corporation qui a imaginé le statut de Sheffield. À peine les fabricants d’étoffes de soie à Londres ont-ils été une année érigés en corporation, qu’ils ont porté un statut qui défendait à tout maître d’avoir plus de deux apprentis à la fois : il a fallu un acte exprès du Parlement pour casser ce statut. »

Toutes ces dispositions limitant le nombre des apprentis et fixant un minimum d’apprentissage apparaissent à Smith comme une violation du droit.

« La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés est celle de son propre travail, parce qu’elle est la forme originaire de toutes les autres propriétés. (On reconnaît là le préambule du fameux édit de Turgot, qui essaya d’appliquer en France les théories de Smith.) Le patrimoine du pauvre est dans sa force et dans l’adresse de ses mains ; et l’empêcher d’employer cette force et cette adresse de la manière qu’il juge la plus convenable, tant qu’il ne porte de dommage à personne, est une violation manifeste de cette propriété légitime. C’est une usurpation criante sur la liberté légitime, tant de l’ouvrier que de ceux qui seraient disposés à lui donner du travail ; c’est empêcher tout à la fois l’un de travailler à ce qu’il juge à propos, l’autre d’employer qui bon lui semble. »

Mais, en fait, pour les industries où la limitation du nombre des apprentis aurait eu des inconvénients trop graves, le Parlement cassait les statuts restrictifs des corporations. Il ne les tolérait sans doute que dans les industries qui semblaient avoir atteint un certain équilibre. Et les corporations elles-mêmes, au témoignage de Smith, ne le limitaient que quelquefois. Il était impossible en effet, que pour empêcher la concurrence future d’apprentis qui deviendraient « ouvriers », et s’établiraient à leur compte, les corporations arrêtassent elles-mêmes le recrutement de la main-d’œuvre dans les industries en voie de croissance. Elles se seraient ainsi retranché à elles-mêmes une grande part d’activité et de bénéfices. Ainsi la limitation du nombre des apprentis, contrariée souvent par l’intérêt direct des corporations elles-mêmes ou empêchée par un acte du Parlement, ne fonctionnait guère qu’à titre exceptionnel, là où la production semblait avoir atteint un niveau assez constant.

Il était beaucoup plus ordinaire aux corporations de déterminer la durée de l’apprentissage, et Smith nous dit qu’elle paraît avoir été fixée anciennement, dans toute l’Europe, au terme de sept ans. Mais, ce n’était là, comme le reconnaît Smith lui-même, qu’une restriction indirecte de la liberté d’industrie. Sans doute, cette longueur de l’apprentissage semble excessive : et elle rendait l’accès de l’industrie plus malaisé. Mais d’abord, rien ne démontre qu’il n’y ait pas eu là une sorte de préjugé public, indépendant des calculs égoïstes des corporations. Il se peut très bien qu’à défaut des statuts, l’opinion et l’usage eussent imposé aux futurs « ouvriers », à ceux qui avaient l’ambition de devenir des « maîtres », un apprentissage assez long. C’était une garantie qu’à tort ou à raison le public leur eût demandée et qu’ils se seraient crus tenus à lui offrir. Dans tous les pays industriels l’habitude des longs apprentissages a survécu longtemps aux règlements corporatifs, et il ne serait pas surprenant qu’elle prévalût de nouveau.

En tout cas, si ce terme de sept ans était excessif, il n’ajoutait pas beaucoup à la durée qui aurait été fixée à ce moment en beaucoup d’industries par la seule force de la coutume. Et ceux qui s’engageaient pour arriver à la maîtrise dans ce long défilé de l’apprentissage, savaient que la dépense de temps faite d’abord par eux n’était qu’une avance, qui leur était ensuite remboursée en quelque façon par les garanties qu’ils trouvaient à leur tour dans ce régime.

Enfin, la jurisprudence avait singulièrement restreint le champ d’application des règlements sur l’apprentissage.

« Le statut de la cinquième année d’Élisabeth, appelé communément le statut des apprentis, décida que nul ne pourrait à l’avenir exercer aucun métier, profession, ou art pratiqué alors en Angleterre, à moins d’y avoir fait préalablement un apprentissage de sept années au moins ; et ce qui n’avait été jusque-là que le statut de quelques corporations particulières devint la loi générale et publique de l’Angleterre, pour tous les métiers établis dans les villes de marché ; car, quoique les termes de la loi soient très généraux et semblent renfermer sans distinction la totalité du royaume, cependant en l’interprétant, on a limité son effet aux villes de marché seulement, et on a tenu que dans les villages une même personne pouvait exercer plusieurs métiers différents, sans avoir fait un apprentissage de sept ans pour chacun. »

Cette rigueur de l’apprentissage suppose, en effet, la spécification exacte des métiers et une division du travail assez poussée. Là où, comme dans le village ou bien les industries rudimentaires, un même ouvrier doit faire des besognes très diverses, il est impossible d’exiger l’apprentissage spécial de chacune d’elles.

Une monarchie limitée ou le pouvoir
négatif en France entouré
par les furies patriotiques
du 20 écoulé.

Une démocratie illimitée ou le
pouvoir exécutif de la France
réconciliant les partis ennemis dans
un embrassement général le 7 ct.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


En revanche, si l’apprentissage spécial suppose la division du travail, on peut se demander aussi s’il ne la favorise pas et ne la consolide pas. Deux branches de la production qui se sont séparées par le progrès de l’industrie ne peuvent plus se rejoindre et se confondre quand à chacune d’elle correspond un long apprentissage spécialisé. C’est comme un cran de sûreté qui empêche le retour d’une industrie différenciée vers la confusion primitive.

Mais surtout, ce qui montre bien que l’Angleterre avait su échapper aux prises étroites du régime corporatif, c’est que, par une interprétation d’une littéralité bien habile, la jurisprudence n’appliqua le statut d’Élisabeth sur les sept années d’apprentissage, qu’aux industries existant au moment même du statut. Or, depuis le xvie siècle, d’innombrables industries nouvelles avaient surgi :

« De plus, par une interprétation rigoureuse des termes du statut, on en a limité l’effet aux métiers seulement qui étaient établis en Angleterre avant la cinquième année d’Élisabeth ; et on ne l’a jamais étendu à ceux qui y ont été introduits, depuis cette époque. Cette limitation a donné lieu à plusieurs distinctions qui, considérées comme règlement de police sont bien ce qu’on peut imaginer de plus absurde. Par exemple, on a décidé qu’un carrossier ne pouvait faire ni par lui-même ni par des ouvriers employés par lui à la journée, les roues de ses carrosses, mais qu’il était tenu de les acheter d’un maître ouvrier en roues, ce dernier métier étant pratiqué en Angleterre antérieurement à la cinquième année d’Élisabeth. Mais l’ouvrier en roues, sans avoir jamais fait d’apprentissage chez un ouvrier en carrosses, peut très bien faire des carrosses, soit par lui-même, soit par des ouvriers à la journée, le métier d’ouvrier en carrosses n’étant pas compris dans le statut, parce qu’à cette époque il n’était pas pratiqué en Angleterre. Il y a, pour la même raison un grand nombre de métiers dans les industries de Manchester, Birmingham et Wolverhampton qui, n’ayant pas été exercés en Angleterre antérieurement à la cinquième année d’Élisabeth, ne sont pas compris dans le statut. »

Adam Smith aurait pu citer, sans doute, beaucoup d’autres règlements « absurdes », comme celui des ouvriers en carrosses et des ouvriers en roues. Mais, c’est au prix de ces absurdités de détail que l’histoire évolue. L’Angleterre avait maintenu pour ses anciennes et traditionnelles industries, pour celles qui ne s’étaient pas renouvelées entièrement, la protection du régime corporatif. Mais elle en avait affranchi les industries nouvelles, les métiers qui avaient surgi précisément depuis qu’elle était entrée dans la période industrielle et capitaliste. Il était inévitable qu’aux points de rencontre et de contact des deux régimes, il y eût des combinaisons étranges et des anomalies. Mais qu’étaient ces bizarreries à côté de la force que donnait à l’industrie anglaise ce double caractère de tradition et d’adaptation, cette souplesse à permettre les audaces nouvelles, sans briser d’emblée la solidité des cadres anciens ?

Mais en limitant l’application du système corporatif aux métiers antérieurs à la cinquième année d’Élisabeth et à la période de grande productivité, l’Angleterre n’affranchissait pas seulement de toute entrave les métiers nouveaux. Elle proclamait encore la déchéance morale et sociale du régime corporatif, qui ne s’appliquait plus qu’aux forces du passé, et ne pénétrait pas dans la sphère toujours accrue du capitalisme moderne. Et c’est chose remarquable que les cités qui seront au xixe siècle le foyer de l’industrie anglaise la plus progressive et la plus hardie, Manchester, Birmingham, fussent déjà, pour la plus grande part des métiers qui croissaient dans leur sein, affranchies de l’étroite tutelle corporative. C’est le premier et déjà vigoureux essor du capitalisme illimité.

Déjà, et bien plus qu’en France, l’industrie minière, l’extraction du charbon de terre jouent en Angleterre un rôle très grand. Et elle est tout à fait en dehors du système corporatif. On devine, rien qu’à la place qu’elle tient dans l’œuvre d’Adam Smith, son importance croissante. Il en parle à propos de la « rente de la terre ». Il en parle encore à propos des « salaires et profits ».

« Dans quelques endroits de l’intérieur de l’Angleterre, spécialement dans le comté d’Oxford, il est d’usage, même chez les gens du peuple, de mêler le bois et le charbon ensemble dans le foyer : là par conséquent, il ne peut y avoir une grande différence entre la dépense de ces deux sortes de chauffage.

« Le charbon dans les pays à mines de charbon est pourtant fort au-dessous de ce prix extrême, sans cela il ne pourrait pas supporter un transport éloigné, par terre ni même par eau. On ne pourrait en vendre qu’une petite quantité, et les maîtres charbonniers et propriétaires des mines trouvent bien mieux leur compte à en vendre une grande quantité à quelque chose au-dessus du plus bas prix, qu’une petite quantité au prix le plus élevé. En outre, le prix de la mine de charbon la plus féconde règle le prix du charbon pour toutes les autres mines de son voisinage. Le propriétaire et l’entrepreneur trouvent tous deux qu’ils peuvent se faire, l’un une plus forte rente, l’autre un plus gros profit en vendant à un prix un peu inférieur à celui de leurs voisins. Les voisins sont bientôt obligés de vendre au même prix, quoiqu’ils soient moins en état d’y suffire, et quoique ce prix aille toujours en décroissant et leur enlève même quelquefois toute leur rente et tout leur profit. Quelques exploitations se trouvent alors complètement abandonnées, d’autres ne rapportent plus de rente, et ne peuvent plus être continuées que par le propriétaire de la mine.

« Le prix le plus bas auquel le charbon de terre puisse se vendre pendant un certain temps est, comme celui de toutes les autres marchandises, le prix qui est simplement suffisant pour remplacer, avec ses profits ordinaires, le capital employé à le faire venir au marché. À une mine dont le propriétaire ne retire pas de rente, et qu’il est obligé d’exploiter lui-même ou d’abandonner tout à fait, le prix du charbon doit en général approcher beaucoup de ce prix.

« La rente, quand le charbon en rapporte une, compose pour l’ordinaire une plus petite portion du prix qu’elle ne le fait dans la plupart des autres productions de la terre. La rente d’un bien à la surface de la terre s’élève communément à ce qu’on suppose être le tiers du produit total, et c’est pour l’ordinaire une rente fixe et indépendante des variations accidentelles de la récolte. Dans les mines de charbon, un cinquième du produit total est une très forte rente ; un dixième est la rente ordinaire, et cette rente est rarement fixe, mais elle dépend des variations accidentelles dans le produit. Ces variations sont si fortes que, dans un pays où les propriétés foncières sont vendues à un prix modéré, au denier trente, c’est-à-dire moyennant trente années de revenus, une mine de charbon vendue au denier dix est réputée vendue à un bon prix.

« La valeur d’une mine de charbon pour son propriétaire dépend souvent autant de sa situation que de sa fécondité. Celle d’une mine métallique dépend davantage de sa fécondité et moins de sa situation. Les métaux même grossiers, et à plus forte raison les métaux précieux, quand ils sont séparés de leur gangue, ont assez de valeur pour pouvoir en général supporter les frais d’un long transport par terre, et du trajet le plus lointain par mer. Leur marché ne se borne pas aux pays voisins de la mine, mais il s’étend au monde entier. Le cuivre du Japon est un des articles du commerce de l’Europe. Le fer d’Espagne est un de ceux du commerce du Pérou et du Chili ; l’argent du Pérou s’ouvre un chemin non seulement jusqu’en Europe, mais encore de l’Europe à la Chine. Au contraire, le prix des charbons du Westmoreland et du Shrepshire ne peut influer que sur leur prix à Newcastle, et leur prix dans le Lyonnais n’exercera sur celui des premiers aucune espèce d’influence. Les produits de mines de charbon aussi distantes ne peuvent se faire concurrence l’un à l’autre. »

Évidemment, c’est à peine le début de l’industrie des mines. Le charbon de terre, la houille, n’est guère employé que pour le chauffage. Ses grands usages industriels s’annoncent à peine. Mais la houille apparaît dès lors comme un moyen de suppléer dans le chauffage le bois dévoré par les manufactures. Certes l’Angleterre était infiniment loin d’avoir et la production houillère énorme et l’immense prolétariat minier qu’elle a aujourd’hui. L’attention des économistes, des hommes d’État anglais commençait pourtant à se porter sur les ouvriers des mines, qui donnaient déjà à la classe ouvrière anglaise l’exemple des hauts salaires.

« Quand l’incertitude de l’occupation se trouve réunie à la fatigue, au désagrément et à la malpropreté de la besogne, alors elle élève quelquefois les salaires du travail le plus grossier au-dessus de ceux du métier le plus difficile. Un charbonnier des mines, qui travaille à la pièce, passe pour gagner communément à Newcastle environ le double, et, dans beaucoup d’endroits de l’Écosse, le triple des salaires du travail du manœuvre. Ce taux élevé provient entièrement de la dureté, du désagrément et de la malpropreté de la besogne. Dans la plupart des cas cet ouvrier peut être occupé autant qu’il le veut. Le métier des déchargeurs de charbon à Londres égale presque celui des charbonniers pour la fatigue, le désagrément et la malpropreté ; mais l’occupation de la plupart d’entre eux est nécessairement très peu constante, à cause de l’irrégularité dans l’arrivée des bâtiments de charbon. Si donc les charbonniers des mines gagnent communément le double et le triple des salaires du manœuvre, il ne doit pas sembler déraisonnable que les déchargeurs de charbon gagnent quatre et cinq fois la valeur de ces mêmes salaires. Aussi, dans les recherches que l’on fit il y a quelques années sur le sort de ces ouvriers, on trouva que sur le pied auquel on les payait alors, ils pouvaient gagner 6 à 10 shillings par jour (un peu plus de 6 à 10 francs) ; or 6 shillings sont environ le quadruple des salaires du simple travail à Londres. »

Mais ce n’est pas seulement tous les métiers créés après le statut d’Élisabeth, ou les grandes industries en croissance, comme celle des mines, qui échappaient aux prises du régime corporatif. C’étaient aussi toutes les entreprises par actions, et elles se multipliaient. Il semble même à Adam Smith que le développement des sociétés ou compagnies par actions était parfois excessif et s’appliquait à des objets qui relevaient plutôt de l’industrie personnelle. Il caractérise la société par actions avec une grande netteté. Le capitalisme anglais est doté dès lors d’un de ses organes essentiels.

« Les Compagnies par actions, établies ou par charte royale ou par acte du Parlement, diffèrent, à beaucoup d’égards, non seulement des compagnies privilégiées, mais même des sociétés particulières de commerce.

« Premièrement, dans une société particulière, aucun associé ne peut, sans le consentement de la société, transporter sa part d’associé à une autre personne, ou introduire un nouveau membre dans la société. Cependant chaque membre peut, après un avertissement convenable, se retirer de l’association et demander le payement de sa portion dans les fonds communs de la société. Dans une société par actions, au contraire, aucun membre ne peut demander à la compagnie le payement de sa part, mais chaque membre peut, sans le consentement de la compagnie, céder sa part d’associé à une autre personne, et par là introduire dans la compagnie un nouveau membre. La valeur d’une part ou action dans une société de ce genre est toujours le prix qu’on en trouve sur la place, et ce prix peut être, sans nulle proportion, au-dessus ou au-dessous de la somme pour laquelle le propriétaire est crédité dans les fonds de la compagnie.

« Secondement, dans une société particulière de commerce, chaque associé est obligé aux dettes de la société pour toute l’étendue de sa fortune. Dans une compagnie par actions, au contraire, chaque associé n’est obligé que jusqu’à concurrence de sa part d’associé.

« Le commerce d’une compagnie par actions est toujours conduit par un corps de directeurs, et, à la vérité, ce corps est souvent sujet, sous beaucoup de rapports, au contrôle de l’assemblée générale des propriétaires (des actionnaires). Mais la majeure partie de ces propriétaires ont rarement la prétention de rien entendre aux affaires de la compagnie, mais bien plutôt, quand l’esprit de faction ne vient pas à régner entre eux, tout ce qu’ils veulent, c’est de ne se donner aucun souci là-dessus, et de toucher seulement l’année ou les six mois de dividende, tels que la direction juge à propos de les leur donner, et dont ils se tiennent toujours contents. L’avantage de se trouver absolument délivré de tout embarras et de tout risque au delà d’une somme limitée, encourage beaucoup de gens (qui, sous aucun rapport, ne voudraient hasarder leur fortune dans une société particulière), à prendre part au jeu des compagnies par actions. Aussi ces sortes de compagnies attirent à elles des fonds beaucoup plus considérables que le commerce ne peut se flatter d’en réunir. Le capital de la Compagnie de la mer du Sud se trouva monter une fois à plus de 33 millions 800 mille livres sterling (plus de 700 millions de francs). Le capital, portant dividende, de la Banque d’Angleterre, monte actuellement à 10 millions 780 mille livres (environ 250 millions de francs). »

À dire vrai, c’est surtout aux entreprises de commerce étranger que s’appliquait le régime des compagnies par actions (Compagnie royale d’Afrique, Compagnie de la baie d’Hudson, Compagnie de la mer du Sud, Compagnie des Indes orientales).

« Un auteur français, très distingué par ses connaissances en économie politique, l’abbé Morellet, donne la liste de cinquante-cinq compagnies par actions qui se sont établies en divers endroits de l’Europe depuis 1600, et qui, selon lui, ont toutes failli par les vices de leur administration, quoiqu’elles eussent des privilèges exclusifs. »

Adam Smith s’efforce de limiter très étroitement l’emploi des sociétés par actions. Mais il est visible qu’elles dépassaient ces limites et qu’elles commençaient à s’appliquer aux affaires proprement industrielles, même à celles qui offraient de grands aléas.

« Les seuls genres d’affaires qu’il paraît possible, pour une compagnie par actions, de suivre avec succès, sans privilège exclusif, ce sont celles dont toutes les opérations peuvent être réduites à ce qu’on appelle une routine, ou à une telle uniformité de méthode qu’elles n’admettent que peu ou point de variation. De ce genre sont : 1o le commerce de la banque ; 2o celui des assurances contre l’incendie et contre les risques de mer et de capture en temps de guerre ; 3o l’entreprise de la construction et de l’entretien d’un canal navigable ; et 4o une entreprise qui est du même genre, celle d’amener de l’eau pour la provision d’une grande ville.

« Quoique les principes du commerce de banque puissent paraître tant soit peu abstraits et compliqués, cependant la pratique est susceptible d’en être réduite à des pratiques constantes. Se départir une seule fois de ces règles en conséquence de quelque spéculation séduisante qui offre l’appât d’un gain extraordinaire, est une chose presque toujours extrêmement dangereuse, et très souvent funeste à la compagnie de banque qui s’y expose. Mais la constitution d’une compagnie par actions rend, en général, ces compagnies plus fortement attachées aux règles qu’elles se sont faites, mieux qu’aucune société particulière. Aussi les principales compagnies de banque de l’Europe sont-elles des compagnies d’actionnaires, dont plusieurs conduisent très heureusement leurs affaires sans aucun privilège exclusif. Le seul dont jouisse la Banque d’Angleterre consiste à ce qu’aucune autre compagnie de banque en ce royaume ne peut être composée de plus de six personnes. Les deux banques d’Édimbourg sont des compagnies par actions, sans aucun privilège exclusif.

« Quoique la valeur des risques, soit du feu, soit des pertes par mer ou par capture ne puisse guère se calculer peut-être bien exactement, néanmoins elle est susceptible d’une évaluation en gros qui fait qu’on peut, à un certain point, l’assujettir à une méthode et à des règles précises. Par conséquent, le commerce d’assurance peut être fait avec succès par une compagnie par actions, sans aucun privilège exclusif. La compagnie d’assurance de la ville de Londres et celle du change royal n’ont aucun privilège de ce genre.

« Quand un canal navigable est une fois achevé, la direction de l’affaire devient tout à fait simple et facile, et elle peut se réduire à une méthode et à des règles constantes. On y peut encore réduire la confection d’une de ces sortes d’ouvrages, puisqu’on peut contracter avec les entrepreneurs à tant par toise, à tant par écluse. On en peut dire autant d’un canal, d’un aqueduc ou d’un grand conduit destiné à amener l’eau pour la provision d’une grande ville. De telles entreprises peuvent donc être régies, et elles le sont aussi très souvent, par des compagnies d’actionnaires, sans aucun privilège exclusif.

« Cependant, il ne serait pas raisonnable d’aller ériger pour une entreprise quelconque, une compagnie par actions, uniquement parce que cette compagnie serait capable de conduire l’entreprise avec succès, c’est-à-dire d’aller exempter un certain nombre de particuliers de quelques-unes des lois générales auxquelles tous leurs concitoyens sont assujettis, uniquement parce que ces particuliers, à l’aide de cette exemption, seraient en état de faire bien leurs affaires. Pour qu’un pareil établissement soit parfaitement raisonnable, outre la condition expliquée ci-dessus, c’est-à-dire la possibilité de réduire l’entreprise à une méthode et à des règles constantes, il faut encore le concours de deux autres circonstances. La première, c’est qu’il soit évidemment démontré que l’entreprise est d’une utilité plus grande et plus générale que la plupart des entreprises particulières de commerce ; et la seconde, c’est qu’elle soit de nature à exiger un capital trop considérable pour être fourni par une société particulière. Si un capital modéré suffisait pour l’entreprise, sa grande utilité seule ne serait pas une raison pour qu’on dût ériger une compagnie par actions, parce que, dans ce cas, il se présenterait bientôt des spéculateurs particuliers qui rempliraient aisément la demande à laquelle cette entreprise aurait pour effet de répondre. Ces deux circonstances concourent dans les quatre genres de commerce dont il est question plus haut…

« Excepté les quatre genres de commerce dont j’ai fait mention, je n’ai pu parvenir à m’en rappeler aucun autre dans lequel se trouvent concourir toutes les circonstances requises pour justifier l’établissement d’une compagnie par actions. La compagnie de Londres pour le cuivre anglais, la compagnie pour la fonte du plomb, la compagnie pour le poli des glaces, n’ont pas même le prétexte d’aucune utilité générale, ou seulement particulière dans les objets dont elles s’occupent, et ces objets ne paraissent pas exiger des dépenses qui excèdent les facultés d’une réunion de plusieurs fortunes privées. Quant à la question de savoir si le genre de commerce que font ces compagnies est de nature à pouvoir se réduire à une méthode et à des règles assez précises pour qu’il soit susceptible du régime d’une compagnie par actions, ou si ces compagnies ont sujet de se vanter de profits extraordinaires, c’est ce dont je ne prétends pas être instruit. Il y a longtemps que la compagnie pour l’exploitation des mines est en banqueroute. Un intérêt dans les fonds de la compagnie des toiles d’Édimbourg se vend à présent fort au-dessous du pair, quoique moins au-dessous qu’il n’était il y a quelques années. Les compagnies par actions qui se sont établies dans la vue d’être utiles à l’État en encourageant quelques manufactures particulières, outre le dommage qu’elles causent en faisant mal leurs propres affaires et en diminuant par là la masse des capitaux de la société, ne peuvent guère manquer encore, sous d’autres rapports, de faire plus de mal que de bien. Malgré les intentions les plus droites, la partialité inévitable de leur directeur pour quelques branches particulières de manufactures, dont les entrepreneurs viennent à bout de le séduire et de le dominer, jette véritablement sur le reste un véritable découragement. »

Évidemment, l’instrument capitaliste des sociétés par actions n’a pas encore la souplesse et la puissance qu’il aura plus tard, mais le cercle étroit de la vie corporative est brisé. Et la grande bourgeoisie anglaise n’a nullement besoin d’un effort révolutionnaire pour en sortir. La société par actions apparaît bien encore, même aux libres et audacieux esprits, comme une exception, comme une dérogation aux règles communes qui imposent à tout citoyen, à raison de ses obligations, une responsabilité entière portant sur toute sa fortune. Mais c’est le mouvement naturel du capitalisme qui étendra le champ des sociétés par actions.

L’arbre de la Liberté et la tentation de John Bull.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)


Adam Smith souffre impatiemment ce qui reste du régime corporatif. Il n’ose pas pourtant invoquer la loi pour le briser, car il sait combien il est malaisé parfois de distinguer l’organisation corporative des libres groupements, et Smith ne va pas, comme fera bientôt la Constituante avec la loi Chapelier, jusqu’à interdire même les associations qui ont pour objet immédiat la mutualité. Il déplore qu’elles tournent vite en corporations, mais il n’ose les dissoudre par la force légale.

« Il est rare que des gens du même métier se trouvent réunis, fût-ce pour quelques parties de plaisir ou pour se distraire, sans que la conversation finisse par quelque conspiration contre le public, ou par quelque machination pour faire hausser les prix. Il est impossible, à la vérité, d’empêcher ces réunions par une loi qui puisse s’exécuter, ou qui soit compatible avec la liberté et la justice ; mais si la loi ne peut pas empêcher les gens du même métier de s’assembler quelquefois, au moins ne devrait-elle rien faire pour faciliter ces assemblées, et bien moins encore pour les rendre nécessaires.

« Un règlement qui oblige tous les gens de même métier dans une ville à faire inscrire dans un registre public leurs noms et leurs demeures, facilite ces assemblées, il établit une liaison entre des individus qui, autrement, ne se seraient peut-être jamais connus, et il donne à chaque homme du métier une indication pour trouver toutes les autres personnes de sa profession.

« Un règlement qui autorise les gens du même métier à se taxer entre eux pour pourvoir au soulagement de leurs pauvres, de leurs malades, de leurs veuves et orphelins, en leur donnant alors des intérêts communs à régir, rend ces assemblées nécessaires.

« Une corporation rend non seulement les assemblées nécessaires, mais elle fait encore que la totalité des membres se trouve liée par la loi de la majorité. Dans un métier libre, on ne peut former de ligue qui ait son effet, que par le consentement unanime de chacun des individus de ce métier, et encore cette ligue ne peut-elle durer qu’autant que chaque individu continue à être du même avis. Mais la majorité d’un corps de métier peut établir ce statut, avec des dispositions pénales, qui limitent la concurrence d’une manière plus efficace et plus durable que ne pourrait faire aucune ligue volontaire quelconque. »

L’individualisme économique d’Adam Smith est, comme on voit, à peu près aussi marqué que le sera celui des révolutionnaires de France. Il est presque tenté d’interdire même les réunions de charité mutuelle parce qu’elles peuvent devenir le germe de la vie corporative. Par là il va jusqu’au seuil de ce qui sera la loi Chapelier. Et cela confirme ce que nous avons dit de celle-ci. Sans doute elle répond, pour une part, à un calcul de classe. Ce sont des assemblées d’ouvriers, se coalisant pour élever leur salaire, que la Constituante a voulu proscrire. Mais elle n’a pas cru faire essentiellement œuvre de classe. Elle a cru qu’elle appliquait des principes incontestés.

La méfiance d’Adam Smith à l’égard des corporations et de toutes les assemblées qui y peuvent conduire n’a aucun caractère bourgeois. Car ce n’est pas à des réunions de salariés, interdites d’ailleurs par des statuts terribles, c’est à des réunions de maîtres, d’artisans indépendants et de marchands que pense ici Adam Smith. Mais s’il déteste le régime corporatif, il sait qu’il est en voie de décomposition, et d’ailleurs dans la mesure où il subsiste encore, il répond, sinon aux intérêts, du moins aux préjugés et aux habitudes d’un grand nombre d’hommes de métiers. Ainsi, de même que rien, dans l’état social anglais, n’obligeait les paysans, presque entièrement libérés du régime féodal, à un acte de Révolution, rien, dans le régime économique et industriel, n’obligeait la bourgeoisie à l’action révolutionnaire.

Est-ce du prolétariat anglais, est-ce de la classe ouvrière que pouvait venir un mouvement de révolution sociale ? Mais les prolétaires anglais de 1789 n’avaient, pas plus que les prolétaires français, une conscience de classe. Sans doute leur condition était souvent très dure et leurs garanties étaient faibles. Ils ne pouvaient guère se coaliser utilement pour la défense de leurs salaires. De terribles lois répressives, brutalement invoquées par les maîtres, pesaient sur les prolétaires.

« Les ouvriers désirent gagner le plus possible, les maîtres donner le moins qu’ils peuvent : les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.

« Il n’est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l’avantage dans le débat, et imposer forcément à l’autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément, et de plus la loi les autorise à se concerter entre eux, ou du moins elle ne le leur interdit pas, tandis qu’elle l’interdit aux ouvriers. Nous n’avons pas d’acte du Parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail ; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu’ils ont déjà amassés. Beaucoup d’ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois, et à peine un seul une année entière. À la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l’ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin n’est pas si pressant.

« On n’entend guère parler, dit-on, de ligues entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s’agit, pour s’imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux. Les maîtres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère, et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et ses pareils. À la vérité, nous n’entendons jamais parler de cette ligue, parce qu’elle est l’état habituel, et on peut dire l’état naturel de la chose, et que personne n’y fait attention. Quelquefois, les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu’au moment de l’exécution, et quand les ouvriers cèdent, comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu’ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n’en entend parler. Souvent cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive ; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement pour élever le prix du travail. Leurs prétextes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d’une grande rumeur. Dans le dessein d’amener l’affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées, et quelquefois ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés et agissent avec l’extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l’alternative de mourir de faim ou d’arracher à leurs maîtres, par la terreur, la plus prompte condescendance à leurs demandes. Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins fort de leur côté ; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l’autorité des magistrats civils, et l’exécution la plus rigoureuse des lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers domestiques et journaliers. En conséquence, il est rare que les ouvriers tirent aucun fruit de ces tentatives violentes et tumultueuses, qui, tant par l’intervention du magistrat civil que par la constance mieux soutenue des maîtres, n’aboutissent en général à rien autre chose qu’au châtiment ou à la ruine des chefs de l’émeute. »

On est donc tenté de penser qu’au moment où éclate la Révolution française, et où la classe ouvrière de France commence à jouer un grand rôle politique, les ouvriers anglais vont demander au moins le droit de coalition. Il n’en est rien, ou tout au moins, je ne trouve aucune trace d’une revendication d’ensemble. Chose curieuse ! même en 1795, même quand le député au Parlement, Withbread, pour remédier à l’extrême détresse des ouvriers anglais, propose de fixer par la loi un minimum de salaire, personne à la Chambre des Communes et dans le pays ne suggère l’idée que c’est en accordant aux ouvriers le droit de se coaliser qu’on relèvera leurs salaires. Aujourd’hui, il nous paraît beaucoup plus hardi de déterminer par la loi un minimum de salaire que de reconnaître aux ouvriers le droit de coalition et de grève.

Le point de vue des esprits les plus libres de l’Angleterre, à la fin du xviiie siècle, était tout autre. La loi était déjà intervenue dans la détermination des salaires ; il est vrai que c’était, comme dans le fameux statut d’Élisabeth, pour en fixer le maximum, et la fixation d’un minimum était une vraie révolution sociale, mais il y avait des précédents juridiques. Au contraire, proclamer la liberté de coalition, c’était, dans la pensée des hommes de ce temps, légaliser l’émeute. Fox (voir Hansard, The parliamentary History of England, volume 32) recommande bien l’association pour relever les salaires, mais c’est une association de philanthropes qu’il a en vue, non une association d’ouvriers.

« Si la Chambre, comme il a été proposé, venait à former une association dont tous les membres s’engageraient eux-mêmes à n’user que d’une espèce particulière de pain, pour diminuer les durs effets de la rareté, ne pourrait-elle en même temps former une association en vue d’élever le prix du travail à un taux proportionné au prix des articles de subsistance ? »

Mais quant à laisser aux intéressés eux-mêmes le droit de former cette association, ni Fox ni aucun de ses collègues libéraux n’y songe un instant. Pitt, dans le discours où il combat la motion de Withbread (12 février 1796), ne dit pas un mot non plus des coalitions ouvrières. Il parle des sociétés amicales, friendly societies, qui sont des sociétés de secours mutuels entre ouvriers, et il ne paraît pas pressentir que ces sociétés de secours mutuels deviendront le germe d’organisations ouvrières de résistance et de lutte.

« L’encouragement des sociétés amicales, dit-il, contribuera à alléger l’immense charge dont le public est accablé maintenant pour le soutien des pauvres, et l’industrie pourra pourvoir, par ses épargnes, aux temps de détresse. »

Il est bien malaisé de croire que s’il y avait eu à ce moment une revendication générale de la classe ouvrière anglaise au sujet du droit de coalition, Pitt n’y eût fait aucune allusion. Il aurait sans doute exprimé des craintes sur la déviation possible des sociétés ouvrières de secours mutuels.

D’où vient que les ouvriers anglais, dans l’ébranlement donné au monde et aux travailleurs par la Révolution française, n’aient point demandé la reconnaissance légale d’un droit aussi important pour eux ? Ce n’était certes pas indifférence ou dédain ; car il résulte des pages d’Adam Smith citées tout à l’heure, et de nombreux témoignages recueillis par Sidney et Béatrice Webb dans leur belle histoire du Trade-Unionisme, que, en fait, pendant tout le xviiie siècle, les ouvriers recoururent aux coalitions pour défendre ou hausser leurs salaires. Et ils ne se bornaient pas à des ententes momentanées : ils formaient des associations permanentes.

« Nous n’avons pas réussi à découvrir dans les innombrables brochures et placards ouvriers du temps, ni dans les procès-verbaux de la Chambre des Communes, quelque trace de l’existence avant 1700 d’associations permanentes de salariés pour détendre et améliorer les conditions de leur contrat… Dans les premières années du xviiie siècle, nous trouvons des plaintes : sur les associations « récemment formées » par des ouvriers qualifiés de certains métiers. À mesure que le siècle avance, nous remarquons la multiplication graduelle de ces plaintes, auxquelles correspondent des contre-actions présentées par des corps d’ouvriers organisés. À partir du milieu du siècle, les procès-verbaux de la Chambre des Communes sont remplis de pétitions et de contre-pétitions qui révèlent l’existence d’associations de journaliers dans la plupart, des professions qualifiées. Finalement, nous pouvons conjecturer la large extension du mouvement, d’après la multiplication croissante des lois contre les associations dans les industries particulières… »

Ce qu’il y a de curieux, c’est que toute cette agitation et organisation ouvrière précède même la période des manufactures. Le système manufacturier ne prit un grand essor que vers le milieu du xviiie siècle et déjà, depuis cinquante ans, les ouvriers attachés au service de la petite industrie artisane se groupaient, s’organisaient. Si donc on ne saisit pas, de 1789 à 1793, une grande revendication générale des prolétaires, une grande action de classe, en faveur du droit de coalition, ce n’est pas que les ouvriers anglais en aient méconnu l’importance. Mais c’est d’abord que la structure de l’industrie anglaise était encore trop compliquée, trop sectionnée, pour qu’une action et une revendication générales des prolétaires fussent possibles. Quelques progrès qu’eût réalisés déjà le système manufacturier, il n’avait pas encore prévalu dans un très grand nombre de branches de la production ; c’est ainsi, pour emprunter un exemple à Sidney Webb, que les négociants en draps, dans le Yorkshire, ne commencèrent à établir des manufactures sur une grande échelle qu’en 1794. Beaucoup de travailleurs industriels étaient encore engagés à demi dans la vie agricole. Il existait encore, surtout en Écosse et dans les régions pauvres, des cottagers qui ne possédaient qu’un tout petit domaine insuffisant à les faire vivre, et qui demandaient le surplus des ressources nécessaires à un travail industriel.

« Le produit d’un travail fait de cette manière se présente souvent sur le marché à meilleur compte que la nature de ce travail ne le permettrait sans cette circonstance. Dans plusieurs endroits de l’Écosse, on a des bas tricotés à l’aiguille à beaucoup meilleur marché qu’on ne pourrait les établir au métier partout ailleurs ; c’est l’ouvrage de domestiques et d’ouvrières qui trouvent dans une autre occupation la principale partie de leur subsistance. La filature de toile se fait en Écosse de la même manière à peu près que les bas à l’aiguille, c’est-à-dire par des femmes qui sont louées principalement pour d’autres services. Celles qui essayent de vivre uniquement de l’un ou de l’autre de ces métiers, gagnent à peine de quoi ne pas mourir de faim. Dans la plus grande partie de l’Écosse, il faut être une bonne fileuse pour gagner 20 deniers par semaine » (Adam Smith).

On comprend aisément que ces ouvriers et ouvrières dispersés, et encore enfoncés plus qu’à moitié dans la vie rurale, ne pouvaient se prêter à un vaste et énergique mouvement de classe.

Mais surtout un très grand nombre de salariés étaient encore engagés dans les liens du système corporatif et de l’artisanerie. Quand les grandes manufactures se créaient, elle ne se heurtaient pas seulement à la résistance des artisans, des petits producteurs : elles se heurtaient aussi à celle de leurs ouvriers, de leurs compagnons qui étaient troublés dans leurs habitudes, menacés même dans leur existence, et, en tout cas, obligés souvent à s’expatrier. Quand le système des manufactures s’appliqua dans le Yorkshire, en 1794, à la fabrication des draps, « journaliers et petits maîtres luttèrent unanimement d’abord pour résister à la nouvelle forme d’industrie capitaliste, qui commençait à leur enlever le contrôle du produit de leur travail  ».

Mais comment les ouvriers, les salariés auraient-ils pu revendiquer énergiquement contre leurs maîtres le droit de coalition, comment auraient-ils pu engager contre eux une vigoureuse action de classe au moment où ils liaient partie avec eux pour la défense commune d’une forme d’industrie menacée par le capitalisme ? Aussi bien, en chaque industrie, les ouvriers, façonnés par le système du moyen âge, et pénétrés autant que les maîtres de l’esprit de restriction, de corporation, de privilège et de monopole, faisaient cause commune avec ces maîtres toutes les fois qu’ils croyaient un de ces monopoles menacés. C’est ainsi, comme l’a observé Adam Smith, que très souvent les maîtres provoquaient un soulèvement de leurs ouvriers pour empêcher toute mesure qui aurait restreint leur privilège, en permettant, par exemple, la concurrence des produits étrangers.

Enfin, la loi des pauvres, la loi du domicile et du certificat avaient pour effet de cantonner la classe ouvrière anglaise, de la sectionner.

« La gêne que les lois des corporations, écrit Adam Smith, apportent à la libre circulation du travail est, je pense, commune à tous les pays de l’Europe, celle qui résulte des lois sur les pauvres est, autant que je puis le savoir, particulière à l’Angleterre. Elle vient de la difficulté qu’un homme pauvre trouve à obtenir un domicile (settlement), ou même la permission d’exercer son industrie dans une autre paroisse que celle à laquelle il appartient. Les lois des corporations ne gênent que la libre circulation du travail des artisans et ouvriers de manufacture seulement ; la difficulté d’obtenir un domicile gêne jusqu’à la circulation du travail du simple manœuvre… Lors de la destruction des monastères, quand les pauvres furent privés des secours charitables de ces maisons religieuses, après quelques tentatives infructueuses pour leur soulagement, le statut de la quarante-deuxième année d’Élisabeth régla que chaque paroisse serait tenue de pourvoir à la subsistance de ses pauvres, et qu’il y aurait des inspecteurs des pauvres établis annuellement, lesquels, conjointement avec les marguilliers, lèveraient, par une taxe paroissiale, les sommes suffisantes pour cet objet.

« Un statut imposa à chaque paroisse l’obligation indispensable de pourvoir à la subsistance de ses pauvres. Ce fut donc une question importante de savoir quels étaient les individus que chaque paroisse devait regarder comme ses pauvres. Après quelques variations, cette question fut enfin décidée dans les treizième et quatorzième années de Charles II, où il fut statué qu’une résidence non contestée et ininterrompue de quarante jours ferait acquérir le domicile dans une paroisse, mais que, pendant ce terme, deux juges de paix pourraient, sur la réclamation du marguillier ou inspecteur des pauvres, renvoyer tout nouvel habitant à la paroisse sur laquelle il était légalement établi en dernier lieu, à moins que cet habitant ne tînt à loyer un bien de 10 livres de revenu annuel, ou bien qu’il ne fournît pour la décharge de la paroisse où il était actuellement résident, une caution fixée par ces juges. » C’était en réalité immobiliser la main-d’œuvre pauvre, et les précautions furent accumulées pour que les manouvriers ne pussent circuler en fraude et conquérir subrepticement le domicile. Les quarante jours de résidence nécessaires ne commencèrent à courir qu’à partir du jour où connaissance publique avait été donnée à l’église de la déclaration faite par le nouveau venu. À mesure qu’au xviiie siècle le système des manufactures se développa, exigeant un plus large déplacement de main-d’œuvre, il devint difficile et presque impossible de maintenir la législation accablante du settlement, du domicile. Et elle fut remplacée par le régime des certificats.

« Dans les huitième et neuvième années de Guillaume II, il fut statué que lorsqu’une personne aurait obtenu de la paroisse où elle avait son dernier domicile légal un certificat signé du marguillier et inspecteur des pauvres et approuvé par deux juges de paix, toute autre paroisse serait tenue de la recevoir ; qu’elle ne pourrait être renvoyée sur le simple prétexte qu’elle était dans le cas de devenir à la charge de la paroisse, mais seulement par le fait d’y être actuellement à charge, auquel cas la paroisse qui avait accordé le certificat serait tenue de rembourser tant la subsistance du pauvre que les frais de son renvoi. »

En même temps, l’acquisition du domicile était rendue plus malaisée encore qu’auparavant. Mais les certificats mêmes n’étaient pas facilement délivrés. Chaque paroisse craignait d’être exposée à des frais de secours et de rapatriement au cas où celui qu’elle aurait muni du certificat deviendrait malade. Ainsi la circulation des plus pauvres des manouvriers était extrêmement gênée. Mais il s’en faut que l’ensemble de la classe ouvrière anglaise protestât contre ces entraves. Adam Smith s’étonne de sa patience à les supporter.

« C’est, dit-il, un attentat manifeste contre la justice et la liberté naturelles, que de renvoyer un homme, qui n’est coupable d’aucun délit, de la paroisse où il choisit de demeurer ; cependant le peuple, en Angleterre, qui est si jaloux de sa liberté, mais qui, comme le peuple des autres pays, n’entend jamais bien en quoi elle consiste, est resté, déjà depuis plus d’un siècle, assujetti à cette oppression sans y chercher de remède. Quoique les gens sages se soient aussi quelquefois plaints de la loi du domicile comme d’une calamité publique, néanmoins elle n’a jamais été l’objet d’une réclamation universelle du peuple, comme celle qu’ont occasionnée les warrants généraux (mandats d’arrêt sans désignation individuelle), pratique sans contredit