Histoire socialiste/La Constituante/Les Partis et les classes en 1791
LES PARTIS ET LES CLASSES EN 1791.
Comment cet équilibre fut-il rompu ? Une seule question va décider maintenant de la marche de la Révolution. Le roi est-il disposé, oui ou non, à la soutenir loyalement ? Si oui, si le roi est sincèrement constitutionnel, s’il ne pactise ni avec l’étranger, ni avec les émigrés, ni avec la partie factieuse de l’Église, la Révolution se tiendra dans la voie moyenne et unie où la Constituante l’a engagée : la souveraineté nationale sera affirmée sans aller jusqu’à la démocratie, et la Révolution pourra abolir la noblesse, nationaliser l’Église, contrôler le roi, sans faire appel aux forces populaires. Si, au contraire le roi combat, sournoisement d’abord, directement ensuite la Révolution, celle-ci pour se défendre sera obligée d’aller jusqu’à la démocratie et de faire appel à la force du peuple.
Donc, à côté de cette question, que veut le roi et que fera-t-il ? tout le reste, à cette heure, est secondaire. Et, pourtant, bien des embarras, bien des difficultés graves pèsent sur la Constituante dès la fin de 1790, au sortir de l’éblouissante fête de la Fédération. Tout d’abord, les rivalités des partis et des hommes semblent s’exaspérer en elle. Nous avons vu la lutte sourde d’influence de Lafayette et de Mirabeau. Contre Mirabeau, Barnave, Duport, les Lameth redoublent d’efforts, et quand Mirabeau, en mars 1791, s’oppose aux premières mesures demandées contre les émigrés, quand il ne veut pas qu’il soit porté atteinte à la liberté de l’émigration, ses adversaires essayent de l’accabler aux Jacobins : et ils lui portent un rude coup. Or, à travers tous ces déchirements, Robespierre chemine, avec son inflexible idéal de démocratie. Mais que pouvait-il, et comment aurait-il pu conduire la Révolution jusqu’à l’entière formule démocratique, si la résistance du roi à la Révolution n’avait déterminé des secousses tragiques ? Aussi Robespierre avec une prudence extrême et un grand sens de la réalité, ne sortait-il jamais des limites constitutionnelles. Même quand il était vaincu (et il l’était le plus souvent), même quand il n’avait pu faire attribuer à la nation seule le droit de déclarer la guerre, même quand il n’avait pu étendre à tous les citoyens le droit de suffrage, même quand il n’avait pu obtenir le licenciement des officiers ou un régime colonial conforme à la justice, toujours il s’inclinait avec un respect qui, à cette date au moins, n’est pas simulé. Camille Desmoulins lui ayant prêté, à propos du vote de l’Assemblée sur le droit de paix ou de guerre des paroles assez vives, il rectifie aussitôt, protestant de son respect de législateur pour les décisions légales, même quand elles sont contraires à ses vues.
Et les Jacobins où son influence commence à grandir sont avant tout « les amis », les défenseurs de la Constitution. Si la royauté avait suivi les conseils de génie que lui donnait Mirabeau, si Louis XVI avait désarmé la défiance de la nation par une adhésion sans réserve aux principes essentiels de la Révolution, et par la pratique manifestement loyale de la Constitution, Robespierre n’aurait été, dans la Révolution, qu’un puissant doctrinaire de la démocratie. Il en aurait sans cesse rappelé le principe : il aurait peut-être empêché la Constitution de trop incliner à une oligarchie bourgeoise. Mais il n’aurait pas dirigé les événements et réalisé pleinement sa formule. Seules, la lente croissance économique du prolétariat industriel, la lente diffusion de lumière dans le peuple auraient transformé peu à peu la Révolution en démocratie.
La Constituante fut cruellement troublée par les incidents militaires de Metz, de Nancy et de Brest. En août 1790, l’effervescence était grande parmi les soldats de Metz ; les officiers avaient pris sous l’ancien régime l’habitude de considérer que le soldat n’avait pas de droit ; et, par dédain, autant au moins que par rapacité, ils volaient littéralement une partie des fonds destinés au soldat. À Metz, la chose fut démontrée : les soldats, nommant des délégués par compagnie, demandèrent une vérification des comptes et il fallut bien reconnaître qu’ils étaient irréguliers. Un contrôle plus sérieux fut établi. Mais, au même moment, des troubles graves éclataient parmi les troupes de Nancy.
Un conflit politique aigu et presque permanent existait depuis la Révolution entre les officiers et les soldats du régiment de Chateauvieux alors en garnison à Nancy. Les officiers étaient aristocrates ; les soldats étaient révolutionnaires ; le régiment qui était à Paris le 14 juillet 1789 avait signifié très nettement qu’il ne tirerait pas sur le peuple et son attitude avait contribué à déconcerter le plan de contre-révolution.
À Nancy, les soldats se plaignirent de l’injuste sévérité des chefs cherchant à faire expier aux soldats par des châtiments immérités ou excessifs, leur zèle révolutionnaire ; ils se soulevèrent enfin, refusèrent l’obéissance, s’emparèrent de quelques-uns de leurs officiers. Bouillé était le chef suprême des troupes de la région de l’Est ; c’était un conservateur tempéré, un contre-révolutionnaire prudent. Très dévoué à la monarchie qu’il avait servie avec éclat aux Antilles dans la guerre contre les Anglais, il avait pourtant ce prestige de libéralisme qui s’attachait à tous les hommes qui avaient pris part à la guerre de l’indépendance américaine. Il redoutait la Révolution, il détestait et méprisait même son cousin Lafayette, coupable de s’être engagé dans les voies nouvelles.
Mais, lui-même s’appliquait à ne pas se compromettre. Il avait peu de goût pour la noblesse de cour frivole, dépensière et étourdie : il pressentait qu’elle perdrait le roi ; et, pour pouvoir le servir utilement, il s’appliquait à conserver auprès de la bourgeoisie révolutionnaire de l’Est une certaine popularité. La garde nationale lui avait offert le commandement ; il le refusa, mais resta en rapports avec elle. Il s’ingéniait à imaginer de perpétuels prétextes à des mouvements de troupes et les rassemblements indiscrets des émigrés de l’autre côté de la frontière lui en fournissaient abondamment. Il pouvait ainsi empêcher toute familiarité trop étroite et prolongée des soldats et de la population civile sans éveiller la défiance trop vive des révolutionnaires. Après la fête de la Fédération, les soldats délégués au Champ de Mars par les régiments y rapportèrent je ne sais quel frisson de patriotisme et de liberté, et Bouillé sentit tout de suite que l’esprit de l’armée, même dans l’Est, allait changer et que sa tâche de chef dévoué au roi allait devenir plus difficile.
Pourtant, il avait encore à cette date une grande autorité morale dans toute la région et il put apaiser le mouvement de Metz. L’Assemblée, effrayée par le soulèvement des soldats de Nancy, et mal renseignée sur les causes de l’agitation rendit, le 6 août, un décret qui proclamait coupable de haute trahison tout soldat qui refuserait l’obéissance. Lafayette désirant prouver à son cousin Bouillé qu’il ne pactisait pas avec « les hommes de désordre », envoya à Nancy un officier, Malseigne, provocant et imprudent, qui aggrava les colères.
Pourtant, les soldats, comme fascinés par le décret de l’Assemblée, commençaient à se soumettre. La garde nationale de Nancy qui était de cœur avec eux envoya des délégués à la Constituante. Ceux-ci furent entendus : ils exposèrent l’origine des troubles, protestèrent contre l’attitude rétrograde des officiers. L’Assemblée, mieux informée, décida l’envoi de deux commissaires chargés de diriger à Nancy la force publique et de porter une proclamation conciliante. Mais, au moment même où ce décret était rendu, une terrible collision avait lieu à Nancy entre les soldats de la garnison et les soldats amenés de Metz par Bouillé. Ceux-ci, repentants jusqu’à la férocité, cherchèrent à faire oublier leur propre révolte en écrasant leurs camarades. Le sang coula à flots : Louis XVI écrivit à l’Assemblée pour exprimer sa joie « du rétablissement de l’ordre » et l’Assemblée, sur la proposition de Mirabeau, vota des félicitations à Bouillé.
Elle, aussi, comme le roi, se félicita du « rétablissement de l’ordre », et les Suisses du régiment de Chateauvieux réclamés par la « justice » de leur pays furent condamnés à mort ou envoyés au bagne. Jamais l’Assemblée Constituante ne s’était montrée aussi violemment « conservatrice ». Comment expliquer son état d’esprit ? Évidemment la question militaire lui faisait peur. Il n’y aurait eu qu’une solution : licencier les officiers tout pénétrés de l’esprit d’ancien régime et instituer des officiers nouveaux. Sur cette solution chose étrange, Mirabeau et Robespierre étaient d’accord. Mais Robespierre, en renvoyant les officiers d’ancien régime se préoccupait surtout d’arracher une arme à la contre-révolution.
Mirabeau se préoccupait surtout de rétablir dans l’armée la discipline, qui était impossible tant que les soldats pourraient dénoncer hautement les principes et les menées contre-révolutionnaires des chefs. L’Assemblée, comme épuisée d’audace, et ne voulant pas d’ailleurs toucher au système militaire de peur d’être amenée à établir la conscription, n’osa pas recourir à cette mesure nécessaire du licenciement. Et, d’autre part, l’indiscipline des soldats, même inspirée par l’amour de la Révolution, lui paraissait un péril doublement mortel : mortel pour la liberté, qui serait à la merci des mouvements militaires ; mortel pour la bourgeoisie, qui ne pourrait plus disposer d’une force armée obéissante pour défendre la propriété et l’ordre tel qu’elle le comprenait.
L’Assemblée eut peur de laisser se créer contre le régime nouveau des précédents d’indiscipline et elle fut implacable à ceux-là mêmes qui soutenaient la Révolution par des moyens dont s’effrayait la bourgeoisie. Mais on se tromperait étrangement si l’on croyait que cette brutalité de répression bourgeoise suffit à provoquer contre l’Assemblée un mouvement étendu et vif dans le pays. Robespierre protesta ; Loustalot, le jeune journaliste des Révolutions de Paris exhala plus de tristesse que de colère dans son article, qui fut le dernier. Il mourut le lendemain et ses amis attribuèrent sa mort à l’excès de douleur que lui avait causé ce sacrifice sanglant. Mais, dans l’ensemble de la nation, c’est la bourgeoisie qui faisait encore à cette date la loi à l’opinion, et la plupart des révolutionnaires furent plus empressés à se réjouir « du rétablissement de l’ordre » qu’à déplorer les moyens par lesquels il avait été rétabli.
C’est plus tard, seulement, quand la fuite de Louis XVI à Varennes et la complicité de Bouillé eurent ramené l’attention sur les sanglants événements de Nancy, que les soldats de Chateauvieux bénéficièrent d’un retour d’opinion assez marqué et apparurent comme des défenseurs clairvoyants de la liberté publique.
Mais, à la fin de 1790, ces événements ne suffisaient pas à soulever les couches profondes du peuple, à discréditer la politique bourgeoise, à la fois révolutionnaire et conservatrice de l’Assemblée et à fortifier l’idée démocratique.
De même, les matelots, très animés contre les officiers de marine contre-révolutionnaires, exaspérés aussi par le maintien des peines sauvages ou humiliantes s’étaient révoltés à Brest. L’Assemblée envoya des délégués et, avec le concours des Jacobins, ils rétablirent l’ordre dans les équipages. Les officiers émigraient peu à peu ; mais, là non plus, la Constituante ne se pressait point de prendre un parti.
Les colonies posaient à l’Assemblée nationale un problème singulièrement redoutable et qu’elle fut incapable de résoudre. La bourgeoisie révolutionnaire fut prise, dans la question coloniale, entre l’idéalisme de la Déclaration des droits et les intérêts de classe les plus brutaux, les plus bornés. Il y avait dans les colonies, à la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Domingue, des hommes libres et des esclaves ; ceux-ci, dix fois plus nombreux. Toute la main d’œuvre était esclave : tout le travail des plantations était fait par de malheureux nègres arrachés à l’Afrique et la richesse des propriétaires se mesurait au nombre de leurs esclaves. Pouvait-on abolir l’esclavage, sans ébranler jusqu’au fondement « l’ordre social » des colonies et « la propriété » ? Pouvait-on maintenir l’esclavage sans ébranler jusqu’au fondement la déclaration des Droits de l’homme et la Révolution elle-même ? Mais les hommes libres étaient divisés : il y avait les blancs, fiers de leur race et les mulâtres, avides d’égalité. Les blancs méprisaient les mulâtres, quoiqu’ils fussent libres et souvent propriétaires, presque autant que les esclaves noirs. Les colons blancs prétendaient gouverner seuls ; et quand la Révolution éclata, ils prétendirent s’en approprier tous les bénéfices à l’exclusion des hommes de couleur. Ainsi la Révolution rencontra ce double et terrible antagonisme : antagonisme de race entre les blancs et les hommes de couleur ; antagonisme de race et de classe entre les propriétaires blancs et les esclaves noirs. D’emblée, et aux premières nouvelles de la Révolution, les colonies comprirent qu’elle aurait une répercussion inévitable sur leur état social et elles s’empressèrent à parer le coup. D’une part, elles insistèrent pour avoir à l’Assemblée un nombre considérable de représentants ; elles espéraient ainsi agir avec force sur les députés. Et d’autre part, au moment même où les colons prétendaient participer à la souveraineté nationale ils faisaient des réserves et voulaient mettre les colonies hors du droit commun de la Révolution ; à aucun prix, disaient-ils, les colonies n’accepteront que la France prétende légiférer souverainement sur l’état des personnes dans les îles : si les droits de l’homme exigent que l’homme de couleur ait les mêmes droits politiques que le blanc, s’ils exigent que l’esclave soit affranchi, les droits de l’homme ne compteront pas pour les colonies ; car les colons n’entendent pas être ruinés, et il n’y a pas de droit contre le droit à la vie. Ils ne se bornaient pas à cette thèse audacieuse. Ils s’organisaient. Nous avons déjà vu la fondation de l’hôtel Massiac.
Mais de plus, défense était faite à tous les colons de ramener aux Antilles les esclaves qu’ils avaient amenés en France : car ils porteraient dans les îles des semences perverses. Et il y avait des sanctions terribles contre les colons imprudents ou généreux qui manquaient à cette règle : ils étaient mis au ban de la société coloniale : et comme l’un d’eux était suspect de vouloir affranchir ses esclaves, ses bâtiments ruraux, sa demeure même ne tardèrent pas à flamber. En même temps les colons se donnaient spontanément, et sans attendre la loi de l’Assemblée, une constitution à leur mesure. Nous verrons plus tard que ce qui caractérisa la Vendée, ce fut un prodigieux esprit d’égoïsme et de localité. Les Vendéens voulurent s’approprier tous les bienfaits de la Révolution et en rejeter les charges : ils voulurent l’adapter à l’étroitesse des intérêts locaux et particuliers.
En ce sens, on peut dire que dès 1789, la grande île de Saint-Domingue fut comme une Vendée bourgeoise, capitaliste et esclavagiste. La division des intérêts et des esprits y était extrême comme en témoigne la lettre d’un colon du 1er décembre 1789 (citée par M. Léon Deschamps) :
« Nous avons, écrit-il, établi des comités dans les districts ; nous avons des électeurs à Port-au-Prince, pour tâcher d’établir un comité colonial et faire porter toutes nos doléances à l’Assemblée coloniale de ce chef-lieu. Mais il n’y a pas d’harmonie ; l’intérêt particulier s’élève contre l’intérêt général ; le Nord contre l’Ouest et le Midi… Au Petit-Goaves, Ferrand de Baudières, ancien sénéchal de cette juridiction, a été tué comme convaincu d’avoir voulu donner des moyens aux gens de couleur. À Petite-Rivière, un notaire a failli être tué pour avoir libellé une requête pour les gens de couleur, car ils demandaient l’égalité civile et politique. Nous tâchons d’empêcher les mauvais petits blancs, qui se sont incroyablement augmentés depuis quelques années, de semer ces erreurs et les apôtres de la philanthropie d’établir leurs dogmes pernicieux. Y parviendrons-nous ? Nous sommes si divisés… »
Mais malgré ces divisions, châtiment naturel de l’égoïsme et du particularisme, les colons surent s’entendre sur quelques directions essentielles : d’abord, ils nommèrent des Assemblées coloniales, et seuls, les propriétaires blancs furent électeurs et éligibles : les mulâtres libres furent écartés comme les noirs. En même temps, sous prétexte de secouer le joug de l’ancien régime, mais en réalité, pour se constituer à l’état de quasi autonomie, ces Assemblées refusèrent de reconnaître l’autorité du gouverneur. En outre, rompant le pacte colonial qui les attachait à la métropole, elles abolirent ce qu’on appelait « l’exclusif métropolitain » c’est-à-dire le privilège qu’avait la métropole d’approvisionner ses colonies et elles ouvrirent les ports au commerce de toutes les nations, tout en continuant de jouir de leurs importations privilégiées dans la métropole. Enfin, elles organisèrent une véritable terreur contre ceux qui osaient parler de l’abolition de l’esclavage. Elles firent mettre à mort un nommé Dubois, coupable de demander la liberté des noirs et de prêcher « un nouvel évangile de la propriété ». Si ces tentatives monstrueusement égoïstes avaient abouti, une oligarchie de grands propriétaires blancs aurait exercé sur les colonies une absolue souveraineté, politique et économique.
Elle aurait disposé seule, du pouvoir électoral et législatif : elle aurait comprimé et écarté « les mauvais petits blancs », c’est-à-dire les modestes colons, les petits propriétaires, les artisans, les petits marchands blancs, toute cette démocratie coloniale naissante : les grands colons auraient terrorisé et déporté les petits blancs en les accusant de se faire les complices des hommes de couleur. Les mulâtres, privés de tous droits politiques et accablés de mépris auraient été, en fait, à peu près confondus avec les esclaves : et sur ceux-ci, le joug se serait appesanti d’autant plus que quelques vagues prédications abolitionnistes auraient surexcité la défiance et la colère des propriétaires blancs.
En même temps, les colons auraient acheté librement à tous les pays du monde, s’assurant ainsi le bon marché des produits acquis par eux : et forts de leur puissance de tradition et d’habitude, ils auraient continué à être les fournisseurs exclusifs des maisons de France qui raffinaient le sucre. Voilà le régime, que, dès les premiers jours, les colons de Saint-Domingue organisèrent, et les députés des colonies à l’Assemblée nationale n’avaient d’autre mandat que de défendre, contre toute attaque, ce système d’autonomie rapace, d’égoïsme et d’oligarchie. Au besoin, ils menaçaient d’une rupture, si l’on prétendait imposer aux colonies un autre régime. L’embarras de la bourgeoisie révolutionnaire fut grand. Il y avait contradiction entre les principes qu’elle affirmait en France et ses intérêts de classe aux colonies. En France, cette contradiction n’existait pas. La bourgeoisie révolutionnaire pouvait, sans compromettre ses intérêts économiques et son développement industriel appeler quatre millions de citoyens au vote. Elle aurait même pu sans péril pour sa primauté économique appeler au vote d’emblée, tous les citoyens, comme elle le fera en 1792. Les ouvriers des manufactures, quoique citoyens, continuaient à fournir leur travail, à alimenter de plus-value la force naissante du capital. Ainsi la Déclaration des droits de l’homme, même largement et démocratiquement appliquée ne contrariait pas les intérêts de classe les plus substantiels de la bourgeoisie révolutionnaire. Elle les servait au contraire, en aidant la bourgeoisie à dissoudre l’ancien régime, à briser les entraves corporatives et féodales et à assurer son contrôle souverain sur toutes les affaires du pays. Mais l’abolition de l’esclavage, c’est-à-dire du seul mode de travail en grand connu depuis des siècles aux colonies n’allait-elle pas ruiner les planteurs, les grands propriétaires coloniaux ? N’allait-elle pas ruiner les riches familles de la métropole qui avaient de grands intérêts aux colonies ? N’était-elle pas un désastre pour les commerçants de Bordeaux, de Nantes, de Marseille qui échangeaient tant de produits aux colonies ? Que deviendraient les raffineurs des grands ports s’ils n’avaient plus le sucre de Saint-Domingue ? Que deviendraient ces bons négriers, ces bons révolutionnaires de Nantes et de Bordeaux, qui gagnaient des millions à transporter jusqu’à 35 000 noirs des côtes de Guinée aux Antilles ? La bourgeoisie révolutionnaire recula devant la clameur des grands intérêts soulevés et non seulement elle ne décréta pas l’abolition de l’esclavage ; mais elle n’étudia pas les mesures de transition qui auraient pu la faciliter.
Il y avait bien un parti abolitionniste, une société des amis des noirs dont faisaient partie Brissot et Mirabeau. Pétion, prononça à la tribune, en décembre 1789, un discours admirable sur les tortures des pauvres noirs transportés dans des cales étouffantes : et je crois que jamais tableau plus pathétique ne fut offert à une assemblée.
Mais la Constituante écartait ce problème comme un cauchemar. Et elle n’osait même pas statuer sur le droit politique des mulâtres libres, car elle craignait, en accordant l’égalité politique à une partie des hommes de couleur, d’éveiller au cœur des esclaves noirs des espérances qu’elle ne voulait point réaliser. Il fallut bien pourtant qu’elle légiférât sous peine d’abandonner, à jamais les colonies à l’anarchie.
C’est Barnave, qui, comme rapporteur en mars 1790, porta la question à la tribune. Il fut le défenseur passionné des grands colons. Et je lis en plus d’un livre : « Voilà bien l’homme au double visage. » Démocrate pour la France, complice de l’oligarchie aux colonies. Les ennemis de Barnave ne tardèrent point d’ailleurs à se faire une arme contre lui de sa politique coloniale. Et lui-même, en parlant de Brissot, l’ami des noirs, l’appelle « le scélérat qui m’a volé ma popularité ». Je l’avoue, je ne comprends pas cet étonnement. Barnave n’était point un idéaliste ; c’était un réaliste très net. Si l’on se souvient des pages de lui que j’ai citées, sur les causes de la Révolution, on sait que selon lui, elle fut la conséquence et l’expression politique de la croissance économique bourgeoise, le triomphe de la richesse mobilière.
Dans sa pensée donc, tout ce qui pouvait entraver la puissance de la bourgeoisie et du capitalisme était contraire à la Révolution. Démocrate, oui, contre les puissances de l’ancien régime, contre la féodalité terrienne, contre l’arbitraire royal et bureaucratique, contre tout ce qui pouvait arrêter l’essor de la production, mais, bourgeois avant tout, très nettement et très consciemment. Comment donc s’étonner qu’il ait marché avec le capitalisme colonial ? Que son amitié pour Lameth, qui le conduisit à l’hôtel Massiac, l’ait engagé plus directement dans la question : c’est évident ; qu’il ait été flatté de jouer un rôle actif dans ce débat redoutable et que sa vanité personnelle se soit complue en des apparences « d’homme d’État », c’est possible. Mais sa conception générale de la société, et de la politique, ne lui permettait pas dans la question coloniale une autre posture.
Il est, plus que tout autre, dans la Révolution, l’avocat-né de la bourgeoisie. Le décret, d’ailleurs, qu’il proposa au nom du Comité était assez habilement calculé : il paraissait comme un compromis entre les intérêts essentiels des colons et les principes de la Révolution. Il accordait aux colons, une large autonomie, les protégeait contre toute innovation sur le statut des colonies : et en même temps, il établissait ou semblait établir l’égalité au point de vue électoral entre tous les hommes libres, qu’ils fussent blancs ou mulâtres. Décret du 8 mars 1790 :
Article 1er. — Chaque colonie est autorisée à faire connaître ses vœux sur la constitution, la législation et l’administration à la charge de se conformer aux principes généraux qui lient les colonies à la métropole et qui assurent la conservation de leurs intérêts respectifs.
Article 2. — Dans les colonies, où il existe des Assemblées coloniales librement élues par les citoyens et avouées par eux, ces Assemblées seront admises à exprimer le vœu de la colonie ; dans les autres, il en sera formé incessamment.
Article 3. — Le roi fera parvenir dans chaque colonie une instruction de l’Assemblée nationale renfermant : 1o le moyen de former les Assemblées coloniales ; 2o les bases générales auxquelles ces Assemblées devront se conformer.
Article 4. — Les plans préparés dans les Assemblées coloniales seront soumis à l’Assemblée nationale pour être examinés et décrétés par elles, puis présentés à la sanction du Roi.
Article 5. — Les décrets de l’Assemblée nationale sur l’organisation des municipalités et Assemblées administratives seront envoyés aux Assemblées coloniales avec pouvoir d’exécuter immédiatement ou de réformer, sous la décision définitive de l’Assemblée nationale et du roi et la sanction du gouverneur pour l’exécution des arrêtés pris par les Assemblées administratives.
Les Assemblées coloniales énonceront leurs vœux sur les modifications à apporter au régime prohibitif pour être, après avoir entendu les représentants du commerce national, statué par l’Assemblée nationale.
Au surplus l’Assemblée nationale déclare qu’elle n’a rien voulu innover dans aucune branche du commerce soit direct, soit indirect de la France avec ses colonies ; met les colons et leurs propriétés sous la sauvegarde spéciale de la nation ; déclare criminel envers la nation quiconque travaillerait à exciter des soulèvements contre elle, et jugeant favorablement des motifs qui ont animé les citoyens desdites colonies, elle déclare qu’il n’y a lieu contre eux à aucune inculpation ; elle attend de leur patriotisme le maintien de la tranquilité et une fidélité inviolable à la nation, à la loi et au roi. »
Comme on voit, c’était une sorte de balance entre l’autonomie coloniale et la souveraineté métropolitaine. De plus, l’Assemblée, sous une forme pudique, et sans prononcer le mot d’esclave, confirmait l’esclavage en garantissant aux colons leurs propriétés.
En revanche, l’instruction du 17 mars accordait le droit électoral aux mulâtres, aux hommes de couleur libres, comme aux noirs et dans les mêmes conditions. Barnave pouvait croire au moyen de cette transaction, avoir sauvegardé les intérêts essentiels des colons, mais leur orgueil était implacable ; ils ne se résignèrent pas à l’égalité politique des hommes de couleur ; leurs députés témoignèrent un mécontentement très vif à l’assemblée, et aux colonies mêmes l’oligarchie des propriétaires blancs organisa la résistance. Elle se prévalut du silence même du décret sur les conditions électorales, elle affecta de n’attacher à la circulaire, tardivement reçue, aucune importance, et en somme, elle essaya de créer un gouvernement quasi autonome, le plus étroitement égoïste qui se puisse imaginer.
À la Martinique, le mouvement fut particulièrement rétrograde. Les propriétaires fonciers étaient, pour une large part, aristocrates ; et semblables à ces agrariens endettés de l’Allemagne qui dénoncent la bourgeoisie leur créancière, ils étaient les débiteurs des riches bourgeois et capitalistes de la ville de Saint-Pierre. Dans le soulèvement de leur égoïsme effréné, ils ne s’insurgèrent pas seulement contre la décision de l’Assemblée, ils marchèrent contre la ville de Saint-Pierre, et chose inouïe, ces hommes qui n’acceptaient point le décret de l’Assemblée parce qu’il accordait le droit de suffrage aux mulâtres, ne craignirent pas d’armer leurs esclaves noirs contre la bourgeoisie capitaliste de Saint-Pierre.
Et les esclaves noirs, auxquels leurs maîtres promettaient une part du riche butin bourgeois, marchèrent sous le drapeau de ces agrariens forcenés. C’est avec peine que le calme fut rétabli ; la force de l’égoïsme propriétaire et de l’orgueil de race emporta les colons de l’intérieur de l’île jusqu’à lutter à la fois contre l’Assemblée nationale et contre la bourgeoisie du port. Ainsi la mollesse de l’Assemblée nationale, la lenteur et le vague de ses décrets avaient encouragé aux colonies mêmes ce mouvement de réaction agrarienne, très voisin de la contre-révolution.
À Saint-Domingue, l’Assemblée coloniale de Saint-Marc affirma elle aussi la quasi-autonomie des colonies. « Le droit de statuer sur son régime intérieur, dit-elle en un projet de Constitution, appartient essentiellement et nécessairement à Saint-Domingue, et l’Assemblée nationale elle-même ne peut enfreindre ce droit sans détruire les principes de la Déclaration des Droits de l’homme. En conséquence, les décisions législatives de l’Assemblée coloniale votées à la majorité des deux tiers ne peuvent être soumises qu’à la sanction du Roi ; les décisions de l’assemblée métropolitaine, touchant les rapports communs, doivent être soumises au veto de la colonie. »
Au moyen de cette autonomie, l’Assemblée de Saint-Marc espérait protéger efficacement les intérêts des colons blancs ; mais elle essayait de donner à cet effroyable égoïsme une couleur révolutionnaire. C’est sous prétexte de briser le joug de l’ancien régime qu’elle contestait l’autorité du gouverneur et de la France elle-même. Tandis qu’à la Martinique, l’Assemblée coloniale était formée surtout de propriétaires aristocrates, luttant à la fois contre l’Assemblée nationale et contre le capitalisme bourgeois, à Saint-Domingue, l’Assemblée de Saint-Marc représentait l’ensemble de la propriété bourgeoise de l’île, terrienne ou capitaliste.
Et alors contre cette Assemblée se soulevèrent les propriétaires terriens aristocrates et contre-révolutionnaires du Nord de l’île. Prodigieuse anarchie et qui montre bien que si l’intérêt de classe est le grand ressort des événements, il n’a pas la simplicité mécanique à laquelle trop souvent on a voulu le réduire. Au fond les terriens aristocrates de Saint-Domingue avaient le même intérêt que les terriens bourgeois et les capitalistes de l’île à écarter les mulâtres du droit politique, et à empêcher l’affranchissement des esclaves. Il y avait là-dessus harmonie complète entre les colons blancs et révolutionnaires de l’Assemblée de Saint-Marc et les propriétaires blancs aristocrates du Nord de l’île.
Mais ceux-ci n’entendaient pas laisser à la bourgeoisie révolutionnaire la direction du mouvement, et la lutte engagée en France entre révolutionnaires et aristocrates eut son contre-coup dans l’île malgré le lien particulier que leur opposition commune à l’avènement des hommes de couleur, créait entre tous les colons blancs. Les propriétaires aristocrates se soulevèrent donc contre l’Assemblée de Saint-Marc, et comme leurs pareils de la Martinique, ils mirent en mouvement les mulâtres et les esclaves noirs. Ils méprisaient assez leurs esclaves pour les armer. Dans cette anarchie confuse, les colonies périssaient.
L’Assemblée, en mars, avait cru que le décret habilement combiné de Barnave apaiserait le conflit. Elle avait espéré qu’en retour de la garantie de l’esclavage et d’une large autonomie, les colons accepteraient l’égalité politique des hommes de couleur libres. Elle avait fait une ovation magnifique au jeune orateur, elle avait refusé d’entendre les objections de Pétion et de Mirabeau ; puis, comme heureuse d’être débarrassée d’une obsession pénible, elle n’avait point veillé à l’application réelle, loyale de sa politique. La circulaire interprétative du décret, tout en accordant l’électoral et l’éligibilité à « toute personne » libre, dans îles conditions déterminées, n’avait pas spécifié que les mulâtres étaient compris, avec cette netteté péremptoire qui prévient les interprétations de mauvaise foi.
Puis l’Assemblée avait négligé de surveiller les menées factieuses des députés colons qui avaient encouragé les colonies à la résistance. Quant à Barnave, il était dans une situation très difficile. Il n’avait pu renier la Déclaration des droits de l’homme au point de renier le droit des hommes libres de couleur. Et il avait concédé l’électorat et l’éligibilité aux mulâtres, mais ses amis de l’hôtel Massiac ne s’étaient pas employés honnêtement à faire accepter cette transaction. Ils avaient pris du décret la quasi-autonomie des colonies et ils l’avaient exagérée, ils avaient pris la garantie donnée à l’esclavage, et ils avaient rejeté et considéré comme lettre morte ce qui concernait le droit des mulâtres.
Et les colonies flambaient. Voici pour Barnave une minute décisive. S’il eût été vraiment un homme d’État, il aurait imposé à ses amis de l’hôtel Massiac la transaction nécessaire ou il se fût violemment élevé contre eux. Il aurait demandé le maintien rigoureux du décret de mars en toutes ses parties, il les aurait menacés, s’ils n’acceptaient pas le droit électoral des mulâtres, d’aller jusqu’à l’affranchissement des esclaves. Mais non, il gémit sans doute en secret de leur obstination et de leur étroitesse, mais il ne sut pas s’affranchir d’eux, et après avoir été, dans la question coloniale, l’avocat de l’intérêt bourgeois révolutionnaire, il ne fut plus que le serviteur d’une coterie effrénée et inintelligente.
Il est visible que, en octobre 1790, Barnave ne songea plus qu’à rétablir une sorte de statu quo ante colonial : briser l’omnipotence des Assemblées coloniales qui ne se contentent pas d’une autonomie relative et s’érigent en gouvernement, mais en revanche abandonner le droit électoral des hommes de couleur.
L’Assemblée aussi, effarée par les nouvelles de Saint-Domingue parut perdre pied. Elle rendit le 12 octobre un décret qui prononçait la dissolution de l’Assemblée factieuse de Saint-Domingue, mais elle négligea d’affirmer sa volonté de maintenir le droit politique des hommes de couleur. L’oligarchie odieusement égoïste des blancs triomphait. Victoire coupable ! Mais victoire fragile !
Les mulâtres ainsi abandonnés et même trahis par la Constituante, songèrent à recourir à la force ; les blancs ne leur avaient-ils pas d’ailleurs donné l’exemple dans les querelles entre aristocrates et révolutionnaires ? Bien mieux, ne les avaient-ils point armés ? Un homme de couleur intelligent et brave, Ogé, qui avait suivi à Paris tous les débats, toutes les intrigues où la cause de ses frères avait enfin succombé, s’embarqua, malgré les précautions de l’hôtel Massiac, malgré les ordres formels donnés aux armateurs, et à peine arrivé à Saint-Domingue, il groupa, organisa et mena au combat des milliers de mulâtres. Vaincu, il fut condamné à mort et supplicié sur la roue.
Mais cet épisode héroïque émut les cœurs et inquiéta les consciences, d’ailleurs les troubles continuaient aux colonies, et les Assemblées coloniales se rebellaient aussi bien contre le décret du 12 octobre qui brisait leur omnipotence, que contre les décrets de mars qui associaient les hommes de couleur libres au pouvoir politique. Ainsi ses concessions, ses faiblesses n’avaient servi de rien à l’Assemblée constituante. Même par le sacrifice du droit même par le reniement de ses décrets de mars, si timides pourtant, elle n’avait pu obtenir la paix : et ce désordre lointain importunait, obsédait l’Assemblée ; je ne sais quel remords la prenait aussi. Les amis des noirs profitaient de ce trouble pour élever la voix, ils invoquaient avec plus de fermeté et d’autorité les Droits de l’homme, et la Constituante ne savait que leur répondre. Sans doute la révolution qui s’accomplissait avait pour limite les intérêts essentiels de la bourgeoisie. Mais c’est au nom de l’humanité qu’elle avait été faite La bourgeoisie n’était pas une tribu conquérante, campée sur le sol et ne relevant que de sa force, elle s’était développée au sein d’une société déjà ancienne, elle n’avait pu grandir, prendre conscience d’elle-même que par la pensée, et cette pensée, en un magnifique essor avait pris possession de l’univers. Comment sacrifier maintenant l’homme de couleur aux principes haineux et aux intérêts étroits d’un groupe de possédants ?
Les amis des noirs sentaient ce vacillement de la Constituante, et ils déposèrent une pétition où ils ne demandaient plus seulement l’égalité politique pour les hommes de couleur libres mais un ensemble de mesures tendant à l’abolition de l’esclavage. Entraînée par le despotisme inintelligent de hôtel Massiac, à éluder le premier engagement pris par elle envers les mulâtres, l’Assemblée constituante, outre qu’elle avait compromis la paix avait rapproché d’elle cette redoutable question de l’esclavage, qu’elle avait écartée ; le noir fantôme de servitude et d’opprobre grandissait à l’horizon comme pour faire honte au peuple frivole et dur qui maintenait l’esclavage en prétendant à la liberté. La question revint donc en mai 1791 devant l’Assemblée, et cette fois, malgré les manœuvres de Barnave qui trahissait son propre décret de mars 1790, elle parut disposée à reconnaître explicitement le droit des hommes de couleur libres. Mais que de précautions encore pour dissocier leur cause de celle des esclaves !
Raimond, délégué des mulâtres, admis à défendre ses frères devant l’Assemblée, s’appliqua à la rassurer, il alla jusqu’à lui offrir le concours des mulâtres contre les esclaves noirs : « Ne sont-ce pas, s’écria-t-il, les noirs libres qui forment aujourd’hui, dans toutes les paroisses, les milices qui tiennent en respect les esclaves et font la chasse aux fugitifs ? Comment leur élévation à la dignité de citoyen provoquerait-elle la révolte des esclaves ? Par accord ou par imitation ? Peut-on d’un côté, supposer les mulâtres assez fous eux qui possèdent le quart des esclaves et le tiers des terres, pour exposer dans une alliance monstrueuse, leur fortune, leur vie et le titre de citoyen nouvellement conquis ? Ne sait-on pas d’autre part, que l’idée de citoyen actif est incompréhensible aux esclaves, et que s’ils avaient eu à se soulever, ils l’eussent fait dès le premier affranchissement de l’un d’eux ? Ne voit-on pas enfin, si les Anglais deviennent menaçants que le seul moyen de les arrêter est de faire l’union des deux classes en les rendant égales ? »
Quand il dit des deux classes, il veut dire de deux parties d’une même classe, la classe possédante et esclavagiste, qu’elle eût le visage clair ou foncé. Raimond mettait hardiment les affinités ou les antagonismes de classe, au-dessus des affinités ou des antagonismes de race.
Il disait aux propriétaires blancs : qu’importe que vous soyez blancs ? qu’importe que nous soyons mulâtres ? Nous sommes les uns et les autres des propriétaires ; les uns et les autres, nous possédons des terres, nous possédons des esclaves, nous sommes donc des alliés naturels. » Quelle tristesse hélas ! de voir les mulâtres ainsi renier les noirs, s’offrir au besoin à les massacrer ! Mais il faut, devant le spectacle du monde en mouvement, vaincre ces révoltes de la sensibilité et de la conscience. Le progrès, le dur progrès est fait des pures et claires affirmations de l’idée, mais aussi des calculs étroits de l’égoïsme, des intuitions incomplètes de la raison peureuse et bornée.
Les hommes pusillanimes, pour se résigner aux grandes actions qui changent le monde, ont besoin qu’une partie au moins des conséquences de leur acte leur soit cachée. Et lorsque le mulâtre Raimond rejetait loin de lui les esclaves, il servait mieux peut-être la cause de leur affranchissement qu’en les avouant tout haut et en se solidarisant avec eux. Ainsi vont les hommes, ne marchant vers la grande lumière que les yeux à demi fermés, usant leurs préjugés et leurs craintes dans des chemins tortueux, qui enfin les mènent au but. Tous les orateurs pour emporter le vote en faveur des mulâtres entrèrent dans la tactique de Raimond, même celui que Marat appelait déjà l’« incorruptible » Robespierre. Il releva avec véhémence la menace des colons qui semblaient annoncer une rupture si on ne consacrait pas toutes leurs prétentions.
« Je demande s’il est bien de la dignité des législateurs de faire des transactions de cette espèce avec l’intérêt, l’orgueil, l’avarice d’une classe de citoyens ? (On applaudit). Je demande, s’il est politique de se déterminer par les menaces d’un parti pour trafiquer des droits des hommes, de la justice et de l’humanité. » Fier langage à coup sûr et noblement idéaliste, mais Robespierre lui-même, faiblissait devant le problème de l’esclavage : « Mais, objectait le parti des blancs, accorder aux hommes de couleur l’exercice des droits politiques, c’était diminuer le respect des esclaves pour leurs maîtres ! objection absurde, car les mulâtres aussi étaient propriétaires d’esclaves, et les traiter en quelque sorte de la même manière c’était rendre leur cause presque commune. » Ainsi, Robespierre, lui aussi, prenant par un autre bout le raisonnement de Raimond, insinue qu’il est habile et politique de séparer par un traitement différent les esclaves et les mulâtres. Le lendemain, un député des colonies, Moreau de Saint-Méry, proposa par voie d’interruption de remplacer dans un texte de loi, les mots personnes non libres par le mot esclaves.
Il tenait évidemment à une sorte de consécration brutale et littérale de
l’esclavage. Robespierre s’écria avec indignation : « Dès le moment où dans un de vos décrets vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre propre déshonneur. » Mais il y avait un peu de pharisaïsme dans cette indignation, puisque, sous le nom de personnes non libres, on maintenait en effet la servitude des esclaves. À cette date et dans ce débat, Robespierre n’osait point aller au delà. Et la motion à laquelle s’arrêta l’Assemblée fut aussi explicite pour rassurer les colons contre toute abolition de l’esclavage que pour accorder aux hommes de couleur libres le droit de suffrage. La motion présentée par Rewbell et adoptée par l’Assemblée était ainsi conçue :
« L’Assemblée nationale décrète que le Corps législatif ne délibérera jamais sur l’état politique des gens de couleur qui ne seraient pas nés de père et mère libres, sans le vœu préalable, libre et spontané des colonies ; que les Assemblées coloniales, actuellement existantes, subsisteront : mais que les gens de couleur, nés de père et mère libres, seront admis dans toutes les assemblées paroissiales et coloniales futures, s’ils ont d’ailleurs les conditions requises. »
Ainsi non seulement l’esclavage était continué, mais les enfants d’une mère esclave et d’un père libre, même s’ils étaient libres, n’étaient pas admis d’emblée au droit politique.
Le décret de l’Assemblée créait trois catégories dans les populations de couleur : les esclaves qui restaient esclaves ; les affranchis, nés d’une mère esclave et d’un père libre dont les droits politiques restaient à la discrétion des Assemblées coloniales : et enfin les hommes libres nés de père et mère libres qui, de droit étaient dans l’ordre politique les égaux des blancs. Si imparfait que fût ce résultat, les démocrates, les amis des noirs, le saluèrent comme une première victoire : c’était en effet un premier affranchissement politique des hommes de couleur : l’affranchissement social de toute la race viendrait ensuite. Marat lui-même ne témoigna contre le décret qu’une mauvaise humeur mitigée : et on remarquera avec quelles précautions, il touche à la question de l’esclavage, et, il faut le dire, avec quelle clairvoyante sagesse : « Ce décret, écrit-il, si outrageant pour l’humanité, mais beaucoup moins qu’il ne l’aurait été sans la crainte de voir émigrer nos plus riches colons, (il veut parler, je pense, des riches propriétaires mulâtres) et sans la terreur dont les nouvelles d’Avignon avaient frappé les contre révolutionnaires qui mènent le Sénat, n’aura aucun des effets que s’en est promis le législateur.
« Au lieu de concilier les partis, il les mécontentera l’un et l’autre. Déjà les députés des blancs transportés de rage, ont quitté l’Assemblée, bien résolus à ne plus y paraître. Bientôt les hommes de couleur nés de parents asservis, les noirs eux-mêmes instruits de leurs droits, les réclameront hautement, et s’armeront pour les recouvrer, si on les leur dispute. »
« De là toutes les horreurs de la guerre civile, suites nécessaires des fausses mesures prises par les pères conscrits. Le devoir leur commandait impérieusement de ne pas se départir des règles de la justice et de l’humanité, tandis que la sagesse leur conseillait de préparer par degrés le passage de la servitude à la liberté. Leur premier soin devait donc être de faire passer aux colons blancs et métis les ouvrages les mieux faits contre l’esclavage, et d’adoucir la cruauté du sort des malheureux qui y sont condamnés. Ils auraient dû ensuite prendre soin de les instruire, d’ordonner chaque année l’affranchissement d’un certain nombre d’esclaves, et de faire servir cet acte de justice à récompenser ceux qui se seraient le plus appliqués à le mériter. Enfin s’ils avaient jugé convenable d’accorder quelque indemnité au propriétaire de ces infortunés qui servent de bêtes de somme dans le nouveau monde, ils l’auraient trouvée soit dans l’exemption de certains impôts pour un temps déterminé, soit dans certaines sommes payées pour chaque affranchi. »
Je crois que Marat se trompait en ces sombres pronostics sur les suites du décret : et si les événements semblent lui avoir donné raison, c’est par d’autres voies que celles qu’il avait prévues. Ainsi en est-il souvent des prédictions « du prophète ». Ce n’est pas le décret, comme il le dit, qui créa aux colonies un état presque désespéré : c’est au contraire la non application du décret : c’est la déplorable faiblesse de l’Assemblée constituante qui, cette fois encore, vaincue par l’égoïsme tenace des colons dont elle est à demi complice, laisse éluder son décret… Si les colons l’avaient accepté et appliqué, il est infiniment probable qu’un équilibre assez durable se serait établi dans l’île.
Mais ils travaillèrent le Comité colonial (ce que nous appelons aujourd’hui, dans le vocabulaire parlementaire, la Commission) pour paralyser le décret de l’Assemblée. La Rochefoucauld disait : « Nous avions été nommés pour faire exécuter le décret du 15 mai ; j’ai assisté à trois séances : il n’a été question que de le révoquer. » C’est le premier exemple, dans la vie de l’Assemblée nationale et par conséquent dans la vie « parlementaire » de la France, de cette résistance obstinée, de ce travail sournois des intérêts. Jusqu’ici la Constituante n’avait eu en face d’elle que des intérêts d’ancien régime ; ils s’étaient défendus par des coups de force comme la séance du 23 juin, par une tentative de coup d’État comme le 14 juillet : mais ils n’avaient pas eu l’esprit de suite, la ténacité sourde. Les nobles impertinents et légers, croyant aux revanches prochaines, s’en allaient avec des airs de hauteur. Cette fois, c’est la propriété, c’est le capitalisme, c’est l’orgueil d’une longue domination bourgeoise qui se défendent : et la Révolution divisée contre elle-même, tiraillée entre les Droits de l’homme et la puissance des intérêts bourgeois dont elle est émanée, est peu armée contre cette oligarchie de possédants.
Les commissaires qui devaient aller porter aux colonies le décret du 15 mai ne partent pas : les députés et les meneurs de l’hôtel Massiac fomentent à nouveau les troubles pour se prévaloir contre le décret d’une insurrection suscitée par eux-mêmes. Barnave décidément à la dérive, se fait le complice de ces manœuvres. Il demande que le décret de mai soit remis en discussion : et au moment même où l’Assemblée allait se séparer, le décret est retiré par elle : les hommes de couleur sont sacrifiés : et l’orgueil avide de la bourgeoisie coloniale met comme un suprême sceau sur l’œuvre de la Constituante.
Mais dès lors le châtiment s’annonce : les esclaves qui n’auraient pu être contenus que par l’accord de tous les hommes libres blancs ou mulâtres, encouragés par leurs divisions se soulèvent : et l’Assemblée avant de se séparer peut entendre les premiers grondements d’une formidable révolte d’esclaves noirs.
Funeste aussi et vraiment corruptrice au sens profond du mot, fut l’action de la bourgeoisie coloniale sur la conscience de l’Assemblée. C’est en cette question coloniale que la Constituante, appelée à choisir entre les droits de l’homme et l’égoïsme étroit d’une faction bourgeoise, opte pour cet égoïsme étroit. Ou plutôt entre l’interprétation large, saine, hardie de l’intérêt de la bourgeoisie elle-même, et une interprétation odieusement cruelle, c’est celle-ci qu’elle préfère. Et les moyens employés furent tortueux, la marche fut oblique. Jusque là la Révolution avait bien manifesté son essence bourgeoise. Elle avait pris notamment des précautions contre « la plèbe », en écartant les pauvres du scrutin, mais du moins ces précautions, elle les avait prises au grand jour, nettement, hardiment, au nom même de l’intérêt révolutionnaire tel qu’elle le comprenait. Il y avait eu là, méconnaissance du droit populaire, esprit d’aristocratie bourgeoise et de privilège : mais du moins, il n’y avait pas eu de louches marchandages, de négociations suspectes ; au contraire dans la question coloniale, l’Assemblée affirme le droit, une partie du droit, puis elle laisse déchiqueter cette affirmation, elle laisse meurtrir ce droit par l’intrigue sournoise et souveraine des possédants orgueilleux et âpres, impudents, et roués. Jusque-là, la Révolution avait été bourgeoise mais probe ; en la question coloniale, elle a, pour la première fois, comme un avant-goût de régime censitaire, de corruption orléaniste, d’oligarchie capitaliste et financière. Cette première meurtrissure de la conscience révolutionnaire ne sera pas sans effet sur la conduite générale des partis.
A coup sûr, sans les compromissions de Barnave et de tout son parti dans les affaires des colonies, l’attitude générale de l’Assemblée après la fuite du roi à Varennes, aurait été autre. Mais comment ne pas pardonner au roi ses équivoques, quand on a équivoqué soi-même ? Comment surtout ne pas voir en lui la force conservatrice dont les intérêts des possédants coloniaux avaient besoin ? Mirabeau avait demandé au roi dès 1790, d’être le roi de la Révolution, Barnave, à la fin de 1791, ne lui demandera plus que d’être le roi de la bourgeoisie, le plus étroitement égoïste. Et pour elle il faudra le conserver à tout prix. Ainsi, dans le cours de l’année 1791. la Révolution qui d’abord avait été tout ensemble bourgeoise et humaine se rapetisse, pour une partie de l’Assemblée et du pays, à n’être que l’instrument de l’oligarchie bourgeoise la plus rapace.
Y eut-il en revanche une croissance du prolétariat, un éveil de la conscience ouvrière ? La politique si incohérente et si détestable de l’Assemblée à l’égard des colonies, ne pouvait émouvoir directement les prolétaires de France ; un peu plus tard, quand les désordres prolongés des colonies eurent renchéri le sucre, les polémistes dénoncèrent bien Barnave et ses amis comme les auteurs responsables de ce renchérissement. Mais ce ne fut pas là un fait de grande portée. En somme le peuple des campagnes et des villes était encore entraîné dans le large courant, dans le grand fleuve de la Révolution bourgeoise. Presque toute la France, même celle qui n’y était pas officiellement représentée avait été émue de la fête de la Fédération.
Si les décrets de mars 1790, qui n’abolissaient sans rachat que les droits féodaux constituant une servitude personnelle et qui ordonnaient le rachat pour tous les droits vraiment onéreux, avaient été une déception pour les propriétaires paysans, il ne faut pas oublier que c’est en cette année 1791 qu’eut lieu le plus grand mouvement de vente des biens ecclésiastiques. L’enthousiasme fut grand dans les campagnes, et nous avons vu que la démocratie rurale participa aux achats. Pourtant la question des droits féodaux demeura et elle s’imposera bientôt de nouveau à la Révolution.
Quant aux ouvriers, Marat essaie en vain durant toute l’année 1791 de leur donner une conscience de classe politique et sociale un peu aiguë. Il n’y réussit point, et se désespère. Un grand travail s’accomplit pourtant dans le prolétariat, et les questions les plus graves, celles qui seront entre la bourgeoisie et la classe ouvrière un champ terriblement foulé, commencent à apparaître. Au fond, Marat concevait surtout le prolétariat comme une puissance politique, comme une force nécessaire à la Révolution. Il la voyait menacée de toute part. Il pensait fortement que le roi la trahissait. Il savait que la bourgeoisie, redoutant de nouvelles agitations était toute portée à croire à la loyauté du roi : et il n’avait confiance qu’aux prolétaires. À vrai dire, ce n’est pas en vue d’une Révolution nouvelle, d’une Révolution de propriété qu’il les animait. Il les excitait surtout à la défense de la Révolution, convaincu d’ailleurs que, sous une forme ou sous une autre, ils sauraient tirer avantage de la Révolution sauvée par eux et par eux seuls.
C’est en ce sens, qu’il fait appel aux ouvriers, aux pauvres. Il aurait voulu qu’ils formassent une fédération populaire, au lieu de se laisser absorber au 14 juillet 1790 dans la fédération des gardes nationales bourgeoises. Il écrit dans son numéro du 10 avril 1791 : « Au lieu de la fédération que je vous avais proposée, entre les seuls amis de la liberté, pour vous prêter mutuellement secours, fondre sur les ennemis de la Révolution, supplicier les conspirateurs, punir les fonctionnaires rebelles qui prévariquent et accabler vos oppresseurs, vous avez souffert tranquillement que vos délégués vous donnassent le change et dénaturassent cette association fraternelle en viciant son principe, et la fissent tourner contre vous en la changeant en une association militaire dans laquelle ils faisaient entrer les légions nombreuses de vos ennemis. » Ainsi, à l’heure même où les citoyens parlaient de fédération universelle et de fusion, Marat veut que le peuple forme un camp séparé, comme une nation distincte…
Le 8 mai 1791, il donne à sa pensée une formule très nette : « Faudra-t-il donc le répéter sans cesse : N’attendez rien des bonnes dispositions des fonctionnaires publics (élus par les citoyens actifs) : ils seront toujours des agents du despotisme, d’autant plus dangereux qu’ils sont en grand nombre : N’attendez rien non plus des hommes riches et opulents, des hommes élevés dans la mollesse et les plaisirs, des hommes cupides qui n’aiment que l’or : ce n’est pas avec de vieux esclaves qu’on fait les citoyens libres. Il n’y a donc que les cultivateurs, les petits marchands, les artisans et les ouvriers, les manœuvres et les prolétaires, comme les appelle la richesse insolente, qui pourront former un peuple libre, impatient du joug de l’oppression et toujours prêt à le rompre. Mais ce peuple n’est pas instruit, rien n’est même plus difficile que de l’instruire : la chose est même impossible aujourd’hui que mille plumes scélérates ne travaillent qu’à l’égarer pour le remettre aux fers ».
Ainsi Marat rêve d’opposer au parlement, aux aristocrates qui combattent la Révolution, ou aux riches bourgeois qui selon lui, la compromettent et la trahissent, une classe populaire formée du prolétariat et de la petite bourgeoisie. Ou même il semble concevoir un peuple qui ne comprendrait que ces éléments. Comme au point de vue social, ces idées sont confuses ! Car si Marat élimine les chefs des grandes manufactures, les grands marchands et les chefs du crédit, par qui leurs fonctions économiques seront-elles exercées ? Communiste, Marat aurait répondu qu’elles le seraient par la communauté. Mais Marat n’était point communiste : il n’avait même du communisme aucune idée. Veut-il rétrograder jusqu’à la production parcellaire, jusqu’à la petite industrie, et à l’échange borné et local ? C’est sa tendance : mais il n’ose le dire nettement. Ainsi il n’a pas de terrain économique solide, de conception ferme à offrir au peuple qu’il convoque. C’est seulement à une œuvre politique qu’il le convie : et le contraste est curieux entre l’acuité de l’instinct de classe de Marat et l’impuissance où il se débat. Comme Babœuf, ainsi mesuré sur Marat, apparaîtra génial et grand ! Il y a là pourtant un premier rudiment de conscience prolétarienne.
D’ailleurs, Marat reconnaît que c’est à défaut de la bourgeoisie aisée, plus naturellement destinée à ce rôle, que la classe populaire est appelée par lui à sauver la Révolution. Il écrit le 25 août 1791 :
« La robe, la mitre et la finance, auraient dû sentir que l’opinion publique étant soulevée contre elles et leur destruction entrant dans les vues du gouvernement, elles n’avaient rien de mieux à faire que de se décider pour le peuple contre la cour ; mais au lieu de prendre ce parti, dont la sagesse et leurs propres intérêts leur faisaient une loi impérieuse, elles n’ont écouté que
la voix du ressentiment, de l’ambition, de la cupidité, et elles se trouvent maintenant enveloppées dans la disgrâce commune ; car quelque tournure que prennent les affaire, publiques, si la faction monarchique a le dessus, jamais les parlements, les prélats et les financiers ne reviendront sur l’eau, au lieu qu’ils auraient été à la tête du nouveau gouvernement, si la cause de la liberté avait triomphé et s’ils l’eussent épousée de bonne foi ».
Ainsi, en ses flottantes pensées, Marat, bien loin de concevoir l’avènement de la classe populaire comme l’effet naturel de la Révolution, constate au contraire qu’il ne tenait qu’à la bourgeoisie de robe et de finance, assistée d’un clergé sincèrement constitutionnel, de prendre la direction de la société révolutionnaire. On dirait qu’il n’appelle les prolétaires à la rescousse que par désespoir de voir le plan normal de la Révolution troublé par l’imbécillité de la bourgeoisie modérée plus encore que par son égoïsme.
Il a pourtant le sentiment très réel qu’en appelant ainsi les prolétaires à jouer dans la lutte contre la Cour le rôle déserté, selon lui, par la bourgeoisie, il doit offrir à la classe populaire des avantages immédiats : et il y a dans l’esprit de Marat, un effort de politique sociale. Mais combien sont vaines et parfois réactionnaires, les conceptions de Marat ! Non sans intérêt pourtant : car elles sont un premier essai impuissant et confus de politique ouvrière.
Marat, dans le cours de l’année 1791, propose au profit des travailleurs quatre réformes principales :
1o Une réorganisation de l’apprentissage et un système de subvention aux ouvriers les plus intelligents pour qu’ils puissent devenir maîtres.
2o Le licenciement des ateliers publics et leur remplacement par de vastes entreprises privées occupant les ouvriers dans des conditions plus normales ;
3o La formation de coopératives ouvrières de production avec tontine ;
4o La réunion des parcelles rurales en corps d’exploitation homogène, et en même temps la division des grands fermages en petits fermages.
Quand l’Assemblée, en mars 1791, abolit les jurandes et les maîtrises et proclama la liberté absolue du travail sous la réserve de l’impôt des patentes, Marat ne vit pas que la suppression complète du régime corporatif déjà bien entamé allait donner un essor nouveau à la production capitaliste et bourgeoise, et à la grande manufacture. Il ne vit pas qu’il y avait là dans l’ordre économique une période nécessaire et il s’efforça, dans un esprit assez rétrograde, de retenir du régime corporatif tout ce qui pouvait encore en être sauvé.
Il écrit le 16 mai : « Lorsque chaque ouvrier peut travailler pour son compte, il cesse de vouloir travailler pour le compte des autres ; dès lors plus d’ateliers, plus de manufactures, plus de commerce. »
« Le premier effet de ces décrets insensés est d’appauvrir l’État, en faisant tomber les manufactures et le commerce ; le second effet est de ruiner les consommateurs en dépenses éternelles et de perdre les arts eux-mêmes. Dans chaque état qui n’a pas la gloire pour mobile, si, du désir de faire fortune on ôte le désir d’établir sa réputation, adieu la bonne foi ; bientôt toute profession, tout trafic dégénère en intrigue et en friponnerie. Comme il ne s’agit plus alors que de placer ses ouvrages et ses marchandises, il suffit de leur donner certain coup d’œil attrayant et de les tenir à bas prix, sans s’occuper du solide et du bien fait ; tous les ouvrages de l’art doivent donc promptement dégénérer en savetage. Et comme ils n’ont alors ni mérite, ni solidité, ils doivent ruiner le pauvre consommateur forcé de s’en servir, et déterminer le consommateur à son aise de se pourvoir chez l’étranger. Suivez le développement illimité de l’envie de gagner qui tourmente toutes les classes du peuple dans les grandes villes, et vous serez convaincu de ces tristes vérités. »
« Une fois que chacun pourra s’établir pour son compte sans être assujetti à faire preuve de capacité, dès ce moment plus d’apprentissage suivi. À peine un apprenti saura-t-il croquer quelque ouvrage qu’il cherchera à faire valoir son industrie, et ne songera plus qu’à s’établir ou à valeter pour trouver des pratiques et des chalands. »
« Comme il ne sera point question de faire d’excellents ouvrages pour établir sa réputation et sa fortune, mais de séduire par l’apparence, les ouvrages seront tous courus et fouettés. Décrié dans un quartier, l’ouvrier ira dans un autre ; et souvent finira-t-il sa carrière avant d’avoir parcouru tous ceux d’une grande ville sans avoir fait que duper les acheteurs et se tromper lui-même. C’est dans les capitales surtout que ce dépérissement des arts utiles, cet anéantissement de la bonne foi, cette vie vagabonde et intrigante des ouvriers, l’indigence attachée à toutes les professions, et la misère publique qu’entraîne la ruine du commerce se feront surtout sentir. Je ne sais si je m’abuse, mais je ne serais pas étonné que dans vingt ans on ne trouvât pas un seul ouvrier à Paris qui sût faire un chapeau ou une paire de souliers. »
« La chute des arts sera d’autant plus prompte que chacun aura la liberté de cumuler les métiers et les professions. Et qu’on ne dise pas que l’émulation, compagne de la liberté, les fera fleurir ; l’expérience n’a que trop prouvé le contraire. Voyez les quartiers francs de Paris : les ouvriers qui ne cherchaient qu’à attirer les pratiques par le bon marché ne faisaient pas un ouvrage fini. Que sera-ce lorsque ce système sera celui de tous les ouvriers, que les maîtres ne pourront plus soutenir la concurrence et que l’émulation de bien faire n’aura plus d’aliment ? »
« Il n’y a que les beaux arts et les arts de luxe qui doivent avoir carte-blanche, parce que tout le monde pouvant se passer de leurs productions, le plaisir qu’elles causent peut seul engager à se les procurer… A l’égard des arts utiles et de première nécessité, l’artisan doit être assujetti à faire preuve de capacité parce que personne ne pouvant se passer de leurs productions bonnes ou mauvaises, l’ordre de la société exige que le législateur prenne des mesures pour prévenir la fraude, la dépravation des mœurs et les malheurs qui en sont toujours la suite… »
« Au lieu de tout bouleverser, comme l’a fait l’ignare comité de constitution, il fallait consulter des hommes instruits sur les choses qui ne sont pas à sa portée, pour s’attacher uniquement à corriger les abus. »
« Or il suffit d’abolir toute juridiction des jurandes, toute charge de maîtrise, et tout droit de saisie, en laissant à chaque maître avoué celui de dénoncer aux tribunaux les ouvriers en contravention. Pour faire fleurir les arts, il fallait assujettir les élèves à un apprentissage rigoureux de six à sept ans. Pour ne pas retenir toute la vie dans l’indigence les ouvriers, il fallait mettre un prix honnête à leur travail et les forcer à une bonne conduite, en donnant au bout de trois ans les moyens de s’établir pour son compte à tous ceux qui se seraient distingués par leur habileté et leur sagesse : avec la simple réserve que celui qui ne prendrait pas femme la première année de sa maîtrise, serait tenu au bout de dix ans de remettre à la caisse publique les avances qu’elle lui aurait faites. »
« Récompenser les talents et la conduite, est le seul moyen de faire fleurir la société. C’est le vœu de la nature que les ignorants soient guidés par les hommes instruits, et les hommes sans mœurs par les honnêtes gens, les ouvriers sans talents et sans conduite ne devraient donc jamais devenir maîtres. On ne remédie pas au défaut d’aptitude : mais on se corrige des incartades ; or, il est dans la règle que des écarts de conduite soient punis : il suffira pour leur punition que chaque rechute retarde de six mois l’avance gratuite des moyens d’établissement. »
Quel étrange amalgame d’idées et où la tendance réactionnaire domine ! D’une part Marat se préoccupe des ouvriers parce qu’il veut leur assurer à tous un minimum de salaire, ce qu’il appelle le salaire honnête, et qu’il veut, au moyen des ressources de l’État, permettre de s’établir à leur compte à tous ceux qui auront fait preuve d’habileté et de moralité.
D’autre part, il les met en tutelle, ne leur permet pas de s’établir quand ils veulent et les soumet à une sorte de censure morale qui va presque jusqu’à l’institution du mariage obligatoire. Mais surtout quelle prodigieuse méconnaissance du mouvement économique qui s’accélérait depuis un demi-siècle ! Certes, Marat entrevoit les conséquences fâcheuses de la concurrence illimitée : et il les exagère singulièrement : car il est faux que le nouveau système de production ait aboli l’habileté technique des ouvriers : il l’a simplement transformée : et Marat ne paraît pas soupçonner d’ailleurs la révolution de bien-être qu’amènera la production intense d’objets à bon marché. Mais il commet la méprise la plus extraordinaire quand il s’imagine que l’abolition des jurandes et des maîtrises va supprimer les manufactures. Il croit qu’il suffira aux ouvriers, pour s’établir à leur compte, d’en avoir le droit.
Il ne soupçonne pas, ce que pourtant Adam Smith avait déjà démontré, ce que démontrait d’ailleurs tous les jours le système grandissant des manufactures, que la division du travail dans les grands ateliers était une condition du bon marché ; et que dès lors la recherche du bon marché serait favorable à la grande industrie. Concevoir l’abolition des entraves corporatives qui allait donner un grand élan au capitalisme industriel comme le morcellement indéfini de l’industrie et comme la suppression du salariat est un des contre-sens historiques les plus décidés. Et jamais « le prophète » ne fut plus cruellement en défaut. Mais comment la politique ouvrière et prolétarienne de Marat aurait-elle pu avoir consistance, puisque lui-même ne pressentait pas l’extension prochaine du prolétariat ?
Bien loin de prévoir que le régime de la concurrence illimitée transformera beaucoup de petits patrons, de petits producteurs indépendants en prolétaires, il s’imagine (et avec terreur) que tous les prolétaires vont être transformés en maîtres, en patrons.
Marat aimait peu les ateliers publics où la municipalité employait les ouvriers sans ouvrage. Comme il détestait la municipalité, qui nommait les chefs et surveillants de travaux, tout le système lui était suspect. De plus il prétendait que les ouvriers ainsi embrigadés, recrutés dans toutes les régions de la France, sans lien entre eux et sans esprit public, étaient des instruments aux mains des intrigants de la Cour. Il croit même avoir découvert le 7 avril 1791 un grand complot du Club monarchique qui aurait eu pour agents d’exécution les ouvriers des ateliers publics. « Leur dernière trame qui vient d’être dévoilée, consistait à animer le peuple contre le peuple et à faire égorger les amis de la liberté par les mains mêmes des pauvres qu’ils nourrissent. Cet horrible complot avait été préparé à loisir.
« Depuis longtemps, les ministres et leurs agents dans les provinces avaient attiré dans la capitale une foule d’indigents, le rebut de l’armée et l’écume de toutes les villes du royaume. Bailly en avait rempli les ateliers dont il avait repoussé les citoyens que la révolution avait réduits à la misère, et qu’elle laissait sans pain : il avait donné l’administration de ces ateliers à des municipaux, comme lui vendus à la Cour, et la direction des travaux à des agents de l’ancienne police, chargés de gagner tous les ouvriers et de renvoyer ceux sur lesquels on ne pouvait compter.
« Une foule de mouchards, répandus parmi eux, ne tarissaient pas sur les éloges du roi, de la reine, de Bailly, de Mottié (Lafayette) et des principaux conspirateurs ; ils présentaient tout ami de la liberté comme un rebelle, et notaient ceux qui ne se laissaient pas égarer. Pour mieux les endoctriner, une multitude de gardes du corps n’avaient pas rougi de se mettre à la tête des ateliers et des bandes d’ouvriers en qualité de piqueurs ; tandis qu’une foule d’autres gens sans cesse à la découverte des hommes adroits et déterminés les attiraient dans le complot et leur remettaient de grosses sommes pour faire de nouvelles recrues. »
Cette mauvaise humeur de Marat contre les ateliers publics de Paris témoigne qu’à ce moment sa campagne violente contre l’Assemblée nationale qu’il accusait de pactiser avec la Cour ne portait pas. La classe ouvrière, troublée parfois par la peur des complots contre-révolutionnaires que Marat signalait sans cesse, émue aussi des cris de pitié sincère que lui arrachait sa misère, était bien loin encore de le suivre. Elle marchait visiblement avec les autorités constitutionnelles et Marat exaspéré brutalisait les ouvriers, les accusait d’être, ou les dupes, ou les agents de la contre révolution.
Cet article du 7 avril causa parmi les ouvriers des ateliers un émoi assez vif : cet émoi se traduit dans une lettre (peut-être rédigée en partie par Marat lui-même) et publiée le 10 avril. « A l’ami du peuple….. Avec quelle injustice vous venez de parler des infortunés condamnés par la chute du commerce et des arts, à travailler dans les ateliers de secours ! Non, la plupart ne sont pas des scélérats, ce sont de bons, d’honnêtes citoyens. Leur indigence est le crime de la fortune, non le leur, c’est la suite du malheur des temps, des folies du gouvernement, des dilapidations de la cour, des malversations des agents du fisc et plus que tout cela, celui de la corruption et de la vénalité des pères conscrits (les députés) qui ont borné leurs soins paternels à s’emparer du bien des pauvres pour payer de faux créanciers de l’État… Dans votre numéro 422, imprimé sans doute trop rapidement, comme toute production que l’on n’a pas eu le temps de revoir à tête reposée, vous paraissez oublier que vous êtes l’ami, l’avocat, le défenseur, le bien aimé du peuple… Je ne vous dirai pas que les malheureux ont droit à l’indulgence, mais je vous observerai que vous auriez dû rendre plus de justice à une classe d’hommes dont l’infortune a montré l’âme toute nue et qui peuvent s’honorer de leur abaissement puisque la misère ne les a pas entraînés un instant en dehors du sentier si étroit de la vertu… Le gros des ouvriers est honnête, très honnête, en dépit de tous les honteux ressorts que les perfides agents de la municipalité ou plutôt du Cabinet des Tuileries ont fait jouer pour les corrompre.
« Les plus éclairés des travailleurs exercèrent d’abord dans cette petite république les fonctions de juges de paix ; ils réprimaient ceux qui tombaient en faute, et chassaient irrémissiblement les coquins et les mauvais patriotes. Cette justice salutaire déplut aux chefs, et la crainte de perdre le chétif morceau de pain qu’ils trouvaient dans cet asile força ces magistrats populaires à renoncer à leurs fonctions. Oui, certainement il y a dans les ateliers de secours, des traîtres et des conspirateurs vendus aux ennemis de la patrie mais ce sont les mouchards et les brigands qu’y a placés Bailly, ce sont les administrateurs et les municipaux qui font de beaux règlements pour renvoyer les bons citoyens en faveur de qui ces ateliers sont établis, et pour les remplacer par des ex-gardes du corps, des ex-gentilshommes, des ex-avocats, des ex-voleurs, en un mot par des espions et des coupe-jarrets soudoyés. Voilà notre ami, quels sont les êtres infâmes que l’administration place au mépris des décrets, au mépris de ses propres règlements, pour capter, séduire et corrompre les bons citoyens ».
« Plusieurs comités de sections propagent l’esprit de sédition en enlevant aux Français la seule ressource qui leur soit laissée dans leur désespoir, pour la faire partager à des étrangers. »
« Voici les noms de quelques mouchards gorgés d’or et comblés d’égards, de caresses, d’honneurs par l’administration, sans doute dans l’espoir qu’ils réussiront enfin à consommer leurs éternels complots. Le contrôleur des travaux publics de Montmartre, chevalier de Saint-Louis et ancien mouchard de robe courte ; les nommés de Jaittan, le Roi, Viel, Desjardin, Thomas, Tintrelin, Valière, Imbrant, mouchards en chef, sous le nom de vérificateurs, ayant 1,800 livres d’appointements, sans parler de gratification pour noter et renvoyer les ouvriers patriotes et les remplacer par des brigands. Ce titre de vérificateur n’est qu’un mot, comme vous le concevez bien, pour colorer les odieuses fonctions de ces coquins et sucer le sang des malheureux, car les commissaires de sections font gratuitement l’office de vérificateurs. »
« Je vous ferai passer sous quelques jours la liste des mouchards, piqueurs et chefs d’ateliers, tous à la dévotion de l’administration traîtresse. »
Et Marat, à demi vexé, à demi flatté, répondait : « Si vous aviez pris la peine de lire ma feuille avec attention, vous auriez vu que les épithètes dont vous vous plaignez ne tombent que sur les mouchards, coupe-jarrets et brigands que Mottié a fait venir de province à Paris, et que Bailly a placés dans les ateliers au préjudice des citoyens honnêtes. Comment avez-vous pu imaginer que j’insultais ces infortunés, moi qui me suis fait anathème en prenant leur défense et en plaidant leur cause ? Je n’ai jamais pensé que les ouvriers qui sont aux ateliers de secours eussent tous été gagnés, mais j’ai déploré qu’il y eût parmi eux tant de coquins soudoyés par l’administration traîtresse pour égorger les patriotes quand le moment sera venu. C’est précisément ce que vous dîtes vous-même. Nous voilà donc d’accord. Permettez que je vous prie de détromper vos camarades qui auraient pris le change comme vous, en lisant ma feuille et que je vous demande la liste de tous les espions qui sont à la tête des ateliers »…
A travers tout ce manège de brouilles et de raccommodements, il est évident que la grande majorité des ouvriers des ateliers résistait, à cette date, aux impulsions de Marat. Il est évident aussi que Marat espérait les entraîner en les animant contre les surveillants, contre les chefs. Mais ce n’est pas contre la bourgeoisie comme classe, ce n’est pas contre la propriété bourgeoise que Marat voudrait les enrôler : c’est seulement contre la Cour et contre l’administration municipale qu’il hait et qu’il accuse de trahison. Essai timide et nécessairement contradictoire encore de la politique des classes.
Mais il y a toujours des faiseurs d’affaires pour exploiter toutes les passions, toutes les idées des partis. Il y en avait beaucoup à Paris, à ce moment ; le bouleversement du vieux système féodal, l’énorme expropriation de la propriété cléricale urbaine, donnaient un grand essor aux esprits aventureux, aux chercheurs de fortune. Plusieurs se dirent que Marat, puisqu’il haïssait à ce point la municipalité parisienne, puisqu’il redoutait à ce point les ateliers de secours sur lesquels elle avait la haute main, serait favorable à de grandes entreprises privées qui pourraient occuper les ouvriers et les soustraire à l’action municipale. Les voilà donc qui tentent de prendre Marat pour parrain et protecteur de leurs projets : et Marat que sa haine contre Bailly et les Académiciens de l’Hôtel de Ville rendait candide, tombe tout bonnement dans le panneau. Il insère complaisamment dans son numéro du 27 mai 1791 une longue lettre d’un capitaliste subtil : « A l’ami du peuple. — Soyez convaincu, notre cher ami, que presque tous les ouvriers occupés aux travaux publics, sont aussi patriotes que leurs chefs sont aristocrates. Ceux-ci, je vous les donne tous pour de fieffés coquins qui volent impunément sous les yeux du public. Dans le nombre est un nommé Mulard, ivrogne de profession, jadis fripier, porte Saint-Antoine, naguère banqueroutier, aujourd’hui satellite en habit bleu, mouchard, coupe-jarret du sieur Mottié, et chef des travaux publics. »
Et quand Marat est ainsi bien amorcé par cette attaque en règle contre un agent de la municipalité, quand l’amorce est bien enfoncée par toute une série d’accusation directe contre une dizaine « de mouchards », le madré lanceur d’affaires passe à Marat un prospectus philanthropique et capitaliste en faveur du canal de Paris, projeté par le sieur Brûlé. Et l’ami du peuple, décidément conquis, ajoute : « Je terminerai ces observations sur les malversations de nos municipaux par de sages réflexions de M. Bacon, électeur au département de Paris : « N’est-ce pas une chose affligeante que dans un siècle de lumières et dans la capitale des Français, il y ait tant de malheurs d’un côté et tant de ressources de l’autre sans qu’il se soit trouvé une main assez adroite dans sa bienfaisance pour mettre le travail à côté des besoins, et pour écarter les malheurs en rapprochant les ressources ! Que dira-t-on même en voyant que les ateliers et les travaux de secours sont organisés de manière à corrompre et les ouvriers et ceux qui les inspectent, et qu’il ne doit pas rester pour le public le moindre monument de ces travaux ! Dans ces institutions secourables l’on a agi comme s’il ne fallait que distraire la misère et le brigandage, sans songer à tirer le moindre fruit de tant de bras. On croit avoir assez fait, si tant d’hommes veulent bien passer leur temps à remuer infructueusement de la terre et des bancs ; on croirait même que le tonneau des Danaïdes serait aujourd’hui d’un merveilleux secours, car on ne désire pas que les ouvriers soient utiles, mais seulement qu’ils ne soient pas nuisibles. »
La préparation est savante, comme on voit et il n’y manque même pas un souvenir des fables antiques. Attention ! voici l’entrée en scène du capitaliste : « Cependant, à côté de cette politique embarrassée, qui absorbe et consume des sommes énormes et qui emploie si infructueusement tant d’ouvriers qui reçoivent leur salaire sans profit pour le présent et pour l’avenir, un citoyen se présente et dit : Les 25 ou 30 mille livres que vous distribuez par jour dans vos ateliers de charité, accordez-m’en la moitié, et chargez-moi de tous vos ouvriers indigents ; non seulement j’empêcherai l’avidité des inspecteurs, et la paresse des mercenaires de se coaliser pour tromper vos intentions, mais je dirigerai tous ces bras vers un objet d’utilité publique ; et il vous restera un monument éternel, qui, dans le temps de sa confection, occupera nos pauvres, et qui, dans les siècles à venir, accroîtra notre puissance. Voilà en effet le but et les avantages incontestables du canal de Paris, tracé par M. Bridé, et confirmé par un décret de l’assemblée nationale. La Compagnie qui s’est formée admet et le gouvernement et tous les actionnaires, dans son sein, par les actions qu’elle propose. »
« Je pense que la ville ne peut (c’est toujours Bacon cité par Marat) sans pècher contre nous et nos enfants, se dispenser de placer au moins douze à quinze mille livres par jour en actions sur le canal et de hâter ainsi cette grande et utile entreprise. Il en résultera que ces dépenses tourneront à l’avantage de la chose publique et que la ville devenue propriétaire d’une grande quantité d’actions, participera aux avantages attachés à l’existence du canal ; en faisant le bien elle ne prodiguera plus ses secours, mais elle les placera à gros intérêts. Par là, Paris aura comme tous les actionnaires, la surveillance sur sa confection, et sur l’emploi des deniers, lesquels rentreront en peu d’années dans les coffres publics. »
« On sait aussi que le canal et tous les avantages commerciaux qui en résulteront doivent se trouver au bout de 50 ans, quittes et libres de toutes actions et former un des plus beaux domaines du peuple français. Tous les départements s’empresseront sans doute de suivre l’exemple donné par la capitale, pour toutes les entreprises de cette nature que leur localité exigera. Ainsi la mise de fonds appartenant a la nation inspirera au public la plus haute confiance ».
« Pour n’avoir aucun doute sur les mœurs des ouvriers qu’on occupera, chaque section qui connaîtra ses ouvriers, les enverra avec des billets aux travaux du canal, et là il se trouvera une administration composée d’inspecteurs, intéressés à ne pas se laisser frauder par la paresse et qui sauront bien mettre à profit les effets de la bienfaisance publique. Si on craignait que tant de pauvres se trouvant astreints à un régime sévère et ne pouvant plus compter sur la mollesse ou la connivence des chefs, ne vinssent à causer des troubles, on prendra les précautions convenables pour inspecter et contenir ces nombreux essaims d’ouvriers. Ainsi on aurait à la fois et les effets de l’ordre et les fruits de la bienfaisance, et l’éloignement de la misère et l’emploi du temps et l’espoir d’une richesse certaine ; on ne trouve rien de tout cela dans l’administration actuelle des ateliers de secours ; j’en appelle à tous les bons citoyens ».
Le prospectus est éblouissant, et le candide Marat ajoute aussitôt quelques phrases approbatives. En vérité, la combinaison était ingénieuse et le grand entrepreneur qui l’avait conçue, révèle déjà le génie spécial de ceux qui plus tard négocieront avec l’État les contrats pour la construction et l’exploitation des chemins de fer. Il était assuré de placer toutes ses actions d’emblée, et à un très bon prix, d’abord parce que la ville de Paris en aurait absorbé quinze mille livres par jour et en aurait ainsi élevé le cours, ensuite, parce que cette sorte de certificat financier donné par la Ville à l’entreprise aurait comme le dit le programme, donné la plus haute confiance au public.
En second lieu, l’entrepreneur avait du coup, à sa disposition, une main-d’œuvre considérable : et il l’obtenait au rabais, avec les salaires inférieurs qui étaient payés sur les chantiers de secours : notez qu’il n’y a pas un mot dans la combinaison proposée qui indique le relèvement des salaires d’aumône au taux des salaires du travail. Ainsi par l’intermédiaire de la Ville de Paris et sous couvert de continuer l’œuvre d’assistance par le travail, le merveilleux capitaliste avait en abondance de la main-d’œuvre à vil prix. Et sous couleur de maintenir l’ordre, de ne pas gaspiller les fonds de la Ville, et stériliser la bienfaisance publique, il allait exercer sur les ouvriers un contrôle beaucoup plus rigoureux, beaucoup plus brutal que celui qu’exerçait la Ville : et il allait faire un choix parmi les ouvriers, rejetant sous prétexte de paresse et de désordre les moins valides, les moins habiles, ceux qui fourniraient le moins de travail et de « plus-value » au délicieux philanthrope. Cette annonce même d’une discipline plus rigoureuse, plus dure, était un des moyens d’attirer le public, rassuré sur le bon emploi de ses capitaux : et au cas où quelques-uns des ouvriers, ainsi remis sans façon par la Ville à l’entrepreneur, s’aviseraient de rappeler l’ancienne discipline municipale plus complaisante ou plus relâchée, on indiquait d’avance avec l’autorité de Marat lui-même, que si les chefs d’atelier municipaux avaient été complaisants pour la paresse des ouvriers, c’était pour les gagner au grand complot du club monarchique et de la municipalité traîtresse. Ainsi, il n’était pas jusqu’aux haines et aux défiances de Marat, qui ne fussent pour ainsi dire mises en action par ce capitaliste génial : et son chef-d’œuvre est d’avoir inséré dans le journal de l’ami du peuple, sous le patronage et avec l’estampille de Marat, un des prospectus financiers les plus audacieux qu’ait vus depuis un siècle, la société bourgeoise.
Mais quelle inexpérience cela suppose chez Marat, chez les prolétaires qui commençaient à tendre l’oreille à ses propos, et dans quelles ténèbres ou tout au moins dans quelles limbes, voisines de la pleine nuit, se mouvait encore la pensée prolétarienne !
La sincérité même de Marat, son désir certain de soulager les souffrances des plus pauvres et de relever leur condition, rendent plus significatives ces pitoyables méprises. Il est vrai que sa haine contre les municipaux, aidait beaucoup à l’aveugler. Quelques jours après il était durement détrompé par un de ses correspondants et, tout ahuri, il s’empressait d’insérer dans son numéro du 3 juin, la lettre : « — A l’ami du peuple. — Ne vous en laissez pas imposer par les beaux discours, mon cher Marat ; la plupart du temps, ce ne sont que de petits intrigants qui cherchent à faire leur main-levée, tout en paraissant les apôtres de la vérité. Le but de celui qui vous a fait passer l’article sur le canal de Brulé, inséré dans votre numéro 471, pourrait bien être de faire accorder à l’entrepreneur 15 000 livres par jour pour en faire l’ouverture. Je ne veux point l’inculper : mais si vous connaissiez la clique infernale qui est à la tête de cette entreprise, vous verriez que ce serait remettre le sort des indigents dans les mains de nouveaux fripons et qu’il serait difficile d’en trouver de plus effrontés. Je ne vous dirai rien de Brulé : il est reconnu digne d’être à leur tête : cent procès qu’il a aujourd’hui avec les ingénieurs qui ont fait le nivellement, les dessins, les devis, ne prouvent que trop qu’il ne cherche qu’à faire des dupes. Après Brûlé, vient le fameux Mangouri de Rennes en Bretagne où il est connu pour ses gentillesses d’escroc : … Je lui ai entendu dire il y a trois semaines tout ce que M. Bacon s’est chargé d’écrire en faveur de Brûlé, dans l’extrait que vous en avez donné… »
Marat, assez penaud toutes les fois que son infaillibilité était mise en échec répondit en quelques mots : « Je ne connais M. Bacon que par ses écrits où il se montre homme de goût et philanthrope : au demeurant je n’ai jamais songé à recommander l’entreprise de Brûlé, dont je ne connaissais par les menées.
Si j’ai parlé de son projet, c’est uniquement pour faire ressortir le vice de l’entreprise municipale des travaux publics ».
Marat avait patronné quelques mois auparavant un projet assez curieux parce qu’il peut être considéré, par avance, comme le germe, comme la toute première idée de la coopérative ouvrière de production. Mais ici encore, quelle disproportion entre le projet recommandé et la solennité du ton de Marat ! Voici le sommaire de son numéro du lundi 28 mars 1791 :
Moyen simple et facile d’assurer la subsistance pendant plusieurs années à dix mille infortunés qui manquent de pain dans la capitale, et cela, sans prendre un sol dans le trésor public. — Avantages que l’exécution de ce projet procurerait à l’État. — Vains prétextes et manœuvres des administrateurs municipaux pour le faire échouer.
Et écoutez le début de son article : on dirait un vent de tempête révolutionnaire qui va emporter tous les riches, tous les exploiteurs du prolétariat : et tout cela aboutit à une sorte de combinaison de travail et d’assistance pour quelques milliers d’hommes : très souvent, depuis quelques années des écrivains ont pris pour un commencement de socialisme cette violence vaine des phrases. Mais écoutons Marat :
« C’est m’acquitter d’un devoir sacré et cher à mon âme que de plaider aujourd’hui la cause des indigents, de ces ouvriers qui forment la plus saine, la plus utile portion du peuple et sans lesquels la Société ne saurait subsister un seul jour, de ces citoyens précieux, sur lesquels pèsent toutes les charges de l’État et qui ne jouissent d’aucun de ses avantages ; de ces infortunés qui regardent le fripon qui s’engraisse de leurs sueurs et que repousse avec cruauté le concessionnaire qui boit leur sang dans des coupes d’or ; de ces infortunés qui au milieu de la mollesse du luxe et des délices dont jouit à leurs yeux l’homme puissant qui les opprime, n’ont en partage que le travail, la misère et la faim. Dieu des armées, si jamais je désirais un instant pouvoir me saisir de ton glaive ce ne serait que pour rétablir à leur égard les saintes lois de la nature, que tous les princes de la terre foulent aux pieds et que nos pères conscrits eux-mêmes, ont violées sans pitié, sans pudeur ».
Vaine violence ai-je dit, pour marquer qu’au fond de ces paroles il n’y a aucune conception sociale précise, aucune idée neuve et substantielle de la propriété : mais ces appels ardents et réitérés, commençaient sans doute à émouvoir plus d’une fibre : c’est une douleur obscure qui crie avant de parler et de penser, comme il convient à l’enfance du prolétariat : et Marat s’empresse en vain avec des gestes de théâtre, pour apaiser cette misère ; mais du moins l’a-t-il entendue dans le fracas de la Révolution bourgeoise, à travers les hymnes des fêtes fraternelles et les grands mots optimistes. Qu’une part au moins de ses haines mauvaises soit pardonnée à cet homme pour ses cris de pitié et de colère qui s’élèvent stridents dans l’aube mystérieuse et incertaine de la Révolution !
Voici maintenant ce que propose l’archange : et ce n’est point le glaive du Dieu des armées qui va resplendir en ses mains : il s’agit encore d’une entreprise de travaux publics ; mais avec des combinaisons originales et suggestives :
« Le projet que je vais mettre sous les yeux du public est d’un philanthrope éclairé. Son exécution assurera immédiatement et pour plusieurs années la subsistance à des milliers d’ouvriers sans qu’il en coûte rien au Trésor public ; et sans que l’on ait à craindre de voir troubler l’ordre et la tranquillité parisienne, quelque nombreux qu’ils soient ; il fixera sous peu d’années le pain à 7 ou 8 sols les 4 livres, ce qui fera pour le peuple une économie annuelle de plus de dix millions ; il augmentera la somme des richesses de la capitale chaque année, en procurant des travaux à une immense quantité d’ouvriers ; il fera le sort de 80 000 de ses habitants, contribuera à détruire la mendicité et il augmentera considérablement le revenu public. Ce projet est très simple : il consiste dans l’ouverture d’un canal à Saint-Maur, qui passerait sous le bois de Vincennes, dans la roche qui fait la base de cette éminence, ce qui épargnerait beaucoup de dépenses aux mariniers, abrégerait de 8 000 toises la navigation et diminuerait infiniment ses dangers en évitant les roches qui se trouvent au fond de l’eau.
« 2o Le lit naturel de la rivière, dans ce pourtour, devenant inutile à la navigation, il s’agit d’établir 50 usines diverses comme moulins à farine et à houblon, martinets pour les gros ouvrages, papeteries de différents genres et moulins à filières pour tressiller les métaux ; branche d’un commerce de plusieurs millions par ou pour des objets que nous tirons de l’étranger.
« 3o Le château de Vincennes, ce séjour de douleur et de désespoir qui rappelle sans cesse l’idée de la tyrannie qui l’a élevé pour en faire le siège de ses vengeances et de ses fureurs, acquis des deniers des entrepreneurs et converti en grenier d’abondance où le pauvre trouvera toujours la subsistance au plus bas prix possible et sous la surveillance des citoyens de la capitale et du département, deviendra un monument glorieux du règne de la liberté conquise. Ce vaste grenier contenant des subsistances pour plusieurs années, qui se renouvelleraient sans cesse, alimentera nos moulins, et Paris ne dépendra plus de la cupidité des compagnies accapareuses ; la disette factice que l’on nous a fait éprouver au milieu de l’abondance doit nous rendre sages pour l’avenir.
« 4o Les fonds nécessaires à cette entreprise seront fournis par la classe indigente qui s’y fera un sort avec une bien faible semence, voici comment. On formera une tontine réversible sur toutes les têtes jusqu’au dernier vivant : elle sera composée de 80 000 actions égales, chacune de 75 livres, une fois payées, et payables si l’on veut, à raison de 6 livres 5 sols par mois pendant une année. Ce paiement, au bout de trois ans, terme où les travaux seront achevés, donnera un intérêt de cinq pour cent qui augmentera d’année en année par le décès d’une partie des actionnaires et l’extension que prendra naturellement l’établissement même. Ainsi un seul propriétaire d’action jouira un jour pour sa mise de fonds de 5 livres d’une réserve de plusieurs cent mille livres dont la nation héritera ensuite.
« Les ouvriers employés à ces travaux, auront par arrangement chacun une portion d’action qui les attachera au travail et les intéressera à la confection : ils y gagneront d’ailleurs amplement leur vie. Les fonds de cette tontine qui ne sont destinés à enrichir aucune compagnie, mais au bien général, s’arrêteront à 6 000 000 de livres, nombre suffisant pour tous ces travaux et acquisitions.
« Par cette entreprise vraiment civique on donnera une vie facile aux gens peu aisés et qui n’ont aucun moyen de se faire un sort du produit de leurs faibles épargnes, et qui, pour prix d’une vie laborieuse, passée au milieu des privations de toutes sortes, souvent même du nécessaire n’ont que la perspective de finir leurs jours dans un hôpital s’ils ne périssent pas à la fleur de l’âge par quelques maladies, suite d’un travail forcé, ou du besoin. Voilà donc 80 000 indigents sauvés de la misère et rendus à leurs enfants… Qui ne croirait qu’il aurait suffi de développer (ce projet si simple) pour le voir adopter et favorisé par les hommes auxquels le peuple a confié ses intérêts ? »
« Comment s’imaginer qu’il ait été traversé de mille manières par nos indignes municipaux ?… »
Ce projet vaut qu’on s’y arrête. Bien entendu, il ne s’agit pas ici d’en discuter la possibilité technique ou les dispositions financières. Mais sa tendance sociale est intéressante. Des ateliers, créés sur l’initiative de l’État, dont les travailleurs sont eux-mêmes les actionnaires et qui font ensuite retour à la nation, un système de tontine qui assure aux ouvriers survivants un assez large revenu, cela contient en germe le socialisme d’État tel que le comprenait Louis Blanc, la coopération ouvrière de production et les systèmes variés de mutualité.
Oh ! germe bien débile, imperceptible et confus ! Ce qui est à noter, c’est que l’idée d’association ouvrière proprement dite, de corporation ouvrière, ou comme nous disons aujourd’hui, de syndicat ouvrier, en est complètement absente. Ce n’est pas à des groupements de travailleurs que seraient confiés les ateliers : et c’est sous la forme individualiste et bourgeoise de l’action que Marat conçoit la propriété ouvrière. Mais, une question extrêmement grave s’impose à nous : il est évident que le seul ébranlement révolutionnaire bourgeois commençait à fomenter les ambitions ouvrières : et si la liberté politique fondée par la Révolution avait duré, si la souveraineté populaire, d’abord mutilée, puis complète, s’était maintenue, si le suffrage d’abord restreint et bientôt universel avait été la source de tous les pouvoirs, il est probable, il est certain, que les ouvriers, les prolétaires, auraient demandé et obtenu un certain nombre de garanties. Peut-être, par des combinaisons analogues à celles que propose Marat, auraient-ils été associés, pour une part assez notable, à la propriété capitaliste que la Révolution allait si largement développer.
En tout cas, il est infiniment probable que le droit de coalition et de grève que la Constituante va détruire brutalement tout à l’heure, aurait été conquis d’assez bonne heure et que le peuple ouvrier n’aurait pas attendu un siècle pour en avoir le bénéfice légal. Or, on peut se demander si cette organisation de la force ouvrière, à un moment où le capitalisme n’avait pas encore toute sa puissance, aurait été conciliable avec le développement capitaliste, le progrès de la production et de la richesse. Je n’hésite pas pour ma part, à répondre nettement : oui. Je crois que le système capitaliste est infiniment plus souple que ne le disent beaucoup de socialistes : et je crois qu’il se fût accommodé, dès 1789, de la pleine liberté et de la démocratie. Marx constate qu’en dehors de ce qui est le profit normal, essentiel du capital, c’est-à-dire le surtravail non payé de l’ouvrier, le capitalisme s’est procuré d’innombrables profits accessoires.
Il a triché, fraudé ; il n’a pas même payé aux ouvriers ce qui était convenu : il a allongé sournoisement la journée de travail. Il a porté l’exploitation de la force ouvrière au delà même de ce que lui commandaient ses intérêts essentiels et la loi de sa croissance. Il n’a même pas payé en certaines périodes le salaire strictement nécessaire à l’entretien de la force de travail : il a gâché de la substance humaine. Il a exténué et abruti l’enfance ouvrière, bien au delà des nécessités intrinsèques du système et même contre l’intérêt du capitalisme lui-même.
Un régime de démocratie, de suffrage universel, de souveraineté populaire, aurait permis au salarié de se garantir contre cet excès d’exploitation : il aurait peut-être permis de réaliser en quelque point un système de production semi-capitaliste, semi-ouvrier. Il aurait donné aux travailleurs plus de force physique et intellectuelle, sans compromettre l’évolution capitaliste ; et l’avènement régulier du prolétariat, l’installation progressive et pacifique du socialisme auraient été singulièrement facilités. Oh ! gardons-nous de croire que le développement antagonique des classes est un mécanisme rigide et que rien ne peut modifier. Gardons-nous de croire qu’il est indifférent au prolétariat que le capitalisme se développe sous un régime de démocratie ou sous un régime d’oligarchie ou de despotisme ! Non : il n’est pas vrai que la Révolution n’ait pas été entamée et abaissée par le despotisme militaire de l’Empire, par les velléités contre-révolutionnaires de la Restauration, par le régime censitaire de Louis-Philippe.
Oui, la propriété bourgeoise et capitaliste, libérée par la Révolution des entraves féodales et corporatives s’est développée sous tous les régimes, et il ne dépendait d’aucune réaction d’arrêter ou de refouler ce mouvement. Oui, la bourgeoisie a su toujours imposer le respect de la dette publique et un certain contrôle des finances, nécessaire à son autorité. Et si la liberté politique et la souveraineté nationale ne s’étaient pas abîmées dans le despotisme impérial, si la Révolution au lieu d’osciller pendant un siècle de la démocratie militaire à l’oligarchie bourgeoise et orléaniste était restée une démocratie républicaine, les rapports essentiels des classes et la structure profonde de la propriété capitaliste n’auraient pas été modifiés : mais il y aurait eu un frein à l’égoïsme de la bourgeoisie, une limite à l’exploitation des ouvriers ; et la lutte nécessaire entre une bourgeoisie forcément plus généreuse et un prolétariat plus éclairé et plus libre aurait abouti plus sûrement et plus noblement à une société nouvelle, à une forme nouvelle de propriété. Le cœur s’emplit de tristesse lorsqu’on rencontre, dès 1791, un commencement de pensée prolétarienne, quand ci voit dès ce moment l’esprit humain en quête de combinaisons variées pour adoucir les conditions des prolétaires, et quand on songe à ce qu’auraient pu donner tous ces germes dans le développement régulier d’une démocratie libre.
Nous ne pouvons pas nous consoler en nous disant que les effroyables souffrances de la classe ouvrière pendant le siècle qui vient de s’écouler étaient inévitables et qu’elles ont été la condition d’un ordre nouveau. Non, non : beaucoup de ces souffrances ont été inutiles. Le capitalisme aurait été aussi puissant et aussi fécond, et les conditions économiques du communisme auraient été aussi pleinement réalisées si les travailleurs avaient pu, grâce à la démocratie et à la République, se défendre au moins contre les inutiles excès de la classe possédante.
Que jamais la tentation ne vienne aux prolétaires de compter sur le seul jeu du mécanisme économique ou de s’exagérer le fatalisme de l’organisation des classes, au point de méconnaître et de négliger toutes les ressources d’action que leur offrent la démocratie et la liberté. Mais, ai-je besoin de dire encore une fois que le projet social de Marat ne m’intéresse point par sa valeur intrinsèque, mais comme symptôme du travail social, du travail prolétarien, qui obscurément commençait dans les esprits à la faveur de la liberté nouvelle ?
« Hier, raconte un correspondant de Marat, dans le numéro du 25 mars 1791, je me trouvais dans la boutique du patriote Garin : un ouvrier achète un pain et présente un coupon d’assignats de 4 livres 10 sols. On fait dix boutiques pour le changer ; enfin on apporte de la petite monnaie parmi lesquelles se trouvent plusieurs pièces fausses. Affligé de la peine à changer ces petits effets, l’infortuné s’écrie le cœur gros de soupir : « Comment pouvons-nous vivre dans un pays où nous sommes abandonnés par ceux qui devraient nous soutenir ? » Puis, il ajouta en essuyant une larme : « Mais doucement, ils prennent notre patience pour de la peur ; nous sommes vingt mille ouvriers dans Paris, tous forts et vigoureux, qui mettrons fin un jour à toutes ces taquineries : nous ne nous laisserons plus endormir par les bourgeois comme nous avons fait jusqu’à présent ».
Pauvre et peu intelligente application de l’instinct de classe : car malgré les difficultés et les ennuis de détail qu’elle entraînait, la création des assignats, instrument de l’expropriation de l’Église, était un grand acte révolutionnaire. Marat qui l’a combattue furieusement en haine de Mirabeau jouait en cela un rôle réactionnaire. Mais n’est-il point curieux que déjà les souffrances du peuple prennent la forme d’une opposition de classe ? les ouvriers contre les bourgeois.
Il y a deux ans, dans les cahiers, les paysans parlaient assez volontiers « du bourgeois » comme d’un autre privilégié, aussi pesant au peuple que le noble. Mais dans les cahiers des villes et dans le langage même de la classe ouvrière, un bourgeois, en 1789, était un révolutionnaire, un ennemi des nobles et de la cour. Bourgeois s’opposait à noble : maintenant bourgeois commence à s’opposer à ouvrier, à prolétaire. Quel malheur immense que cet instinct de classe naissant, si fragile encore et si faible, n’ait pu se fortifier et s’éclairer dès cette époque et à travers tout le siècle, par la pratique continue de la liberté !
Enfin Marat, le 5 septembre 1791, à un moment où il se croyait près de renoncer au journalisme, développe un plan de réforme agraire. Il consiste d’abord, comme je l’ai indiqué, à organiser légalement l’échange obligatoire des parcelles de terre, à économiser les pertes de temps, les frais inutiles. « Mais, pour réunir les terres morcelées et éparpillées qui sont nécessaires à l’établissement des cultivateurs au milieu de leur champ, établissement si essentiel au bien général et particulier, il faut commencer par écarter un fantôme que l’égoïsme décore du nom de liberté. Il y a si longtemps qu’on abuse de ce mot, tour à tour confondu avec le caprice et la licence, qu’il importe de le définir une bonne fois pour toutes. Faire ce qu’on peut, c’est user de la liberté naturelle ; faire ce qu’on veut, c’est abuser du despotisme ; faire ce qui nuit aux autres, c’est donner dans la licence ; faire ce qu’on doit, c’est user de la liberté civile, seule convenable dans l’ordre social. Or, c’est la loi que fixe le devoir de l’homme en société. Le grand but de notre association politique est le bonheur commun auquel tout citoyen est intéressé à concourir. »
« Pourquoi cela ? Parce que l’état social exige que chaque individu sacrifie une portion de son intérêt à l’intérêt général, sacrifice pour lequel il reçoit en échange la protection de la force publique, la garantie de sa propriété et l’assurance de sa sûreté personnelle. Ainsi, de l’observation des lois dépend la conservation de ce que l’homme a de plus cher au monde : de sa propriété, de son repos et de sa vie. »
« Voilà les principes : voici leur application au cas dont il s’agit. » « En Angleterre, où l’on connaît mieux la vraie liberté que partout ailleurs, on a bien senti que pour effectuer la réunion des terres par la voie des échanges, il n’était pas possible de laisser le champ libre aux caprices de particuliers. On a donc été obligé d’ordonner ces échanges respectifs et d’en déterminer la forme par la loi. Cette réunion appelée The compact s’est établie successivement depuis cinquante ans dans les différentes provinces par des actes du Parlement, qui prescrivent entre les propriétaires cette sorte d’échanges qu’on voit souvent ici les gros fermiers faire entre eux pendant le cours de leurs baux, pour la commodité de leurs labours : ce qui, sans offrir aucun des avantages d’un arrangement durable, soit pour la clôture, soit pour une amélioration suivie, ne sert bien souvent qu’à occasionner beaucoup de discussions, en jetant du trouble dans les propriétés, à l’expiration des baux. »
On peut dire que toute la théorie de la Révolution sur la loi et la propriété est résumée là. La loi est souveraine : la propriété est un droit, mais dans les limites et sous les garanties fixées par la loi. La loi doit concilier le droit individuel et le bonheur commun.
Ainsi, en ce qui touche la propriété rurale, c’est la loi qui, d’autorité, dans l’intérêt général, fera la réunion des parcelles.
Marat ne veut point qu’elle s’arrête là. Comment assurer la subsistance du peuple et en particulier de ces nombreux journaliers, de ces simples manouvriers pour lesquels il a une sollicitude évidente ? Faut-il, d’autorité, abaisser le prix des subsistances des denrées agricoles ? Ce serait s’exposer à ruiner les cultivateurs et à décourager la culture. Mais la loi de l’offre et de la demande a cet effet que le prix d’une marchandise est d’autant plus bas que le nombre des vendeurs est plus grand et le nombre des acheteurs plus petit. Il faut donc multiplier le nombre de ceux qui vendent les denrées agricoles : pour cela il faut multiplier les fermiers ; et on ne le pourra qu’en obligeant les propriétaires à diviser une grande ferme en plusieurs fermes.
Du coup, beaucoup de journaliers seront transformés en petits fermiers ; le nombre des acheteurs diminuera donc en même temps que croîtra le nombre des vendeurs : et un sage équilibre des prix, une sage répartition des bénéfices de l’agriculture assureront une aisance générale.
Voilà le plan agraire bien modeste comme on le voit et bien prudent de Marat. Il y a loin de là à « la loi agraire » au partage des propriétés, puisqu’il s’agit seulement de diviser les fermages en en laissant le produit au propriétaire. C’est cependant toujours une intervention de la loi dans le mécanisme de la propriété.
« Il serait donc, écrit-il, de toute nécessité comme de toute justice, que la même loi, qui procurerait tant d’avantages aux propriétaires en établissant la contiguïté des terres par des échanges légaux, assurât en même temps la subsistance de tout le monde, en astreignant les propriétaires qui ne feraient pas valoir eux-mêmes leurs terres, à les affermer en détail. Lorsqu’ils verraient les frais de la culture diminuer et les produits augmenter par l’effet de la réunion de leurs propriétés, j’ai trop bonne opinion de mes compatriotes pour croire qu’il en fût un seul qui eut l’inhumanité de se plaindre si la même loi qui assurerait une répartition plus égale des fruits de la terre, en distribuant la culture à un plus grand nombre de familles, privait le propriétaire du droit de disposer, d’affermer ses terres au gré de ses caprices. L’effet nécessaire de cette disposition serait donc de rapprocher l’ordre civil de l’ordre naturel par une plus grande facilité de culture, et une plus égale distribution des fruits de la terre ; puis de rétablir l’équilibre entre le prix des denrées et la main d’œuvre, et enfin de détruire tout monopole des fruits de la terre ; car plus il y aurait de cultivateurs, moins il y aurait de journaliers, le prix de leurs journées augmenterait donc nécessairement. D’un autre côté, plus il y aurait de cultivateurs, plus il y aurait de concurrence dans la vente des denrées. D’ailleurs, les habitants des campagnes assurés de leur propre subsistance, se trouveraient intéressés à la plus grande valeur de leur excédent, alors la liberté du commerce du grain s’établirait d’elle-même ».
Et Marat, tout en réglementant ainsi l’exploitation rurale, songe si peu à détruire le droit de propriété, et à demander ou l’appropriation nationale ou le partage des terres, qu’il espère, par ce système, attirer et retenir dans la campagne les riches propriétaires : « Bientôt la commodité de la réunion des terres, le genre des jardins-paysages, le goût des véritables jouissances de la nature et le spectacle des campagnes heureuses ne manqueraient pas d’y ramener l’abondance avec leurs riches possesseurs. Bientôt on verrait des hommes éclairés ne pas dédaigner de mettre la main à la charrue, et par la réunion des lumières de la théorie et de la pratique, étendre indéfiniment les progrès de l’agriculture… »
Voilà les idées sociales les plus hardies de l’année 1791 : grands propriétaires et petits fermiers. Cela n’eût même pas empêché l’accaparement des grains ; car ce sont évidemment de grands marchands qui auraient recueilli et concentré l’excédent de tous ces petits fermiers.
Il faut retenir cependant que Marat cherche un moyen d’élever le salaire des journaliers, des manouvriers. C’est par ces traits, c’est par cette sollicitude pour le pauvre, pour le prolétaire qu’il ne tarda point à apparaître comme « l’ami du peuple ». Et on ne peut faire l’histoire du prolétariat, interroger ses origines, surprendre ses premiers tressaillements et ses ébauches de pensée sous la Révolution bourgeoise si on néglige les conceptions de Marat, si enfantines qu’elles puissent nous sembler aujourd’hui à bien des égards. Mais c’est précisément ce caractère un peu enfantin qui leur donne leur vraie signification historique. Une partie des prolétaires en cinq années progressera de Marat à Babeuf : ainsi se mesure la prodigieuse influence éducatrice de la Révolution bourgeoise sur le prolétariat lui-même.
Mais c’est vers des objets plus immédiats que tend, en 1791, la classe ouvrière. Et d’abord il est certain que dès cette époque la classe ouvrière tendait beaucoup plus nettement qu’en 1789 et 1790 au suffrage universel. Il semble que l’heure de l’indifférence presque absolue est passée. Sans doute l’Assemblée résiste à toute extension du droit de suffrage. Mais il est visible qu’elle-même a le sentiment que la législation des citoyens actifs et des citoyens passifs a quelque chose d’arbitraire et d’instable.
En toute occasion, à l’occasion des contributions foncières, à l’occasion de la revision constitutionnelle, Robespierre revient à la charge : et chaque fois, c’est avec une insistance et une ampleur croissante qu’il demande le suffrage universel.
A la fin de 1790, en octobre, le Comité propose à l’Assemblée de considérer comme citoyen actif et d’admettre au vote tout citoyen qui paierait volontairement à l’État la valeur de trois journées de travail. Conception bizarre, puisqu’il suffirait alors à un homme riche de payer pour le compte des ouvriers pauvres : il se créerait ainsi une armée électorale qu’il pourrait recruter ou licenciera volonté. De plus, ce versement ne démontrait pas l’existence d’une propriété même minime. Il n’y avait donc aucune raison pour ne pas admettre au vote les sans propriété. L’Assemblée ne vota pas la proposition du Comité. Mais ces projets indiquent le vacillement des esprits.
De plus, l’Assemblée, en laissant aux municipalités, sous le contrôle des districts, le soin de fixer le taux des trois journées de travail, ouvrait la porte aux influences populaires. Il suffisait aux municipalités de fixer le taux de la journée de travail très bas pour admettre au scrutin presque tous les citoyens à la seule exception de ceux qui ne vivaient que d’assistance. Or, beaucoup de municipalités sur lesquelles le peuple exerçait de l’action, fixèrent en effet le taux si bas que la distinction des citoyens actifs, et des citoyens passifs, disparaissait en réalité.
L’Assemblée résista et elle décréta que le taux ne pourrait être fixé au-dessous de dix sols par jour sans une décision spéciale de l’Assemblée. Mais on sent que la loi du cens est comme un mur qui se dégrade. À vrai dire, en appelant au vote, d’emblée, quatre millions de citoyens, l’Assemblée s’était condamnée à aller jusqu’au suffrage universel ; la différence sociale entre un grand nombre de citoyens actifs, et les citoyens passifs étant trop faible pour qu’une différence de droit politique pût se maintenir. La Constituante tentera en vain de réagir, il ne s’écoulera pas un an après sa disparition sans que le suffrage universel soit proclamé. Il sortira tout armé, si je puis dire, de la journée révolutionnaire du 10 août, mais il était préparé, dans le courant même de l’année 1791, par les efforts répétés de Robespierre, et par le sourd travail des municipalités populaires minant peu à peu la loi d’oligarchie. Ainsi, une secousse des événements fait surgir soudain les grandes réformes, qu’une lente élaboration et une poussée secrète avaient amenées déjà presque à fleur de terre.
La suppression complète des octrois, votée en février 1791, donna au peuple des grandes villes et notamment au peuple de Paris qui avait tenté plus d’une fois de brûler les barrières, une vive joie. C’était une opération hardie. La Constituante abandonnait une recette annuelle de cent soixante-dix millions d’impôts sur le sel, les boissons, le tabac, les octrois, et pourtant, sans la guerre, la Révolution aurait certainement assuré son budget avec les quatre contributions directes établies par elle. Au déficit créé par la prolongation de la crise révolutionnaire et par la crise nationale, les assignats pourvoiront : mais dès lors, à travers bien des résistances et malgré bien des retards, le système fiscal de la Constitution, fondé tout entier sur l’impôt direct, commence à fonctionner. C’est le 1er mai que le décret abolissant les octrois, entre en application. Il y eut comme une grande et plantureuse fête populaire ; un coup de canon tiré à minuit apprit à Paris que désormais les entrées étaient libres : les convois de vivres, de vin, attendaient aux barrières, ils les franchirent au milieu des acclamations, et la foule improvisa, avec les tonneaux de vin et les quartiers de bœuf achetés à bon compte, de larges repas d’abondance. Les ouvriers criaient : Vive l’Assemblée nationale ! et oubliant un moment les souffrances, les mécomptes, les défiances, ils s’abandonnaient à la joie.
De longues files de bateaux surchargés, apportaient aussi à Paris libéré l’abondance et le bien-être ; ils étaient couverts de feuillages, et ils abordaient aux quais pour distribuer au peuple la viande, le tabac, la bière et le vin. — Kermesse de la Révolution, disent les Goncourt, et nous accepterions de bon cœur ce mot plantureux qui ragaillardit des souvenirs de la grasse Hollande le Paris des pauvres gens souffreteux et maigres, si les Goncourt ne cherchaient point à donner à cette fête un air de grossièreté et presque de crapule. Pauvres anecdotiers de la Révolution ils n’ont pas sympathisé un instant avec cette large allégresse des entrailles de tout un peuple qui espère enfin manger à son appétit et boire à sa soif !
L’Assemblée, en abolissant ainsi tous les impôts de consommation et en particulier les octrois, dont la charge était reportée sur la propriété, avait voulu assurer la Révolution, donner au peuple ouvrier une satisfaction positive. L’abolition des octrois, c’était, pour le peuple des villes, l’abolition de la dîme pour le peuple des campagnes ; et cela allait plus profondément, car la suppression de la dîme n’allégeait que le paysan propriétaire, elle ne touchait pas le manouvrier. Au contraire l’abolition des octrois allégeait le fardeau des plus pauvres ouvriers et manouvriers des villes. Ce sont ces mesures hardies qui rendaient tout à coup à la grande Assemblée révolutionnaire son prestige des premiers jours, et qui lui permettaient de fonder l’ordre nouveau. Même les lois de précaution ou de répression qu’elle promulguait, la loi des citoyens passifs, la loi martiale paraissaient moins égoïstes, quand la grande Assemblée avait su soudain par un coup audacieux, émouvoir jusqu’au fond la sympathie populaire. Mais elle espérait en même temps que l’abolition des octrois, en aidant à l’aisance générale de la vie, aiderait à la prospérité des manufacturiers ; et nous allons voir, dès l’octroi supprimé, des industriels, des entrepreneurs refuser à leurs ouvriers toute augmentation de salaire, malgré l’abondance et le caractère lucratif des travaux, en alléguant que la suppression de l’octroi équivaut pour eux à une augmentation de salaire.
De sérieux conflits s’élevaient en effet, à ce moment même, entre patrons et ouvriers, surtout dans l’industrie du bâtiment, et c’est de ces conflits que sortira, en juin, la fameuse loi Chapelier. D’où naissaient ces difficultés ? et pourquoi les ouvriers réclamaient-ils ? Était-ce comme l’ont dit tant d’historiens légers, parce qu’il y avait, en ces premières années de la Révolution une stagnation générale des affaires ? et les ouvriers réduits à merci par l’insuffisance de l’ouvrage, cherchaient-ils à se faire payer un peu plus cher ces trop rares journées de travail ? A priori, il n’est guère vraisemblable que ce soit dans une période de demi-chômage que les ouvriers aient demandé à leurs entrepreneurs une augmentation de salaire.
Ils se seraient plutôt portés à la municipalité en demandant du travail et du pain. Les Goncourt, recueillant quelques détails dans les journaux royalistes et contre-révolutionnaires disent : « Le commerce est mort… Le commerce parisien est tué ». Où sont ces nobles qui dépensaient si largement ? Où sont ces prélats si élégants et si riches qui faisaient aller tout le commerce de luxe de la capitale ? « Où est cette riche bourgeoisie, dont un contemporain dit que rien ne lui échappe, ni les fleurs d’Italie, ni les sapajoux d’Amérique ni les figures chinoises ? » Et certes, nous savons bien le mal que l’émigration des nobles et les craintes de quelques financiers factieux faisaient à la capitale, mais, encore une fois, il est puéril d’imaginer que le noble, et le financier de contre-révolution emportaient toute la richesse. En fait, même à Paris, surtout à Paris, c’est le parti de la Révolution qui était le parti de la richesse.
Pour quelques collectionneurs de bibelots qui sont partis ou qui ont suspendu leurs achats, l’immense activité de la capitale et l’énorme puissance de consommation de sa bourgeoisie victorieuse ne sont point abolies. C’est pure fanfaronnade de nobles et illusion de réacteurs de s’imaginer qu’eux seuls entretenaient le mouvement des affaires : et quand ils disent que rien qu’à tresser les galons dorés de leurs laquais et à peindre les armoiries de leurs voitures, vingt mille ouvriers étaient occupés qui sont maintenant sans ouvrage, ils se moquent du monde, surtout des frères Goncourt qui, candidement, recueillent ces sottises et ces vanteries. De riches consommateurs venaient qui remplaçaient les émigrés. Les mille députés de l’Assemblée nationale créaient à Paris une force nouvelle de mouvement : des salons révolutionnaires s’ouvraient, des sociétés et des cercles se formaient où les riches bourgeois dépensaient sans compter. L’attrait extraordinaire de la Révolution, le spectacle prodigieux de ce peuple passant du néant politique à la presque démocratie, amenaient à Paris, des observateurs, des curieux, de tous les points du monde : et la seule industrie du papier et de l’imprimerie suscitée par la Révolution, aurait suffi sans doute à couvrir de ses progrès le déficit présumé des industries parisiennes.
On a vu avec quelle subtilité, avec quelle ingéniosité, les entrepreneurs essayaient d’accaparer la main-d’œuvre des ateliers municipaux, et je sais bien qu’ils espéraient ainsi avoir des ouvriers au rabais. Mais s’il y avait eu une grande crise et un chômage étendu, ils auraient eu en dehors de ces ateliers, surabondance de main-d’œuvre.
Habiller la garde nationale si vaniteuse de ses brillants uniformes remplaçait et au delà la fourniture des livrées de laquais pour les nobles absents. On sait avec quelle violence Marat pousse au noir la misère du peuple pour accuser l’Assemblée nationale. Si les ateliers avaient été déserts, si de nombreux ouvriers sans travail avaient été affamés et errants dans les rues de Paris, il le dirait à chaque numéro. Or, il ne parle qu’avec réserve de la crise industrielle. Dans son numéro du 9 mai, il analyse complaisamment le discours de Beaumetz, sur les assignats, et il ajoute : « D’ailleurs il a fait voir aussi que la paralysie des manufactures ou plutôt leur langueur est la suite inévitable de toute grande révolution ». Que signifie cette réserve s’il y a crise ? Marat se garde bien de dire que Beaumetz n’a pas assez appuyé : et ainsi pour Marat lui-même il y a simplement langueur…
Cela même n’était point vrai d’une façon générale, et l’ami du peuple ne se serait point tenu dans cette note tempérée, s’il n’y avait pas eu une suffisante activité générale. Quand M. Charavay fait le relevé des listes électorales en 1791 et 1790 pour les élections de Paris, il constate dans un grand nombre de quartiers qu’il y a plus d’électeurs actifs en 1791 qu’en 1790. Ce n’est pas l’indice d’une détresse croissante : au contraire. Dans la séance du 1er novembre 1791, au club des Jacobins, Rœderer dit : « Dans ce moment où les manufactures sont dans la plus grande vigueur, il est certain que l’argent rentre en France ». Comment aurait-il pu parler ainsi de la vigueur des manufactures devant ces bourgeois et artisans de Paris, chefs d’industrie et de commerce, s’il y avait eu arrêt de la production ? Et qu’on n’oublie pas les transactions sans nombre, les affaires de tout ordre auxquelles donnait lieu dans cette année 1791 l’expropriation des biens de l’Église.
Quand on songe au parti merveilleusement lucratif que l’entrepreneur de la démolition de la Bastille avait su tirer des matériaux, on sait combien cette classe d’industriels avait l’esprit en éveil : un quart de Paris lui était livre, et des affaires magnifiques s’offraient à elle. Je ne serais point étonné qu’à cette date l’insuffisance du numéraire dont on se plaignait en effet beaucoup vînt précisément pour une part, du brusque mouvement d’affaires déterminé par la Révolution. Il y avait eu à la suite de la mauvaise récolte de 1789, exode de numéraire. Il n’avait pu rentrer encore : et ainsi, c’est avec un numéraire appauvri que la société nouvelle devait faire face aux entreprises audacieuses, aux transactions que l’exubérance même de la vie multipliait.
Plusieurs villes manufacturières, notamment Lyon, avaient créé des billets de confiance. C’étaient de tout petits coupons portant la signature d’une association privée et échangeables contre des assignats. Il était suppléé par là à la rareté du numéraire et aussi à l’insuffisante subdivision des assignats.
Ce mécanisme fonctionnait parfaitement, et les billets de confiance ne subirent aucune dépréciation : ce qui indique la puissance de crédit des associations d’industriels qui les avaient mis en circulation. Il y là encore un signe de prospérité et de vitalité économique.
Au demeurant, à en juger par des relevés contemporains, assez incertains il est vrai, le commerce extérieur de la France s’était beaucoup développé de 1789 à 1792. Il aurait atteint en 1792, 1732 millions de francs, 929 à l’importation, 803 à l’exportation. C’est-à-dire plus de six cents millions de plus au total qu’en 1789.
Il est vrai qu’il est malaisé de discerner si la dépréciation assez marquée déjà des assignats en 1792 ne force pas le prix apparent des marchandises importées et exportées. Pourtant il paraît bien qu’il y eut un accroissement notable de l’activité des échanges. Sybel lui-même qui assombrit assez volontiers les couleurs, reconnaît que dans les premières années de la création des assignats, leur dépréciation eut plutôt pour effet d’encourager les exportations : la différence entre la valeur de l’or et la valeur de l’assignat constituait une prime pour nos exportateurs qui, vendant sur le marché étranger, étaient payés en or et pouvaient ensuite convertir cet or en assignats avec bénéfice.
Je ne puis citer en entier, mais je signale l’important rapport soumis à la Convention le 20 décembre 1792 par le ministre de l’intérieur, sur le commerce extérieur du premier semestre de 1792. L’activité qu’il signala pour cette période n’a pas évidemment surgi en un jour : elle était préparée par tout l’effort de l’année 1791, comme le confirme d’ailleurs l’intéressant passage de Rœderer que j’ai cité. Le ministre dit dans son rapport :
« Le montant de nos ventes à l’étranger s’élève, pour le premier semestre, à 382 millions ; et afin de mieux fixer l’opinion j’ajouterai qu’année moyenne elles ne s’élevaient qu’à 357 millions, ce qui présente 25 millions d’excédent pour un semestre sur la somme de commerce d’une année. »
Et il affirme que ce n’est pas à un relèvement factice des prix, mais à un accroissement réel des quantités exportées qu’est dû cet excédent. Ainsi pour les vins il y a eu des expéditions plus importantes : « Nos toileries, ajoute-t-il, se sont soutenues sur les marchés extérieurs. Les batistes, dentelles, draperies, offrent quelques augmentations, mais les étoffes de soie, les gazes, les rubans et la bonneterie de soie ont trouvé dans ce premier semestre une faveur de débit depuis longtemps inconnue, puisque, année moyenne, les ventes de cette nature ne s’élevaient pas à plus de 36 millions et qu’elles ont monté pour cette dernière époque à 45 millions, parties entièrement pour l’Allemagne. »
Ainsi, contrairement à des affirmations bien arbitraires, ce sont précisément les industries de luxe qui, dans cette première période de la Révolution, semblent le plus stimulées, et nous comprenons maintenant comment le voyageur allemand dont j’ai parlé, Reichardt, a trouvé Lyon en plein éclat et en pleine fête dans le cœur de l’hiver de 1792. Je me demande même (mais ceci est pure conjecture), si ce ne sont pas les princes et les nobles émigrés de l’autre côté du Rhin qui ont développé en Allemagne, soit par leurs propres achats, soit par l’exemple, l’importation des soieries françaises. Ainsi, au début, l’émigration elle-même aurait eu pour effet d’éloigner et non de supprimer la clientèle aristocratique des industries de luxe.
En tout cas je crois avoir le droit de conclure que jusqu’à la grande tempête de la guerre, il y a eu plutôt animation que dépression de l’industrie en France. Dès lors les ouvriers ne souffraient pas, et il est même infiniment probable que la main d’œuvre était assez recherchée. Il n’y eut pas d’ailleurs, qu’on le note bien, d’agitation populaire aiguë en 1790, 1791 et 1792 : et les journées du 20 juin et du 10 août ne procèdent aucunement de souffrances économiques.
Mais la baisse commençante des assignats, qui est déjà de 6 ou 7 pour cent, en 1791, et qui s’aggrave en 1792 n’a-t-elle pas pour effet de renchérir les denrées et par suite d’empirer la condition des ouvriers ? Il semble que s’ils reçoivent de l’entrepreneur, pour deux ou trois journées de travail, un assignat de 5 livres, et si cet assignat perd sept ou huit pour cent, c’est une perte de sept ou huit sous pour ces deux ou trois journées de travail que subissent les ouvriers.
Mais il serait tout à fait téméraire de conclure ainsi pour l’année 1791. Marat, que nous avons déjà vu si animé contre les assignats, dit bien qu’un jour, le jour de la fuite du roi, ils perdirent 40 pour cent. Et il calcule que la dépréciation des assignats aura pour conséquence de renchérir les marchandises bien au delà de la diminution de prix procurée par l’abolition de l’octroi. Mais il ne peut citer aucun fait précis. Il ne peut nier la diminution du prix du pain. Il ne peut pas indiquer une seule denrée pour laquelle les ouvriers, munis d’assignats, soient obligés de payer une somme complémentaire.
Comment expliquer le phénomène assez déconcertant tout d’abord ? On ne peut supposer que les marchands prenaient à leur compte la perte de l’assignat. Voici, je crois, ce qui se passait : Les marchands ne faisaient, à ce moment, aucune différence entre l’or ou l’argent et les assignats : surtout les marchands au détail, les boutiquiers, chez lesquels s’approvisionnaient les ouvriers. Quand un ouvrier leur achetait pour cinq livres de marchandises, s’il les payait en argent ou en monnaie de bronze, c’était bien : s’il les payait avec un assignat, le marchand ne demandait aucun complément, et il se contentait de l’assignat de cinq livres. En faisant avec ses clients une différence entre l’assignat et la monnaie métallique, il les aurait rebutés : comme le cours de l’assignat subissait de légères fluctuations quotidiennes, il y aurait eu incertitude perpétuelle sur le complément à verser : et le plus modeste comptoir de boulanger ou d’épicier serait devenu un banc d’agiotage. Le marchand préférait donc ne faire aucune différence entre la monnaie de papier et la monnaie de métal : il en était quitte pour hausser sa marchandise dans la proportion où cela était nécessaire pour le couvrir de la perte de six pour cent subie par les assignats. Comme une partie notable des paiements était faite en monnaie métallique, comme la Constituante, notamment, créa beaucoup de monnaie de bronze pour les petits achats populaires, la perte de six pour cent subie par l’assignat était bien loin de porter sur la totalité des opérations du marchand : or, si on la répartissait sur l’ensemble des opérations, elle ne s’élevait guère à plus de deux ou trois pour cent : et cette différence peu sensible, presque imperceptible dans la vente au détail, était plus que couverte par le bon marché résultant de l’abolition de l’octroi, de l’activité générale, et de la paix intérieure et extérieure.
D’ailleurs, et ceci est très important, le léger discrédit de l’assignat en 1791 semble tenir surtout à ce que l’assignat, moins divisé que la monnaie, était moins commode pour les échanges. C’est ce que dit expressément Rœderer dans la séance des Jacobins à laquelle je me suis déjà référé :
« La seule cause du désavantage que le papier éprouve contre de l’argent vient de ce que le papier n’est pas divisible à volonté. Rendez-le divisible et vous remédierez au mal. Dans ce moment où les manufactures sont dans la plus grande vigueur, il est certain que l’argent rentre en France. Mais alors il devient inutile si aux assignats de 5 livres vous n’en ajoutez de 10 sols pour les diviser. »
La pensée de Rœderer est que la monnaie de métal ne pourra s’échanger aisément contre les assignats, si les divisions de l’assignat ne concordent pas aux divisions de la monnaie de métal : donnez à l’assignat, pour les échanges, la même mobilité, la même divisibilité qu’à la monnaie et le pair s’établira.
Mais s’il était peu commode à un particulier d’avoir des assignats, s’il perdait du temps à se procurer la monnaie nécessaire pour les tout petits achats, cette gêne portait plutôt sur l’acheteur que sur le boutiquier : et ainsi le prix de la marchandise n’était point nécessairement haussé, même dans la proportion très modeste que j’indiquais plus haut.
Enfin, et ceci est décisif, dans les réclamations élevées par les ouvriers au sujet des salaires, ils n’allèguent jamais en 1791 qu’ils subissent une diminution indirecte du prix de leur force de travail par la dépréciation des assignats. C’eût été pourtant l’argument le plus fort pour un relèvement du salaire.
Il est donc certain que la légère baisse de l’assignat n’a contrarié en rien dans l’année 1791, les causes générales de prospérité et de bien-être. Et si, au printemps 1791, il y eut à Paris une agitation ouvrière assez vive, dans l’industrie du bâtiment, ce n’est point parce qu’il y avait chômage, ou réduction des salaires, ou souffrance exceptionnelle des ouvriers : c’est au contraire parce que ceux-ci voulurent profiter des circonstances favorables, de l’activité du « bâtiment », et du besoin où étaient les entrepreneurs d’une main d’œuvre abondante, pour demander une plus large rémunération. Et les conditions de la lutte étaient si bonnes pour les ouvriers, que les entrepreneurs durent recourir à l’Assemblée Constituante pour briser la coalition ouvrière.
C’est l’occasion de la fameuse loi du 14 juin 1791. Les dispositions principales en ont été souvent rappelées.
En voici le texte complet :
« Loi relative aux rassemblements d’ouvriers et artisans de même état et profession.
« L’anéantissement de toutes espèces de corporations du même état et profession étant l’une des bases de la Constitution française, il est interdit de les rétablir sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit… ».
« Les citoyens d’un même état et profession, les entrepreneurs ; ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, ni secrétaire, ni syndic, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs ».
« Il est interdit aux corps administratifs et municipaux de recevoir aucunes adresses et pétitions sous la dénomination d’un état ou profession, d’y faire aucune réponse, et il leur est enjoint de déclarer nulles les délibérations qui pourraient être prises de cette manière, et de veiller à ce qu’il ne leur soit donné aucune suite, ni exécution ».
« Si des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la déclaration des droits de l’homme. »
« Les corps administratifs et municipaux seront tenus de les déclarer telles. Les auteurs, chefs et instigateurs qui les auront provoquées, rédigées ou présidées seront cités devant le tribunal de police à la requête du procureur de la Commune, condamnés chacun à cinq cents livres d’amende et suspendus pendant un an de l’exercice de leurs droits de citoyens actifs, et de l’entrée dans les assemblées primaires ».
« Il est défendu à tous les corps administratifs et municipaux, à peine pour leurs membres de répondre en leur propre nom, d’employer, d’admettre ou souffrir qu’on admette aux ouvrages de leur profession dans aucuns travaux publics, ceux des entrepreneurs ouvriers et compagnons qui provoqueraient, signeraient les dites délibérations ou conventions, si ce n’est dans le cas où de leur propre mouvement, ils se seraient présentés au greffe du tribunal de police pour les rétracter et les désavouer ».
« Si les dites délibérations et conventions, affiches apposées, les lettres circulaires contenaient quelques menaces contre les entrepreneurs, artisans, ouvriers et journaliers étrangers qui viendraient travailler dans le lieu, ou contre ceux qui se contenteraient d’un salaire inférieur, tous auteurs, instigateurs et signataires de ces actes ou écrits seront punis d’une amende de mille livres chacun et de trois mois de prison ».
« Tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail, appartenant à toutes sortes de personnes et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré, ou contre l’action de la police, et l’exécution des jugements rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses entreprises, seront tenus pour attroupements séditieux et comme tels ils seront dispersés par les dépositaires de la force publique, sur les injonctions légales qui leur seront faites. Seront punis selon toute la rigueur des lois, les auteurs, instigateurs et chefs des dits attroupements et tous ceux qui seront convaincus de voies de fait et d’actes de violence ».
Voilà cette loi terrible qui brise toute coalition ouvrière, qui, sous une apparence de symétrie entre les entrepreneurs et les ouvriers, ne frappe en réalité que ceux-ci, et les punit de l’amende, de la prison et de la privation de travail dans les entreprises de travaux publics.
Cette loi de prohibition a pesé sur les travailleurs de France soixante-quinze ans. Elle a si souvent servi à faire condamner les prolétaires qu’elle symbolise pour eux l’esprit de classe le plus aigu, l’égoïsme bourgeois le plus étroit. Et il est incontestable que la loi du 14 juin 1791 est sous la Révolution « des droits de l’homme », une des affirmations de classe les plus nettes. Mais peut-être en 1791, et dans l’esprit de la bourgeoisie révolutionnaire n’avait-elle point la brutalité que lui a donnée depuis l’évolution sociale, parce que l’antagonisme de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat était alors faiblement indiqué. L’historien qui veut suivre vraiment le mouvement profond des classes doit donc examiner de très près le sens qu’avait pour les contemporains la loi du 14 juin.
Marx la cite dans son terrible chapitre du Capital : « législation sanguinaire contre les expropriés à partir de la fin du quinzième siècle, lois sur les salaires ». La loi du 14 juin, édictée par la bourgeoisie révolutionnaire française lui apparaît comme l’équivalent de ces statuts anglais qui adjugeaient comme esclave l’ouvrier réfractaire au travail et qui imposaient un maximum de salaire. La coalition ouvrière, remarque-t-il, ainsi dénoncée comme attentatoires aux droits de l’homme devient une félonie, un crime contre l’État, staats-verbrechen, comme dans les anciens statuts. »
« Dès le début de la tourmente révolutionnaire, écrit-il, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d’association que celle-ci venait à peine de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs libertés fut stigmatisé « d’attentat contre la liberté et la déclaration des droits de l’homme » ; punissable d’une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de citoyen actif. Ce décret qui à l’aide du Code pénal et de la police trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites agréables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n’y a pas touché. Ce n’est que tout récemment qu’il a été effacé du Code pénal ; et encore avec quel luxe de ménagements ! Rien qui caractérise le coup d’État bourgeois comme le prétexte allégué. Le rapporteur de la loi, Chapelier, que Camille Desmoulins qualifie « d’ergoteur misérable » veut bien avouer « que le salaire de la journée de travail devrait être un peu plus considérable qu’il ne l’est à présent… car dans une nation libre les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance absolue que produit la privation des besoins de première nécessité et qui est presque de l’esclavage. » Néanmoins il est, d’après lui, instant de prévenir ce désordre », savoir « les coalitions que forment les ouvriers pour augmenter le prix de la journée de travail », et pour mitiger cette dépendance absolue qui est presque de l’esclavage il faut absolument les réprimer, et pourquoi ? Parce que les ouvriers portent ainsi atteinte à « la liberté des entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres », et qu’en empiétant sur le despotisme de ces ci-devant maîtres de corporation — on ne l’aurait jamais deviné — ils « cherchent à recréer les corporations anéanties par la Révolution. »
La bourgeoisie révolutionnaire a-t-elle eu vraiment, à ce point, conscience du coup qu’elle portait au prolétariat et de l’avantage qu’elle s’assurait dans les luttes économiques ? Ce ne sont pas les débats suscités par la loi qui peuvent nous éclairer. Pas un mot n’a été dit à la tribune pour demander des explications à Chapelier ou pour combattre la loi. Des murmures (que Marx ne note pas) se firent entendre seulement, quand Chapelier constata que l’insuffisance des salaires était une sorte d’esclavage. Un membre demanda de sa place que les Chambres de commerce ne fussent pas comprises dans l’interdiction. Cela fut accordé sans discussion, mais, chose curieuse, le texte envoyé aux municipalités avec la sanction de loi qui est du 17 juin ne porte pas cet article improvisé en séance et qui resta à l’état d’ordre du jour. Le projet fut voté, semble-t-il, à l’unanimité, ou tout au moins sans opposition aucune. Faut-il voir précisément dans cette unanimité le signe d’une loi de classe ? et cette sorte d’accord tacite de Robespierre et de Chapelier, des démocrates et des modérés est-il un premier exemple de la coalition bourgeoise contre les prolétaires ? Chapelier, à cette date, faisait œuvre de réaction : comme rapporteur du Comité de constitution, il essayait de restreindre les libertés populaires. Il ne semble pas pourtant que sa haine contre tout ce qui était corporation, groupement, fut simulée et qu’il n’y eût là qu’un prétexte à disperser la force ouvrière. Qu’on se rappelle avec quelle violence il combattait les corporations ecclésiastiques ; qu’on se rappelle que lorsque l’Église invoquait, pour garder ses propriétés, les droits des pauvres il s’écriait : Les pauvres seraient-ils une caste ? et affirmait que le soin de les nourrir, de leur donner du travail incombait, non à des particuliers groupés, mais à l’État ; on verra que Chapelier était, si je puis dire, un individualiste étatiste, peu porté, en dehors de toute préoccupation de classe à tolérer les groupements.
Je serais disposé à croire que dans l’intérêt de la liberté individuelle et pour faire tomber l’esclavage des salaires trop bas il aurait admis l’intervention de l’État fixant un salaire minimum.
Les individus et l’État : pas de groupements intermédiaires : voilà la conception sociale de Chapelier : elle servait à coup sûr l’intérêt de la bourgeoisie : mais il ne m’est pas démontré que ce fût surtout pour désarmer le prolétariat que Chapelier proposa la loi du 14 juin. Comment expliquer en tout cas le silence complet de Robespierre ? J’entends bien que ce n’était point un socialiste : mais c’était un démocrate ; et il s’appuyait plutôt sur le peuple des artisans et des ouvriers que sur la bourgeoisie industrielle.
Peu de temps avant le 14 juin, dans deux débats importants, sur l’organisation de la garde nationale, et sur le droit de pétition, il avait pris la défense « des pauvres », des citoyens sans propriété. De quel droit, s’écriait-il, ne donnera-t-on des armes qu’aux citoyens actifs ?
« Dépouiller une partie quelconque des citoyens du droit de s’armer pour en investir une autre, c’était violer à la fois l’égalité, base du nouveau pacte social et les lois sacrées de la nature… De deux choses l’une, ou les lois et la Constitution étaient faites dans l’intérêt général, et dans ce cas elles devaient être confiées à la garde de tous les citoyens, ou elles étaient établies pour l’avantage d’une certaine classe d’hommes et alors c’étaient des lois mauvaises.
« C’est en vain qu’à ces droits inviolables on voudrait opposer de prétendus inconvénients et de chimériques terreurs… Non, non, l’ordre social ne peut être fondé sur la violation des droits imprescriptibles de l’homme… Cessez de calomnier le peuple et de blasphémer contre votre souverain, en la représentant sans cesse comme indigne de faire usage de ses droits comme méchant et barbare ; c’est vous qui êtes corrompus…
« Le peuple est bon, patient, généreux : le peuple ne demande que tranquillité, justice, que le droit de vivre ; les hommes puissants, les riches sont affamés de distinctions, de trésors, de voluptés. L’intérêt, le vœu du peuple est celui de la nature, de l’humanité : c’est l’intérêt général ; l’intérêt, le vœu des riches, des hommes puissants est celui de l’ambition, de la cupidité, des fantaisies les plus extravagantes, des passions les plus funestes au bonheur de la société… Aussi qui a fait notre glorieuse Révolution ? Sont-ce les riches, sont-ce les hommes puissants ? Le peuple seul pouvait la désirer et la faire ; par la même raison le peuple seul peut la soutenir. »
Et il concluait en demandant des armes pour tous les citoyens domiciliés. Est-il vraisemblable que l’homme qui tenait ce langage le 27 et le 28 avril ait gardé le silence au 14 juin pour ménager aux dépens du peuple ouvrier, les intérêts de classe de la bourgeoisie ? Je sais bien que les démocrates, hardis dans l’ordre politique, sont souvent timorés et réactionnaires dans l’ordre économique.
Mais, même au point de vue économique, il était plus hardi de donner des armes à tous les citoyens que de laisser les ouvriers se coaliser pour obtenir une augmentation de salaires. Blanqui a dit : « Qui a du fer a du pain », et la bourgeoisie possédante s’effraie plus de l’armement général du peuple que du droit de coalition. La preuve c’est que le prolétariat a pu, après un siècle de luttes, conquérir le droit de grève : il n’a pas pu conquérir le droit d’être armé.
Il me paraît donc impossible que l’homme qui, en 1791, voulait armer tous les citoyens, les pauvres comme les riches et donner à tous les citoyens, aux pauvres comme aux riches le droit de vote et le fusil, se fût associé à une manœuvre bourgeoise contre le salaire des ouvriers s’il en avait saisi le sens. Il avait précisément livré bataille le 9 et le 10 mai, en faveur du droit de pétition collective. Chapelier au nom du comité de constitution demanda à l’Assemblée de ne permettre que les pétitions individuelles. Toute manifestation collective des assemblées populaires devait être interdite. Robespierre protesta violemment : « Ce n’est point pour exciter le peuple à la révolte que je parle à cette tribune, c’est pour défendre les droits des citoyens… Je défendrai surtout les plus pauvres. Plus un homme est faible et malheureux, plus il a besoin du droit de pétition. »
Le lendemain il prit de nouveau la parole pour répondre à Beaumetz. Robespierre, dit Hamel d’après le Courrier de Provence, tenta d’incroyables efforts pour arrêter l’Assemblée dans sa marche rétrograde. Ses paroles sévères et touchantes à la fois, retentissaient comme un écho des vérités éternelles… »
« Elles devaient nécessairement irriter quelques membres. Impatienté des interruptions de Martineau, l’orateur somma le président d’empêcher qu’on ne l’insultât lorsqu’il défendait les droits les plus sacrés des citoyens.
« D’André qui présidait ayant demandé s’il ne faisait pas tous ses efforts — Non, lui cria brusquement une voix de la gauche. — Que la personne qui a dit non se lève et prouve. — Laborde se levant : J’ai dit non parce que je m’aperçois que vous ne mettez pas le même soin à obtenir le silence pour M. Robespierre que vous en mettez lorsque MM. Beaumetz et Chapelier ont parlé. — Plus on est faible, continua Robespierre, plus on a besoin de l’autorité protectrice des mandataires du peuple. Ainsi, loin de diminuer l’exercice de cette faculté pour l’homme indigent en y mettant des entraves, il faudrait la faciliter ».
Comment expliquer que l’homme qui, contre les murmures et les impatiences de l’Assemblée, soutenait ainsi le droit de pétition collective de tous les citoyens n’ait pas dit un mot le 14 juin dans une question qui était en quelque sorte le prolongement économique de la première ? car le droit de coalition c’est l’action collective des pauvres dans l’ordre économique, comme le droit de pétition collective est leur action organisée dans l’ordre politique.
Évidemment Robespierre, qui dit naïvement que ce sont les pauvres qui ont fait la Révolution et qui ne voit pas l’immense mouvement économique bourgeois dont elle est la conclusion n’a pas pressenti la grande lutte de classe qui allait naître dans l’industrie capitaliste.
Sans doute la prédominance encore marquée de la petite industrie lui cachait le problème. Peut-être aussi lui semblait-il, si paradoxal que cela semble à Marx, que si les ouvriers pouvaient se coaliser pour imposer aux entrepreneurs un salaire minimum, et s’ils formaient avec les entrepreneurs acceptant ce salaire une sorte d’association contre les entrepreneurs qui ne l’acceptaient point, les corporations à peine détruites se rétabliraient par cette voie.
Je ne puis trouver une autre explication de son silence. Les journaux aussi se turent. On pourrait inférer des paroles de Marx, rappelant que Chapelier fut traité par Camille Desmoulins de misérable ergoteur, que c’est à propos de la loi du 14 juin que Desmoulins l’attaque ainsi. C’est à propos de la loi du 9 mai sur le droit de pétition que Desmoulins invective Chapelier. Il ne souffle pas mot, dans son journal les Révolutions de France et de Brabant, de la loi du 14 juin. De même, les Révolutions de Paris se bornent à donner le texte de la loi du 14 juin sans aucun commentaire.
Le silence des Révolutions de Paris à ce sujet étonne peu. Pendant le conflit entre les entrepreneurs du bâtiment et leurs ouvriers, conflit qui fut l’occasion de la loi, l’attitude du journal avait été très gênée. Il avait dit que sans doute il était bon que les ouvriers eussent un salaire convenable, mais que les maîtres devaient bénéficier aussi de l’abolition de l’octroi.
Qu’est-ce que cela signifie, sinon que les entrepreneurs pouvaient payer d’autant moins leurs ouvriers, que la vie était moins chère pour ceux-ci ? Le journal de Prud’homme n’était peut-être pas fâché que la loi rendit impossible des conflits dont la bourgeoisie révolutionnaire pouvait avoir à souffrir.
Il n’est donc pas surprenant qu’il ait secondé par son silence ce que Marx appelle « le coup d’État bourgeois », à moins qu’il n’ait pas saisi la portée future de la loi.
Il est visible que Marat ne l’a pas saisie : et son langage me semble la preuve décisive que le conflit économique naissant entre les bourgeois et les prolétaires n’était guère compris, et que la loi du 14 juin ne renferme pas, au degré où l’a cru Marx, des arrière-pensées de classe.
Marat n’a vu que le côté politique de la loi du 14 juin : il n’en a pas vu le côté économique. Et pourtant, il était bien averti : il connaissait très bien le conflit entre les entrepreneurs de bâtiment et les ouvriers : et il avait pris parti nettement pour les ouvriers. Chose curieuse ! Le 12 juin, deux jours avant le vote de la loi Chapelier, Marat inséra une lettre des ouvriers extrêmement violente contre les entrepreneurs. Il la publia en tête de sa feuille, et en gros caractères. « A l’Ami du peuple. — Cher prophète, vrai défenseur de la classe des indigents, permettez que des ouvriers vous dévoilent toutes les malversations et les turpitudes que nos maîtres maçons trouvent pour nous soulever en nous poussant au désespoir. Non contents d’avoir amassé des fortunes énormes aux dépens des pauvres manœuvres, ces avides oppresseurs, ligués entre eux, font courir contre nous d’atroces libelles pour nous enlever nos travaux (les ouvriers s’étaient organisés avec de nouveaux entrepreneurs acceptant leurs conditions) : ils ont poussé l’inhumanité jusqu’à s’adresser au législateur pour obtenir contre nous un décret barbare qui nous réduit à périr de faim.
« Ces hommes vils qui dévorent dans l’oisiveté le fruit de la sueur des manœuvres et qui n’ont jamais rendu aucun service à la nation, s’étaient cachés dans les souterrains les 12, 13 et 14 juillet. Lorsqu’ils ont vu que la classe des infortunés avait fait seule la Révolution, ils sont sortis de leurs tanières pour nous traiter de brigands : puis, lorsqu’ils ont vu les dangers passés ils ont été cabaler dans les districts pour y raccrocher des places, ils ont pris l’uniforme et les épaulettes ; aujourd’hui qu’ils se croient les plus forts, ils voudraient nous faire ployer sous le joug le plus dur : ils nous écrasent sans pitié et sans remords. »
« Voici, cher ami du peuple, quelques-uns de ces oppresseurs ignorants, rapaces et insatiables que vous dénoncent les ouvriers de Sainte-Geneviève :
Poncé, maître maçon de la nouvelle église Sainte-Geneviève, né à Châlon-sur-Saône, charretier de profession, n’ayant nulle connaissance de l’art de bâtir, mais entendant si parfaitement celui des rapines, qu’il s’est fait 90,000 livres de rente aux dépens de ses ouvriers.
Campion, né à Coutance, d’abord manœuvre à Paris, aujourd’hui maître maçon de l’église Saint-Sauveur, quoique très ignorant, ayant subtilisé le petit hôtel Tabarin, et jouissant actuellement de 90,000 livres de rentes.
Quillot, ayant pris une femme au coin de la borne, et s’étant fait maître maçon, on ne sait trop comment, riche aujourd’hui de 50,000 livres de rentes.
Bievre, né à Argenton, commis de MM. Roland et compagnie qu’il a ruinés par ses sottes entreprises dans les travaux du palais marchand, mais ayant mis de côté une fortune de 30,000 livres de rentes.
Montigny, né à Argenton, chargé des réparations des Quinze-Vingt du faubourg Saint-Antoine, et possédant en propre trois superbes maisons de Paris.
Chavagnac, limousin, arrivé en sabots à Paris et possédant quatre beaux hôtels.
Coneffie, coquin de premier ordre, chargé naguère de la paye des ouvriers des carrières, ayant à ses ordres la maréchaussée et ayant volé à l’État plus de deux millions ; il s’est bâti des magasins considérables à la Courtille ; il a toujours maltraité et volé les ouvriers.
Delabre, fils d’un marchand de chaux de Limoges, ayant commencé par grapiller sur les bâtiments de la Comédie italienne, possédant aujourd’hui plus de 40,000 livres de revenu.
Gobert, ignorant, brutal et inepte, qui a volé plus de 200,000 livres sur la construction des bâtiments de Bruna, et qui s’est ensuite construit des bâtiments sur le boulevard pour plus de 500,000 livres.
Perot, manœuvre bourguignon, protégé par les administrateurs des hôpitaux, pour avoir épousé une bâtarde de feu Beaumont, archevêque de Paris ; il vient de se retirer avec 200,000 livres de revenu.
Rougevin, manœuvre champenois, maître maçon depuis cinq ans, et déjà riche de 50,000 livres de rentes.
« Voilà une esquisse des moyens de parvenir de nos vampires et de leurs fortunes scandaleuses. Gorgés de richesses comme ils le sont, croiriez-vous qu’ils sont d’une avarice, d’une rapacité sordide et qu’ils cherchent encore à diminuer nos journées de 48 sols que l’administration nous a octroyés : ils ne veulent pas faire attention que nous ne sommes occupés au plus que six mois dans l’année, ce qui réduit nos journées à 24 sols, et sur cette chétive paye il faut que nous trouvions de quoi nous nourrir, nous loger, nous vêtir et entretenir nos familles lorsque nous avons femme et enfants ; ainsi, après avoir épuisé nos forces au service de l’État, maltraités par nos chefs, exténués par la faim et rendus de fatigue, il ne nous reste souvent d’autre ressource que d’aller finir nos jours à Bicêtre, tandis que nos vampires habitent des palais, boivent les vins les plus délicats, couchent sur le duvet, sont traînés dans des chars dorés et qu’ils oublient dans l’abondance et les plaisirs nos malheurs et refusent souvent à la famille d’un ouvrier blessé ou tué à moitié du jour le salaire du commencement de la journée.
« Recevez nos plaintes, cher ami du peuple et faites valoir nos justes réclamations dans ces moments de désespoir où nous voyons nos espérances trompées : car nous nous étions flattés de participer aux avantages du nouvel ordre des choses, et de voir adoucir notre sort…
« Signé de tous les ouvriers de la nouvelle Église Sainte-Geneviève, au nombre de 560.
Et après avoir reproduit cette lettre terrible, Marat écrit : « On rougit de honte et on gémit de douleur en voyant une classe d’infortunés aussi utiles, livrés à la merci d’une poignée de fripons qui s’engraissent de leur sueur et qui leur enlèvent barbarement les chétifs fruits de leurs travaux. Des abus de cette nature qui privent la Société des services ou plutôt qui tentent à détruire par la misère une classe nombreuse de citoyens recommandables auraient bien dû fixer l’attention de l’Assemblée nationale et occuper quelques-uns de ses moments qu’elle consacre à tant de vaines discussions, à tant de débats ridicules. »
Certes, l’homme qui reproduisait et approuvait la lettre des ouvriers, leur plainte si douloureuse et si âpre, leur inculpation si violente contre les maîtres maçons ne pouvait être suspect de ménager les intérêts de classe de la bourgeoisie. Et on s’attend, après avoir lu le numéro du 12 juin, à ce que Marat, apprenant la loi du 14, s’écrie : « Voilà comment l’Assemblée répond aux espérances des ouvriers. Bien loin d’écouter leurs doléances, elle leur défend de s’unir pour défendre leurs pauvres salaires : et elle les livre aux grands entrepreneurs : Ce n’est pas seulement à la liberté des citoyens, c’est au pain des ouvriers qu’elle attente ».
Oui, si Marat avait vu dans le conflit des grands maîtres maçons et de leurs ouvriers un épisode de la lutte de classe commençante entre les prolétaires et les capitalistes bourgeois, c’est surtout dans ce sens, c’est comme restriction à la liberté économique des ouvriers qu’il aurait interprété la loi du 14 juin. Or, il est visible qu’elle n’est pour lui qu’un complément politique des lois qui restreignaient le droit de pétition et d’association. Voici ce qu’il écrit le 18 juin :
« En dépit de toutes les impostures des flagorneurs soudoyés, il est de fait que les représentants des ordres privilégiés, qui font naturellement cause commune avec le roi, n’ont jamais songé qu’à rétablir le despotisme sur les ruines de la liberté conquise par le peuple. Ils se trouvaient les plus faibles après la prise de la Bastille ; force leur fut de filer doux. Ils se mirent donc à faire de nécessité vertu et ils affichèrent l’amour de la justice et de la liberté, qui ne fut jamais dans leurs cœurs.
« Ils étaient perdus sans retour si les députés du peuple avaient eu quelque vertu : malheureusement ce n’étaient presque tous que des intrigants accoutumés à ramper devant les valets des ministres et la plupart de vils agents de l’autorité qui n’affichèrent d’abord le patriotisme et ne frondèrent le pouvoir que pour mettre leur suffrage à plus haut prix. Aussi se sont-ils presque tous prostitués à la Cour. Ils tenaient le dé : aussi, dès que le peuple fut un peu assoupi, commencèrent-ils par l’enchaîner au moyen d’une loi martiale sous prétexte d’empêcher des exécutions populaires qui blessaient la justice et révoltaient l’humanité. Ensuite, ils dépouillèrent peu à peu la nation de ses droits de souveraineté, puis ils travaillèrent à la mettre hors d’état de jamais les reprendre, en dépouillant ses membres de leurs droits de citoyens, par une suite d’attentats de plus en plus tyranniques.
« Rien n’embarrassait autant les représentants du peuple que de voir leur souverain toujours sur pied, et toujours prêt à venger l’abus du pouvoir qu’il leur avait confié. Ils mirent donc tous leurs soins à dissoudre ses assemblées et à les paralyser, et à tenir ses membres isolés. Au décret qui prescrit la permanence des districts succéda bientôt le décret qui paralysa les assemblées de section, en les asservissant à leurs agents municipaux, seuls autorisés à les convoquer et à leur indiquer l’objet de leur délibération.
« Ainsi, en vertu de ce beau décret, le peuple ne peut se montrer que lorsque ses chargés de pouvoir le lui permettent, et il ne peut parler que lorsqu’ils lui ouvrent la bouche. Un attentat aussi odieux ne suffisait pas aux pères conscrits : ils voyaient avec effroi la partie la plus saine de la nation réunie en sociétés fraternelles (il s’agit des clubs), suivre d’un œil inquiet leurs opérations, réclamer contre les malversations et toujours prête à éclairer la nation et à la soulever contre ses infidèles mandataires. Que n’ont-ils pas fait pour anéantir ces sociétés tutélaires, sous prétexte qu’elles usurpaient tous les pouvoirs en prenant des délibérations, tandis qu’elles ne délibéraient que pour s’opposer à l’oppression, que pour résister à la tyrannie ?
« N’osant les dissoudre, ils ont pris le parti de les rendre nulles en interdisant toute délibération ou plutôt toute pétition faite par une association quelconque, sous prétexte que le droit de se plaindre est un droit individuel : ce qui suppose qu’aucune association ne peut être ni lésée ni opprimée, au lieu que toute association est obligée de se soumettre en silence aux derniers outrages.
« Enfin, pour prévenir les rassemblements nombreux du peuple qu’ils redoutent si fort, ils ont enlevé à la classe innombrable des manœuvres et des ouvriers le droit de s’assembler, pour délibérer en règle sur leurs intérêts, sous prétexte que ces assemblées pourraient ressusciter les corporations qui ont été abolies.
« Ils ne voulaient qu’isoler les citoyens et les empêcher de s’occuper en commun de la chose publique. »
Ainsi, pour Marat, averti cependant par la lutte sociale des maîtres maçons et de leurs ouvriers, la loi du 14 juin n’est qu’une des mesures (et sans doute la moins importante) dirigées par le royalisme et le modérantisme contre la nation. Ce n’est pas une arme de classe forgée par la bourgeoisie révolutionnaire contre le prolétariat : c’est une arme forgée par les amis de l’ancien régime contre les libertés nouvelles de la nation. Marat n’accuse pas la Constituante d’empêcher les rassemblements et les ententes d’ouvriers pour maintenir de bas salaires. Il l’accuse de disperser des citoyens qui se rassemblent pour défendre la liberté publique. Lui-même, comme à plaisir, méconnaît et efface le caractère social de la loi, et là où Marx dénonce un coup d’État bourgeois, Marat ne voit qu’une manœuvre de la Contre-Révolution. Il ne suppose pas une minute que les ouvriers pourraient dans les réunions s’occuper de leurs intérêts de classe : mais c’est, selon lui, parce qu’ils s’y occuperaient en commun de la chose publique que l’Assemblée les prohibe.
En un mot, ce ne sont pas des réunions prolétariennes dirigées contre le capital, ce sont des clubs populaires, des rassemblements civiques dirigés contre les intrigues réactionnaires, que la Constituante, selon lui, a voulu abolir.
Ce qu’il y a de piquant, c’est que les premiers historiens de la bourgeoisie semblent avoir ignoré complètement la fameuse loi Chapelier. M. Thiers, dans son histoire de la Révolution Française, ne la mentionne même pas. Bien mieux, dans le quatrième volume (page 324), il écrit ces lignes surprenantes, à propos de la détresse croissante qu’infligeait au peuple la dépréciation des assignats : « Le peuple ouvrier, toujours obligé d’offrir ses services, de les donner à qui veut les accepter, ne sachant pas se concerter pour faire augmenter les salaires du double, du triple, à mesure que les assignats diminuaient dans la même proportion, ne recevait qu’une partie de ce qui lui était nécessaire pour obtenir en échange les objets de ses besoins. » Ne sachant pas se concerter : l’ironie serait vraiment trop grossière si M. Thiers avait su qu’il existait une loi de la Constituante interdisant précisément ce concert.
Il l’ignorait évidemment : et quand je vois que M. Thiers qui a recueilli tant de confidences des survivants de la Révolution ignore la loi Chapelier, quand je vois que Marat ne lui attribue aucune portée économique, aucun sens social, je me demande si la bourgeoisie révolutionnaire avait prévu tout l’usage que pourrait faire de cette loi le capital. Chose plus curieuse encore ! Louis Blanc ignore complètement l’existence de la loi Chapelier.
Pourtant, l’Assemblée Constituante avait été saisie directement du conflit entre les maîtres charpentiers et leurs ouvriers : elle ne pouvait donc ignorer que c’était à des difficultés d’ordre économique et social que parait directement la loi Chapelier.
Du reste Chapelier lui-même l’avait avertie expressément dans son bref discours, qu’il s’agissait de briser une organisation générale du travail, une coalition des salariés.
« Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi entre elles des correspondances — cette correspondance est prouvée par une lettre reçue par la municipalité d’Orléans et dont cette municipalité a envoyé une copie certifiée véritable — le but de ces assemblées, dis-je, est de forcer les entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres, à augmenter le prix de la journée de travail, d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leur atelier, de faire entre eux des conventions à l’amiable, de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre aux taux de la journée de travail fixés par ces assemblées et autres règlements qu’elles se permettent de faire.
« On emploie même la violence pour faire exécuter les règlements ; on force les ouvriers de quitter leurs boutiques, lors même qu’ils sont contents du salaire qu’ils reçoivent. On veut dépeupler les ateliers et déjà plusieurs ateliers se sont soulevés et différents désordres ont été commis ».
Ainsi c’est bien une organisation de classe qui s’ébauchait, un soulèvement de classe qui se préparait contre la bourgeoisie stupéfaite, et soudain menacée en son triomphe.
Et l’effervescence révolutionnaire, l’exaltation générale communiquée aux ouvriers par la Révolution bourgeoise créaient un mouvement bien plus vaste que l’ancien mouvement étroit et particulariste du compagnonnage. Les ouvriers aussi avaient leur Fédération.
Chapelier a entrevu ce qu’il y avait de nouveau dans cette agitation ouvrière : « Ces malheureuses sociétés, dit-il, ont succédé à Paris à une autre Société qui s’y était établie sous le nom de Société des devoirs.
« Ceux qui ne satisfaisaient pas aux devoirs, aux règlements de cette Société étaient vexés de toute manière ».
Chapelier, au moment même où il prétend que ces assemblées ouvrières ont pris la suite du compagnonnage, constate cependant qu’elles sont autre chose. Il a donc pressenti l’ampleur nouvelle de l’action ouvrière dans la France unifiée.
Un très curieux discours du duc de La Rochefoucauld, prononcé le 16 juin 1791, deux jours après le vote de la loi Chapelier, montre bien que les membres de la Constituante avaient saisi le caractère ouvrier du mouvement.
Ce discours de La Rochefoucauld, en même temps qu’il confirme ; d’une façon décisive, ce que j’ai dit plus haut de l’étonnante activité économique de l’année 1791, témoigne que dans la pensée des Constituants les ouvriers avaient voulu profiter de l’urgence et de l’abondance du travail pour forcer la main aux maîtres.
Bien mieux que Marat, le duc de La Rochefoucauld avait saisi le sens et l’intérêt économique de ces vastes coalitions de salariés. C’est à propos de la dissolution projetée des ateliers publics que parle le duc philanthrope. « Vous avez voulu attendre le moment où l’abondance du travail fournirait une subsistance assurée à ceux qui voudraient en trouver ; car si les ateliers de la capitale, aujourd’hui réduits à 20,000 par des mesures de la municipalité, renferment encore bien des hommes que l’habitude ou la facilité y conduisent, il en est un grand nombre à qui le travail est nécessaire, des pères de familles pauvres et respectables par leurs mœurs : et ce sont généralement ceux qui dans les temps d’abus, se sont montrés les plus laborieux et dont il n’est dans le cœur d’aucun de nous de compromettre un seul jour l’existence ».
« Le moment est arrivé où vous pouvez, sans cette inquiétude qui jusqu’ici a retardé votre détermination, prendre celle que vous prescrit l’intérêt de vos finances et des mœurs publiques.
« Les travaux des campagnes s’ouvrent de toute part ; l’espérance la plus probable des plus riches récoltes appelle partout des bras, et leur promet une longue et abondante occupation : les travaux des routes vont s’ouvrir dans tous les départements et avec d’autant plus d’abondance qu’ils ont été négligés l’année dernière ; les ventes multipliées des biens nationaux augmentant la propriété, donnent du travail dans tous les points de la France ; car il est peu de propriétaires qui veulent faire comme leurs prédécesseurs.
« Le commerce reprend une grande vigueur, les ateliers de toute espèce sont dans une activité depuis longtemps oubliée ; les maîtres ouvriers, nommément ceux de la capitale, se plaignent de ne pouvoir trouver des compagnons et répondre aux ouvrages qui leurs sont commandés.
« L’espèce de coalition même de plusieurs ouvriers, qui s’entendent pour demander un grand haussement dans leurs salaires, semble prouver seule qu’il y a moins d’ouvriers que de moyens de travail. »
C’est une vue très nette, et toute la bourgeoisie révolutionnaire était informée.
Les maîtres charpentiers avaient adressé, le 30 avril, une plainte contre leurs ouvriers à la Municipalité de Paris : et les ouvriers avaient répliqué le 27 mai par un précis présenté à l’Assemblée nationale elle-même. Ces deux documents, relatifs au premier grand conflit économique survenu depuis la Révolution entre les prolétaires et les capitalistes ont un haut intérêt. Voici d’abord la plainte des maîtres :
Pétition présentée à la Municipalité de Paris par les ci-devants maîtres charpentiers le 30 avril 1791 :
« Messieurs, les ci-devants maîtres charpentiers de Paris se voient obligés de dénoncer à la Municipalité une assemblée d’ouvriers charpentiers formée depuis quelque temps dans la salle de l’archevêché, au mépris de toutes les lois, pour y prendre des délibérations absolument contraires, sous tous les rapports, à l’ordre public et à l’intérêt des habitants de Paris.
« Par l’une de ces délibérations, tous les membres de cette assemblée aussi extraordinaire qu’illégale, ont arrêté de fixer le prix des journées à cinquante sols pour les plus faibles ouvriers, et ils ont prêté au commencement de leurs séances le serment de ne pas travailler au-dessous de ce prix et de ne point laisser travailler d’autres ouvriers chez un entrepreneur qui n’aurait pas souscrit aux autres conditions qu’ils se sont imaginé d’imposer aux ci-devants maîtres charpentiers. En conséquence de pareilles délibérations, les ouvriers charpentiers qui avaient formé l’assemblée dont il s’agit, se sont répandus le lundi 18 de ce mois et jours suivants, dans les différents ateliers et chantiers de Paris et ont employé la violence pour en arracher ceux des ouvriers qui y travaillaient paisiblement.
« Les entrepreneurs-charpentiers, alarmés de ces prétentions et de ce désordres, s’étaient empressés de les dénoncer dans les sections dont ils sont membres et ils se disposaient à invoquer l’autorité des lois et le secours de la Municipalité pour les faire réprimer et obtenir justice, lorsqu’ils ont appris par un avis affiché dans toutes les rues, que la Municipalité avait l’intention de mettre fin à des assemblées qui produisaient des effets aussi dangereux pour la Ville de Paris. Mais l’attente de la Municipalité ainsi que les espérances des entrepreneurs ont été trompées. Les ouvriers journaliers persistent avec obstination dans leur système, ils abusent de ce que la situation de plusieurs entrepreneurs de charpente les force à faire le sacrifice imposé, pour continuer les constructions dont ils sont chargés et de se mettre à la discrétion de l’assemblée des ouvriers.
« L’intérêt public, les engagements que les ci-devant maîtres charpentiers ont pris envers les propriétaires avec qui ils ont traité, la crainte de voir à chaque moment augmenter le danger, tout leur fait une loi impérieuse de représenter à la Municipalité qu’il est temps de prendre des mesures efficaces pour détruire la source de tant de désordres qui pèseraient bientôt sur toutes les classes de la société et causeraient des malheurs irréparables.
« Comment, en effet, messieurs, concilier avec les circonstances une augmentation arbitraire sur le prix des ouvrages de charpente ? Est-ce dans le moment où le prix des denrées de toute espèce et surtout de celles de première nécessité doit diminuer considérablement que les ouvriers peuvent faire une pareille demande ? Les entrepreneurs n’ont pas le droit de concourir à disposer ainsi de la fortune des propriétaires et à les priver du bénéfice de la suppression des entrées qu’ils paient en partie d’une autre manière.
« Ils ne doivent point consentir à recevoir des ouvriers du sein d’une assemblée qui leur donnerait et le nombre et l’espèce d’ouvriers qu’elle voudrait à un prix qu’elle fixerait arbitrairement. Qui assurera les entrepreneurs qu’on ne leur donnerait pas des manœuvres pour charpentiers, lorsque cette assemblée pourrait prélever une contribution sur les individus à qui elle procurerait du travail ? Les entrepreneurs qui ont pris des engagements aux prix courants, ou qui sont chargés de constructions par des adjudications au rabais ne peuvent pas supporter cette augmentation. Il en est de même des autres, parce qu’on ne leur tiendrait pas compte de cette augmentation dans le règlement. Une augmentation subite d’un tiers sur le prix de la main-d’œuvre de la charpente est donc impraticable.
« Cependant, la stagnation des ouvrages de charpente va mettre les autres ouvriers du bâtiment dans l’impossibilité de continuer les travaux. Un grand nombre de manœuvres et de maçons vont refluer sur les travaux publics et augmenter cet objet de dépense. On souffrira encore par la même cause sous un autre rapport : lorsqu’une construction est arrivée au premier plancher, il faut que la maçonnerie et la charpente marchent ensemble pour arriver à la couverture et, cette partie n’étant pas faite à l’entrée de l’hiver, il en résulte le plus grand préjudice pour le propriétaire par le défaut de solidité des bâtiments.
« Les ouvriers ne doivent pas être esclaves, mais lorsqu’ils annoncent une volonté nuisible à la société et une prétention injuste, la loi et la force publique doivent être employées pour les faire rentrer dans leur devoir.
« Une coalition qui force la volonté générale aujourd’hui peut demain présenter des prétentions plus exagérées ; l’Administration doit lui opposer une barrière le plus tôt possible.
« Plus de coalition ; plus de prix banal, et la concurrence fixera naturellement les intérêts mutuels.
« D’après ces considérations, les ci-devants maîtres charpentiers demandent :
1o Que la Municipalité ordonne la suppression et la dissolution de l’assemblée des ouvriers journaliers de leur profession, attendu son illégalité et les écarts où elle s’est laissé entraîner en portant atteinte aux droits de l’homme et à la liberté des individus ;
2o Qu’elle déclare nuls et comme non avenus tous arrêtés, délibérations, règlements, lois et condamnations que cette assemblée s’est permis de faire ou de prononcer de quelque manière et contre qui que ce soit ;
3o Qu’elle se fasse rapporter les registres des dites délibérations pour en faire l’examen et statuer ce qu’elle avisera ».
Comme on voit, c’est formel et même cynique. La grande bourgeoisie des entrepreneurs demande la dissolution brutale des assemblées ouvrières : elle demande que des poursuites soient dirigées contre les auteurs et les chefs du mouvement, car la saisie des livres n’a pas d’autre objet. Elle prétend que la coalition des salariés fausse la concurrence, et que celle-ci doit s’exercer d’individu à individu sans que les prolétaires puissent se grouper.
Et, audacieusement, insolemment, comme si elle était sûre de son droit, elle invoque les droits de l’homme pour organiser l’oppression des salariés. C’était donc bien sur une première lutte entre salariés et capitalistes, que la Constituante se prononçait par la loi Chapelier : et il est impossible de méconnaître l’origine de classe de cette loi. C’est à la Constituante elle-même que les ouvriers adressèrent leur réponse.
« Précis présenté à l’Assemblée nationale par les ouvriers en l’art de la charpente de la Ville de Paris, le 27 mai 1791 :
« Messieurs, le 14 avril dernier, les ouvriers en l’art de la charpente, entièrement soumis aux lois, ne se sont assemblés qu’après avoir prévenu la Municipalité. Étant assemblés, ils ont invité les entrepreneurs à venir avec eux pour faire des règlements fixes relativement aux journées et aux salaires des ouvriers : mais les entrepreneurs, sous prétexte qu’ils ne trouvaient pas cette assemblée légale ont méprisé l’invitation. Les ouvriers se voyant méprisés par ceux mêmes qui devraient les chérir et les respecter, puisque c’est d’eux qu’ils tiennent leur fortune, leur ont fait sentir toute l’injustice de leur procédé, par toutes les voies que la prudence leur a suggérées et sans s’écarter des bornes prescrites par les lois, dans l’espérance que les entrepreneurs se décideront plutôt à venir pour concourir à la formation des règlements proposés. Les ouvriers, après avoir attendu inutilement pendant quatre jours, ont cru qu’il était de leur devoir de prévenir les désordres qui pourraient résulter de l’opiniâtreté des entrepreneurs. »
« En conséquence, les ouvriers ont dit : Le public ne doit point souffrir de leur mauvaise volonté : assurons-lui nos bras sous des conditions non pas exorbitantes, mais absolument conformes à la justice. Qu’en est-il arrivé ? Plusieurs d’entre les ouvriers ont trouvé des ouvrages à faire, les ont entrepris et ont offert eux-mêmes de donner cinquante sols pour le plus bas prix des journées des ouvriers qu’ils occupaient ; et ont demandé d’avoir des règlements fixes afin de pouvoir tabler sur des bases solides pour faire leur marché avec les propriétaires ; voilà ce que les anciens entrepreneurs appellent délibération, ce qui n’était que des conventions de gré à gré. Or, pour contenter les nouveaux entrepreneurs, les ouvriers ont fait des règlements en huit articles qui ont été trouvés si justes, que tous les nouveaux entrepreneurs et la plus grande partie des ouvriers ont voulu y apposer leurs signatures. Il serait question de savoir si ces règlements peuvent s’effectuer sans faire du tort aux propriétaires et sans laisser un gain légitime et honnête aux entrepreneurs. Or, il ne suffirait pas qu’ils aient été faits par des gens de l’art et parfaitement instruits ; il fallait encore pour être en droit de réclamation que ces règlements, tout justes qu’ils étaient, fussent approuvés par tous les intéressés. »
« C’est dans cette vue que les ouvriers les ont présentés à M. le maire et qu’ils l’ont prié de vouloir bien se rendre médiateur dans cette affaire, en invitant les ci-devant maîtres à se réunir aux ouvriers pour concourir à la fixation du prix des journées. Quant aux inculpations faites par les ci-devant maîtres, les ouvriers ne croient pas devoir être obligés d’y répondre davantage. Elles sont absolument dénuées de preuves et de fondements. »
« Et ce très petit nombre d’anciens entrepreneurs de charpente, alarmés de se voir privés du droit affreux qu’ils avaient ci-devant de ne donner aux ouvriers que ce qu’ils voulaient, et de celui de faire des fortunes rapides aux dépens du talent et de la peine desdits ouvriers, se sont adressés au département de police de la municipalité et n’ont pas manqué d’y dénoncer les ouvriers comme ennemis des lois, de l’ordre et de la tranquillité publique. »
« Ils prétendent que de cette démarche il en est résulté un avis aux ouvriers, en date du 26 avril, et que les ouvriers ont méprisé : mais les ouvriers charpentiers n’ont pas pris cet avis pour eux, puisqu’effectivement il ne s’adressait pas à eux mais à tous les ouvriers en général ; ils ont reconnu dans cet avis toute la pureté des intentions du corps municipal et ne l’ont pas méprisé. Mais lesdits entrepreneurs, affligés de ce prétendu mépris, ont présenté une pétition au corps municipal dans laquelle, au mépris de toutes les lois et convenances humaines, ils se sont permis les plus affreuses calomnies contre les ouvriers, dans la coupable intention de les montrer comme ennemis du bien général. »
« Ils ne se sont pas tenus là, et ils se sont adressés à M. le Président de l’Assemblée nationale et lui ont présenté une pétition dans laquelle ils ont développé, disent-ils, les dangers inséparables d’assemblées corporatives d’ouvriers qui tiendraient à augmenter les salaires et qui forceraient l’augmentation par la cessation des travaux. »
« Il faut avouer que les entrepreneurs sont de bien mauvaise foi : ils savent bien que le but de notre société est de nous secourir mutuellement les uns les autres dans nos infirmités et dans notre vieillesse. Ils appellent cela une corporation. Comment nommera-t-on une société de bienfaisance ? Mais leur but est de montrer les ouvriers sous les couleurs les plus noires en leur attribuant des intentions criminelles. »
« A l’égard des règlements proposés par les ouvriers et qui ont été reconnus conformes à la justice par le plus grand nombre des ci-devant maîtres et tous les nouveaux entrepreneurs et contre lesquels un petit nombre d’entrepreneurs se récrient avec tant d’opiniâtreté et d’acharnement, en voulant donner à croire que les ouvriers réservent le droit d’augmenter le prix des journées et de forcer par la cessation des travaux à l’augmentation ; mais ces règlements ont été lus dans l’assemblée des ci-devant maîtres et on leur en a laissé la copie entre leurs mains. L’article VII est conçu en ces termes :
« Les ouvriers s’engagent à ne jamais profiter de ce qu’un maître aurait de l’ouvrage bien pressé pour le faire payer davantage que les prix convenus. » L’Assemblée nationale, en détruisant tous les privilèges et les maîtrises et en déclarant les Droits de l’Homme, a certainement prévu que cette déclaration servirait pour quelque chose à la classe la plus indigente qui a été si longtemps le jouet du despotisme des entrepreneurs. Au surplus, si nous voulions dénoncer, comme les ci-devant maîtres, nous dirions qu’ils s’assemblent journellement, qu’ils se coalisent et qu’ils s’entendent ensemble, pour ne donner aux ouvriers que le moins qu’ils pourront, de sorte que un ouvrier, en se présentant chez un entrepreneur est obligé d’accepter le prix qu’il lui offre, puisqu’il est certain d’avance de ne pas avoir davantage chez un autre. Ils le nieront sans doute, mais les preuves en existent. »
« Il est certain aussi que plusieurs entrepreneurs sont convenus de gré à gré avec plusieurs ouvriers individuellement, lesquels après avoir travaillé pendant quinze jours n’ont pu obtenir que ce que les entrepreneurs ont bien voulu leur donner. Or, dans ce cas là les ouvriers ne peuvent faire aucune réclamation pour faire valoir leur droit. Dans cet état de choses, les ouvriers charpentiers et tous les vrais patriotes ont droit d’attendre de la sagesse de l’Assemblée nationale, qu’elle ne protégera pas la coalition des entrepreneurs, laquelle ne tend uniquement qu’à l’oppression ; oppression bien coupable en ce qu’elle prive la patrie de citoyens qui se distingueraient dans l’art de la charpente, si nécessaire au public, s’ils étaient assurés d’y trouver seulement des moyens de subsistance. »
« Au surplus toutes les démarches qu’ils ont faites ne prouvent que leur égoïsme et leur entêtement de leurs anciens privilèges, qu’ils sont ennemis jurés de la Constitution, puisqu’ils méconnaissent les droits de l’homme, qu’ils sont les plus zélés partisans de l’aristocratie la plus outrée et par conséquent ennemis du bien général. »
Il y a certes, dans cette pétition des ouvriers, une grande fermeté d’accent. Ils dénoncent avec vigueur la perpétuelle coalition patronale et ils font éloquemment appel aux Droits de l’homme en faveur des prolétaires. Il est visible que la déclaration des Droits a été interprétée par la classe ouvrière comme une promesse et qu’au symbole de la Révolution le prolétariat a immédiatement attaché son espérance. Mais les conclusions positives des ouvriers sont vagues. Ils sont encore tout à fait novices ; et même en ce qui touche le droit de coalition et de grève, ils paraissent douter de leur droit. Tandis que les « ci-devant maîtres », restés « les maîtres », affirment avec une netteté arrogante qu’il ne doit y avoir aucune entente, que tout concert de salariés en vue de faire hausser les salaires est contraire aux droits de l’homme et aux droits de l’individu, que la concurrence suppose l’isolement et que le contrat de travail doit être débattu et conclu d’individu à individu, tandis qu’ils consacrent ainsi, avec une audace insolente, la primauté des maîtres toujours coalisés de fait, sur les ouvriers dispersés ; les ouvriers n’osent pas répondre clairement qu’ils n’ont d’autre moyen de se défendre et de faire hausser leurs salaires que de se coaliser et de cesser ensemble le travail.
Bien mieux, ils prétendent que les entrepreneurs, quand ils disent que les ouvriers veulent augmenter les salaires par la cessation des travaux leur prêtent des intentions criminelles. Eux-mêmes traitent de crime la grève systématiquement délibérée, c’est-à-dire le seul moyen efficace de lutte et de salut. Et dans les statuts qu’ils rédigent, dans le règlement qu’ils proposent aux maîtres, ils s’interdisent à eux-mêmes d’arrêter le travail quand il sera pressé, c’est-à-dire qu’ils se retirent à eux-mêmes le droit de grève juste dans le moment où la grève peut être victorieuse.
Ils ne se sont pas encore rendu compte que le régime capitaliste et bourgeois où la société allait entrer, était un régime de lutte illimitée et qu’ils avaient à s’armer pour le combat.
Une vague espérance les anime et les exalte ; ils sentent que dans la société nouvelle ils pourront, grâce à la liberté, conquérir plus de bien-être : mais ils ne comprennent pas suffisamment encore que c’est au prix d’un perpétuel combat. Au fond, ils sont encore à leur insu possédés et hantés eux-mêmes par l’ancien système des corporations. Ils ne pressentent pas l’instabilité, la mobilité croissante du système économique, les perpétuelles et prochaines révolutions de l’industrie, les brusques variations de la production, des prix, des salaires ; et ils semblent désirer une sorte de règlement durable, conclu une fois pour toutes ou tout au moins pour une très longue période. Ces règlements différaient des anciens règlements corporatifs en ce qu’au lieu d’être établis d’autorité par les maîtres seuls, ils résulteraient d’un accord entre les entrepreneurs et les ouvriers. Mais ils auraient à peu près le même caractère de stabilité.
Il est tout à fait perfide et absurde de dire comme les entrepreneurs, comme Chapelier, que les ouvriers veulent créer de nouveau les anciennes corporations : et il est vraiment trop visible que la Constituante et son rapporteur n’ont fait que reproduire et convertir en loi la pétition patronale adressée au Président de l’Assemblée nationale. Mais par le vague de leurs conceptions et par ce qui se mêlait d’archaïque à leur pensée les ouvriers prêtaient à cette manœuvre de la classe bourgeoise. Et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles les hommes comme Robespierre, furent pris de trouble et n’intervinrent pas.
Il y eut, je crois, deux autres raisons de l’abdication et du silence des révolutionnaires démocrates. La première, que M. Paul Boncour a bien mise en lumière dans son livre sur le Fédéralisme économique, c’est que la plupart des hommes de la Révolution, par une aberration étrange, ne croyaient pas à l’avènement de la grande industrie. J’ai déjà cité les pages de Marat où il dit que l’abolition des corporations et des maîtrises allait tuer les manufactures ; quand tout le monde pourra travailler à son compte, personne ne voudra être ouvrier, et il y aura une multitude de petits patrons, pas une seule grande industrie.
Mirabeau qui avait un génie si lucide et une information si étendue, Mirabeau qui savait, comme il le démontra pour les mines, que certaines industries n’étaient possibles qu’avec une grande provision de capitaux, a cru cependant que dans l’ensemble, la liberté du travail, l’abolition des monopoles fiscaux et des entraves corporatives aboutiraient à dissoudre les grandes manufactures et à susciter une foule de petits producteurs.
C’est dans son volumineux « Essai sur la monarchie prussienne » qu’il a développé ses vues. Marx a connu ces pages curieuses et il en cite plusieurs fragments : « Du temps de Mirabeau, le lion révolutionnaire, les grandes manufactures portaient encore le nom de manufactures réunies. » Mirabeau dit : On ne fait attention qu’aux grandes manufactures où des centaines d’hommes travaillent sous un directeur et que l’on nomme communément manufactures réunies. Celles où un très grand nombre d’ouvriers travaillent chacun pour son propre compte sont à peine considérées ; on les met à une distance infinie des autres. C’est une très grande erreur car les dernières font seules un objet de prospérité nationale vraiment important. La fabrique réunie enrichira prodigieusement un ou deux entrepreneurs, mais les ouvriers ne seront que des journaliers plus ou moins payés et ne participeront en rien au bien de l’entreprise.
« Dans la fabrique séparée, au contraire, personne ne deviendra riche, mais beaucoup d’ouvriers seront à leur aise, les économes et les industrieux pourront amasser un petit capital, se ménager quelques ressources pour la naissance d’un enfant, pour une maladie, pour eux-mêmes ou pour quelqu’un des leurs. Le nombre des ouvriers économes et industrieux augmentera parce qu’ils verront dans la bonne conduite, dans l’activité, un moyen d’améliorer essentiellement leur situation ; et non d’obtenir un petit rehaussement de gages qui ne peut jamais être un objet important pour l’avenir et dont le seul produit est de mettre les hommes en état de vivre un peu mieux, mais seulement au jour le jour… Les manufactures réunies, les entreprises de quelques particuliers qui soldent des ouvriers au jour la journée, pour travailler à leur compte, peuvent mettre ces particuliers à leur aise, mais elles ne seront jamais un objet digne de l’intérêt des gouvernements. »
Ailleurs il désigne les manufactures séparées, pour la plupart combinées avec la petite culture, comme « les seules libres ».
Et Marx ajoute : « S’il affirme leur supériorité, comme économie et productivité, sur les « fabriques réunies », et ne voit dans celles-ci que des fruits de serre gouvernementale, cela s’explique par l’état où se trouvaient alors la plupart des manufactures continentales. »
La plupart des grandes manufactures ne pouvaient, en effet, s’établir qu’en vertu d’un privilège royal ; et, quoiqu’en vérité ce privilège n’eût guère d’autre effet que de donner forme gouvernementale à un mouvement économique inévitable, Mirabeau et beaucoup d’autres révolutionnaires pouvaient s’imaginer que la grande industrie ne se soutenait qu’artificiellement et tomberait devant la petite, quand serait réalisée la pleine liberté du travail, sans entraves corporatives et sans monopole d’État. Dès lors les rapports de la classe des salariés et des entrepreneurs perdaient aux yeux de beaucoup de révolutionnaires de ce temps leur importance sociale.
C’est par une autre voie, c’est par la multiplication des petites entreprises où l’ouvrier, toujours prêt à devenir un artisan libre se défendait contre son modeste patron par la possibilité même de s’établir à son tour, c’est par cette conception de petite bourgeoisie artisane qu’ils espéraient arriver à l’équilibre social. Cette illusion étrange des démocrates favorisa la savante manœuvre de la bourgeoisie capitaliste, servie en même temps par l’insuffisante conscience de classe des prolétaires et par la timidité de leur passé.
Une autre raison qui, sans doute, décida les révolutionnaire d’extrême gauche, ceux du parti populaire, à rester à l’écart de ce débat, c’est qu’il leur en coûtait de s’avouer que dans la société nouvelle il allait y avoir des classes. Quoi ! nous venons d’abolir toutes les barrières qui séparaient les citoyens : nous avons aboli les provinces, les douanes extérieures et intérieures, les corporations, les maîtrises, les ordres ! nous avons détruit la noblesse ! nous avons dissous les Parlements ! nous avons fait des prêtres de simples citoyens salariés ! Et dans cette société unie, dans cette fédération nationale, se formeraient deux camps, deux groupes antagonistes : les capitalistes d’un côté, délibérant avec les capitalistes, et les prolétaires de l’autre, délibérant avec les prolétaires ! Est-ce que la loi commune ne suffit pas à protéger les uns et les autres, et si les uns sont trop faibles pour obtenir justice, est-ce qu’il faut les abandonner à eux-mêmes en leur laissant seulement le droit de se grouper ? et n’est-ce pas à l’État à intervenir au besoin dans le prix des marchandises et dans le taux des salaires ? Ne vaut-il pas mieux décourager par les rigueurs légales « les accapareurs », et favoriser ainsi la dissémination des capitaux, l’essor d’une classe moyenne où peu à peu viendraient se fondre les extrêmes ?
Voilà le rêve de beaucoup des hommes de ce temps : rêve puéril ! j’ajoute : rêve coupable ! car en fermant ainsi les yeux à la réalité déjà suffisamment nette, ils faisaient les jeu des habiles qui, eux, n’ignoraient pas l’antagonisme croissant de la bourgeoisie et du prolétariat et qui s’assuraient pour la lutte, par la loi Chapelier, un avantage décisif.
Mais par là, évidemment, et non par un calcul unanime de classe, s’explique l’absence de toute opposition à la loi si dangereuse et si étroitement bourgeoise du 14 juin 1791.
Ce qu’il y a de curieux, ce qui montre bien, que la pensée prolétarienne sortait à peine des limbes, c’est que les ouvriers, après le vote de la loi, cessèrent toute réclamation. Et non seulement ils n’osaient pas, comme nous l’avons vu, affirmer le droit de grève, mais même plus tard, quand l’exaltation croissante de la Révolution donna plus de pouvoir aux éléments populaires, même quand Chaumette, procureur de la commune de Paris, prononçait des discours terribles au nom des prolétaires, nul ne songe à réclamer contre la loi du 14 juin 1791. Même Babœuf n’a pas, que je sache, formulé une seule réclamation, une seule protestation à cet effet. Quand Marx dit que même sous le régime de la Terreur, ce code contre les ouvriers ne fut pas aboli, c’est vrai : mais il faut ajouter que même dans les journées où ils paraissaient faire la loi, les ouvriers n’ont jamais demandé l’abrogation de ce code. Leur pensée était ailleurs : ils s’accordaient avec la bourgeoisie révolutionnaire sur une idée, la toute-puissance de la loi, de l’État. Et l’essentiel pour eux n’était pas d’engager une lutte économique contre la force du capital : l’essentiel n’était pas de grouper les prolétaires pour résister, par la cessation concertée du travail, aux entrepreneurs : c’étaient là, pour les prolétaires de 93 et de 94, des moyens lents, des armes débiles. Il fallait se servir de la force de l’État, et de même que la bourgeoisie révolutionnaire en avait usé pour dompter les nobles, pour exproprier les émigrés et l’Église, il fallait en user pour assurer le bien-être du peuple par la loi souveraine et bienfaisante. Si les vivres sont trop chers, qu’on fasse la loi du maximum : s’il y a du chômage, que la commune et la nation assurent un salaire à tous les citoyens qui prendront part aux assemblées de section : et qu’ainsi l’emprunt forcé sur les riches nourrisse les prolétaires. S’il y a des industriels qui ne paient pas un salaire suffisant, qu’on les menace de les dénoncer comme aristocrates, et même, ainsi que firent plusieurs représentants en mission, de donner leurs manufactures à la nation qui fera travailler à des conditions plus honnêtes les ouvriers, amis de la Révolution. Au besoin, que l’État donne lui-même l’exemple, en augmentant la solde des ouvriers qu’il emploie, comme firent à Toulon les représentants.
Manier l’État, se servir de l’État, voilà, en ces heures tragiques, l’espoir, le rêve de la classe ouvrière, non pour créer un ordre communiste dont elle n’a point encore l’idée, mais pour défendre ses intérêts avec la toute-puissance de la loi.
Dès lors le droit de grève devenait, aux yeux même des prolétaires, bien secondaire : et comme d’ailleurs ce fut en vue de la guerre que travaillèrent, en 1793 et 1794, un nombre immense de manufactures, comme les ouvriers patriotes et révolutionnaires n’auraient pu interrompre le travail sans livrer la France de la Révolution aux hordes du despotisme, comme la Convention ne tolérait pas cela et qu’elle avait, pour s’opposer aux coalitions, le prétexte de la patrie en danger, ce n’est pas du côté de la grève, c’est vers l’État obligé de compter avec eux que se tournaient les salariés.
Si donc il est vrai, comme le remarque Marx, que, même sous la Terreur, la loi Chapelier ne fut pas remise en question, ce n’est pas que l’oligarchie capitaliste et bourgeoise ait pu prolonger son pouvoir et son action pendant toute la période révolutionnaire : c’est que dans la crise extraordinaire où l’État devenait tout, la loi Chapelier n’avait presque pas d’intérêt : elle n’était plus en litige : ou plutôt les assemblées révolutionnaires de section délibérant sur les intérêts économiques du peuple aussi bien que sur les événements politiques, l’avaient abolie de fait.
Ce serait donc par une vue tout à fait étroite et incomplète de la Révolution qu’on prétendrait en résumer la signification sociale dans la loi Chapelier du 14 juin 1791. Elle atteste à coup sûr la force de l’égoïsme capitaliste et de la prévoyance bourgeoise. Mais elle ne pourra contenir le déploiement de la force populaire : et si la Révolution n’avait pas sombré dans le despotisme militaire de l’Empire, si elle avait pu fonder d’une manière durable la démocratie républicaine, le peuple ouvrier exalté par sa collaboration à la victoire révolutionnaire, mieux averti, par la pratique même de la liberté et par l’évolution économique, des nécessités de la lutte, aurait sans doute demandé le retrait de la loi Chapelier.
Elle ne suffit point d’ailleurs, si égoïste qu’elle fût, et malgré la meurtrissure infligée à l’espérance ouvrière, à détourner les ouvriers de la Révolution : elle ne provoqua même pas, en 1791, un émoi bien étendu et bien vif, et les conséquences lointaines n’en furent aperçues, je crois, ni par la majorité des prolétaires, ni même par la majorité des révolutionnaires bourgeois.
Ainsi, le sourd travail et le conflit commençant des classes dans l’année 1791 n’ébranle pas assez l’ensemble du pays pour déterminer un changement de direction politique dans la Révolution.
Une autre question, pendant toute cette même année, domine les autres et obsède tous les esprits : maintenant que la Révolution a affirmé ses principes essentiels, maintenant qu’elle commence à se heurter à la résistance de l’Église, que va faire le Roi ?