Histoire socialiste/La Constituante/Errata et observations


ERRATA ET OBSERVATIONS

* À la page 265, au lieu de « les anciens charpentiers », il faut lire les ouvriers charpentiers.

* C’est par un lapsus qu’à la page 266 j’ai employé le mot de revolver au lieu du mot pistolet (ligne 18).

* C’est par une erreur de date qu’à la page 750 j’ai mentionné pour l’année 1791 la pétition de la section du Théâtre français en faveur du suffrage universel. Elle est de l’année suivante.

* L’allusion à la Croix-Rousse (page 89) constitue un anachronisme partiel, parce que cette hauteur de Lyon n’était encore à ce moment que peu occupée par les maisons de tisserands.

* Enfin une étude plus attentive des textes m’a permis de constater que j’avais interprété inexactement, à la suite de M. Sagnac, une décision de la Constituante relative aux biens nationaux ou tout au moins les effets de cette décision. J’ai écrit à la page 490 : « Et en novembre 1790, elle (la Constituante) réduisit à quatre ans et demi le délai de douze années accordé par le décret de mai pour le règlement des biens nationaux. » Voici comment, dans la suite du récit, qui formera le second volume, (la Législative) j’ai rectifié cette assertion inexacte ou tout ou moins incomplète. « M. Sagnac s’est trompé lorsqu’il a cru que le décret du 4 novembre 1790, réduisant à quatre années les délais de paiement, avait eu un effet immédiat. En fait, par des prorogations successives, la disposition qui accordait douze années fut maintenue et le mouvement des ventes se trouva accéléré. »

Je devais, dès maintenant, avertir les lecteurs du premier volume pour qu’il n’y ait pas de méprise. Je signale cette légère inexactitude à M. Sagnac, dont le travail est d’ailleurs si consciencieux et si remarquable, parce qu’il a tiré des déductions excessives du décret du 4 novembre. Il distingue, en effet, dans la législation des ventes, trois périodes ; et la seconde est inaugurée, selon lui, par le décret du 3-4 novembre 1790 : « elle dure jusqu’au décret du 22 novembre 1793. On ne divise plus les corps de fermes et l’on exige des délais de paiements assez courts : quatre ans et demi pour les biens ruraux, deux ans et dix mois pour les autres ». M. Sagnac n’a qu’à se reporter aux décrets de la Législative de décembre 1791 et d’avril 1792. Il verra que cette disposition restrictive n’a jamais été appliquée ; ainsi le fait législatif et social par lequel il caractérise une « deuxième période » s’évanouit.

* J’ai divisé le récit en gros blocs, chaque chapitre correspondant à une question vaste. Mais c’est par l’effet d’une omission matérielle qu’un titre indispensable n’a pas été inscrit à la page 230. Avec ces mots : « C’est le 4 mai que les députés des États-Généraux se réunirent pour la première fois », commence un chapitre nouveau dont le titre doit être celui-ci : Journées révolutionnaires, (20 juin, 14 juillet, 5 et 6 octobre).

La table des chapitres est donc ainsi dressée :
Introduction 
 pages 1 à 10
Causes de la Révolution 
 ― 13 à 146
Les élections et les cahiers 
 ― 146 à 230
Journées révolutionnaires (20 juin, 14 juillet, 5 et 6 octobre) 
 ― 230 à 376
Lois d’organisation 
 ― 376 à 412
La vie municipale 
 ― 412 à 435
Les biens nationaux 
 ― 436 à 521
Constitution civile du clergé 
 ― 521 à 548
La Fédération 
 ― 549 à 556
Les partis et les classes en 1791 
 ― 556 à 630
La fuite à Varennes 
 ― 630 à 756


* Je ne pouvais, sans surcharger outre mesure cet ouvrage, donner constamment l’indication des sources ; et il me paraît inutile d’ailleurs de reproduire ici la bibliographie générale de l’histoire de la Révolution. J’ai tâché de lire tout l’essentiel. Aussi bien, au courant même du récit, on verra sans peine que je me suis toujours reporté aux textes originaux et aux sources. Je me suis servi souvent des Archives parlementaires pour lesquelles la sévérité de M. Aulard me semble excessive. Il s’y est glissé beaucoup de fautes d’impression et parfois l’indication des sources n’est pas assez précise. Mais par le rapprochement de textes empruntés aux recueils de lois et décrets, au Moniteur, à la collection Portiez de l’Oise, elles fournissent un instrument de travail très commode.

Ai-je besoin de dire que les grandes publications de documents de M. Aulard ont été par moi constamment utilisées ? Je me suis en outre appliqué à bien connaître les grands journaux de la Révolution. Je ne les ai point feuilletés ou consultés comme il me semble que l’ont fait avant moi beaucoup d’historiens ; je les ai lus avec suite, et avec la plus scrupuleuse attention ; je parle du journal de Marat, de celui d’Hébert, du journal de Brissot, du journal de Condorcet, du journal de Prudhomme, du journal de Carra. Et il m’a paru que grâce à cette méticuleuse lecture on y pouvait faire plus d’une découverte.

* On nous a reproché le titre d’Histoire Socialiste. On nous a dit que l’histoire était l’histoire. Et si l’on entend par là qu’elle doit donner avant tout une idée exacte des hommes et des choses, qu’elle doit être objective », on a pleinement raison. Mais c’est bien du point de vue de sa conception générale de la société et de la vie que l’historien observe les événements. Pourquoi donc des socialistes, étudiant l’évolution politique et sociale depuis 1789, n’auraient-ils point averti, par le titre même de leur œuvre, que tout ce mouvement historique s’éclairait pour eux par le terme où il leur paraît qu’il doit aboutir ?

On ne pourra pas, je crois, nous accuser d’avoir cédé à l’obsession socialiste, d’avoir arbitrairement grossi le rôle du prolétariat dans la Révolution française. J’ai marqué, au contraire, combien au début il était humble et débile. Mais je montre aussi comment, par l’action incessante et par une application hardie de l’idéalisme révolutionnaire aux problèmes économiques et sociaux, il a rapidement grandi.

M. Hauser, donnant à la Revue historique une brève analyse d’un livre récent de M. Germain Martin, commet à l’égard de ma pensée une singulière méprise. Il prétend que dans ce premier volume de l’Histoire Socialiste, connu déjà par les livraisons, j’ai dit que les ouvriers n’avaient joué aucun rôle dans les grandes journées révolutionnaires. Comme on peut le voir en se reportant à la page 143, ce n’est pas des ouvriers que je parle, mais des mendiants, des vagabonds, de ce « prolétariat en haillons », (Lumpenproletariat, comme disent les Allemands) auquel M. Taine prétend que Paris était livré. J’ai essayé, au contraire, de montrer comment le prolétariat s’était animé à mesure que la Révolution elle-même s’animait et comment il avait grandi au feu des événements. Ce sera même là, si je n’ai pas complètement manqué mon dessein, ce qui ressortira le plus nettement des trois volumes de l’Histoire Socialiste consacrés à la Révolution.

Engels a écrit que la République démocratique avait été en 1793 l’instrument de la dictature du prolétariat. En quel sens et dans quelle mesure cela est-il vrai ? Et comment, dans une Révolution qui était essentiellement bourgeoise par la conception de la propriété, une sorte de dictature prolétarienne a-t-elle pu se former ? Par quelles réactions multiples, innombrables, des phénomènes politiques sur les phénomènes économiques et de ceux-ci sur ceux-là a-t-elle pu se préparer ? Voilà ce que j’ai tenté de noter de jour en jour, comme le physicien note les changements de teinte et de nuance du métal en fusion dont la température s’élève. Et plus j’ai approfondi le mouvement révolutionnaire, plus je me suis convaincu que la démocratie avait, par elle-même, une vertu socialiste, qu’elle favorisait et suscitait la croissance ouvrière.

Marx, dans un article de la Neue Rheinische Zeitung de décembre 1848, a écrit, à propos de la Révolution anglaise de 1648 et de la Révolution française de 1789 : « Dans ces deux révolutions la bourgeoisie fut la classe qui se trouva réellement à la tête du mouvement. Le prolétariat et les diverses fractions qui n’appartenaient pas à la bourgeoisie, ou n’avaient point d’intérêts séparés de ceux de la bourgeoisie, ou ne formaient point des classes ayant un développement autonome. Même là où ces éléments entrent en lutte contre la bourgeoisie, comme par exemple dans les années 1793-1794 en France, ils combattent seulement pour les intérêts de la bourgeoisie, quoique ce ne soit pas à la manière de la bourgeoisie. Tout le terrorisme français ne fut qu’une manière plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l’absolutisme, le féodalisme et l’esprit petit-bourgeois. »

Sans doute, et c’est ce que j’ai indiqué très nettement dans l’introduction générale qui ouvre le présent volume. Mais la manière n’est pas indifférente et, à mesure que le prolétariat intervenait plus activement dans la marche de la révolution bourgeoise, il commençait à prendre conscience de ses intérêts propres : une magnifique agitation pour les salaires accompagnait l’action politique du peuple. Dans la question des subsistances, l’affirmation du droit à la vie prenait un sens tout nouveau et profond, et la Déclaration même des Droits de l’homme se pénétrait peu à peu, sous l’action politique des prolétaires, d’une pensée hardie qui préparait le communisme babouviste. Il est donc impossible de séparer, dans le grand mouvement de la Révolution, l’évolution politique et l’évolution économique.

Le danger des livres, si utiles et si intéressants d’ailleurs, que M. Lichtenberger a consacrés à l’étude des idées sociales de la Révolution, c’est que bien des théories, bien des formules, bien des paroles, isolées des événements politiques complexes qui les suscitent ou les déterminent, perdent leur vrai sens.

Je n’aurai point d’autre part la puérilité et l’injustice de reprocher à M. Aulard le plan général de son livre si substantiel, si sûr et si lumineux : Histoire politique de la Révolution française. C’est le droit de l’historien d’isoler un grand aspect des choses. Mais il faut toujours se rappeler qu’il n’y a là qu’une abstraction. Comment comprendre pleinement, sous la Révolution même, le passage de l’oligarchie bourgeoise à la démocratie si on ne suit pas l’effort social étroitement uni à l’effort politique ?

C’est cette réalité complexe et totale que nous avons tenté de saisir. Mais je dois répondre ici à une sorte de difficulté préalable que M. Aulard nous oppose et qui frapperait toute notre œuvre d’une sorte de discrédit : J’espère, écrit-il dans l’avertissement de son Histoire politique, qu’on aura du moins, quant à la documentation, une sécurité, qui vient de la nature même de mon sujet. Je veux dire qu’on n’aura pas à craindre qu’il m’ait été matériellement impossible, dans le cours d’une vie d’homme, de connaître toutes les sources essentielles. Il n’en est pas de même pour d’autres sujets. L’histoire économique et sociale de la Révolution, par exemple, est dispersée en tant de sources, qu’il est actuellement impossible dans le cours d’une vie d’homme, de les aborder toutes ou même d’en aborder les principales. Celui qui voudrait écrire, à lui seul, toute cette histoire, n’en pourrait approfondir que quelques parties et n’aboutirait, dans l’ensemble, qu’à une esquisse superficielle tracée de seconde ou de troisième main. »

Certes, nul n’a plus que moi le sentiment des lacunes énormes qui existent dans l’histoire économique de la Révolution, et de l’insuffisance de mon effort personnel à les combler. Et je demanderai respectueusement à M. Aulard de joindre ses efforts aux nôtres pour obtenir que l’État, les ministères, la Société de l’Histoire de la Révolution française, la Ville de Paris, procèdent enfin à la publication des documents d’ordre économique qui intéressent la Révolution.

Jusqu’ici ce sont surtout les documents d’ordre politique qui ont été publiés, procès-verbaux des séances de la Constituante, de la Législative et de la Convention, procès-verbaux de la Commune de Paris, des séances du club des Jacobins, des actes du Comité du Salut public et de la correspondance des commissaires de la Convention ou encore des séances et travaux du Comité d’instruction publique. Belles publications et indispensables, où d’ailleurs, à qui sait bien lire, il est aisé de recueillir bien des éléments de la vie économique et sociale. Mais enfin la vie économique et sociale de la Révolution n’a pas été mise en pleine lumière et les documents admirables des archives des départements et de Paris sont hors de la portée de la plupart des chercheurs.

Il y a urgence à publier d’abord et à réunir tout ce qui pourra être trouvé des Cahiers des paroisses en 1789. C’est là qu’est la vraie pensée des paysans. C’est là que leur vie même se peint. Les cahiers rédigés par la bourgeoisie des villes ont sous prétexte de résumer, de simplifier, laissé tomber les revendications les plus vives. C’est moins de l’organisation politique de la société que de son organisation économique qu’étaient préoccupés les paysans. Très souvent ils disent : « Nous laissons à de plus savants le soin de tracer le plan d’une Constitution : mais voici quelles sont les conditions de notre vie, voici ce dont nous souffrons. »

Si l’on avait pour toutes les régions de la France, pour les pays de vin comme pour les pays de blé, pour les régions du littoral comme pour les grandes plaines du centre, ces cahiers si expressifs, si descriptifs, si amers parfois et si poignants, dont les cahiers de l’Autunois publiés par M. de Charmasse et les cahiers d’Eure-et-Loir que j’ai cités d’après un annuaire départemental nous donnent un échantillon, nous aurions le tableau le plus fourmillant et le plus varié de la France rurale.

Puis, il faudrait publier tous les documents relatifs à la vente des biens nationaux, des biens de première origine (biens d’Église) et des biens de seconde origine (biens de l’ordre de Malte et des émigrés). Si intéressantes et importantes que soient les études de M. Mines et de M. Lontchisky, qui ont eu le mérite d’ouvrir la voie, si utile que puisse être la contribution toute récente et trop sommaire de M. Lecarpentier sur la vente des biens nationaux dans la Seine Inférieure, il reste nécessaire d’avoir sous les yeux le détail même des opérations.

M. Rouvière l’a fait pour le Gard et, si un travail analogue était fait, systématiquement et avec un contrôle exact, pour tous les départements, nous aurions l’idée précise du plus vaste déplacement de propriété qui se soit produit depuis les invasions des Barbares. Il semble qu’en bien des points, la peur de désobliger les descendants des acquéreurs de biens nationaux dont plusieurs sont aujourd’hui contre-révolutionnaires, a arrêté les historiens et érudits locaux. Il est visible, par exemple, que M. Élie Rossignol, auteur d’un livre tout à fait substantiel et remarquable sur l’Histoire de l’arrondissement de Gailhac pendant la Révolution (Toulouse 1890), avait étudié très exactement le mouvement des ventes, mais qu’il garde pour lui une grande part de ses recherches : « Dès le 24 mai 1790, écrit-il, la municipalité de Gailhac se mettait à la recherche de capitalistes pour avoir les fonds nécessaires aux acquisitions qui pouvaient lui convenir ; le 13 août, elle délibérait de faire sa soumission pour tous les biens situés dans la commune, et le 22 « attendu les « grands avantages de ces acquisitions » elle étendait sa soumission aux biens situés dans les communes de Biens, Montans, Ennay et la paroisse de Gradille. Sa soumission fut reçue le 6 et 7 septembre ; mais le travail d’évaluation des biens traîna en longueur et la vente, approuvée le 11 mai 1791 par le Comité d’aliénation et le 15 par l’Assemblée nationale, ne fut ordonnancée que le 2 novembre à Paris et enregistrée au département le 6 décembre et au district le 16 ; elle se portait à la somme de 213,355 livres. Mais la revente des biens avait commencé dès le mois de janvier 1791 ; elle se continua dans le courant de cette année et en 1792 ; elle produisit 410,505 livres. Ainsi la métairie de Longueville évaluée 28,250 livres, fut revendue 56, 000 livres ; les bâtiments de la Commanderie évaluée 7,585 livres, vendus 16,300 livres ; les moulins du ruisseau de Crouchou, évalués 20,900 livres, vendus 41,300 livres ; l’abbaye de Saint-Michel, évaluée 28,600 livres, vendue 41,300 livres.

« La municipalité de Lisle soumissionna aussi pour un grand nombre d’articles qui lui furent accordés le 15 février 1791, au prix de 204,445 livres ; au 31 décembre de cette année il en était revendu pour 286,804 livres. Les municipalités de Peyrole, de Técous, de Lapelissarié et de Bernac soumissionnèrent aussi pour des biens nationaux.

« Les décrets d’août et septembre 1791 affectaient au paiement des dettes des municipalités le seizième qui leur revenait sur la revente des biens ; en novembre 1792 on prenait des dispositions pour l’exécution de ces décrets, et la liquidation des seizièmes était ordonnée le 25 février 1793.

« Au 1er août 1791, il avait été vendu des biens nationaux pour 1,800,000 livres, et au 1er novembre pour 1,975,432 livres ; il en restait encore à vendre pour 224,000 livres, non compris les biens ajournés qui se portaient, bois et forêts exceptés, à 150,000 livres. Les droits incorporels, dont le rachat était permis, étaient évalués à un million : ainsi le total des biens nationaux du district, vendus alors ou évalués, était de 3,350,432 livres. En novembre 1792, il en fut vendu encore pour 167,247 livres et il restait à vendre l’abbaye, la commanderie et les capucins à Gailhac, les augustins à Lisle et le prieuré à Rabastens.

« Ainsi la vente des biens nationaux, qui se porta à plus de deux millions, fut faite dans l’espace d’une année : de grandes facilités avaient été données pour le paiement qui pouvait s’effectuer en douze annuités, et des acquéreurs étaient venus de tous les partis ; nous n’avons pas à les nommer ; beaucoup, sans doute, voyaient là un moyen de faire une spéculation fructueuse ou de se créer en immeubles une fortune considérable ; mais il y avait parmi eux des catholiques fervents et des partisans convaincus de l’ancien régime. La preuve en est dans le nombre considérable des acquéreurs qui émigrèrent, et le ministre de l’intérieur, consulté pour savoir si les biens qu’ils avaient achetés devaient être revendus à folle enchère à raison des paiements à effectuer, ou séquestrés comme appartenant à des émigrés, répondait, en mars 1793, que l’émigration des adjudicataires ne pouvait pas changer la destination de ces biens, qui servaient de gages aux assignats et ils devaient être mis de nouveau aux enchères. »

Il est difficile, comme on voit, de donner en raccourci une idée plus précise et plus exacte des choses ; et on sent que M. Rossignol aurait pu nous tracer le tableau le plus exact, le plus sévèrement contrôlé, des ventes, si des préjugés conservateurs ou des scrupules ne l’avaient persuadé qu’il « n’avait pas à donner les noms ». C’est vraiment une préoccupation étrange. Il n’y a aucune honte à descendre de familles ayant acquis des biens nationaux ; il y aurait honte peut être pour ceux qui renient le mouvement révolutionnaire. Mais l’histoire est au-dessus de tout cela et il importe à la vérité que partout les registres des ventes soient publiés, que le nom et la qualité des acquéreurs soient indiqués. C’est le seul moyen d’étudier la répartition des biens nationaux entre les diverses classes sociales.

Et comme il serait intéressant de constater si de la première période des ventes, vente des biens du clergé, à la seconde, vente des biens des émigrés, les proportions entre les diverses classes sociales d’acquéreurs, entre les paysans, les bourgeois, les financiers, s’est modifiée ! Ce serait un prodigieux coup de sonde jeté dans la vie sociale du monde nouveau. Mais tant qu’on n’aura pas publié tous les tableaux de ventes, on sera réduit à des conjectures ou à des conclusions partielles et précaires. Il faudra donc qu’un grand effort de recherche soit fait en ce sens et que les résultats en soient publiés. Il y aura un grand intérêt aussi à ce que les chercheurs locaux, dirigés et stimulés par la société d’Histoire de la Révolution française, s’enquièrent le plus possible de ce qu’est devenu, aussitôt après les ventes, l’immeuble rural ou urbain acquis par le bourgeois ou le paysan, quelle transformation il a subie, quelle affectation il a reçue. J’ai pu noter incidemment, d’après les journaux de l’époque, à quelle sorte de commerce avaient été affectés, immédiatement après les ventes, certains couvents de Paris. Si l’on constatait avec précision en beaucoup de villes, la transformation des abbayes, des réfectoires, des chapelles, en magasins ou en ateliers et si on savait quels ateliers, on surprendrait jusque dans le détail l’extraordinaire effervescence économique qui a été l’effet de la Révolution.

Enfin, outre les cahiers paysans des paroisses, outre les registres des ventes des biens nationaux, il importerait, au plus haut degré, de publier tous les documents relatifs aux subsistances, toutes les pièces de correspondance du comité des subsistances, tous les arrêtés, tous les tableaux, toutes les lettres et pétitions relatifs à l’établissement et au fonctionnement du maximum. C’est une mine éblouissante de richesse. Quiconque y pourrait longuement et commodément fouiller, en extrairait sur l’état des industries, sur le prix des objets de tout ordre, objets fabriqués et matières premières, sur le salaire, sur les rapports du capital fixe et du capital variable en chaque branche de la production, sur l’activité ou la langueur des manufactures, sur les revendications des manouvriers et les conceptions économiques et sociales de la Révolution, les renseignements les plus décisifs. Le travail très consciencieux d’ailleurs de M. Biollay laisse échapper des éléments innombrables. Mais comment tirer parti de toutes ces richesses tant qu’elles ne sont pas scientifiquement classées, centralisées et publiées ? J’ai étudié avec soin les documents de cet ordre qui sont aux archives du Tarn ; j’en ai fait photographier plusieurs, que je donnerai dans le volume sur la Convention et qui montrent le maximum en action dans les plus petites communes rurales.

J’essaie d’extraire des Archives de Paris le plus de richesses que je peux. Mais il est impossible, en effet, au chercheur, de tirer de ces richesses tout le parti qui pourrait en être tiré. Non seulement, comme le dit M. Aulard, parce que dans l’état présent de dispersion des sources, la vie d’un homme ne suffirait point à les épuiser, mais parce qu’il faudrait pouvoir comparer les tableaux des prix de région à région, de ville à ville, de façon à saisir toutes les diversités de la fabrication et toutes les variations de la main d’œuvre. Mais tous ces tableaux, il est matériellement impossible de les transcrire et de les rapprocher.

Seul, un grand effort collectif pourra aboutir à une vaste publication où toutes les données économiques et sociales seraient rassemblées sous le regard patient et l’analyse méthodique des chercheurs. C’est l’Office du travail, habitué aux statistiques des salaires et des prix, aux enquêtes industrielles et aux recensements professionnels, qui devrait être pourvu de crédits suffisants pour assumer, d’accord avec la société d’Histoire de la Révolution, l’immense et nécessaire travail qui nous permettrait enfin de surprendre au vif un extraordinaire mouvement social. Tout est à faire dans cette direction. M. Taine n’ayant guère songé à fouiller les Archives que pour compter le nombre de carreaux cassés, sous la Révolution, par les émeutes populaires.

Mais, s’il est vrai que des instruments nécessaires de travail et des moyens décisifs d’information manquent encore à ceux qui cherchent, comme nous, à représenter non pas la vie économique de la Révolution, mais sa vie totale, à la fois politique et économique, il ne faudrait pas cependant, sous l’impression des paroles de M. Aulard, imaginer que l’historien est complètement démuni.

D’abord, s’il ne peut épuiser les Archives, il peut du moins s’y orienter assez pour dégager quelques grandes et claires perspectives. Et surtout bien des textes connus, dès longtemps publiés, les discours des Assemblées, les rapports des Commissions et des ministres, les opinions imprimées des députés, les journaux, prennent un sens tout nouveau et révèlent des faits jusque-là insoupçonnés, quand on les lit avec la préoccupation des questions économiques. On est étonné aujourd’hui et presque scandalisé, des lacunes ou des naïvetés extraordinaires qui abondent dans l’œuvre des plus grands historiens de la Révolution. Il y aurait, à cet égard, une bien curieuse étude à faire sur les histoires de la Révolution. Ce n’est pas ici le lieu. Ce qui a manqué, même aux plus grands, ce ne sont pas précisément les documents, c’est le souci et le sens de l’évolution économique, de la profonde et mouvante vie sociale, C’est ce sens, éveillé maintenant chez les plus modestes d’entre nous par quelques grandes vues de Marx, par le progrès du socialisme et par les travaux de l’École historique Française et russe qui nous permet de mieux lire et de mieux voir. Le résultat d’ensemble aura-t-il répondu à notre effort ? Les lecteurs en jugeront à mesure que se développera notre œuvre.

* Je n’ajoute plus que trois remarques très brèves :

1o Il semblera parfois que j’ai abusé des citations ou que je ne me suis pas borné à citer la phrase la plus décisive et la plus caractéristique. Mais j’ai si souvent constaté qu’à trop resserrer les citations on en faussait le sens, que j’ai tenu, au prix même de quelques longueurs, à mettre directement le lecteur lui-même en contact avec toute la vérité des textes.

2o Quoique je me sois appliqué généralement à démêler les germes, à marquer les degrés et les nuances, j’ai parfois réservé l’exposé de certaines discussions et questions, comme les débats de la Constituante sur le droit successoral, jusqu’au moment où le progrès des idées aboutissait à une loi, c’est-à-dire à une action. Il ne faudra donc point s’étonner de ne pas trouver, dès ce premier volume, toutes les origines et tous les points de départ.

3o Les gravures insérées dans le texte reproduisent toutes des estampes ou des caricatures contemporaines. J’espère qu’on leur trouvera une valeur documentaire sérieuse. Bien entendu, je ne suis pas nécessairement associé au sentiment que ces images expriment. Il y en a de révolutionnaires, il y en a de contre-révolutionnaires. Il y en a de fines et charmantes. Il y en a de grossières, que je goûte moins ; mais c’est l’expression diverse et mêlée d’un mouvement vaste.

C’était une grande joie pour moi, à Carnavalet, avec l’assistance aimable de M. Georges Cain et de ses collaborateurs, de recueillir ces images encore vives, ces feuilles toujours remuantes et bruissantes où circulèrent les sèves colorées et chaudes de la Révolution. Et c’est une joie aussi de les jeter de nouveau au vent de la vie.

Jean Jaurès.




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