Histoire socialiste/La Commune/16

Chapitre XV.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre XVI.

Chapitre XVII.



LA COURSE À l’ABÎME


Depuis l’échec de la sortie des 3 et 4 avril, l’armée versaillaise n’avait pas cessé de gagner du terrain, resserrant chaque jour davantage le cercle d’investissement. Au nord-ouest, malgré la résistance acharnée des braves que Dombrowski commandait, les troupes de l’Ordre s’étaient emparé, dès le 20 avril, de toute la rive de la Seine jusqu’à Gennevilliers et multipliaient leurs attaques contre Neuilly qui n’était plus qu’un monceau de décombres. Au sud, les forts de Vanves et d’Issy, ce dernier surtout, devenaient le point de mire d’un bombardement incessant et formidable.

En cette fin d’avril, Versailles avait sur pied 120.000 hommes répartis en trois corps d’armée placés respectivement sous le commandement des généraux de Ladmirault, de Cissey et du Barrail. Les deux premiers de ces corps comptaient chacun trois divisions d’infanterie, une brigade de cavalerie légère, six batteries d’artillerie et trois compagnies du génie. Le troisième corps était composé uniquement de cavalerie, appuyée par trois batteries d’artillerie à cheval. En chef commandait le maréchal de Mac-Mahon. Thiers avait d’abord songé à appeler à ce poste de confiance le maréchal Canrobert, mais celui-ci ayant semblé décidément trop bonapartiste à l’Assemblée nationale, avait été écarté. Plus terne, plus neutre, Mac-Mahon lui avait été préféré. Mac-Mahon ou Canrobert, c’était du reste bonnet blanc et blanc bonnet, le premier valait le second et inversement ; le nom de l’un comme le nom de l’autre disaient également trahison et incapacité devant l’ennemi de l’extérieur, impitoyable férocité contre l’ennemi de l’intérieur : le peuple. Et les troupes déjà étaient presque au diapason des généraux et des officiers, chauffées à blanc, saoulées de mensonge et d’alcool, dans les camps où on les dressait à l’ignoble besogne qui allait leur échoir.

« Officiers et soldats, disait le général Ducrot, dans sa proclamation au corps d’armée de Cherbourg, en date du 13 avril, la patrie nous demande un nouvel effort… ; une tourbe de misérables essaie d’établir sur les ruines de notre malheureux pays le triomphe de la paresse, de la débauche, du brigandage et de l’assassinat. Par un affaiblissement moral sans exemple dans l’histoire, Paris est devenu la proie de ces gens, écume d’une trop funeste guerre. Soldats, allons les en chasser !… Allons rejeter à jamais de notre capitale ces insensés et ces scélérats ». Ces basses excitations tombaient malheureusement dans un terrain tout préparé. Elles s’adressaient aux combattants de Sedan et de Metz retour des prisons d’Allemagne, aspirant après une dure captivité au licenciement immédiat et au retour dans leurs foyers, et qui furieux, rendaient, dans leur logique simpliste, Paris et les Parisiens responsables de la nouvelle campagne où ils se trouvaient entraînés, des fatigues et des périls renaissants qui s’offraient à eux au lieu du repos âprement convoité.

Tel était l’état d’esprit des assaillants. Examinons maintenant la situation respective des belligérants. Voici comment s’exprime sur ce sujet l’officier supérieur de l’armée de Versailles dans sa Guerre des Communeux que nous avons déjà plusieurs fois citée :

« Tandis que nos troupes se concentraient, que le génie poursuivait ses travaux, notre artillerie n’était pas tant s’en faut restée inactive. Mettant habilement à profit les tristes et singuliers hasards de la guerre, elle avait disposé ses moyens d’attaque derrière la plupart des épaulements dernièrement construits par les Prussiens et plus de 150 bouches à feu allaient concourir de ce côté (côté sud) à l’attaque des défenses de l’insurrection parisienne… Au moment où tout ce matériel (positions comprises entre le Moulin de Pierre, la Terrasse de Meudon, le Pont de Sèvres et la Terrasse de Saint-Cloud) se mettait en mouvement, on allait commencer à Montretout une batterie de 70 pièces de gros calibre et l’on formait le projet d’établir dans le parc d’Issy une batterie de 20 pièces de 24.

« Dès l’ouverture du feu, le 25 avril, nos batteries endommagèrent notablement le fort d’Issy et le réduisirent momentanément au silence… Le lendemain, 26, le fort se vit littéralement écrasé par nos projectiles. Malgré tout, nos adversaires faisaient rage. Montrouge et Vanves soutenaient vigoureusement Issy. Le Point-du-Jour ne cessait de nous inquiéter. Le bastion 65, la courtine 65-66, le bastion 68 et la batterie de l’Octroi disputaient au Trocadéro l’honneur de toucher le Mont-Valérien. Les pièces de l’Octroi contrebattaient en même temps Meudon et la Lanterne de Demosthène. Quatre locomotives blindées, en panne sur le viaduc, tiraient sans relâche sur notre batterie de Breteuil. Enfin la canonnière Farcy, flanquée de quatre autres canonnières et d’une batterie flottante, attaquait simultanément Sèvres, Breteuil et Brimborion. La batterie flottante, descendant jusqu’à Billancourt, eut même un jour l’audace de s’y établir pour canonner Meudon. Au nord-ouest, le feu n’était pas moins vif. Asnières se trouvait en butte aux projectiles d’une batterie établie imprimerie Paul Dupont et à ceux d’une locomotive blindée sans cesse en mouvement sur la voie. Bécon était canonné par Levallois et la Gare Saint-Ouen, Courbevoie par le front de l’enceinte 50-53. Les insurgés procédaient de nouveau à l’armement de Montmartre pour couvrir de feu la presqu’île de Gennevilliers.

« Malgré cet acharnement et tant de dispositions comminatoires, nos artilleurs éteignaient Issy et le génie poussait activement ses cheminements vers le fort… Dans la nuit du 26 au 27, nos tranchées étant assez avancées pour ne plus permettre à l’ennemi de retours offensifs, on résolut de brusquer une attaque sur les Moulineaux. »

Le plan d’ensemble conçu par Thiers qui présidait chaque matin le Conseil de guerre, ainsi qu’il s’en enorgueillit dans sa déposition et qui jouait en somme le rôle de généralissime, était d’ouvrir de suite la tranchée en s’avançant par les procédés ordinaires jusqu’au bord du fossé, mais en même temps de réunir une masse de feu extraordinaire, à l’imitation des Prussiens, contre l’angle sud-ouest des fortifications, point le plus vulnérable de l’enceinte. Thiers était persuadé en effet que, sous la protection de ces feux, le travail des tranchées serait plus rapide et que peut-être en rendant le rempart inhabitable pour ses défenseurs on ferait évacuer les ouvrages. Ainsi, en tout cas, on contraindrait tout d’abord au silence les bastions du Point-du-Jour qui croisaient leurs feux d’une façon gênante avec ceux du fort d’Issy, on nettoierait la plaine de Billancourt ; puis on écraserait le fort d’Issy lui-même ainsi que les forts de Vanves et de Montrouge et enfin on forcerait le rempart dans ces mêmes directions par plusieurs brèches à la fois.

Au 25 avril, ainsi qu’on vient de le voir, ce plan avait déjà reçu un large commencement d’exécution. À partir de cette date, les opérations se poursuivirent avec une recrudescence d’activité et d’effet. Le 26, au soir, la brigade du général Faron, enlevait les carrières situées en avant du cimetière d’Issy et poussait jusqu’au village des Moulineaux. Dans la nuit, le général Faron renouvelait son attaque et emportait le village. Une tranchée était immédiatement ouverte sur le parc d’Issy. Le 27 et le 28 l’artillerie, des hauteurs de Meudon et de Sèvres, redoublait ses coups contre le fort d’Issy. Celui-ci était commandé en ces jours par Mégy, révolutionnaire ardent, c’est certain, mais chef très inexpérimenté et dépourvu de toute capacité militaire. Devant le danger croissant, Mégy perdait la tête. La venue de Cluseret au cours de la journée du 28 rendit quelque solidité à la défense ; mais la journée du 29 acheva de mettre le désarroi chez les assiégés. Les Versaillais, dont l’artillerie tonnait sans discontinuer, avaient poussé leurs tranchées sur la droite du fort presqu’à l’entrée du bourg d’Issy ; et sur sa gauche, jusque dans le voisinage de la gare de Clamart. Dans la nuit du 29, trois colonnes d’attaque se jetaient sur le cimetière, l’occupaient et s’emparaient également du parc. Dans cette rencontre, nombre de fédérés étaient tués ou blessés, et cent d’entre eux restaient prisonniers entre les mains du vainqueur avec huit pièces d’artillerie. À la même heure, quatre-vingt fédérés étaient faits prisonniers à quelques portées de fusil de là, à la ferme Bonamy, près le fort de Vanves.

Au matin, quand les défenseurs du fort virent tout autour d’eux les tranchées occupées par l’ennemi, l’inquiétude les prit. Les obus versaillais ne cessaient de tomber, effondrant les casemates, démontant les pièces et couvrant la plateforme de morts et de blessés. Mégy tint conseil, et malgré les ordres contraires qui lui parvenaient de Cluseret, décida l’évacuation. Les canons furent encloués et les trois cents hommes de la garnison prirent la route de Paris. Seul, resta un adolescent de 16 à 17 ans, Dufour, qui obstinément se refusa à toute retraite et se rendit à la poudrière, déclarant qu’il la ferait sauter sous les pas de l’ennemi, si celui-ci approchait.

C’est ce jeune brave qui avait raison. Soit qu’ils craignissent en effet une feinte, soit qu’ils redoutassent l’explosion, les Versaillais ne se montrèrent pas, et quand quelques heures plus tard Cluseret se présenta à la tête de bataillons du XIe arrondissement pour réoccuper le fort, il le trouva en la possession de l’héroïque garçon qui reprit modestement sa place dans les rangs de la nouvelle garnison.

Le fort d’Issy ne devait tomber entre les mains versaillaises que la semaine suivante ; mais l’émotion provoquée dans la capitale par l’évacuation, et qui y avait été extrême, ne se calma pas. Cet incident révélait à tous l’incurie de la Commune, mettait à nu l’incapacité des chefs militaires, montrait l’abîme où courait Paris et où il allait s’engloutir avec la Révolution. Un sursaut général se produisit dont Cluseret fut la première victime. Accusé de trahison, il fut arrêté à l’Hôtel de Ville au moment où il revenait d’Issy, réoccupé du reste par ses soins, et conduit à Mazas. La Commission exécutive elle-même devait être la seconde victime.

Quand le bateau, démâté et désemparé sur les flots en fureur, court droit à l’écueil dont l’âpre profil se découpe à l’horizon, tous les yeux se tournent instinctivement vers le capitaine ; les volontés individuelles abdiquent entre les mains de celui qui commande la manœuvre : la nécessité d’une direction unique et omnipotente apparaît et s’impose. La Commune en était venue à cette minute tragique. Les élus de l’Hôtel de Ville avaient pu, au début de leur règne, donner dans les billevesées fédéralistes, se griser d’autonomisme et mettre en proclamations le proudhonisme au rabais de Pierre Denis, les événements plus forts que les mirages et que les systèmes les amenaient, en cette fin d’avril, à faire un retour sur eux-mêmes et à s’interroger anxieusement sur les raisons des désastres ininterrompus qui jalonnaient leur route et les rapprochaient chaque jour de la catastrophe finale dont l’imminence se percevait dès lors nettement. Les plus étourdis comme les plus obtus se demandaient à quel prix et comment conjurer le péril, éviter le gouffre qui semblait aspirer leur frêle esquif. Qui les préserverait ? Qui les sauverait ? Un pouvoir, un pouvoir fort, sans doute, une dictature qui briserait toutes les résistances, s’asservirait toutes les énergies, referait en 1871 le miracle révolutionnaire de 1793. C’est de cet état d’esprit que naquit le Comité de Salut public.

Nous avons dit de la seconde Commission exécutive, constituée le 20 avril, qu’elle ne fut pas un gouvernement et qu’elle ne pouvait pas l’être en raison même de son fonctionnement. En réalité, la Commune n’avait eu qu’un gouvernement : sa Commission exécutive première, qu’elle avait brisée, ou pour mieux dire, que les circonstances avaient brisée. Les membres de la seconde Commission étaient des chefs de services ; ils n’étaient à aucun titre des dirigeants, maîtres de se concerter et d’agir sous leur responsabilité pour des fins générales. L’anarchie spontanée à peine un instant combattue, sinon dominée, n’avait donc fait que croître et s’étendre à l’ombre de ce pouvoir qui n’en était pas un. À ce moment, elle couvrait tout, pénétrait tout. Pour n’avoir pas voulu d’organisme permanent de coordination et de contrôle, la Commune avait perdu toute prise sur les groupements et sur les individus qui luttaient, ou étaient censé lutter, pour la cause de la Révolution. Une refonte totale du système s’imposait donc, un renforcement ou plutôt une restauration de l’autorité centrale qui, enrayant le désordre montant et la confusion grandissante, communiquât à la résistance une impulsion d’ensemble. La poursuite de cette refonte, de cette restauration était légitime autant que salutaire.

Par malheur, il était trop tard, admettant que la chose eut été jamais possible, pour remédier aux vices de la situation. Ce que la Commune n’avait pu accomplir à son aurore, au lendemain de sa victoire et de la fuite de l’ennemi, elle ne pouvait espérer le réaliser à son déclin, alors que la réaction reprenant l’avantage l’enserrait dans Paris et la tenait sous le feu de ses canons tonnant à pleines gueules. Et puis les mots n’ont jamais évoqué les choses, si ce n’est dans les contes de fées. La Commune avait beau se remémorer à elle-même les souvenirs héroïques de l’autre siècle et de l’autre Révolution, ces réminiscences ne pouvaient aboutir qu’à autant d’anachronismes intempestifs qui, au lieu d’imprimer au mouvement une poussée nouvelle, allaient en altérer le sens, en compromettre le caractère et détruire le restant de vitalité qui subsistait en lui.

Il semble bien, du reste, que la Commune ait compris à ce moment qu’elle s’engageait dans une impasse et ne possédait même plus le ressort suffisant pour faire jaillir de sa propre substance cette dictature suprême, aux pieds de laquelle elle aurait ensuite abdiqué pour la recherche du salut commun. Cela se marque à ses hésitations qui l’amenèrent à consacrer trois séances à une délibération qui aurait dû, si l’institution réclamée par Miot avait répondu pleinement et exactement à des nécessités de tous senties, ne durer qu’un quart

La Barricade de la Chaussée Ménilmontant le 18 mars 1871.
D’après une photo de l’époque.


d’heure à peine. Cela se marque aussi aux votes à quasi-égalité entre partisans et adversaires qui furent rendus dans ces séances, et plus encore, aux réserves expresses qui suivirent de la part de la minorité dans les rangs de laquelle on rencontrait des hommes comme Tridon, et aussi des membres de la majorité comme Vaillant.

Ce dernier dépeignait au vrai la situation, quand motivant son vote, ainsi que la plupart le tirent à cette occasion, il disait : « Je ne partage pas l’illusion de l’Assemblée qui croit avoir fondé un Comité politique directeur, un Comité de salut public, alors qu’elle ne fait que renouveler avec une étiquette nouvelle sa Commission exécutive des premiers jours. Si l’Assemblée voulait avoir un réel Comité exécutif pouvant vraiment prendre la direction de la situation, parer aux éventualités politiques, elle devrait commencer par se réformer elle-même, cesser d’être un petit parlement bavard, brisant le lendemain, aux hasards de sa fantaisie, ce qu’il a créé la veille et se jetant au travers de toutes les décisions de sa Commission exécutive. La Commune ne devrait être qu’une réunion de Commissions se réunissant pour discuter les résolutions, les rapports présentés par chaque Commission, écoutant le rapport politique de son Comité exécutif, et jugeant si ce Comité remplit son devoir, s’il sait donner l’unité d’impulsion, de direction, s’il a l’énergie, la capacité nécessaires pour le bien de la Commune. En un mot, il faut organiser la Commune et son action, faire de l’action, de la révolution et non de l’agitation, du pastiche. »

En définitive, la proposition de Miot, que Félix Pyat, Regère, Urbain, Vesinier et quelques autres de même farine avaient seuls nettement appuyée, fut votée par 45 voix contre 23. L’appelation « Comité de Salut Public » n’avait réuni que 34 voix contre 28 données à l’appelation de Comité Exécutif[1]. La majorité était évidemment trop faible pour communiquer au nouvel organisme la force et le crédit indispensables à son fonctionnement. Trop insuffisants aussi les arguments apportés en faveur de sa création. Jules Miot, l’instigateur, belle tête vénérable et barbue, mais de peu de cervelle, s’était borné à dire : « Il faut un Comité qui donne une impulsion nouvelle à la défense et ait le courage, s’il le faut de faire tomber les têtes des traîtres. »

Cette évocation de la Terreur pouvait réjouir agréablement ceux qui avec Miot se nourrissaient de la viande creuse des mots et des formules, mais elle ne rimait à rien et ne donna même pas le petit frisson aux bourgeois réacteurs de Paris qui n’y virent qu’un prétexte de plus pour crier à la tyrannie et aiguiller davantage vers Versailles. La Terreur ne va pas en effet sans terroristes. Or, après comme avant le 1er Mai, les terroristes firent défaut. Les cinq membres, particulièrement du nouveau Comité dictatorial n’étaient guère faits pour tenir l’emploi. Un seul, peut-être, Antoine Arnaud, avait du tempérament, et un second, de l’élan, Ranvier ; les trois autres étaient Léo Melliet, Charles Gérardin et Félix Pyat. Ce dernier eut suffi à tout perturber et tout compromettre si ses collègues avaient eu quelque velléité d’action. Tous, au surplus, n’avaient obtenu qu’un nombre restreint de suffrages, ce qui prouve bien que la confiance et l’enthousiasme ne surabondaient pas. La grosse moitié des membres de la Commune se réserva puisqu’on ne trouve au scrutin que 37 votants qui donnent 33 voix à Arnaud, 27 à Meillet et à Ranvier, 24 à Félix Pyat et 21 à Ch. Gérardin. 23 des non votants qui allaient former le noyau de la fraction connue sous le nom de minorité de la Commune : Arthur Arnould, Andrieu, Lefrançais, Longuet, Ostyn, Jourde, Malon, Serrailler, Beslay, Babick, Clémence, Courbet, E. Gérardin, Langevin, Rastoul, Vallès, Varlin, Avrial, V. Clément, Vermorel, Theisz, Tridon, Pindy, avaient motivé leur abstention en termes quasi-insultants. De toutes façons et pour toutes ces raisons, le Comité de Salut Public était donc discrédité dès sa naissance, frappé d’impuissance et voué à un lamentable fiasco. Il ne fera pas tomber de têtes ; il ne prendra pas de mesures révolutionnaires ; bien mieux, il n’en prendra d’aucune sorte. Il n’essaiera même pas de barrer pour fuir l’écueil, gagner des mers plus calmes, mais écrasé dès l’abord par des responsabilités trop grandes, appelé à une tâche très au-dessus du courage et de la capacité de ses membres, il laissera le navire flotter plus que jamais à la dérive, jouet des éléments et proie de l’aveugle destin.

En même temps que les « terroristes » fantômes, évoqués par Miot-Méphisto faisaient mine de prendre en mains la direction générale des affaires de la Révolution, un homme nouveau s’installait au Ministère de la Guerre, Rossel.

L’arrestation de Cluseret et sa destitution avaient été le dernier acte de la Commission exécutive. Que n’y avait-elle procédé plus tôt ? Bien des fautes, bien des erreurs eussent été, semble-t-il, évitées. Pour le remplacer, la Commission avait songé de suite à l’officier qui avait rempli auprès du destitué les fonctions de chef d’état-major et que son attitude froide et puritaine signalait discrètement à l’attention. Rossel était connu de plusieurs des élus de l’Hôtel de Ville qui le poussaient, de Malon et de Charles Gérardin notamment et aussi de Delescluze. La Commission exécutive le convoqua dans la soirée du 30. Il vint et exposa ses idées. Jourde lui dit : « Mais, si l’on vous mettait à la place de Cluseret, que feriez-vous ? » Beau parleur, éloquent même, l’interpellé développa son plan, dit les ressources immenses susceptibles encore d’utilisation, Paris imprenable, la Révolution invincible. La cause était entendue ; ceux qui pouvaient être hostiles se turent.

Rossel était du reste une valeur. Nul doute que s’il eut détenu le pouvoir un mois auparavant, il n’eut systématiquement et efficacement organisé la défense et armé la Commune sinon pour une offensive victorieuse, du moins pour une résistance prolongée qui aurait peut-être lassé l’assaillant. Ce n’était pas cependant que le jeune officier n’eut ses faiblesses et ses tares. Lui aussi se sentait de ses origines. Il venait en ligne droite de l’armée régulière qu’il avait quittée à l’annonce des événements du 18 Mars afin de gagner la capitale, prenant dans sa fièvre patriotique l’insurrection prolétaire parisienne, si étrangement mêlée et complexe, pour un pur soulèvement national, une reprise de la guerre contre l’étranger. Capitaine du génie, à Metz, sous Bazaine, évadé des prisons d’Allemagne, fait colonel par Gambetta et commandant du camp de Nevers, c’était bien et ce n’était qu’un soldat, au sens étroit du mot, tout imbu des préjugés de son métier et de sa caste. Comme Cluseret, autant que Cluseret, il croyait qu’une armée doit être, sous le commandement de son chef, un outil qui ne raisonne pas et se satisfait d’agir, sans comprendre. Il ne soupçonnait pas que cette volonté et cette faculté de comprendre peuvent seules donnera des troupes révolutionnaires l’élan avec l’enthousiasme. Partant, il était foncièrement incapable de diriger une force pensante, inapte à établir entre ses subordonnés et lui la communion d’esprit qui vaut mieux que toutes les disciplines, parce qu’elle suscite tous les dévouements, provoque toutes les initiatives et crée la confiance réciproque, mère de la victoire. Ajoutez qu’il était par tempérament cassant et naturellement hautain et distant.

Au début des hostilités, lors de la poussée première, ces défauts auraient pu encore se dissimuler. Aux jours où nous sommes parvenus, ils devaient se manifester crûment, sur le champ, et un divorce en résulter, brutal, entre le chef et ses soldats.

Son tout premier acte fut une maladresse qui le peignit au vif. Le major de tranchée versaillais, devant le fort d’Issy, ayant envoyé au commandant de ce fort une sommation où il était dit que, faute de ne pas répondre dans un délai d’un quart d’heure, toute la garnison serait passée par les armes, Rossel répliquait par la missive suivante : « Au citoyen Leperche, major des tranchées devant le fort d’Issy. Mon cher camarade, la prochaine fois que vous vous permettrez de nous envoyer une sommation aussi insolente que votre lettre autographe d’hier, je ferai fusiller votre parlementaire, conformément aux usages de la guerre. Voire dévoué camarade, Rossel, délégué, de la Commune de Paris ». En donnant de la sorte du « cher et dévoué camarade » à l’un des exécuteurs des basses œuvres versaillaises, le nouveau délégué montrait bien qu’il n’entendait rien à cette guerre dont il venait d’assumer la direction, et qu’il était complètement étranger aux passions comme à l’idéal de ce peuple de Paris qu’il avait mission de conduire. Voit-on Émile Duval, Eudes ou même Cluseret écrivant de cette encre ?

La pensée unique, la pensée maîtresse de Rossel fut, en effet, de faire de l’armée communeuse, une armée de tous points semblable à l’autre, à l’armée de métier qu’il avait connue, dont il avait été, dont il était encore par toutes ses attaches et par sa mentalité. À l’organisation municipale de la garde nationale par bataillons et légions élisant directement ses chefs, il voulut substituer une organisation par régiments dont il aurait personnellement nommé les colonels. Dans ce dessein, il demandait, le 1er mai, à ses généraux de choisir chacun parmi leurs troupes cinq bataillons vigoureux d’un effectif de trois ou quatre cents hommes qu’il se proposait de doter aussitôt d’un canon ou d’une mitrailleuse, en échange de leurs drapeaux ou fanions de quartier. Ces bataillons devaient être amalgamés ensuite en régiments de deux mille hommes chaque, soit huit régiments qui auraient formé ensemble un petit corps d’armée mobile de seize mille hommes. Avec cette armée, Rossel comptait, dans un délai très bref, livrer bataille sous Paris.

Comme il était fatal, le délégué à la Guerre se heurta dans sa tentative à la résistance instinctive de la garde nationale elle-même, qui sentait bien que la conception nouvelle niait radicalement l’esprit qui avait présidé à sa fondation et fait d’elle une milice, non pas une armée. Il se heurta à la résistance consciente et voulue du Comité central de la garde nationale, toujours en lutte pour reconquérir son influence passée, et qui n’entendait pas plus abdiquer entre ses mains qu’entre celles de Cluseret. Il se heurta aussi à l’opposition du Comité de Salut public, lequel appréhendait une dictature militaire et soupçonnait véhémentement le jeune colonel de rêver à son profit quelque contrefaçon du 18 Brumaire. On savait qu’à ce coup d’audace plusieurs agités le poussaient, et il paraît bien qu’il ne lui eut pas déplu personnellement de jouer les Bonaparte. Mais il était d’âme trop irrésolue, malgré son masque et ses attitudes, pour pousser ferme dans une voie si aventureuse.

Les événements, du reste, le desservirent, et il n’en pouvait être autrement. Sous les remparts, les échecs succédaient aux échecs. Pressés sur tout le front, les fédérés reculaient partout, partout perdaient du terrain. Dans la nuit du 1er au 2 mai, les Versaillais avaient enlevé à l’arme blanche la gare de Clamart et, après un sanglant combat, occupé également le château d’Issy. Deux cent cinquante gardes nationaux étaient restés sur le carreau ; quatre cents avaient été faits prisonniers. Le 3, dans la soirée, le 55e et le 120e bataillons étaient surpris au Moulin-Saquet, en avant de Villejuif, par une colonne de la division Lacretelle. Ce fut une boucherie. Les fédérés dormaient sous la tente. Livrés apparemment par un de leurs officiers, qui avait communiqué le mot d’ordre à l’ennemi, ils n’eurent pas même le temps de sauter sur leurs fusils pour se défendre. Bien peu échappèrent à la mort ou à la captivité, et leurs canons avec leurs étendards tombèrent en la possession du vainqueur.

Les forts d’Issy et de Vanves, malgré les prodiges d’activité et de bravoure des chefs qui maintenant y commandaient : Brunel, Wetzel, Lisbonne, Julien et l’ingénieur Rist à Issy, Durassier à Vanves résistaient à grand peine. La position n’était plus défendable. Sous l’avalanche des obus et des bombes qui pleuvaient incessamment, les murs s’écroulaient et s’abîmaient dans les fossés ; on aurait pu monter à la brèche en voiture. Les canonniers communeux pointaient et tiraient à découvert s’offrant cible immanquable aux coups des tirailleurs ennemis. Les cadavres entassés dans les sous-sols, dans les corridors montaient jusqu’à deux mètres de hauteur. L’issue fatale était certaine. Le 4, Durassier, à Vanves, avait pu repousser une furieuse attaque ; mais dans la nuit du 5 au 6 il voyait ses communications définitivement coupées avec Issy. Le 8 enfin, sous la pression des formidables batteries de Montretout qui étaient venues joindre leurs feux à ceux de plus de deux cents pièces tonnant déjà des hauteurs de Sèvres, de Bellevue et de Meudon, le fort d’issy succombait. Un seul obus tiré du Moulin de Pierre avait tué seize hommes d’un coup. Les officiers réunis reconnaissaient toute résistance impossible et la retraite s’effectuait au milieu des balles sous la direction de Lisbonne.

Le soir même où Issy tombait, Rossel avait eu avec les représentants du Comité central de la garde nationale une entrevue orageuse. Général de la défaite, n’ayant que des désastres à enregistrer depuis sa prise de pouvoir, poursuivi à la Commune par la fielleuse rancune de Pyat qu’il avait convaincu de mensonge, suspect à beaucoup, il se sentait au bout de son rouleau. Décidé à rompre ouvertement avec le Comité central — puisqu’il était allé, avec l’intention d’en exécuter les délégués quand ils se présenteraient, jusqu’à réunir, dans la cour du Ministère, un peloton, fusils chargés, — il s’était soudain ravisé et l’explication commencée en tempête s’était achevée en bonasse. Voulez-vous et pouvez-vous, avait dit Rossel, en manière de conclusion m’amener demain place de la Concorde douze mille hommes en armes ; et les délégués du Comité central s’étaient retirés, après avoir promis.

Qu’entendait Rossel faire de cette force ? Il avait parlé sans doute d’une sortie à tenter sur Versailles, par Clamart. Mais n’était-ce pas là prétexte et n’avait-il pas un autre but, celui que certains lui ont attribué de marcher à la tête de ces douze mille baïonnettes rassemblées sur l’Hôtel de Ville, d’en chasser la Commune et d’imposer à Paris, soit pour continuer la lutte, soit pour essayer de traiter avec Versailles, une dictature militaire, sa dictature. Le problème n’est pas encore élucidé à cette heure. Le sera-t-il ?

Quoi qu’il en soit, le lendemain, à midi, Rossel était place de la Concorde. À cheval, il passe sur le front des troupes, crie aux chefs « Mon compte n’y est pas » et tourne bride. Il rentre alors au ministère de la guerre où on lui apprend l’évacuation du fort d’Issy. Il prend sa plume, trace les deux lignes suivantes : « Le drapeau tricolore flotte sur le fort d’Issy abandonné hier par la garnison ». Et, sans même en référer à la Commune ou au Comité de Salut public, il ordonne l’immédiat affichage de cet étrange libellé à dix mille exemplaires. Puis il écrit encore, cette fois sa démission, acte d’accusation contre la Commune, le Comité de Salut public, le Comité central, le Comité d’artillerie, la garde nationale, contre tout, sauf contre lui.

« Citoyens, membres de la Commune, disait-il, chargé par vous à titre provisoire de la délégation de la Guerre, je me sens incapable de porter plus longtemps la responsabilité d’un commandement où tout le monde délibère et où personne n’obéit. Lorsqu’il a fallu organiser l’artillerie, le Comité central d’artillerie a délibéré et n’a rien prescrit… La Commune a délibéré et n’a rien résolu… Le Comité central délibère et n’a pas su encore agir… Pendant ce temps, l’ennemi enveloppait le fort d’Issy d’attaques aventureuses et imprudentes dont je le punirais si j’avais la moindre force militaire disponible. » Rossel racontait ici l’évacuation du fort, puis il indiquait que le matin, à la place de la Concorde, au lieu des douze mille hommes qui lui avaient été promis, il n’en avait trouvé que sept mille et il proclamait : « Ainsi la nullité du Comité d’artillerie empêchait l’organisation de l’artillerie ; les incertitudes du Comité central de la Fédération arrêtent l’administration ; les préoccupations mesquines des chefs de légion paralysent la mobilisation des troupes… Mon prédécesseur a eu tort de se débattre au milieu de cette situation absurde. Éclairé par son exemple, sachant que la force d’un révolutionnaire ne consiste que dans la netteté de la situation, j’ai deux lignes à choisir : briser l’obstacle qui entrave mon action ou me retirer. Je ne briserai pas l’obstacle, car l’obstacle c’est vous et votre faiblesse ; je ne veux pas attenter à la souveraineté publique. Je me retire et j’ai l’honneur de vous demander une cellule à Mazas. »

À qui allait-il envoyer maintenant ce réquisitoire ? À la Commune ? Non. Il l’envoya à la presse, mettant Paris, mettant Versailles, mettant l’ennemi dans la confidence de ses rancœurs et dans le secret de la faiblesse de l’insurrection.

La Commune réagit sous l’outrage. Pyat triomphait : « Je vous l’avais bien dit, s’exclamait-il, que c’était un traître, mais vous n’avez pas voulu me croire. Vous êtes jeunes, vous n’avez pas su, comme nos maîtres de la Convention, vous défier du pouvoir militaire. » À l’unanimité, moins deux voix, celles de Malon et de Gérardin, l’arrestation de Rossel fut décidée, et la Commission de la Guerre chargée d’exécuter le décret. La Commune procéda ensuite à la réélection de son Comité de Salut public qui sombrait, par la même occasion, dans la tourmente. La minorité prit part, cette fois, au scrutin ; mais tous ses candidats furent évincés. La majorité fit passer sa liste entière, composée d’Arnaud, Delescluze, Eudes, Gambon et Ranvier.

Restait à arrêter Rossel. Delescluze, avec les autres membres de la Commission de la Guerre : Arnold, Avrial, Johannard, Tridon et Varlin, se rendit pour cet office au ministère. Le vieux Jacobin n’était pas sans tendresse pour le jeune délégué. Apres un long entretien, il le laissa libre sur parole et le commit à la garde de ses collègues Avrial et Johannard.

Le lendemain, Rossel arrivait à l’Hôtel de Ville, flanqué de ses deux gardes du corps, à l’heure où la Commune réunie lui substituait Delescluze, nommé par 42 voix sur 46, et remplaçait ce dernier au Comité de Salut public par Billioray. Proposition fut faite d’introduire le prévenu en séance, mais 26 voix contre 16 s’y opposèrent, et il fut décidé qu’il serait, sur le champ, écroué à Mazas. À Mazas ! Le prisonnier, à l’instant où la Commune statuait ainsi sur son sort, avait déjà pris la clef des champs. Profitant d’une absence momentanée d’Avrial, à qui il venait du reste de « jurer sur son honneur de soldat de ne pas s’évader » et resté seul avec son ami, Charles Gérardin, il avait cédé aux sollicitations de celui-ci, quitté la questure, sauté dans une voiture et disparu.

On n’entendra plus parler de lui que quelques semaines après, quand les mouchards de Versailles le découvriront dans sa retraite et le traîneront en prison. Il passera alors, après une douloureuse captivité, devant les tribunaux de répression de la réaction triomphante et paiera très noblement de sa vie sa participation à une révolution à laquelle, au fond, malgré le rôle de premier plan, qu’il y joua, il ne s’était mêlé que par erreur, en homme d’ailleurs, allant ailleurs. Véritable délirant patriotique, il ne saisit rien du mouvement où il s’était jeté en dégoût des généraux traîtres et lâches qui avaient mené la France au démembrement et à la ruine et dans l’espoir que la guerre contre l’envahisseur allait reprendre avec et par Paris rebellé et que de cette guerre il pouvait être le Bonaparte. À l’épreuve seulement, il comprit qu’il avait rêvé ; il se heurta, dans ses desseins d’instauration d’un pouvoir militaire, à plus fort que lui, parce que seuls étaient vivants dans la Commune ceux qui étaient communeux et il abdiqua, en plein combat, fuyant et reniant un milieu et une action où il s’était découvert à lui-même étranger.

La chute de Rossel nous a conduits au 10 mai. À cette date, la Commune n’a plus que dix jours de vie. C’est l’agonie qui commence.

Le second Comité de Salut public, mieux composé que le premier — Pyat n’en est pas et c’est beaucoup — sera aussi inexistant et incapable. Vient une heure, en effet, où tout effort est par avance frappé de stérilité. Le Comité déjouera sans doute certains des complots formels tramés contre la Commune ; il arrêtera plusieurs des coupables, appréhendera notamment les auteurs de la conspiration des brassards tricolores qui manœuvraient du reste presque à ciel ouvert, s’assurera de l’espion Vaysset[2] et de quelques autres. Il réduira

LA DERNIÈRE BARRICADE, RUE DE TOURTILLE, PRISE LE 28 MAI À 2 HEURES
D’après un croquis original de Robida.


également à l’impuissance les demi-fous comme Lullier ou les aventuriers comme du Bisson et Ganier d’Abin qui méditaient de sauver la Révolution en la confisquant à leur profit avec le concours et l’argent de Versailles. Par contre, il ne saura et ne pourra vaincre cette autre conspiration éminemment plus dangereuse qui, multiforme et diffuse, avait son siège aux salles de rédaction de tous les journaux bourgeois, aux tables de tous les cafés des boulevards et incessamment créait autour de la Commune une atmosphère de suspicion et de désaffection. Les mesures visant les feuilles qui insultaient chaque jour les bataillons fédérés ou dénaturaient les délibérations de l’Hôtel de Ville n’y feront rien ; non plus le décret du 15 mai qui astreignait les citoyens à être porteurs d’une carte d’identité (carte civique) qui leur devait être délivrée par le Commissaire de police de leur quartier en présence et sur l’attestation de deux témoins. Les feuilles anti-communeuses supprimées iront s’établir à Versailles, d’où elles expédieront quotidiennement à Paris leur papier noirci des mêmes attaques fielleuses ou furibondes. La carte civique deviendra matière à brocards et à chansons et nul ne s’en pourvoiera. Pour rendre ces mesures et décrets exécutables, il eut fallu au Comité de Salut public un pouvoir de coercition à lui conféré par la volonté résolue et agissante de l’ensemble des éléments révolutionnaires, pouvoir dont la Commune n’avait jamais disposé et dont elle disposait moins encore en cette période angoissante et trouble, où tous, amis comme ennemis, sentaient venir la fin.

Le désordre et l’incurie, qui sont partout désormais, atteignent leur maximum au ministère de la guerre, où Delescluze vient de pénétrer. Le vieux jacobin apporte avec lui son stoïcisme, son dévouement et sa foi ; mais cela ne lui servira à rien qu’à bien mourir. Les compétences techniques lui manquent autant qu’à personne, la santé aussi, la vigueur juvénile qui permet de défier les fatigues et d’entraîner les autres à les affronter avec soi. Pour galvaniser le restant de forces militaires que la Commune possède, et prendre les dispositions en vue du combat suprême, il n’est pas l’homme. Il a à lutter incessamment contre les empiétements du Comité central redevenu arrogant comme aux premiers jours ; et à l’État-Major peuplé des anciens caudataires de Cluseret ou des anciens camarades de Rossel, aucun ne le seconde. Impuissant, il assiste aux progrès méthodiques de l’armée versaillaise qui de plus en plus se rapproche des remparts, qui y touche presque en maint endroit. Le 13, le fort de Vanves est tourné. Durant la nuit, la garnison l’évacue, s’enfuyant par des souterrains qui communiquent avec des carrières ouvrant sur la route de Châtillon. Le 14, au matin, les soldats de l’ordre hissaient leur pavillon sur le fort en ruines et le réarmaient du côté de Paris. En ce même jour néfaste du 13, la flottille qui appuyait énergiquement de ses démonstrations sur le fleuve les mouvements des fédérés, essuie un gros échec ; une de ses unités, l’Estoc, est coulée bas et la flottille toute entière est obligée de reculer jusqu’en aval du pont de la Concorde. À l’Ouest, aussi, Dombrowski perdait du terrain. Une partie de Levallois et de Clichy était abandonnée. Les canons de Montmartre, sur lesquels on avait compté, mal pointés, par impéritie ou à dessein, décimaient les milices parisiennes au lieu de porter leurs ravages dans les rangs de l’assiégeant. Au Bois de Boulogne, les forces versaillaises, la Seine franchie sur un pont de bateaux, s’établissaient solidement à l’abri des fourrés, creusaient des cheminements et ouvraient une parallèle, en arrière des lacs, courant jusqu’à la hauteur de la porte de la Muette.

La situation se tendait donc de plus en plus. La veille, critique, elle devenait désespérée.

À la Commune, on n’en continuait pas moins à s’entredéchirer. Le conflit avait revêtu un caractère d’acuité extrême. La majorité poursuivait de sa sotte et épaisse rancune la minorité, délogeait Vermorel de la Commission de sûreté générale, Longuet de l’Officiel, où il était remplacé par Vésinier, substituait à la Commission de la Guerre, à Avrial, Tridon, Varlin, Johannard, des brouillons incapables. La minorité froissée de ces évictions, et plus encore de l’ostracisme général que la majorité faisait peser sur elle, se laissait aller de son côté à ses nerfs. Elle avait résolu de faire entendre, à la séance du 15, sa protestation motivée ; mais la majorité, en s’abstenant, comme elle en prenait l’habitude, d’assister à la séance, ne le lui avait pas permis. Rééditant la faute de Rossel, la minorité avait alors décidé de porter directement la cause devant le public. Le 16, les journaux paraissaient publiant un document dans lequel était dénoncée l’abdication de la Commune entre les mains d’une dictature dénommée de Salut public, que la minorité déclarait ne pouvoir ni accepter ni reconnaître. « Dévoués à notre grande cause communale, pour laquelle tant de citoyens mouraient tous les jours, disait le document, nous nous retirons dans nos arrondissements trop négligés peut être. Convaincus d’ailleurs que la question de la guerre prime en ce moment toutes les autres, le temps que nos fonctions municipales nous laisseront, nous irons le passer au milieu de nos frères de la garde nationale et nous prendrons notre part de cette lutte décisive soutenue au nom des droits du peuple ». Suivaient vingt-deux signatures : Beslay, Jourde, Theisz, Lefrançais, Eug. Gérardin, Vermorel, Clémence, Andrieu, Serraillier, Longuet, Arthur Arnould, V. Clément, Avrial, Ostyn, Frænckel, Pindy, Arnold, Jules Vallès, Tridon, Varlin, Courbet et Malon.

C’était la rupture avouée, irrévocable, malgré les précautions de forme. Ce refus de siéger équivalait à une scission. Mais c’était pis encore : la Commune blessée dans son organisme directeur par ceux mêmes qui savaient bien que l’ennemi, et l’ennemi seul, profiterait de l’expression rendue publique de leur colère et de leur opposition et qu’ils couraient le risque, s’ils étaient écoutés, de couper en deux Paris ouvrier et révolutionnaire à la veille de l’assaut décisif auquel s’apprêtait Versailles.

La minorité, il est vrai, ne persista pas dans son attitude[3]. Dès le lendemain elle comprit sa faute et elle revint : mais le coup était porté. En dépit de Delescluze qui toujours prêcha la pacification, l’entente, de Gambon qui répugnait non moins aux manœuvres fratricides, de Vaillant qui n’admettait pas qu’on repoussât des collègues, au moment où ils désavouaient eux-mêmes leurs intentions, « comme si on voulait les engager à persévérer dans leur faute », la majorité ne pardonna pas. Un ordre du jour de conciliation présenté à la séance du 17 où soixante-six membres de la Commune, toute la majorité et toute la minorité, étaient présents, est repoussé et c’est en frères ennemis que Jacobins et Fédéralistes s’en furent à la bataille dernière, aux barricades, à la mort.

C’est bien fini, en effet, à la date où nous sommes. Le salut ne viendra pas de l’intérieur, de Paris où la Commune se déchire de ses propres mains, où le Comité central essaie encore et essaiera jusqu’à son dernier souffle d’assouvir son ambition de direction déçue, où les généraux livrés à eux-mêmes, sans plan d’ensemble qui relie et solidarise leur action, se battent comme ils peuvent avec les hommes de bonne volonté qu’ils rencontrent à leur portée, où la bourgeoisie grande, moyenne et petite a définitivement lâché pied, laissant le prolétariat déjà saigné à blanc seul en face de Versailles pour l’ultime règlement de comptes. Le salut ne viendra pas davantage de l’extérieur, de la France.

Un instant pourtant on aurait pu l’espérer. Les élections municipales du 30 avril avaient affirmé, en effet, solennellement l’attachement du pays au régime issu de la Révolution du 4 septembre. Dans les grandes villes, dans les centres industriels et commerçants, au Nord comme au Midi, des listes nettement démocratiques, républicaines, sans restriction, l’avaient emporté. Si bien qu’à peine élues les nouvelles municipalités avaient résolu de s’aboucher ensemble et de convoquer un vaste Congrès qui aurait eu mandai de s’interposer entre l’Assemblée nationale et la Commune pour une paix basée sur la reconnaissance de la République et l’octroi de larges franchises communales. Ce Congres devait se tenir à Bordeaux au cours de la première quinzaine de Mai.

À l’annonce de ces desseins, l’Assemblée nationale et Thiers avaient sursauté et Picard, ministre de l’Intérieur, avait immédiatement formulé par la voie de l’Officiel l’interdiction la plus nette et la plus comminatoire.

« Les déclarations et le programme publiés par le Comité départemental, disait la note du ministre, établissent que le but de l’Association est de décider entre l’insurrection, d’une part, le gouvernement de l’autre, et de substituer ainsi l’autorité de la Ligue à celle de l’Assemblée nationale. Le devoir du gouvernement est d’user des pouvoirs que lui confère la loi. On peut être assuré qu’il n’y faillira pas. Il trahirait l’Assemblée, la France et la civilisation s’il laissait se constituer à côté du pouvoir régulier, issu du suffrage universel les assises du Communisme et de la rébellion. »

Cette offensive brutale faisait reculer encore un coup les conciliateurs. Le Congrès des municipalités n’eut pas lieu ; il se changea en une Assemblée de citoyens notables qui se tint à Lyon le 15 mai et où assistaient les délégués de seize départements du Sud, du Sud-Est et du Centre. Réunion sans autorité puisque les délégués n’y représentaient plus guère qu’eux-mêmes et que les républicains de l’Assemblée nationale, les propres élus de Paris en tête, qu’ils avaient adjuré vainement de les joindre, les désavouaient hautement.

Ainsi Versailles conservait les mains libres de par l’abdication de la gauche parlementaire surtout et Thiers avait toute licence pour consommer son œuvre de répression et de carnage.

Quant à Paris, il ne lui restait plus qu’à se préparer à la mort. Non toutefois sans avoir accompli encore un de ces actes qui révèlent le sens profond de la Révolution du 18 Mars et demeurent comme autant d’étapes glorieuses de la route suivie par le prolétariat parisien, avant-garde du prolétariat international en ces jours qui anticipaient sur l’avenir.

Le 16 mai, la Commune jetait bas, aux applaudissements d’une foule immense, l’homme de bronze de la Place Vendôme, le Napoléon d’Austerlitz et d’Iéna, de Wagram et d’Eylau qui, pendant quinze ans, avait passé, en les broyant, sur le ventre des nations. La colonne orgueilleuse tombait et se brisait en morceaux sous les yeux d’une part de l’armée française commandée par les généraux bonapartistes qui assiégeait Paris, d’autre part des armées prussiennes qui, deux mois auparavant, avaient investi et pris ce même Paris. On a bassement accusé la Commune à ce propos d’avoir cédé volontairement ou involontairement à des suggestions bismarckiennes et allemandes. Cette vilenie ne mérite même pas d’être relevée. En réalité la Commune, interprète de la conscience universelle, ne distinguait pas entre vainqueurs de l’avant-veille et vainqueurs de la veille, entre conquérants nationaux et asservisseurs étrangers ; elles les confondait les uns et les autres dans la même réprobation et la même exécration, couchant la gloire de Guillaume avec celle de Bonaparte, comme toute gloire militaire, sur le même lit de fumier. Si l’on doute de ses sentiments, il suffira de relire la page que le Journal officiel consacrait le lendemain à cette grandiose et symbolique manifestation et que voici :

« Le décret de la Commune de Paris qui ordonnait la démolition de la colonne Vendôme a été exécuté hier, aux acclamations d’une foule compacte, assistant, sérieuse et réfléchie, à la chute d’un monument odieux élevé à la fausse gloire d’un monstre d’ambition.

« La date du 26 floréal sera glorieuse dans l’histoire, car elle consacre notre rupture avec le militarisme, cette sanglante négation de tous les droits de l’homme.

« Le premier Bonaparte a immolé des millions d’enfants du peuple à une soif insatiable de domination ; il a égorgé la République après avoir juré de la défendre. Fils de la Révolution, il s’est entouré des privilèges et des pompes grotesques de la royauté ; il a poursuivi de sa vengeance tous ceux qui voulaient penser encore ou qui aspiraient à êtres libres ; il a voulu river un collier de servitude au cou des peuples afin de trôner seul, dans sa vanité, au milieu de la bassesse universelle. Voilà son œuvre pendant quinze ans.

« Elle a débuté le 18 brumaire par le parjure, s’est soutenue par le carnage, a été couronnée par deux invasions ; il n’en est resté que des ruines, un long abaissement moral, l’amoindrissement de la France, le legs du second Empire commençant au Deux Décembre pour aboutir à la honte de Sedan.

« La Commune de Paris avait pour devoir d’abattre ce symbole du despotisme : elle l’a rempli. Elle prouve ainsi qu’elle place le droit au-dessus de la force, et qu’elle préfère la justice au meurtre, même quand il est triomphant.

« Que le monde en soit bien convaincu : les colonnes qu’elle pourra ériger ne célébreront jamais quelque brigand de l’histoire, mais elle perpétueront le souvenir de quelque conquête glorieuse dans le champ de la science, du travail et de la liberté…

« La place Vendôme s’appelle des à présent, place Internationale[4] »

Le dernier trait est particulièrement caractéristique. On cherche quelquefois le socialisme de la Commune ; on passe au crible pour le trouver ses proclamations et ses décrets ; mais il nous semble qu’en voilà ; à moins qu’on n’y veuille voir cependant, exposé qu’il est sous sa face antimilitariste, et pour cause, une déviation avant la lettre. En tout cas, ni Versailles, ni Berlin ne s’y trompèrent et ils le prouvèrent.

À la séance du 11 mai, à l’Assemblée nationale, Thiers, sommé par les chevau-légers du légitimisme de s’expliquer sur les relations qu’il entretenait avec les conciliateurs des municipalités républicaines — et l’on sait, hélas ! ce qu’en valait l’aune — s’était écrié : « Je dis qu’il y a parmi vous des imprudents qui sont trop pressés. Il leur faut huit jours encore. Dans huit jours, il n’y aura plus de danger et la tâche sera proportionnée à leur capacité et à leur courage ». Après cette apostrophe cinglante qui en disait long, tant sur les exécrables projets du chef de l’Exécutif que sur l’imbécillité congénitale de ses adversaires de droite, la Chambre, par 490 voix sur 499 avait renouvelé sa confiance à celui qui la dominait par son incontestable supériorité faite de lucidité et de scélératesse. Depuis trois ou quatre jours notre homme avait également les coudées franches du côté de l’extérieur, la paix venant d’être signée définitive à Francfort, qui octroyait au vainqueur deux provinces et cinq milliards. Partant, il n’avait plus à craindre d’être troublé dans son grand œuvre par les manèges diplomatiques de Bismarck, qui, le 7 mai encore, le sommait par ultimatum de faire rétrograder l’armée de Versailles jusque derrière la Loire, pour laisser agir les troupes prussiennes contre Paris.

Le président des ruraux n’avait donc jamais été si fort, si libre, si maître de jongler à sa guise avec les événements et les hommes. Il était sûr, à cette heure, de son fait. Huit jours encore, et dans huit jours Paris serait à lui ; il terrasserait la Révolution pantelante, briserait pour des années la poussée prolétaire et socialiste. Comment entrerait-il ? Par la ruse ou par la force ? Peu lui importait, et il mit en usage durant cette dernière huitaine tous les procédés et tous les moyens.

Il avait des intelligences dans la place, nombreuses et coûteuses, sinon solides : d’anciens porte-sabres de l’armée régulière ou des boutiquiers désireux de se donner de l’importance : Domalain, Charpentier, Durochoux, Demay, Gallimard qui avaient sollicité et reçu mandat de grouper dans les divers arrondissements les gens d’ordre pour seconder de l’intérieur, au moment décisif, l’assaut versaillais ; aussi des fonctionnaires civils ou militaires de la Commune, tels que ce Barral de Montaut, commandant de la 7e légion, qui joua, grâce à la connivence de l’aveugle Urbain, un rôle très pernicieux. Il avait encore des policiers et des espions à la douzaine qui s’introduisaient plus ou moins habilement dans les divers services pour les désorganiser ou qui, comme Aronshon ou le Vaysset, dont nous avons parlé, travaillaient à acheter les chefs de la garde nationale au dernier carrat. Même, il ne dédaignait pas de prendre langue, par l’intermédiaire de Scapins de la haute avec ces aliénés ou ces condottieri qui avaient nom Lullier, Du Bisson, Ganier d’Abin, etc. Mais surtout, il cherchait à soudoyer ceux-là des chefs des fédérés qui commandaient aux remparts, face à ce bois de Boulogne, à deux pas des cheminements souterrains de ses troupes. Il avait essayé et échoué avec Dombrowski. Il semble avoir été plus heureux avec les subordonnés de celui-ci. Il y avait à la Porte-Dauphine un certain Laporte, colonel de son grade, qui tenta certainement, par deux ou trois fois, de livrer la porte dont il avait la garde. La première tentative avait eu lieu dans la nuit du 2 au 3 mai. Plusieurs divisions massées vers le bois étaient prêtes à s’ébranler, et Thiers, en personne, surveillait de Sèvres : mais les signaux convenus ne vinrent pas. Une deuxième tentative se produisit dans la nuit du 12 au 13. Tout un matériel d’escalade avait été rassemblé ; mais le coup rata encore, car si Laporte était un traître, c’était aussi un imbécile, Une troisième fois, il récidivera pour le même prix.

La manière forte était donc encore la meilleure. C’est ce dont le généralissime Thiers était du reste au fond convaincu. Aussi, accroissait-il sans cesse la puissance des feux dirigés contre la capitale. Quotidiennement, il venait visiter les formidables batteries de marine établies à Montretout, passait là plusieurs heures au milieu des canonniers, la longue-vue à la main, suivant l’effet des projectiles, s’entretenant familièrement avec les officiers, les hommes, répétant : « C’est vous qui tenez la clé de Paris entre vos mains ». On raconte qu’un lieutenant de vaisseau lui dit un jour : « Ce bruit doit vous fatiguer, Monsieur le Président ? — Non, répondit le vaniteux Tom-Pouce, ça me repose de celui que l’on fait à l’Assemblée ».

À Versailles, le sinistre vieillard chauffait l’enthousiasme. C’était grande liesse, « fête patriotique » chaque fois qu’un régiment revenait après un coup de main réussi, quelque fort occupé, traînant, poudreux, dépenaillés, hagards, comme un bétail razzié, les prisonniers que les Vinoy ou les Gallillet, commandant, avaient oublié de fusiller en route ou sur le champ de bataille. Un vice-président de l’Assemblée nationale, le président, par aventure le « Petit Bourgeois » lui-même y allaient de leur harangue et l’on célébrait, aux sons d’une musique joyeuse et aux vivats de toute la canaille dorée accourue, la victoire de la bourgeoisie exploiteuse et jouisseuse sur la ville plèbe, prologue et espoir de la grandiose hécatombe qui maintenant ne pouvait plus se faire désirer longtemps.

Huit jours ! avait promis Thiers. C’était aller un peu vite peut-être. Le guerrier Mac-Mahon, considérant les progrès réalisés du fait du bombardement, avait fixé, en tout cas, après conseil, au 23 la date du grand assaut. Le rempart était devenu inhabitable ; les fédérés ne s’y montraient plus ; l’heure avait sonné d’être brave, sans trop de risques. Un hasard avança de quarante-huit heures l’entrée de l’armée et le commencement de l’odieuse tuerie.

Nous venons de le dire, il n’était plus humainement possible pour les fédérés d’occuper le rempart balayé incessamment par une trombe de fer sur tout le périmètre de Vaugirard à Neuilly. Les bataillons stationnés dans ces parages avaient été contraints, pour se garer, de se replier en deçà du viaduc du chemin de fer de ceinture, à trois cents mètres environ de la ligne des fortifications. Le dimanche 21, vers 3 heures de l’après-midi, au moment où les batteries versaillaises concentraient tout le feu de leur action sur la porte de Saint-Cloud, déjà presque réduite en miettes, un homme se montra sur le bastion 64, agitant un mouchoir blanc et criant aux soldats de l’ordre, tapis à quelque distance dans leurs tranchées : « Entrez, il n’y a personne ». Cet homme se nommait Jules Ducatel ; il était piqueur au service municipal et livrait Paris pour le plaisir. Son signal ne tarda pas à être aperçu des avant-postes.

Un instant, narre le rapport officiel, on se demanda si l’on n’avait pas à redouter une de ces trahisons dont les Versaillais avaient eu plusieurs fois à souffrir ; mais bientôt, le capitaine de frégate Trêves, après avoir défendu à ses soldats de le suivre, s’aventurait seul vers le rempart et reconnaissait que Ducatel avait dit vrai. Il revenait alors aux tranchées et donnait l’ordre de la

Jugement des 17 membres de la Commune, le 2 septembre 1871.
D’après un document de l’époque.


marche en avant. Sans résistance, il prenait possession de la porte de Saint-Cloud et des deux bastions voisins. Cependant le général Douay averti par télégraphe, accourait à son tour avec des forces plus considérables, s’emparait de l’espace compris entre les fortifications et le viaduc et faisait ouvrir la porte d’Auteuil, après un combat assez vif. En même temps, de fortes colonnes d’infanterie, longeant le viaduc du Point-du-Jour, se portaient en hâte de la porte de Saint-Cloud vers les portes du sud et les ouvraient aux troupes de la division Cissey. Si bien qu’à la tombée du jour, le dimanche 21, quatre corps, ceux des généraux Douay, de Cissey, de Ladmirault et Vinoy avaient déjà pénétré dans la place. La concentration des forces versaillaises était suffisante pour autoriser une marche générale en avant.

Les fédérés, surpris et tournés, n’avaient opposé presque aucune résistance. Les jours précédents, on avait beaucoup parlé d’une seconde ligne de fortifications volantes à établir, formant place d’armes, dans le triangle du Trocadéro, de la place d’Eylau, de l’Arc-de-Triomphe et de la place Wagram. Si des travaux sérieux eussent été exécutés conformément à ce plan, l’envahisseur était certainement arrêté et devait recommencer un siège à nouveaux frais. Malheureusement rien n’avait été fait ou peu de chose. La ville s’ouvrait, béante et désarmée, aux capitulards et aux vaincus de Metz et de Sedan, qui allaient se venger sur elle de leurs humiliations et de leur honte.

Certes, en ce beau dimanche de Mai, Paris populaire et révolutionnaire ne se doutait guère que ses derniers jours étaient venus. L’après-midi, il y avait eu fête au Jardin des Tuileries, concert monstre au bénéfice des orphelins et des veuves de la Commune où Agar, de la Comédie-Française et Bordas, la chanteuse aimée avaient fait pleurer et vibrer la foule. À l’issue, un officier d’état-major montant sur l’estrade avait dit : « Citoyens, M. Thiers avait promis d’entrer hier dans Paris ; M. Thiers n’est pas entré ; il n’entrera pas. Je vous convie pour dimanche prochain, ici, à la même place, à notre grand concert au profit des veuves et des orphelins ». La nuit tombée, la vie comme de coutume ruisselait aux boulevards ; les théâtres regorgeaient de spectateurs.

À l’Hôtel de Ville, la Commune siégeait ; elle jugeait Cluseret ; majorité et minorité étaient là. Vallès présidait et Miot requérait examinant dans le détail le rôle de l’accusé aux États-Unis et en Irlande. À 7 heures, elle ignorait tout encore quand arriva Billioray. Il interrompt l’orateur, Vermorel, à ce moment, demande la formation du Comité secret et lit le télégramme qu’il vient de recevoir à la permanence du Comité de Salut public : « Dombrowski à Guerre et Comité de Salut public. Les Versaillais sont entrés par la porte de Saint-Cloud. Je prends des dispositions pour les repousser. Si vous pouvez m’envoyer des renforts, je réponds de tout ». Les renforts sont envoyés, ajoute Billioray ; le Comité de Salut public veille. Ce fut tout et la discussion reprit sur les hauts faits et sur les méfaits de Cluseret aux États-Unis et en Irlande. À 8 heures, Vallès levait la séance, comme si aucun événement extraordinaire ne se fut passé.

Au fond, la nouvelle était si imprévue ; elle éclatait si soudaine qu’aussi bien on n’y croyait pas. Au reste, toutes les autres informations reçues au Ministère de la Guerre contredisaient à la dépêche de Dombrowski. Le commandant de la section du Point du Jour était venu dire à Delescluze : « Il n’y a rien d’anormal ». Le commandant à l’observatoire de l’Arc de Triomphe de l’Étoile avait produit la même affirmation et, sur le témoignage de ce dernier, Delescluze, vers 8 heures, faisait afficher cet avis plus que rassurant : « L’observatoire de l’Arc de Triomphe nie l’entrée des Versaillais. Du moins, il ne voit rien qui y ressemble. Le commandant Renaud de la section vient de quitter mon cabinet et affirme qu’il n’y a eu qu’une panique et que la porte d’Auteuil n’a pas été forcée ; que si quelques Versaillais se sont présentés, ils ont été repoussés. J’ai envoyé chercher onze bataillons de renfort, par autant d’officiers d’état-major, qui ne doivent les quitter qu’après les avoir conduits au poste qu’ils doivent occuper ». Les Versaillais avaient beau jeu. Durant toute la nuit, ils étendirent et consolidèrent leurs positions. Passy et Auteuil furent d’abord occupés en quelque sorte sans coup férir. Dans la rue Beethoven, un court engagement eut lieu où Assi fut fait prisonnier. Puis enlevant les barricades rudimentaires construites sur les quais et dans les rues avoisinantes, les troupes de l’Ordre s’acheminèrent vers le Trocadéro, qui fut enlevé avant même que l’alarme ait été jetée dans le campement fédéré. Les gardes nationaux laissèrent arriver la troupe jusqu’au milieu d’eux, sans avoir rien vu. Il en fut de même à l’Arc de Triomphe. Les fédérés y étaient occupés à monter une batterie sur le parapet des barricades circulaires ; ils procédaient sans hâte et méthodiquement en gens certains que le danger ne menaçait pas. Les balles sifflent soudain à leurs oreilles et ils n’ont que le temps de déménager au trot leurs canons à travers les Champs-Elysées. Les soldats entrés sur leurs pas retournent et braquent sur la terrasse des Tuileries les pièces abandonnées. Le Trocadéro également réarme, vise déjà dans la même direction.

De son côté, le général de Cissey s’est saisi sur la rive gauche de tout le XVe arrondissement et a poussé jusqu’aux approches de la gare Montparnasse. Aux premières lueurs du jour, il occupe le Champ de Mars, l’École Militaire et s’empare des ponts de Grenelle et de l’Alma donnant ainsi la main aux troupes de Vinoy qui filent le long des quais de la rive droite.



  1. Voici le texte du décret : « Vu la gravité des circonstances et la nécessité de prendre promptement les mesures les plus radicales et les plus énergiques, la Commune décrète :
    « Article premier. — Le Comité de Salut Public sera immédiatement organisé.
    « Art. 2. — Il sera composé de cinq membres nommés par la Commune au scrutin individuel.
    « Art. 3. — Les pouvoirs les plus étendus sur toutes les Commissions sont donnés à ce Comité qui ne sera responsable qu’à la Commune. »
    Le scrutin sur l’article premier du projet avait donné le résultat suivant :
    Pour la formation d’un Comité de Salut Public : Amouroux, Ant, Arnaud, Bergeret, Billioray, Blanchel, Champy, Chardon, E. Clément, J.-B. Clément, Demay, Dupont, Durand, Ferré, Fortuné (Henry), Gambon, Geresme, Groussel, Johannard, Ledroit, Lonclas, L. Meillet, Miot, Oudet, Parisel, Pillol, Philippe, F. Pyat, ranvier, Régère, Rigault, Trinquet, Urbain, Vesinier, Viard, Verdure ; soit 34 voix.
    Pour la formation d’un Comité Exécutif : Andrieu, Art. Arnould, Avrial, Allix, Babick, Beslay, Clémence, V. Clément, Courbet, Franckel, Gérardin, Jourde, Langevin, Lefrançais, Longuet, Ostyn, Pindy, Pottier, Rastoul, Serrailler, Sicard, Tridon, Theisz, Vaillant, Vallès, Varlin, Vermorel ; soit 28 voix.
  2. Celui-ci avait pour mission de débaucher Dombrowski moyennant finances. La fin héroïque de l’officier polonais prouve surabondamment que Versailles avait compté sans son hôte. Quant à Vaysset, tombé entre les mains de la Commune, il fut exécuté sur le terre-plein du Pont-Neuf, au cours de la semaine sanglante.
  3. Elle avait été avertie discrètement mais fermement par ses amis du premier degré. C’est ainsi que le Conseil fédéral de l’Internationale, tout en appréciant la loyauté de ceux de ses membres qui faisaient partie de la minorité « les invita à maintenir l’unité de la Commune. »
  4. Le décret de démolition, en date du 12 avril, disait d’une façon peut-être plus nette encore qu’il convenait que la colonne fut abattue « comme n’étant qu’un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à un des trois grands principes de la République française : la Fraternité ».