Histoire socialiste/La Commune/15

Chapitre XIV.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre XV.

Chapitre XVI.


LA POLITIQUE DE LA COMMUNE.


L’isolement de la Commune allait donc croissant au fur et à mesure que les semaines s’écoulaient. Dès la mi-avril, à Paris, le divorce était devenu irréparable entre les diverses classes de la population. Dès lors ne lutteront, ne combattront pour la cause de la Révolution que les seuls prolétaires, les seuls socialistes. Les tenants des partis bourgeois se sont définitivement retirés de l’arène. Les uns vont travailler quelque temps encore, sans grandes foi ni ardeur, à une conciliation des belligérants dont ils sentent le néant ; les autres sont déjà acoquinés à Versailles à l’exemple de leurs chefs de file, les vieilles barbes de la démocratie, les « gloires », et demi-gloires du scrutin du 8 février. La presse de gauche, du Siècle au Temps, marque fidèlement cette évolution régressive de la classe aisée et de l’« intelligence », comme on dit d’un mot heureux dans certaines langues étrangères.

Le tort de la Commune ne fut-il pas, à ce moment, de ne pas rompre par ses mesures et sa politique générale avec qui rompait ainsi avec elle ? Il se peut : mais l’opération n’était pas aussi aisée qu’on serait tenté de l’imaginer. Effectivement, les frontières des classes, dans le milieu parisien, n’étaient pas plus nettement tranchées alors qu’elles ne le sont actuellement ; moins peut-être. Il était difficile par suite de favoriser à plein les intérêts économiques des catégories strictement salariées sans risquer de froisser en même temps les habitudes et les intérêts de tout un monde de petits producteurs encore détenteurs de leurs instruments de travail. Au surplus, une politique d’expropriation méthodique n’était pas possible pour cette autre raison péremptoire que les travailleurs salariés eux-mêmes, dans leur masse, concevaient à peine le fonctionnement d’une société sur d’autres bases que les bases traditionnelles et ne possédaient, comme nous l’avons précédemment noté, aucune des institutions syndicales et coopératives requises pour assurer, toutes institutions capitalistes abolies, un fonctionnement normal de la production et de l’échange. Un régime nouveau, un régime social surtout, ne s’improvise pas par décrets ; les décrets, les lois ne viennent que sanctionner les rapports déjà existants. En tentant, sur ce terrain, de devancer les ans, la Commune n’eut abouti, très probablement, qu’à retourner contre elle une partie de ses propres forces et les meilleures, sans susciter chez les salariés un plus vif élan et un dévouement plus agissant. Il ne lui était guère licite que de travailler, sous le couvert de la démocratisation des institutions politiques, à amorcer une transformation sociale générale, et c’est ce qu’elle fit.

Le fit-elle bien ou le fit-elle mal ? Mal plutôt et insuffisamment ; mais ceci est la faute des hommes et dérive de la composition même de la Commune. Nous en avons déjà dit assez à cet égard pour n’y pas revenir. La même incertitude, le même trouble, le même manque de décision et d’audace que nous avons surpris aux Commissions et notamment à la Commission du Travail et de l’Échange, nous les retrouvons intensifiés encore à la Commune. Les solutions et résolutions ne seront jamais, ou rarement, à la hauteur de la bonne volonté et des intentions.

La question des loyers avait été assez radicalement réglée dès le 29 mars. Le décret aurait pu être mieux aménagé dans plusieurs de ses dispositions et tenir compte — ce qu’il ne faisait guère — de certaines situations particulières ; tel quel, il se tenait cependant, et comme il avantageait en gros la classe ouvrière, il valut à la Révolution de nombreuses sympathies. En revanche, le décret définitif sur les échéances vint trop tard. Discuté à la Commune vers le 1er avril, il ne parut à l’Officiel que le 16. Ce décret édictait que le remboursement des dettes de toute nature, portant échéance, serait effectué dans les trois années, à partir du 15 juillet 1871, sans intérêt et par trimestre. Un mois et demi plus tôt, le vote de ce texte eut très probablement retenu dans le sillage de la Commune nombre de négociants et industriels que Versailles, exigeant pour sa part le remboursement immédiat des créances, acculait à la banqueroute et à la ruine. Mais le 16 avril, il y avait beau temps que la bourgeoisie marchande de la capitale avait cessé de considérer la Commune comme un gouvernement viable.

Trop tardif encore le décret sur les opérations du Mont-de-Piété. Certes, la question était complexe ; elle intéressait directement les finances de la Ville et l’on comprend jusqu’à un certain point les résistances de Jourde. Mais est-ce que la misère peut attendre ? Le décret du 29 mars, qui avait simplement suspendu la vente des objets déposés, ne mettait pas de vêtements sur le dos des femmes et des enfants des soldats de la Commune. Aussi ce décret, dans les ménages ouvriers, était-il considéré comme nul et on en attendait impatiemment un autre qui restituât les objets les plus indispensables à leurs misérables propriétaires. Or, ce décret, après une interminable et pénible discussion, ne parut à l’Officiel que le 6 mai. Encore n’autorisait-il que le dégagement gratuit des reconnaissances antérieures au 25 avril, portant engagement jusqu’à 20 francs d’effets d’habillement, de meuble, de linge, d’objets de literie et d’instruments de travail. L’opération devant porter sur près de 2 millions d’articles, on répartit ceux-ci en 48 séries à tirer au sort. Un premier tirage fut effectué le 12 mai, un second le 20. Le 21, les Versaillais étaient dans Paris.

À l’occasion de ces décrets, la Commune eut pu aisément marquer plus de souci pour ses défenseurs. En traînant un peu moins et en tranchant plus délibérément dans le vif, l’Hôtel de Ville eut fourni certainement aux éléments hésitants et inertes de la garde nationale quelques bonnes raisons d’aller se faire casser la tête aux forts ou aux avant-postes ; elle aurait donné un sens plus précis, plus tangible, plus populaire à la grande bataille engagée entre le capital et le travail. Un bon décret vers le 5 ou le 10 avril équivalait à une victoire remportée sur les Versaillais.

Les événements posaient encore une question de même ordre que les précédentes, d’intérêt moins universel sans doute, mais qui avait néanmoins son importance, puisque de sa solution dépendait en partie la reprise du travail, partant le gain du pain quotidien pour nombre de familles ouvrières. Il s’agit de la question des ateliers abandonnés par les patrons propriétaires et conséquemment fermés, avec leur personnel salarié jeté à la rue. Ici, sous l’inspiration d’Avrial conseillé par Vaillant et avec l’agrément de la Commission du Travail et de l’Échange, la Commune aboutissait à un décret à tendances nettement expropriatrices et socialistes, le seul ou à peu près qu’elle ait promulgué.

Ce décret conférait aux Chambres syndicales le mandat de dresser une statistique des ateliers abandonnés ainsi qu’un inventaire de l’état dans lequel ils se trouvaient et des instruments de travail qu’ils renfermaient, et de présenter

Défense d’une barricade par les Fédérés
D’après une peinture anonyme.


un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ». Les Chambres syndicales étaient, en outre, invitées à élaborer un projet de constitution de ces nouvelles sociétés et à former un jury arbitral qui statuerait, au retour des patrons, « sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières et sur la quotité de l’indemnité qu’auront à payer les sociétés aux patrons »[1]. Malheureusement ce décret resta presque complètement lettre morte. Les préoccupations de ses auteurs, comme celles des syndicaux qui auraient pu le mettre en œuvre, étaient ailleurs, à la bataille. Qui songera à les en blâmer.

On a aussi reproché à la Commune, et c’est le lieu peut-être d’examiner ce grief, de ne s’être pas définie, de n’avoir pas, dans un document qui reste et qui marque, buriné son programme, gravé pour la postérité ce qu’elle était dans son essence, les buts où elle tendait, quel monde nouveau elle portait en ses flancs. La Commune ne dit rien à cet égard ou peu de chose, parce qu’elle n’avait rien ou peu à dire. C’était, est-il besoin de le répéter, une assemblée extrêmement composite où l’élément autoritaire jacobin coudoyait l’élément international fédéraliste et proudhonien, ou peu d’hommes avaient le sens exact de la situation immédiate, moins encore l’intuition des événements subséquents que la Révolution du 18 mars préparait et annonçait. Un document un, vraiment caractéristique d’une époque et d’une tendance ne pouvait guère sortir de ses délibérations, à plus forte raison une charte constitutive de la société de demain. Ceux-là, du reste, qui possédaient à l’Hôtel de Ville le sentiment le plus vif des réalités, répugnaient à toute promulgation d’un credo doctrinaire. Ils estimaient que ce n’était ni l’heure, ni l’endroit d’interpréter la direction et la portée d’un mouvement auquel il n’y avait qu’à se livrer en tâchant de l’activer et de l’intensifier. À leurs yeux, toute proclamation, tout appel ne valaient que comme glose explicative des événements apportant aux masses un mot de ralliement simple et court, de tous compris.

La lacune est donc évidente, et ce n’est même pas la « Déclaration de la Commune au Peuple français » qui la comblera. Il faut, en effet, posséder les yeux de la foi pour voir en cet exercice de style, comme certains l’ont fait, la traduction claire et consciente de l’obscur vouloir qui animait au combat les travailleurs parisiens insurgés. Les auteurs de cet exercice eurent à peine pour leur compte cette ambition, et la Commune moins encore, quand elle y donna sa sanction. Toutefois, comme ladite Déclaration tient trois pages et plus dans la plupart des histoires de la Révolution du 18 mars, on ne peut, décemment, la passer complètement sous silence.

Nous n’en donnerons pas le texte, mais nous rappelerons que son élaboration avait été confiée à un trio fort disparate, formé de Delescluze, Theisz et Jules Vallès. Vallès a raconté, sur cette collaboration, une petite anecdote très sentimentale, dans laquelle il montre Delescluze arrivant écrasé par la maladie, les doigts tremblants, tout pâle et, d’une voix grave et triste, disant à Theisz et lui : « Les vieux doivent s’effacer devant les jeunes. Rédigez la Déclaration sans moi, loin de moi. Je suis sûr que vous y mettrez toute votre conviction et tout votre cœur… Seulement, tenez, tâchez de glisser dans votre rédaction quelque chose de ce que j’ai écrit sur ce papier. Cherchez ma pensée dans ce brouillon… Vous avez peut-être raison, je représente les idées de l’autre siècle. Pourtant, croyez-moi, il ne faut pas hacher, en ce moment, le cœur de la Patrie. C’est comme si on hachait le mien ! » L’anecdote est jolie ; mais, en réalité, si ce ne fut pas Delescluze qui rédigea la déclaration, ce ne fut pas Theisz non plus, et même pas Vallès. Ce dernier, paresseux comme un artiste, s’en était remis pour la confection à un quatrième personnage, son co-rédacteur au Cri du Peuple, Pierre Denis, qui travaillait d’arrache-pied dans les programmes, constitutions et chartres. Pierre Denis, féru d’autonomisme et de fédéralisme, en sema à pleines mains dans son factum.

Si la Commune avait cru devoir discuter, il est à penser que le document aurait subi de fortes retouches ; mais elle n’en était plus à l’heure où l’on ergote et où l’on disserte. La rédaction proposée fut acceptée presque sans discussion, comme l’eut été probablement tout autre, même de tendances divergentes. Seul Lefrançais qui était orfèvre chicana quelque peu. Pour ceux qui ne méconnaissaient pas le tragique de la situation, autant valait cette proclamation qu’une autre ; l’important n’était pas de définir doctement le mouvement, mais de lui permettre de durer et de se développer. La déclaration, nous le répétons, passa comme une lettre à la poste, sans que nul se doutât que les exégètes de l’avenir tiendraient ce document pour le testament de la Révolution et s’efforceraient à poursuivre entre ses lignes l’intention socialiste qui en est quasi absente[2]. C’est peine perdue, en effet, que de chercher le socialisme de la Commune dans les délibérations de ses élus à l’Hôtel de Ville, dans leurs déclarations ou même dans leurs actes, alors qu’il ne se trouve que dans sa lutte armée qui bientôt assumée uniquement par les prolétaires, à l’exclusion de tout autre élément, devenait obligatoirement une lutte ouvrière et ne pouvait, en conséquence, avoir d’autre aboutissant qu’un aboutissant socialiste perturbateur de tous les antiques rapports entre Capital et Travail et radicalement rénovateur.

Sans doute, ils n’émettent donc pas une appréciation erronée ceux qui accusent la Commune de ne pas avoir parlé socialisme. Le reproche est conforme à la vérité. Reste à peser le reproche et sa valeur. Il semblera peut-être que les révolutionnaires authentiques ont autre chose à faire qu’à promulguer des credo, voire plus modestement des programmes. Ils ont à agir et c’est à leurs actes qu’il convient seulement de les juger. De ce point de vue qui paraîtra, je crois, le meilleur, le tort essentiel de la Commune ne fut donc pas dans le langage qu’elle aurait pu tenir et qu’elle n’a pas tenu, mais bien dans l’action qu’elle aurait pu mener et qu’elle n’a pas menée. Si un reproche lui peut être légitimement adressé, c’est de n’avoir pas su mettre en œuvre les admirables énergies des quarante ou cinquante mille prolétaires qui s’étaient donnés à elle et devaient aller jusqu’au bout dans la voie du sacrifice, c’est d’avoir été veule, étourdie, incohérente et politiquement au-dessous des circonstances qu’il lui aurait fallu dominer et qui la dominèrent au contraire.

De cette veulerie, de cette incohérence nous avons détaillé les raisons. Il serait superflu de s’y appesantir. Sur place, au milieu des événements, nous allons en voir maintenant se dérouler les tristes et irréparables conséquences.



  1. L’interdiction du travail de nuit dans les boulangeries, décrétée sur l’initiative de Tridon, se rapporte au même ordre de préoccupations.
  2. À la rigueur, on peut la trouver indiquée, mais combien discrètement, dans ces trois lignes : « Paris se réserve de créer des institutions propres… à universaliser le pouvoir et la propriété, suivant les nécessités du moment, le vœu des intéressés et les données fournies par l’expérience. »