Histoire socialiste/La Commune/09

Chapitre VIII.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre IX.

Chapitre X.



SORTIE DU 3 AVRIL


C’était un dimanche, nous l’avons dit. Dix heures du matin, les Parisiens flânaient et musardaient dans les rues, devisant aux tables des cafés, au comptoir du marchand de vins ; les ménagères allaient aux provisions ou en revenaient ; les gamins jouaient sur les trottoirs quand, interloqués, surpris, tous entendirent retentir à l’horizon la grande voix du canon. Les uns pensaient : ce sont les artilleurs de Montmartre qui s’égayent ; d’autres : ce sont les Allemands qui célèbrent bruyamment quelque saint de leur calendrier. Mais non, le grondement d’orage venait de l’Ouest, de Courbevoie ou de Neuilly. Pas de doute possible, c’était l’armée des ruraux qui prenait l’offensive, les premiers obus versaillais qui mordaient les pierres des fortifications. Depuis plusieurs jours, sans doute, quelques coups de fusil avaient été tirés aux avant-postes entre grand-gardes versaillaises et parisiennes en contact vers Courbevoie, Meudon et Clamart ; mais ces escarmouches avaient été sans portée ni gravité ; elles ne représentaient pas une action d’ensemble, ne relevaient pas ou ne semblaient pas relever d’un plan méthodique et concerté. Elles laissaient en conséquence la situation en l’état, ne troublaient pas, dans leur rêve d’apaisement et de conciliation, les dormeurs éveillés qui, dans l’enceinte, restaient légion, Mais, en cette matinée du 2 avril, les choses changeaient d’aspect. Des masses serrées et compactes, avec artillerie, équipages et ambulances, une armée en campagne marchait sur Paris. Le canon parlait, disant le ferme propos de la Contre-Révolution de ne s’en remettre qu’à la force pour sanctionner le conflit. Le pas décisif était franchi ; la guerre civile commençait.

Voici comment l’attaque s’était produite. À huit heures et demie du matin un détachement de gendarmerie se présentait au pont de Neuilly, occupé par quelques gardes nationaux, et tentait de forcer le passage. Repoussé, il était suivi dans sa retraite par deux ou trois bataillons fédérés, dont le 37e, de Puteaux, qui s’était joint aux Parisiens. Ayant reçu du renfort, les gendarmes faisaient alors volte face, et durant trois quarts d’heure, des feux de peloton très meurtriers se succédaient des deux côtés. Les gardes nationaux tenaient bon quand les obus se mirent à pleuvoir dans leurs rangs. C’étaient les canons et mitrailleuses établis par Vinoy sur le versant du Mont-Valérien qui entraient en ligne. Les fédérés ne disposaient pas d’artillerie pour la riposte ; une panique s’empara d’eux et en désordre ils repassèrent la Seine. Là, leurs officiers les rallièrent derrière la barricade qui couvrait l’entrée du pont, sur la rive droite, et le combat de mousqueterie recommença.

Pendant que se déroulaient rapides les péripéties de cette escarmouche, les troupes versaillaises achevaient, à quelque distance de là, leur concentration. La division Bruat, venue par Ville-d’Avray et Montretout, rejoignait la brigade Daudel, descendue par La Celle-Saint-Cloud, Bougival et Rueil, flanquée à sa gauche par la brigade de cavalerie Gallifet. Des pentes du Mont-Valérien, Vinoy avait poussé ses canons dans la direction de Courbevoie, devenu le principal objectif de son offensive, et il lançait le 74e de ligne sur la barricade du rond-point défendue par quelques centaines de fédérés à peine. Reçu de pied ferme, le 74e, malgré l’appui de l’artillerie, reculait et se débandait, et il fallait l’intervention de Vinoy, en personne, se jetant sur la chaussée, pour le ramener en ligne. Un bataillon de marins prenait alors les devants et la barricade était enfin emportée par les marins et par le 113e qui occupait en même temps la caserne de Courbevoie, tandis que l’infanterie de marine prenait position dans Puteaux.

Les fédérés, accablés sous le nombre, avaient reculé jusqu’à l’avenue de Neuilly qui, en un clin d’œil, fut balayée par une trombe de fer. Plusieurs bataillons, notamment le 93e du Faubourg Saint-Antoine, le 118e de Belleville et le 119e du Val-de-Grâce souffrirent beaucoup, et quelques obus allèrent tomber dans Paris même. À l’approche des fortifications, les fédérés se reformèrent et trois bataillons étant accourus par la Porte-Maillot à leur secours, l’ennemi put être contenu. Au reste, il ne semblait pas soucieux de tenter l’escalade des remparts. Pendant une partie de l’après-midi, les deux troupes demeurèrent en présence sur leurs positions respectives, et vers le soir les Versaillais se replièrent dans la direction du Mont-Valérien.

Nous savons que les assaillants engagèrent 30.000 hommes dans cette affaire. Cette masse considérable s’était heurtée à un simple rideau de fédérés, 3 ou 4.000 au grand maximum, déployés de Puteaux à Asnières, et dépourvus de toute artillerie. L’issue ne pouvait être douteuse. Versailles sanctionna et souligna sa victoire, en fusillant sur le champ, sans jugement, les gardes nationaux faits prisonniers. Ce premier assassinat doit être porté à l’actif de la gendarmerie et aussi de la troupe, puisque Thiers, qui bientôt eut le front de nier ces exécutions sommaires, écrivait dans une dépêche datée de 5 heures du soir et adressée aux autorités de province : « L’exaspération des soldats était extrême et s’est surtout manifestée contre les déserteurs qui ont été reconnus ».

Tout Paris, cependant, était debout. Le bruit de la canonnade avait jeté dans la rue jusqu’au plus indifférent et au plus paisible. Aux faubourgs, particulièrement, l’agitation était extrême. Le rappel et la générale faisaient rage. À chaque carrefour, les gardes nationaux, le fusil sur l’épaule, se rejoignaient, se massaient, et formés en bataillons, s’acheminaient vers les remparts de l’Ouest. En hâte, des pièces à feu étaient poussées dans la même direction et hissées sur les bastions. À 5 heures de l’après-midi, plus de cent mille fédérés en armes occupaient les grandes artères qui avoisinent l’Arc-de-Triomphe de l’Étoile, pleins d’enthousiasme et d’élan, réclamant la sortie immédiate, brûlant de prendre l’offensive. Beaucoup de femmes avaient suivi, encourageant, excitant les hommes, prêtes, elles aussi, à marcher sur Versailles. Levée spontanée, attestant la foi magnifique de ce peuple dans la noblesse et l’excellence de sa cause, l’intensité de la passion révolutionnaire qui flambait en lui et exaltait ses énergies.

La Commission exécutive de la Commune siégeant en permanence, avait pris les premières mesures que la situation commandait : fermeture des portes, armement des remparts. Au cours de l’après-midi, elle faisait placarder une proclamation où elle dénonçait et stigmatisait l’agression : « Les conspirateurs royalistes ont attaqué. Malgré la modération de notre attitude ils ont attaqué. Ne pouvant plus compter sur l’armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale ».

Ce document, conçu et affiché à une heure particulièrement critique, se distingue en ce point que, malgré le sentiment populaire qui si fortement poussait dans le sens opposé, il ne préconise, et encore moins ne commande la marche sur Versailles, l’offensive. « Défendez-vous », conseille la Commission exécutive, et elle n’en dit pas davantage. La constatation a sa valeur puisque de la sortie malheureuse du 3 avril découle toute la suite des événements qui, d’échec en échec, devaient conduire fatalement la Commune à l’écrasement final. La Commune, ici, n’a pas ordonné, elle n’a fait que subir ; elle a été emportée par un mouvement de foule qu’elle s’est trouvée impuissante à dominer ou à canaliser ; elle a vu l’écueil, mais elle n’a pu empêcher, contre l’équipage, le navire qu’elle était censé gouverner, d’y aller donner et de s’y briser.

Ceci est certain, bien qu’il ne subsiste dans les procès-verbaux même authentiques de la Commune, soit au compte rendu de la séance du 2 mars, soit au compte rendu des séances subséquentes, presque aucune trace des débats qui permettraient d’établir sans conteste la situation prise en ces circonstances si graves par les élus révolutionnaires de Paris, et plus spécialement par les membres de la Commission exécutive qui avaient pour leur compte — il s’agit de ces derniers — avec toute la direction, toute la responsabilité. Ceci est certain : la proclamation dont nous parlions plus haut en fait foi. Aussi le récit de la journée du 2 avril, qui se lit dans le mémento si scrupuleusement tenu par Lanjalley et Corriez, et où les faits notés en quelque sorte heure par heure sont donnés comme ils apparaissaient à deux témoins impartiaux assez indépendants et détachés pour n’introduire dans leur jugement aucune préoccupation de coterie ou de personne. La vérité, celle qui résulte de l’examen des instructions et des faits est donc bien celle-ci : d’abord que la sortie ne pouvait être évitée, qu’aucune puissance ne l’aurait empêchée ou ajournée, ensuite que la Commission exécutive, expression et mandataire de la Commune, résista néanmoins autant qu’elle le put, mais fut bien vite débordée, qu’en dehors d’elle, sans souci de ses réserves et de ses interdictions que la garde nationale du reste ignora, la population parisienne poussa droit devant soi et, les yeux bandés, se précipita à la gueule des canons versaillais.

La sortie : le mot avait été instantanément dans toutes les bouches, le désir dans tous les cœurs. Ceux même qui, le matin encore, croyaient à l’entente et à la paix participaient maintenant à l’ivresse et à la fureur communes. Versailles provoquait, Versailles menaçait ; il fallait que Versailles fût châtié sur l’heure, la réaction terrassée et Paris victorieux. De la victoire, on ne doutait pas ; il n’y avait qu’à marcher. La sortie, chacun la voulait, l’appelait, s’y préparait : les ouvriers des faubourgs, impatients de venger leurs compagnons lâchement assassinés à Puteaux et à Courbevoie, comme ils venaient de l’apprendre, et de donner en même temps la chasse aux royalistes de l’Assemblée ; les boutiquiers, les commerçants qui avaient besoin d’air pour les affaires, et se sentaient irrémédiablement ruinés par ce second investissement qui, brutalement, s’annonçait ; les chefs militaires, braves mais inexpérimentés, qui ne se pardonnaient pas d’avoir, au 19 mars, marqué le pas, et estimaient possible encore cette offensive qui alors probablement eut été de tactique utile. La sortie torrentielle, dont il avait été tant parlé quelques mois auparavant contre le Prussien, apparaissait à nouveau comme le devoir et comme le salut à tout ce peuple qui ne voyait pas les obstacles, qui n’y croyait pas.

C’est dans cette atmosphère de fièvre et d’enthousiasme guerrier que la Commission exécutive s’assemblait vers 3 heures. Elle était composée, comme nous l’avons indiqué, de sept délégués, dont quatre purement civils : Lefrançais, Félix Pyat, Tridon et Vaillant, et trois pourvus en même temps de commandements militaires : Bergeret, Duval et Eudes. Ces trois derniers insistèrent véhémentement pour l’immédiate sortie, représentant que Paris tout entier aspirait avec eux, comme eux, à se ruer sur les provocateurs. Les membres civils de la Commission le savaient bien, puisqu’ils avaient reçu, quelques instants auparavant, jusqu’à une délégation du commerce en appelant aussi aux armes pour le débloquement de la capitale. L’intérêt primordial qu’il y avait à profiter de cette effervescence universelle, de cette humeur belliqueuse, gagnant jusqu’aux plus timorés, ne leur échappait pas ; mais aussi, ils distinguaient très nettement que la partie qui allait s’engager serait décisive et sans appel. Par conséquent, ils voulaient savoir les chances que Paris avait de gagner cette partie et mettre dans son jeu le plus d’atouts possible. C’est pourquoi, aux généraux qui ne parlaient que de marcher, à Duval qui s’exclamait : « Bah ! qu’importe ? On y laissera sa peau, voilà tout ! » ils répondaient, en demandant : « Êtes-vous prêts ? Les canons sont-ils en état ? Et les forts et le mont Valérien tireront-ils, et contre qui ? Avez-vous fait éclairer les routes, reconnu les positions de l’ennemi ? Savez-vous à quelle résistance vous allez vous heurter ? » Sur tous ces points, la Commission réclamait des précisions, des assurances, des certitudes. Écraser, disperser, avant qu’elle ne se fut solidement reconstituée, la force de réaction qui s’organisait à Versailles, lui paraissait certes plus nécessaire qu’à personne ; mais encore voulait-elle savoir si la chose était faisable, ne tournerait pas à la défaite irréparable. De là les

ENTRÉE DE L’ARMÉE DANS PARIS
(D’après une image populaire de l’époque) Musée Carnavalet.


conditions limitatives que les Commissaires mirent à la sortie, conditions dont Lefrançais, dans ses Souvenirs[1], a peut-être trop marqué le caractère restrictif, mais qui, en bloc, étaient bien celles qu’il indique. De ces conditions, il résultait que les chefs militaires n’étaient autorisés à s’engager qu’après avoir fourni à la Commission un état par bataillon des forces placées sous leur commandement avec indication de leur armement, un état de l’artillerie disponible et du matériel de rechange, un inventaire des munitions de guerre avec indication des dépôts, bref, après avoir administré la preuve que la garde nationale se trouvait vraiment en mesure de tenir en rase campagne et de pousser jusqu’à Versailles sa pointe offensive. Quand la Commission exécutive se sépara elle n’avait donc, en réalité, ni ordonné ni défendu la sortie ; elle l’avait admise conditionnellement et pour l’instant suspendue.

En adhérant aux réserves formulées par la Commission, les chefs militaires furent certainement de bonne foi ; mais il arriva ce qui ne pouvait pas ne pas arriver. Revenus vers les bataillons dont les rangs s’enflaient sans cesse de nouveaux combattants, plongés derechef dans ce milieu ardent et exalté, ils furent reconquis à ce qui était leur propre opinion, plus que leur opinion, leur hantise depuis la journée victorieuse du 18 mars. Les obstacles un instant évoqués à leur esprit par des collègues plus prudents s’évanouirent et ils ne virent plus que le but : l’ennemi à rejoindre et à anéantir. Jeunes, impétueux, ivres d’un fol espoir, ils s’imaginèrent que les conditions que leur avaient posées la Commission étaient remplies et, sans lui rapporter les preuves que celle-ci avait réclamées, ils donnèrent l’ordre de marche, décidèrent de la sortie pour la pointe du jour.

De plan, les chefs militaires n’en avaient pas d’autre que celui très sommaire que nous avons déjà indiqué. La garde nationale se partagerait en trois corps. L’aile droite esquisserait une vigoureuse démonstration sur Rueil, Bougival et Chatou afin d’amener l’armée régulière à porter le gros de ses forces dans ces parages, tandis que le centre, par Issy, Meudon, Chaville et Viroflay, et l’aile gauche, par Bagneux, Villacoublay et Vélizy, fonceraient sur Versailles dégarnie.

Pour cette opération 40.000 hommes environ se trouvèrent finalement au rendez-vous. Beaucoup qui étaient venus dans l’après-midi et la soirée étaient repartis, las d’être promenés d’emplacement en emplacement et laissés sans vivres et sans feu sous une brume pénétrante, 20.000 hommes étaient massés dans l’avenue de Neuilly et les voies environnantes, sous les ordres de Bergeret et de Flourens ; le reste, sous les ordres de Duval et Eudes stationnait aux alentours des portes de Versailles et de Vanves. Aucune impulsion centrale, aucun ordre, aucune discipline : chacun se ralliait au fanion de sa convenance. Les officiers étaient rares ; le commandement absent. Peu d’artillerie : quelques canons à peine ; d’ambulances, point. Les précautions les plus élémentaires avaient été négligées. Nulle ration, même pas de pain ou de biscuit à distribuer aux combattants. Les généraux improvisés qui allaient assumer la conduite de cette foule, on ne peut pas dire de cette armée, ne possédaient aucune notion des choses de la guerre et ne soupçonnaient même pas les devoirs qui incombent à des chefs. Leur excuse est qu’ils ne croyaient pas à la bataille, à la résistance des troupes régulières, ou à une résistance si molle, qu’il ne valait pas la peine d’en parler. La Commission exécutive dont ils étaient membres ne venait-elle pas, sur la foi de la Place, d’afficher cette dépêche stupéfiante : « Bergeret lui-même est à Neuilly. Soldats de ligne arrivent tous et déclarent que, sauf les officiers supérieurs, personne ne veut se battre ». Les fédérés dont beaucoup n’avaient même pas de cartouches se préparaient, en conséquence, plutôt à une promenade militaire qu’à un combat. Le Mont Valérien, géant bonasse occupé par des alliés ou presque ne tirerait pas ; l’infanterie lèverait la crosse en l’air ; le restant, chouans et gendarmes, serait vite dispersé : les fédérés avaient tous foi dans ce conte bleu, que ce fou de Lullier avait narré d’abord et que personne depuis n’avait démenti.

Vers 3 heures du matin, le mouvement commença. À la tête de dix mille hommes, Bergeret franchit le pont de Neuilly et, par le Rond-Point des Bergères, s’engagea sur la route de Rueil. La colonne allait gaiement, sans souci, comme sans éclaireurs, quand le Mont-Valérien se mit à tonner soudain, jetant la panique et le désordre dans les rangs. Les sections de tête précipitèrent leur marche en avant pour échapper au feu de l’artillerie, pendant que les sections de queue reculaient en tumulte. La colonne était coupée. Bergeret, qui manquait de sens mais pas de bravoure, essaya de rallier les fuyards et, pour y arriver, fit braquer sur la redoutable forteresse trois misérables pièces qu’il avait amenées avec lui. La partie n’était pas égale ; en un clin d’œil, deux des pièces étaient démontées. Cependant, deux ou trois mille des gardes nationaux avaient pu se ressaisir et, abrités par les plis du terrain, contournaient le fort poursuivant leur marche sur Nanterre et Rueil. Ils parviennent même, un instant, à tenir en échec la cavalerie de Galliffet et l’obligent à tourner bride. Mais, vers les 10 heures, le gros de l’armée versaillaise qui, semble-t-il, ne s’attendait pas à une offensive si prompte et si nette entrait enfin en ligne. La brigade Daudel et la brigade Grenier débouchaient par les routes de la Celle-Saint-Cloud et de Garches, appuyées par la division de cavalerie du Preuil et les hussards de Galliffet revenus à la charge. Un combat de mousqueterie s’engageait. La garde nationale tenait bon pourtant, malgré son infériorité numérique, quand elle se vit menacée sur sa gauche par la brigade Grenier qui avait exécuté un large mouvement tournant et s’apprêtait à lui couper la retraite. À ce moment Flourens, avec 1.500 hommes, débouchait sur le champ de bataille. Impétueusement il se porte de l’avant et dégage Bergeret. La retraite est devenue possible. Les gardes nationaux, ceux de Flourens et ceux de Bergeret s’abritant tant bien que mal des feux du Mont-Valérien, se dirigent sur Nanterre, pour de là gagner Paris. Mais, à mi-route de Rueil et de Nanterre, les voilà rejoints par la cavalerie versaillaise ; leur colonne est disloquée, sabrée. Flourens, demeuré comme toujours au poste le plus dangereux, est coupé des siens, rejeté sur Chatou avec quelques compagnons seulement. Bergeret, cependant, avec le plus gros tronçon de ce qui fut son armée, a pu continuer sa marche, arriver à la Seine et repasser le pont de Neuilly dont en hâte on fortifie les abords pour opposer une barrière à l’ennemi qui approche.

Au Centre et au Sud, les colonnes fédérées n’avaient guère eu meilleur destin.

L’aile gauche (6.000 ou 7.000 hommes) commandée par Duval, avait passé la nuit sur le plateau de Châtillon. Au jour, contournant le plateau de Meudon, elle avait poussé, refoulant les avant-postes de la cavalerie du général du Barrail jusqu’à Villacoublay, à quatre kilomètres de Versailles. Mais à ce point elle avait été arrêtée par une violente fusillade dirigée des fenêtres des villas et des meurtrières percées dans les murs des parcs par les soldats de la brigade Derroja. Il eut fallu de l’artillerie pour déloger l’ennemi de la position dominante qu’il occupait ; Duval ne disposait pas d’un seul canon. Menacés par un régiment de fusiliers marins que soutenaient plusieurs pièces de campagne, assaillis bientôt par une division entière, la division Fellé, les bataillons fédérés durent battre en retraite, et se replièrent sur le plateau de Châtillon pour y passer la nuit.

La colonne du centre (10.000 hommes), sous les ordres de Eudes, de Ranvier et d’Avrial, essuyait un échec pareil. Après avoir emporté les Moulineaux et le Bas-Meudon, poussé jusqu’à Val-Fleury et à Bellevue, pourchassant les gendarmes et sergents de ville qui constituaient dans ces parages l’avant-garde de l’armée versaillaise, elle avait dû reculer devant l’entrée en ligne de la brigade La Mariouse, appuyée par une nombreuse artillerie. Sur ce point, heureusement, la ligne de retraite était meilleure et plus sûre. À l’abri des forts de Vanves et d’Issy que Ranvier munissait de gros canons de siège, requis au galop dans Paris, les fédérés purent arrêter l’offensive de l’ennemi.

En résumé, c’était la défaite complète, irréparable, de par la faute de généraux qui n’en étaient pas et n’avaient rien su prévoir, rien su combiner, qui pour tout ordre de bataille criaient d’aller en avant, s’imaginant que la témérité et la bonne humeur sont pour des chefs qualités qui suppléent à tout. C’était la défaite et la Commune obligée de passer de l’offensive à la défensive, défensive mortelle, car une Révolution est condamnée qui n’a pas le vaste espace libre devant elle. Elle ne peut languir sans s’éteindre, semblable à la flamme qui, pour se nourrir, doit monter toujours plus haute dans le ciel, aspirer l’oxygène de couches d’air sans cesse renouvelées et sans cesse élargies. Vient-elle à retomber sur elle-même, elle agonise.

La journée du 4 fut employée par l’armée de Versailles à parfaire sa victoire, à détruire ou refouler les derniers débris de l’armée fédérée qui, en deça de la ligne des forts du sud, tenaient encore la campagne.

Duval, on l’a vu tout à l’heure, s’était relire dans la soirée du 3 sur le plateau de Châtillon. Il n’avait plus autour de lui qu’une poignée de combattants, pas de vivres, pas de canons, qu’importe, il ne se rendrait pas. Dès 5 heures du matin, il fut attaqué avec rage, de front, par la division Pellé, de flanc, par la brigade Derroja, 10.000 hommes contre 1.500. Duval essaie en vain de se frayer un chemin : il est trop tard. Le général Pellé propose la vie sauve à qui se rendra et les vaincus déposent les armes. Les bataillons de la garde nationale qui occupaient les villages de Châtillon et de Clamart étaient intervenus inutilement pour conjurer le désastre. Malgré la mise hors de combat du général Pellé blessé d’un éclat d’obus, le général La Mariouse enlevait Clamart et poussait jusqu’au moulin de Pierre, ne s’arrêtant que devant les forts d’Issy et de Vanves qu’il n’osait cependant pas aborder.

Après la victoire, la tuerie, la réaction maîtresse préludait, sans perdre une seconde, aux épouvantables massacres qui marqueront dans Paris son triomphe définitif.

Pellé, nous venons de le dire, avait promis la vie sauve aux prisonniers. Or, son premier soin fut de fusiller tous ceux des combattants reconnus comme soldats déserteurs ou prétendus tels. « On nous dispose en cercle sur le plateau, a raconté un témoin oculaire, et on fait sortir de nos rangs les soldats qui s’y trouvaient. On les fait mettre à genoux dans la boue, et sur l’ordre du général Pellé, on fusille impitoyablement, sous nos yeux, ces malheureux jeunes gens, au milieu des lazzi de MM. les officiers qui insultaient notre défaite par toutes sortes de propos atroces et stupides. Enfin, après une bonne heure employée à ce manège, on nous forme en ligne et nous prenons le chemin de Versailles entre deux haies de chasseurs à cheval. Sur la route, nous rencontrons le capitulard Vinoy, escorté de son état-major. Sur son ordre, et malgré la promesse formelle que nous avait faite le général Pelle, nos officiers, qu’on avait placés en tête du cortège et à qui on avait violemment arraché les insignes de leur grade, allaient être fusillés, quand un colonel fil observer à M. Vinoy la promesse faite par son général ». Vinoy pourtant n’en voulut pas démordre complètement. « Y a-t-il un chef ? » cria-t-il. — C’est moi, répondit Duval ; je suis Duval. — « Faites-le fusiller », dit Vinoy. Cependant, un second officier sortait des rangs : « Moi, je suis son chef d’état-major », dit-il ; et un troisième : « Moi, je suis son aide de camp ». Tous trois franchirent allègrement d’un bond le fossé qui borde la route et vinrent s’adosser au mur d’un pépiniériste où ils tombèrent foudroyés en criant : « Vive la République ! Vive la Commune ! » Un cavalier, un lâche, arracha les bottes de Duval qu’il promena comme un trophée. Le crime a été nié par Vinoy qui prétend que « le nommé Duval est tué pendant l’affaire »[2]. Mais la vérité a été dite par d’autres, par le général Le Flô, par le colonel Lambert dans leurs dépositions à la Commission d’enquête. On la retrouve aussi sous la plume d’un des émules de Vinoy qui, en passant, glorifie, croyant injurier : « Quant au nommé Duval, cet autre général de rencontre, écrit-il[3], il avait été, dès le matin, fusillé au Petit-Bicêtre avec deux officiers d’état-major de la Commune. Tous trois avaient subi en fanfarons le sort que la loi réserve à tout chef d’insurgés pris les armes à la main ».

Avec Duval tombait l’un des meilleurs soldats de la Révolution. S’il n’avait pas les aptitudes du général de métier, il possédait à un degré éminent celles du conducteur de foule qui mène à l’assaut des Tuileries et jette bas les trônes et les Bastilles. Peu d’hommes ont exercé pareil ascendant sur les masses. Il était maître absolu dans son XIIIe arrondissement. Robuste travailleur, comme l’exigeait sa profession de fondeur en fer, il attirait de prime abord les sympathies, la confiance de tous les prolétaires qui l’abordaient et qui se donnaient sans retour, conquis par son énergie à la fois réfléchie et farouche. Nul plus que ce jeune homme de 30 ans ne manqua à la Commune quand sonnèrent les heures tragiques de la bataille des rues, où ses qualités de coup d’œil et de froide audace en eussent fait un entraîneur d’élite, un chef écouté et obéi.

Avant Émile Duval, la veille, semblablement assassiné, était tombé un autre des militants de la Révolution que Paris aussi aima et qu’il pleura, Gustave Flourens. Celui-ci n’était pas un prolétaire : il était de souche et d’éducation bourgeoise, fils de savant, savant lui-même et professeur au Collège de France. Trop personnel parfois, trop impulsif aussi, il s’était trompé souvent et n’avait pas su toujours confondre son action propre avec l’action plus générale qui se menait à ses côtés, et visait à des résultats plus sûrs ; mais il était dévoué corps et âme à la cause ouvrière et socialiste, plein d’héroïque bravoure, appelant le danger et provoquant la mort. Lui qui aurait pu si aisément se tailler dans le monde des privilégiés, auquel il appartenait par la naissance et l’éducation, une place heureuse et enviée, il avait été, sous l’Empire, le plus irréconciliable des républicains, le plus impatient des révolutionnaires. Demeuré sous la République le révolté, tout de cœur avec les déshérités et les exploités, il périt, comme le dit l’auteur de la Guerre des Communeux de Paris que nous avons déjà cité, « en coupable défenseur des droits du peuple ». Voici dans quelles circonstances infamantes pour ses bourreaux :

Avec quelques-uns de ses Bellevillois et son fidèle aide-de-camp Amilcar Cipriani, Flourens, coupé des troupes de Bergeret dont il venait de faciliter la retraite, s’était dirigé vers Rueil. À l’entrée du village, il avisait une auberge où il pénétrait, accompagné de Cipriani et montait dans une chambre où las, il s’étendait sur un lit. Une heure à peine s’était écoulée, qu’on heurta à la porte. L’hôte, semble-t-il, était allé aviser les gendarmes qui patrouillaient aux environs, et ceux-ci accouraient. Flourens se réveille en sursaut, bondit sur ses armes ; Cipriani l’imite et ils essaient de disputer la porte de leur refuge. Trop tard : quarante gendarmes les cernent, les assaillent, les poussent dans l’escalier, les désarment et les font prisonniers. Sur ces entrefaites, survient le capitaine de gendarmerie, Desmaretz. « Ah ! c’est vous Flourens, cria-t-il, qui tirez sur mes gendarmes », et se dressant sur ses étriers, il lui fend le crâne d’un seul coup de sabre. Le cadavre fut jeté sur un tombereau de fumier et conduit à Versailles, Cipriani couché à côté, à moitié assommé et passant pour mort.

Duval, Flourens étaient des chefs ; les soldats ne furent pas davantage épargnés. En cette journée du 3 avril, Galliffet fusilla indistinctement les gardes nationaux qui tombèrent entre ses mains. À Chatou, c’est le Gaulois du 4 qui en fait le récit circonstancié, il avait surpris trois fédérés : un capitaine, un sergent, un simple garde. Tous trois furent passés par les armes, sans autre forme de procès. Le soudard se rendit ensuite à la mairie et y rédigea la proclamation suivante qui fut incontinent tambourinée à son de caisse dans la commune : « La guerre a été déclarée par les bandits de Paris. Hier, avant-hier, aujourd’hui ils m’ont assassiné mes soldats. C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à cep assassins. J’ai dû faire un exemple ce matin ; qu’il soit salutaire ; je désire ne pas en être réduit de nouveau à pareille extrémité. N’oubliez pas que le pays, que la loi, que le droit par conséquent sont à Versailles et à l’Assemblée nationale et non pas avec la grotesque Assemblée de Paris, qui s’intitule Commune ».

Si le relire parlait avec ce cynisme féroce, c’est qu’il y était autorisé par Versailles, que la consigne était donnée telle de traiter les belligérants parisiens en insurgés, de les exécuter sommairement, à fantaisie. Vinoy, commandant en chef, à l’autre bout du champ de bataille, se comportait à l’avenant. Preuve que le gouvernement et l’Assemblée de Versailles avaient résolu de mettre hors les lois de la guerre et de l’humanité quiconque porterait les armes pour Paris, et que l’assassinat méthodique, systématique, de tous les partisans de la Commune était déjà dans son plan. La racaille dorée, réfugiée dans la ville du Roi Soleil, poussait ministres et généraux dans cette voie atroce, estimant la répression trop lente et trop douce encore, comme en témoignent les relations des infortunés traînés à la géhenne de Satory en ces journées de folie sanguinaire.

« Il est impossible, a narré l’un d’entre eux, le même que nous citions tout à l’heure à propos de l’exécution de Duval, de décrire l’accueil que nous retournes dans la cité des ruraux. Cela dépasse en ignominie tout ce qu’il est possible d’imaginer. Bousculés, foulés aux pieds, à coups de poings, à coups de bâtons, au milieu des huées et des vociférations, on nous fit faire deux fois le tour de la ville, en calculant les haltes à dessein pour nous exposer d’autant mieux aux atrocités d’une population de mouchards et de policiers qui bordaient des deux côtés les rues que nous traversions… On nous mena d’abord devant le dépôt de cavalerie, où nous fîmes une halte d’au moins vingt minutes. La foule nous arrachait nos couvertures, nos képis, nos bidons ; enfin, rien n’échappait à la rage de ces énergumènes ivres de haine et de vengeance. On nous traitait de voleurs, de brigands, d’assassins, de canailles, etc.. De là, nous allâmes à la caserne des gardes de Paris. On nous fit entrer dans la cour où nous trouvâmes ces Messieurs qui nous reçurent par une bordée d’injures infâmes et qui, sur l’ordre de leurs chefs, armèrent bruyamment leurs chassepots, nous disant avec force rires, qu’ils allaient nous fusiller tous comme des chiens. C’est au milieu de l’escorte de cette vile soldatesque que nous prîmes le chemin de Satory où on nous enferma au nombre de 1.685 dans un magasin à fourrages. Epuisés de fatigue et de besoin, dans l’impossibilité de nous coucher, tellement nous étions serrés les uns contre les autres, nous passâmes là deux nuits et deux jours, debout, nous relevant à tour de rôle pour nous coucher un peu chacun sur un brin de paille humide, n’ayant d’autre nourriture qu’une croûte de pain et de l’eau infecte à boire, que Messieurs nos gardiens allaient puiser à une mare dans laquelle ils ne se gênaient pas pour faire leurs ordures. C’est épouvantable, mais c’était ainsi… »

La réaction ressaisissant l’avantage, ramenait la France aux temps ancestraux où le vaincu était piétiné, torturé dans son esprit et dans sa chair par un vainqueur bestial. Soumettre l’adversaire, le désarmer ne lui suffisait pas : il lui fallait le souffleter, lui cracher au visage, le souiller de boue et d’immondices afin qu’il apparût méprisable, abject, indigne de compassion. Picard, ministre de l’Intérieur, appliquait jusqu’au bout cette tactique abominable, quand annonçant la victoire versaillaise à la France, il disait des 1.600 infortunés prisonniers dont nous venons de rapporter le supplice : « Jamais la basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles. » Parmi ces « visages ignobles », se rencontrait celui d’Élisée Reclus, le grand géographe. Sans doute, on ne peut descendre plus bas dans la scélératesse et l’ignominie que Picard et son maître Thiers ne le firent en ces jours.

Dans Paris, la consternation régnait. La Commune avait essayé de masquer la défaite, ce qui était un jeu bien vain. Tout le Paris qui n’avait pas combattu, femmes, enfants, vieillards, penché aux fortifications, dressé sur les crêtes de Montmartre, de Belleville, avait suivi les péripéties du drame. Puis la presse hostile était là, redevenue loquace et trop heureuse de ne rien laisser dans l’ombre des tristes événements. La Commune s’était retournée aussi vers les chefs incapables qui avaient engagé la partie, sans en avoir reçu l’autorisation formelle de la Commission exécutive. Mais de ces chefs, deux étaient morts

EXÉCUTION DES OTAGES À LA PRISON DE LA GRANDE ROQUETTE
D’après un document de l’époque (Musée Carnavalet).


assassinés par Versailles ; ils avaient payé de leur vie, leur excès d’enthousiasme et d’ardeur. Et puis, si la Commission exécutive n’avait pas ordonné la sortie, elle ne l’avait pas non plus interdite ; elle avait donc sa part de responsabilité dans le désastre. C’est ce que Vaillant indiqua à la séance du 3 au soir, à l’encontre de Lefrançais qui, en manière de protestation, donnait sa démission. Comme sanction, la Commune priait alors les deux généraux survivants, Eudes et Bergeret, de renoncer à leurs fonctions de membres de la Commission exécutive et les remplaçait, ainsi que Duval, mort, par Delescluze, Cournet et Vermorel. D’un autre côté, elle appelait à la direction de l’administration de la guerre Cluseret, déjà adjoint à Eudes, dès le 2 au soir, mais qui, toutefois, n’avait pas coopéré à la sortie.

La Commune avait encore un autre devoir urgent à remplir : aviser pour que l’Assemblée nationale mit un terme aux fusillades de prisonniers, aux égorgements de blessés que les Vinoy et les Gallifet avaient si gaillardement inaugurés à Chatou et à Rueil, à Châtillon et au Petit-Bicétre. Déjà, le 2 avril, après la première agression des troupes versaillaises, la Commune avait pris un décret dont l’article premier disait que MM. Thiers, Favre, Picard, Dufaure, Simon et Polhuau étaient mis en accusation pour avoir ordonné et commencé la guerre civile, attaqué Paris, tué et blessé des gardes nationaux, des soldats de la ligne, des femmes et des enfants et dont l’article 2 déclarait que leurs biens seraient saisis et mis sous séquestre, jusqu’à ce qu’ils eussent comparu devant la justice du peuple.

Mais s’attaquer aux meubles et aux immeubles que les criminels pouvaient posséder dans la capitale était insuffisant. La bourgeoisie assassine ne reculerait pas ; elle n’hésiterait que si elle se sentait menacée dans sa chair, que si elle entrevoyait quelques-uns des siens, et des plus haut cotés, au bout des canons de fusil des fédérés. C’est cette pensée que N’aillant exprimait à la séance du 4, quand il disait : « Pour répondre aux assassinats du Gouvernement de Versailles, que la Commune se rappelle qu’elle a des otages et qu’elle rende coup pour coup ». C’est cette pensée qui amenait Delescluze à proposer à la séance du 5 le décret sur les otages qui fut voté à l’unanimité et dont voici la teneur :

« La Commune de Paris,

« Considérant que le gouvernement foule ouvertement aux pieds les droits de l’humanité, comme ceux de la guerre ; qu’il s’est rendu coupable d’horreurs dont ne se sont même pas souillés les envahisseurs prussiens ;

« Considérant que les représentants de la Commune de Paris ont le devoir impérieux de défendre l’honneur et la vie des deux millions d’habitants qui ont remis entre leurs mains le soin de leurs destinées, qu’il importe de prendre sur l’heure toutes les mesures nécessitées par la situation ;

« Considérant que des hommes politiques et des magistrats de la cité doivent concilier le salut commun avec le respect des libertés publiques,

« Décrète :

« Article premier. — Toute personne prévenue de complicité avec le gouvernement de Versailles sera immédiatement décrétée d’accusation et incarcérée.

« Art. 2. — Un jury d’accusation sera institué dans les vingt-quatre heures pour connaître des crimes qui lui seront déférés.

« Art. 3. — Le jury statuera dans les quarante-huit heures.

« Art. 4. — Tous les accusés retenus par le verdict du jury d’accusation seront les otages du peuple de Paris.

« Art. 5. — Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera, sur le champ, suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus en vertu de l’article 4 et qui seront désignés par le sort.

« Art. 6. — Tout prisonnier de guerre sera traduit devant le jury d’accusation qui décidera s’il sera immédiatement remis en liberté ou retenu comme otage. »

Nous avons tenu à reproduire ce document dans son texte intégral, puisqu’aujourd’hui encore il constitue contre la Commune une des charges le plus souvent et le plus complaisamment invoquées par les historiens d’hypocrisie et de mensonge. Ce décret était juste : il était légitime : il était nécessaire. Il formulait la réplique obligatoire aux atrocités sans nom que les défenseurs des classes privilégiées avaient déjà commises. Par malheur, la Commune répliquait à une heure où les vrais otages, les plus précieux : ministres, députés, généraux, grands brasseurs d’affaires et agioteurs, s’étaient garés à l’abri des canons de l’ordre et des chassepots de l’armée régulière reconstituée grâce à la permission et à la faveur prussiennes. Le gouvernement révolutionnaire ne pouvait appréhender que quelques attardés : un archevêque, un magistrat, un banquier marron, des jésuites et des prêtres, tous gens dont Thiers et l’Assemblée nationale n’avaient en somme qu’un médiocre souci. Cependant la mesure suffit pour paralyser jusqu’à la dernière semaine de mai la fureur de répression qui brûlait Versailles. Malgré tout, la Commune avait donc frappé juste.



  1. Gustave Lefrançais : Étude sur le mouvement communaliste (p. 219-220), et Souvenirs d’un Révolutionnaire (p. 494).
  2. Général Vinoy. — Armistice et Commune, p.374.
  3. La Guerre des Communeux de Paris, par un Officier supérieur de l’armée de Versailles, p. 133.