Histoire socialiste/La Commune/08

Chapitre VII.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre VIII.

Chapitre IX.



THIERS À LA BESOGNE


Thiers escomptait-il pour sa politique de meurtre le contre-coup de l’émotion que ses provocations devaient déchaîner ? Méditait-il ainsi d’acculer la Commune aux résolutions du désespoir ? C’est possible, c’est même certain.

Pour s’en convaincre, il suffit de relever ses paroles et de s’enquérir de ses machinations à dater du jour de sa fuite, qui elle-même ne s’explique que par son âpre désir de pousser à l’extrême le conflit et d’obliger la Révolution à livrer bataille rangée. Qu’il se soit prêté à la comédie des maires négociant en vue d’élections avec le Comité central, c’est indéniable. Il savait trop bien qu’il n’y avait là qu’amusette, dont l’acte final ne l’inquiétait guère, puisqu’il tenait en ses mains les ficelles des premiers rôles du parti de l’ordre qui grimaçaient alors sur la scène parisienne : Tirard, Langlois ou Saisset. Mais dès le pacte conclu entre les maires et les représentants de la garde nationale, c’est-à-dire dès Paris rentré dans ce que l’on est convenu de dénommer la légalité, que dit Thiers ? Que fait-il ? Sa première manifestation est une déclaration de guerre. Il y calomnie et y insulte à la fois et, par avance, cherche à infirmer le verdict que les électeurs vont rendre. Dès le dimanche, 26 mars, il télégraphie à ses préfets, en une circulaire que toute la presse provinciale reproduira le lendemain : « La France résolue et indignée se serre autour du gouvernement et de l’Assemblée nationale pour réprimer l’anarchie. Cette anarchie essaie toujours de dominer Paris. Un accord, auquel le gouvernement est resté étranger, s’est établi entre la prétendue Commune et les maires, pour en appeler aux élections. Elles se feront aujourd’hui, probablement sans liberté, et dès lors sans autorité morale ; que le pays ne s’en préoccupe point et ait confiance. L’ordre sera rétabli à Paris comme ailleurs ».

Le 28 mars, nouvelle circulaire moins outrageante peut-être, car l’homme a peur à cet instant ; il doute : les 230.000 électeurs qui se sont portés le 26 au scrutin lui ayant donné à réfléchir, mais dont le ton reste quand même de défi et de menace : « À Paris, mande-t-il, il règne un calme tout matériel.

« Les élections auxquelles une partie des maires s’étaient résignés, ont été désertées par les citoyens amis de l’ordre. Là où ils ont pris le parti de voter, ils ont obtenu la majorité, qu’ils obtiendront toujours, lorsqu’ils voudront user de leurs droits, on va voir ce qui sortira de ces illégalités accumulées.

« … Du reste, si le gouvernement, pour éviter le plus longtemps possible l’effusion du sang a temporisé, il n’est pas resté inactif et les moyens de rétablir l’ordre n’en seront que mieux préparés et plus certains. »

Le plan de Thiers est donc bien de séparer Paris de la France et d’ameuter la France contre Paris. Il écarte toute pensée de compromis, en condamne jusqu’à l’espoir, manœuvre pour amener le pays à cette conception que les Parisiens sont des brigands et qu’on ne parlemente pas et ne compose pas avec des brigands, qu’on les écrase. Silence aux pacificateurs et aux conciliateurs, et place à la force qui décidera.

Le 1er avril, le parti de Thiers est pris définitivement. Comme nous venons de le rappeler, il a coupé Paris de toutes ses communications avec l’extérieur ; il arrête au passage la correspondance et confisque les journaux ; il sait donc que, passées les fortifications, seule sa voix dorénavant portera et sera entendue. Tranquille, il peut mentir sans crainte et il en use. C’est à 12 h. 45 du matin qu’il lance à ses préfets sa troisième circulaire. Dans quelques heures, il dirigera contre la capitale ses premières colonnes d’assaut, et il tente cyniquement de déshonorer son adversaire avant de le poignarder, afin de décourager tout élan de solidarité ou même de pitié qui risquerait de faire dévier le poignard. Voici comment il s’exprime à cette minute suprême : « À Paris, la Commune déjà divisée, essayant de semer partout de fausses nouvelles et pillant les caisses publiques, s’agite, impuissante, et elle est en horreur aux Parisiens qui attendent avec impatience le moment d’en être délivrés. L’Assemblée nationale, serrée autour du gouvernement, siège paisiblement à Versailles, où s’achève de s’organiser lune des plus belles armées que la France ait possédées. Les bons citoyens peuvent donc se rassurer et espérer la fin prochaine d’une crise qui aura été douloureuse mais courte ».

La presse de conservation sociale, et il n’y en a guère que de celle-là à l’époque, renchérit naturellement sur le thème fourni par le Pouvoir exécutif. Parie est à feu et à sang, aux mains d’une bande de repris de justice et de forçats échappés des bagnes de toutes les nations qui se sont donné rendez-vous pour la destruction et pour le pillage. La légende qui facilitera dans deux mois l’égorgement et le légitimera est déjà née. L’armée peut y aller.

«  L’une des plus belles armées que la France ait possédées », a télégraphié Thiers. Tout, en effet, pour le réaliste vieillard, se résumait en ce point : avoir une armée à son service, au service de sa classe, une armée, c’est-à-dire la force. Avant le 18 mars, c’était là sa préoccupation dominante, alors que déjà il rêvait de « soumettre » Paris. Après le 18 mars, cela devient une idée fixe, tourne à la hantise. C’est à la reconstitution de cette armée, instrument passif de ses desseins sanglants, qu’immédiatement il applique toutes ses aptitudes et apporte tous ses soins.

Nous avons à cet égard les confidences laudatives de son entourage. Nous avons surtout sa propre déposition à la Commission d’enquête, caractéristique à plus d’un titre. On a ri des prétentions de l’homme qui se tient pour un foudre de guerre, un émule de Frédéric ou de Napoléon et qui, énumérant complaisamment tous les problèmes de tactique qu’il eut à résoudre, toutes les difficultés stratégiques qu’il eut à vaincre, ne parle que tranchées, cheminements, escarpes et contre-escarpes, feux de flanc, feux plongeants et brèches, comme s’il conférenciait à quelque école de balistique ou de pyrotechnie. Ce

UN BAL AUX TUILERIES SOUS LA COMMUNE (EN 1871)
D’après une gravure du Musée Carnavalet.


prud’homme, qui s’enfle en matamore, a semblé grotesque. Mais comme ses prétentions ont abouti en somme au meurtre de milliers et de milliers d’êtres humains, au fond, il n’y a pas à rire. Paris, si l’on y réfléchit, vaut Wagram ou Friedland, on a ramassé autant de morts sur le champ du carnage. Le petit épicier a donc su faire grand dans la boucherie et il a le droit de se poser en Tamerlan devant tant et tant de cadavres amoncelés. C’est que, à défaut d’une intelligence compréhensive et vaste, que le sort lui avait refusée, il possédait du moins un esprit ferme et lucide qui l’avertissait que c’est avec des baïonnettes, non pas avec des phrases que l’on arrête une révolution, quand elle peut être arrêtée. Que ce soit son génie militaire qui ait pris Paris, ou la trahison qui le lui ait livré, ou bien encore l’impéritie de la Commune, là n’est pas la question. Ce qui est certain, c’est que c’est lui qui refit l’armée, qui reforgea, affila l’outil et qui, par conséquent, a mis une fois de plus la force au service de la réaction, et une fois de plus lui a donné la victoire.

Cette armée, nous l’avons rencontrée à la tombée du jour, le 18 mars, battant en retraite au commandement même de Thiers, soucieux d’abord de l’éloigner de la fournaise où elle fond à vue d’œil, où deux de ses régiments, quelques heures auparavant, à Montmartre, se sont déjà volatilisés. L’ordre du départ l’a brusquement surprise à la minute psychologique, où sans doute, elle allait irrémédiablement défaillir, se dissoudre, passer à l’insurrection.

Machinalement, elle a obéi et elle s’écoule dans la nuit sur Versailles ; mais sa marche est rétive, son allure ambiguë et oscillante ; elle avance, mais elle pourrait aussi bien reculer, retourner sur ses pas, après avoir réglé le compte de ses chefs, comme l’ont fait l’après-midi ceux du 88e au général Lecomte. Thiers, posté sur la route près de Sèvres, regarde défiler bataillons et escadrons. À ses yeux scrutateurs, à son oreille attentive parlent les signes extérieurs qui révèlent l’état d’âme de cette multitude qui chemine : les rangs lâches, les files flottantes, le pas traînant, l’incessant murmure où gronde la révolte latente. Mieux que personne, il perçoit en ce désarroi le naufrage de la discipline et que tous ces hommes ne marchent que par un restant d’habitude, que n’étaient les gendarmes qui les encadrent et qui les poussent, ils se débanderaient, jetteraient leurs fusils ou les tourneraient contre leurs officiers, contre lui.

Cette armée, nous la retrouvons méconnaissable, radicalement transformée moins de deux semaines après. Solide, liée dans tous ses éléments, soumise et souple aux mains du commandement, elle redevient chaque jour un peu plus l’armée d’antan, celle qui vainquit à Transnonain et aux barricade de Juin, celle que l’Empire tint en laisse dix-huit ans contre la liberté et contre le peuple. « Une des plus belles armées… », Thiers exagère même de son point de vue, apparemment pour redonner un peu de cœur au ventre à la bourgeoisie affolée, mais il ne se trompe pas quand il juge que la machine à tuer est dès lors très convenablement réparée et huilée et qu’il est permis d’en espérer un fonctionnement déjà satisfaisant.

De cette métamorphose presque instantanée, il est évidemment le principal et responsable auteur et c’est à juste titre qu’il s’en enorgueillit. Pour cela quels procédés a-t-il mis en œuvre ? Les plus vieux et les plus classiques sans doute, mais aussi les plus infaillibles, ceux qui avaient servi la veille, qui servent aujourd’hui et serviront demain, tant que l’organisation militaire n’aura pas été complètement amendée. Thiers s’explique tout au long sur ce point dans sa déposition à la Commission d’Enquête du 18 mars que nous avons déjà maintes fois citée. La recette qu’il employa est simple et au fond il n’eut que le mérite de tenir fermement la main à son application ; mais cela, il est vrai, suffisait. La recette consistait à isoler les troupes, à les séquestrer, pour développer en elles cette mentalité spéciale, mentalité du soudard professionnel, très aisée à créer dès qu’on a retranché des hommes armés du milieu extérieur et qu’on leur procure avec une alimentation normale quelques menues faveurs sous forme de spiritueux et d’alcools. Dans ce but, nulle précaution ne paraît à Thiers superflue ou puérile. Écoutez-le plutôt : « Aussi fis-je, dit-il, donner l’ordre de serrer l’armée et notamment de l’isoler. Nos principales forces étaient campées à Satory, avec injonction de ne laisser aborder qui que ce fut. L’instruction était donnée de fusiller quiconque tenterait d’approcher. Du côté de Neuilly, je fis prescrire au Mont-Valérien, qui était entre les mains de braves gens, de tirer à outrance dès qu’il se présenterait des masses ennemies. En même temps, je recommandais de la manière la plus formelle de traiter très bien nos soldats. J’augmentais la ration, surtout celle de la viande reconnue insuffisante. J’étais sûr qu’en les nourrissant bien, qu’en les faisant camper, qu’en forçant les officiers à camper avec elles, les troupes se referaient bien vite et arriveraient à avoir une très bonne attitude. À la suite du premier siège, les soldats étaient débraillés, mal vêtus ; leur aspect était fâcheux. J’étais certain que ce désordre passerait bientôt avec le campement, avec une surveillance active et bien soutenue. Mon espérance ne fut pas trompée, car en quelques jours l’armée changea d’aspect et tout le monde en fut frappé ». Ainsi en use le maître avec ses chiens de garde pour les rendre soumis à sa personne, féroces au restant du monde. Il les met à la chaîne tout le jour et emplit leur écuelle. Régime identique pour mêmes fins.

À ces heures critiques, Thiers a donc bien refait l’armée, comme il s’en flatte et la réaction bourgeoise ne lui en aura jamais trop de gratitude.

Toutefois, cette armée, quelqu’un, car il faut être véridique, lui en a procuré les éléments, la substance. Thiers a confectionné le civet ; un autre avait fourni le lapin. Cet autre c’est Bismarck. Le vainqueur de la Commune le reconnaît au reste et presque de bonne grâce. Dans sa déposition, il ne cache pas que le Prussien ne lui marchanda nullement ses bons offices et se porta même au-devant de ses demandes et de ses désirs. « Malgré, dit-il, le traité qui limitait à 40.000 hommes l’armée de Paris, M. de Bismarck consentit à une augmentation, qui fut d’abord de 100.000 hommes, puis de 130.000. Il nous en fournit lui-même les moyens, en nous renvoyant un nombre assez considérable de nos prisonniers, dont il avait suspendu le retour par suite des contestations survenues ». Un autre témoin, dont la déposition a dans l’occurence une valeur égale à celle de Thiers, le général Vinoy, commandant en chef de l’armée de Versailles, a été plus explicite encore et indique que, jusque dans le détail, Bismarck s’employa à aider ses bons amis les ennemis. « Les quinze jours, a-t-il écrit[1], qui s’écoulèrent du 19 mars au 2 avril furent de part et d’autre employés à l’organisation des forces militaires qui allaient engager la lutte. Il fallait avant tout augmenter l’effectif de l’armée et on ne pouvait le faire qu’avec l’assentiment des Prussiens. Les négociations ouvertes à ce sujet furent couronnées d’un plein succès. L’État-Major allemand, après en avoir référé à l’empereur Guillaume, consentit à ce que l’armée qui devait tenter de reprendre Paris sur la Commune fut portée de 40.000 à 80.000 hommes. Ce chiffre fut même peu après augmenté de 20.000, et au moment où nous pûmes rentrer dans la capitale, l’armée dite de Versailles dépassait 100.000 combattants. Elle fut reconstituée surtout au moyen de nombreux prisonniers de guerre que l’Allemagne nous rendit, en commençant par les officiers, ce qui permit de former aussitôt des cadres nouveaux où furent reversés les soldats qui arrivèrent ensuite ».

Cela n’a pas empêché les plumitifs bourgeois, qui ont eu la prétention d’écrire l’histoire de la Commune, d’affirmer que le Prussien aida Paris, le favorisa, qu’il couvait d’un œil sympathique et quasi-fraternel le mouvement révolutionnaire. Il aima et favorisa si bien Paris, qu’il tendit au boucher le couteau de l’égorgement. Le mensonge est donc flagrant ; mais il n’en continuera pas moins à être réédité tant qu’il y aura un régime capitaliste et une histoire officielle écrite par les valets de ce régime, alors que si la bourgeoisie française n’était pas une ingrate, elle aurait élevé déjà à Bismarck, son sauveur avec Thiers, un monument de sa reconnaissance à la Terrasse de l’Orangerie ou au Plateau de Satory.

À la date où nous sommes parvenus, 1er avril, les bons offices de Bismarck, le temps manquant, n’avaient pu produire leur plein effet, mais dès lors Thiers possédait l’assurance de ne pas manquer, quand il la lui faudrait, de la chair à canon nécessaire. D’où sa superbe qui éclate dans une autre des phrases célèbres de sa déposition : « Dès que je fus parvenu à réunir 50.000 hommes, je me dis que le moment était venu de donner une leçon aux insurgés ». Ce moment porte une date, celle du 2 avril, et la déclaration que l’on vient de lire établit péremptoirement qu’à cette date, comme au 18 mars, le « parti de l’ordre » fut l’agresseur, le provocateur, ouvrit le feu.



  1. Général Vinoy. L’Armistice et la Commune (p. 241-245).