Histoire socialiste/La Commune/04

Chapitre III.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre IV.

Chapitre V.



LES MAIRES ET LE COMITÉ CENTRAL


La première tentative des maires pour s’immiscer dans les événements date de la journée même du 18.

En ce jour, les maires et adjoints, réunis avec les députés de la Seine à la mairie de la Banque, puis du Louvre, chargeaient douze d’entre eux de porter au gouvernement les propositions de conciliation suivantes, qui leur paraissaient de nature à enrayer le mouvement : 1o Nomination de Dorian à la mairie centrale de Paris ; 2o Nomination du colonel Langlois au commandement en chef de la garde nationale ; 3o Élections municipales immédiates ; 4o Assurance que la garde nationale ne serait pas désarmée. Favre reçut la délégation et, avec sa superbe habituelle, répondit : « Aucune concession ne peut être faite à l’émeute ; nous ne pactisons pas avec les assassins ». Réponse péremptoire, trop même, sans doute, car, à minuit, contre-ordre venait du ministère de l’Intérieur, de Picard, qui souscrivait ou à peu près aux trois premières conditions, et notamment investissait, avec l’agrément de Thiers, le colonel Langlois du commandement en chef de la garde nationale. L’intention se devine. Thiers, plus prudent que Favre, ne croyait pas l’instant venu de démasquer contre Paris toutes ses batteries. Il savait bien, au reste, qu’il jouait sur le velours, des concessions trop tardives n’étant jamais acceptées par un adversaire victorieux. En effet, le Comité central, comme nous l’avons relaté, se refusait à recevoir du gouvernement un chef qu’il entendait nommé par la garde nationale.

Le lendemain 19, c’est vers le Comité central que, par la force même des choses, la réunion des maires et des députés se retourne ; mais dès ce moment, notons-le, les maires et députés ont obtenu du gouvernement plein pouvoir pour l’administration civile de la capitale. Tirard, maire du IIe arrondissement et député à la fois, détient en poche le pouvoir signé : Ernest Picard, ministre de l’Intérieur. Les maires, les députés, quoiqu’ils disent et fassent, ne représentent donc que Versailles, dont ils ont mandat. Ils ne sont pas, ne peuvent pas être une puissance indépendante, autonome, s’interposant entre deux autres puissances en vue d’un arrangement. Ceci est important et il convient d’y insister. Nous n’avons pas affaire là à deux partis et à un troisième, à une façon de tiers-parti, mais à deux partis seulement : l’un, représenté à la fois à Versailles et à Paris ; l’autre, à Paris simplement. Que certains maires s’y soient trompés, que, même sans s’y tromper, ils aient pu croire jouer un rôle d’arbitres et de conciliateurs, c’est très possible ; mais ceux-là, honnêtes et bien intentionnés, comme probablement Bonvalet et Mottu, furent dupes : voilà tout.

En tout cas, Thiers ne s’y méprit pas. L’action négociatrice et conséquemment déprimante des maires avait emploi dans son plan. Incertain encore de l’issue, il ne dédaignait pas de se réserver une porte de sortie. D’autre part, il savait son Paris et n’ignorait pas, notamment, que, si la classe ouvrière était tout entière levée contre le gouvernement, la bourgeoisie petite et même moyenne était, pour son compte, complètement désaffectionnée de ce même gouvernement, indifférente, sinon hostile. N’est-il pas de Tirard, c’est-à-dire de son confident parisien le plus intime, ce propos significatif tenu à la Commission d’enquête, comme il parlait de l’état d’esprit des personnes qui, par situation, auraient semblé les plus intéressées au maintien de la tranquillité publique : « Ils manifestaient une égale répugnance pour Versailles et pour le Comité central ». La tactique n’était donc pas inutile qui avait pour objet de ne pas froisser irrémédiablement ces éléments par une allure trop uniment brutale et provocante, et de courir le risque ainsi de les fixer dans leur attitude expectante ou même de les rejeter vers l’ennemi. C’est en ce sens que devait servir l’action des maires, trompe-l’œil et dérivatif. Leurs négociations amusaient le tapis et dissimulaient le restant de l’opération, l’essentiel, qui s’exécutait à Versailles.

Après ces quelques considérations, suffisantes pour l’instant, mais sur lesquelles il conviendra de revenir quand il s’agira de juger, après coup, la besogne accomplie, reprenons le récit des faits.

Donc, réunis le 19, à 2 heures, à la mairie du IIIe, les maires y prolongeaient leur conciliabule jusqu’à 6 heures, heure à laquelle, après avoir entendu Arnold, du Comité central, ils décidaient de l’envoi d’une délégation à l’Hôtel de Ville. Composaient la délégation : Clemenceau, Cournet, Lockroy, Minière, Tolain, députés ; Bonvalet et Mottu, maires ; Jaclard, Malon, Meillet, Murat, adjoints. Le Comité central reçut ses visiteurs en séance. La discussion fut chaude. Clemenceau porta la parole pour son camp, et, dès l’abord, se plaça sur le terrain Versaillais, le terrain de la reconnaissance et du respect de l’Assemblée nationale. Millière, Malon, qui étaient de cœur avec le mouvement et allaient s’y rallier, intervinrent avec plus de conciliation et de cordialité. Varlin répondit au nom du Comité central et posa catégoriquement les termes du problème. On nous demande ce que nous voulons, eh bien, voici, dit-il, « nous voulons un Conseil élu, les franchises communales, la suppression de la préfecture de police, le droit pour la garde nationale de nommer tous ses officiers, la remise entière des loyers, une loi équitable sur les échéances ; nous voulons enfin que l’armée se retire à vingt lieues de Paris ». La déclaration était nette. Restait à la faire ouïr aux maires et députés assemblés, telle que leurs mandataires venaient de l’entendre. Arnold, Jourde, Moreau et Varlin en furent chargés.

La prise de contact eut lieu dans la soirée, à dix heures, à la mairie de la Banque. Une soixantaine d’élus parisiens : députés, maires, adjoints y étaient venus, la fine fleur du radicalisme et du libéralisme républicains. Tirard présidait. Autour de lui, des sommités démocratiques : Louis Blanc, Carnot, Schoelcher, Peyrat. Le débat fut plus long, plus aigre, plus envenimé qu’il n’avait été à l’Hôtel de Ville. Les représentants des deux camps se mesurèrent, s’invectivèrent, discutèrent pied à pied. « De qui tenez-vous votre pouvoir, interrogeaient les élus, qui vous a nommés ? Il n’y a ici qu’un pouvoir régulier et légal, le nôtre ». À quoi les délégués du Comité central répliquaient : « Notre pouvoir est un fait ; le Comité central existe, il occupe l’Hôtel de Ville et c’est lui qui nous a envoyés ici ». Varlin exposa le programme du Comité, les buts poursuivis, par-dessus tout les élections municipales immédiates pour la préparation desquelles ils étaient prêts à s’entendre avec les maires. Louis Blanc fut le plus odieux. Il affirma qu’il ne voulait pas de transaction avec les insurgés, se refusait à paraître leur auxiliaire aux yeux de la France. Jusqu’à quatre heures, la controverse dura. Varlin était demeuré seul des siens. Enfin on parut tomber d’accord. Il était convenu que le Comité central conserverait le commandement de la garde nationale, mais transférerait ses quartiers à la place Vendôme. L’Hôtel de Ville serait remis aux maires ; trois d’entre eux iraient en prendre possession le matin même, à neuf heures. Quant aux députés, ils partiraient de suite à Versailles pour y porter la nouvelle de la transaction et y proposer le vote d’urgence d’une loi municipale.

À neuf heures du matin, en effet, Bonvalet, maire du IIIe, se présentait à l’Hôtel de Ville avec Murat, adjoint du Xe et Denizol, adjoint du XIIe. Mais le Comité central leur déclara que ses délégués avaient outrepassé la veille le mandat qui leur avait été confié et qu’il ne reconnaissait pas en conséquence la convention intervenue. Responsable de la situation et de ses suites, le Comité ne pouvait se dessaisir ni du pouvoir militaire, ni du pouvoir civil. Bonvalet se retira et Murat gagna de suite Versailles pour prévenir les députés de ce changement de front.

Ainsi, les deux partenaires en revenaient à leur position première. Par lui-même et par lui seul, le Comité central devait faire face aux exigences de la situation. Du reste, il l’avait bien un peu prévu, car dans le numéro du Journal officiel paru le matin, il commentait abondamment sa conduite et exposait ses actes. Plus prolixe que la veille, il expliquait dans une proclamation qui il était et où il prétendait aller. Son manifeste se terminait par cette péroraison très remarquable d’allure et qui prouvait que, pour si « inconnus » qu’ils fussent, si les hommes du Comité central ne savaient pas toujours agir, ils savaient parler et écrire : « Nous, chargés d’un mandat qui faisait peser sur nos têtes une terrible responsabilité, nous l’avons accompli sans hésitation, sans peur ; et dès que nous voici arrivés au but, nous disons au peuple qui nous a assez estimés pour écouter nos avis qui ont souvent froissé son impatience : « Voici le mandat que lui nous a confié ; là où notre intérêt personnel commencerait, notre devoir finit ; fais ta volonté. Mon maître, tu t’es fait libre. Obscurs, il y a quelques jours, nous allons rentrer obscurs dans tes rangs et montrer aux gouvernants que l’on peut descendre, la tête haute, les marches de ton Hôtel de Ville, avec la certitude de trouver au bas l’étreinte de ta loyale et robuste main ». Par une autre proclamation, conclusion logique de la précédente, le Comité convoquait les électeurs aux urnes pour le mercredi 22 mars. La province non plus n’était pas oubliée ! Une longue note rédigée à son intention par les délégués au Journal officiel la mettait très exactement au courant. On y comptait que les départements éclairés et désabusés rendraient justice au peuple de la capitale et comprendraient que l’union de toute la nation est indispensable au salut commun.

Ces documents manifestent l’esprit de conciliation, de modération extrême, excessif, qui animait le Comité central. Il apparaît, à leur lecture, qu’il ne veut rien casser, rien perturber dans l’ordre politique, moins encore dans l’ordre social ; son objectif unique est de défendre et faire prévaloir les droits de Paris, ses franchises municipales. On relèverait à grand peine dans les colonnes de l’Officiel de ce jour et aussi des jours suivants une phrase, une expression qui put inquiéter les oreilles bourgeoises, décelât une arrière-pensée d’expropriation, de reprise sur les classes possédantes. Laisser la parole à la population, lui remettre le plus tôt possible un pouvoir qu’il ne considère entre ses mains que comme un dépôt éminemment provisoire, telle est bien l’idée dominante du Comité central à ce moment. Qu’on l’en blâme ou qu’on l’en loue, c’est le fait.

Durant ce temps, Versailles déjà aiguisait le poignard. Qu’on se transporte aux débats de ce jour, à l’Assemblée nationale et que l’on juge. Avant d’entrer, à la descente du train, on est dévisagé, toisé, fouillé par des mains policières : dès ce moment, le passe-port est de rigueur. Aux alentours du palais des rois, dans les couloirs, dans la salle des séances, une terreur intense règne ; les plus braves ne parlent de rien moins que de déguerpir jusqu’à Bourges. À la tribune monte un M. de Lasteyrie, qui propose et fait nommer à la vapeur une Commission de quinze membres « qui réunisse toutes les pensées de l’Assemblée et qui s’entende avec le pouvoir exécutif afin d’agir comme il convient dans les circonstances actuelles ». Dans cette Commission, deux généraux, deux amiraux, deux ducs, tout un lot de réactionnaires obtus et féroces ; pas un républicain. En écho, pour rassurer un peu cette Chambre qui, littéralement s’effondre, Picard, ministre de l’Intérieur, demande et obtient, presque sans protestation, la mise en état de siège du département de Seine-et-Oise. Voilà, maintenant, Trochu au perchoir, le doucereux tartuffe de la Défense. Froidement, il vomit l’injure sur ceux qu’il a trahis, ces « misérables », ces « scélérats », ces « meneurs de guerre civile qui, dix fois pendant le siège, avaient failli amener l’ennemi à Paris ». La réaction, à savoir les neuf dixièmes et demi de l’Assemblée, exulte et trépigne.

C’est dans ce milieu surchauffé, affolé, que les députés de la Seine essayent timidement, avec des précautions infinies, de réclamer la mise à l’ordre du jour des mesures dont le vote, ils le savent, est attendu impatiemment de tout Paris, de la bourgeoisie aussi bien que du peuple, et qui, seules, peuvent provoquer une détente, offrir un terrain à la conciliation. Clemenceau dépose et lit une proposition relative aux élections municipales. Cette proposition prévoit des élections dans le plus bref délai pour un Conseil composé de 80 membres, choisissant dans son sein son président qui aurait titre et exercerait les fonctions de maire de Paris. Au bas, avec celle de Clemenceau, 16 autres signatures : Louis Blanc, Schœlcher, Tolain, Tirard, Brisson, Greppo, Lockroy, Langlois, Edgar Quinet, Brunet, Millière, Martin Bernard, Cournet, Floquet, Razoua, Farcy.

Au nom des mêmes signataires, Langlois réclame la reconnaissance du droit pour la garde nationale d’élire tous ses chefs. Une troisième proposition, de Millière, demande l’ajournement à six mois des échéances des effets de commerce. Le gouvernement étant intervenu, l’urgence fut votée sur ces propositions : mais, dès lors, on pouvait prévoir le sort qui leur était réservé.

Par bonheur pour lui, le Comité central avait surmonté ou tourné en ce jour l’un des obstacles les plus redoutables qui s’opposaient à sa marche ; il avait réglé la question du paiement de la solde de la garde nationale. 300.000 hommes, en effet, étaient là qu’il devait nourrir matin et soir. D’où 450.000 fr., au bas mot, à débourser quotidiennement, sans parler des secours complémentaires. La charge lourde pour toutes épaules l’était plus encore pour les épaules de ces nouveaux venus à la vie politique et administrative. Deux hommes de cœur, d’intelligence et d’énergie s’attelèrent à la besogne et surent pourtant la mener à bien : Jourde et Varlin. N’ayant pas voulu, le 19, par scrupule, forcer les coffres du ministère des Finances, où ils auraient trouvé près de 5 millions, et après s’être adressés le matin du 20, à de grands établissements de crédit qui leur avaient fait des promesses assez vagues, ils allaient directement, dans la journée, frapper à la Banque. Là, le gouverneur Rouland, qui redoutait pire, leur remettait un million à la seule condition que mention fut faite au reçu que cette somme avait été réquisitionnée pour le compte de la Ville. Ainsi, le Comité central pouvait voir venir. Il avait facilité pour se retourner et aviser.

À vrai dire, il était temps, car le lendemain matin l’attaque commençait sur toute la ligne.

Les députés et les maires d’abord se hâtaient de porter par affiche à la connaissance de la population que l’Assemblée nationale avait, sur leur invitation, voté l’urgence d’un projet de loi relatif aux élections du Conseil municipal de Paris et ils invitaient, en conséquence, la garde nationale à écarter toute cause de conflit en attendant les décisions de l’Assemblée nationale. Quelques heures après, plus explicite encore, la camarilla des députés et maires lançait une deuxième proclamation, tissu de faussetés et d’illusions. Elle mettait en avant la patrie sanglante et mutilée et engageait les électeurs à ne pas répondre à un appel qui leur était adressé sans titre et sans droit. Les braves avaient pleine confiance en l’Assemblée nationale ou le prétendaient. « Nous voulions, disaient-ils, le maintien, l’affermissement de la grande institution de la garde nationale. Nous l’aurons ; l’Assemblée nous le donnera ; nous voulions, pour Paris, des élections municipales immédiates, la consécration de ses franchises municipales. Nous l’aurons ; l’Assemblée nous le donnera ». Naïveté ou duplicité, selon que l’on suppose la bonne ou la mauvaise foi.

Cette démonstration en venait appuyer une autre qui paraissait émaner d’une source différente, mais qui était peut-être combinée, puisque, à côté de feuilles nettement réactionnaires : Univers, Union, Français, Gaulois, Figaro, elle en groupait des républicaines, telles que la Vérité, le Temps, l’Opinion Nationale. Il s’agit de la déclaration de la Presse aux électeurs de Paris. Les trente-cinq journaux signataires se plaçaient académiquement au point de vue du droit constitutionnel. La convocation des électeurs étant, affirmaient-ils, un acte de la souveraineté nationale, n’appartenant qu’aux pouvoirs issus du suffrage universel, le Comité central n’avait pas qualité pour cette convocation. Partant, ils déclaraient nulle et non avenue la convocation pour le 22 mars et engageaient les électeurs à n’en pas tenir compte.

C’était bien la guerre, guerre qui, des conciliabules des maires et des bureaux de rédaction, allait descendre dans la rue. C’est ce jour qui vit en effet la première manifestation des « Amis de l’Ordre ». Les dits amis paraissent s’être rassemblés à l’appel d’un certain Bonne, capitaine au 253e bataillon. Des boulevards, lieu de rendez-vous, ils s’étaient acheminés place de la Bourse, puis, serrés autour d’un drapeau tricolore portant en exergue : « Réunion des Amis de l’Ordre », ils s’étaient dirigés sur la place Vendôme et arrêtés devant l’état-major de la garde nationale, au no 22, ils assourdissaient les airs de leurs clameurs. « Vive l’Assemblée ! » criaient-ils. Un membre du Comité central parut au balcon et les invita à envoyer une délégation. Les manifestants répondirent en vociférant : « À bas le Comité ! Pas de délégués ! Vous les assassineriez : » Les gardes nationaux qui veillaient aux portes, refoulèrent alors hors de la place ces agités qui ne tardèrent pas à se séparer, se donnant rendez-vous pour le lendemain, dans les mêmes parages. Qu’étaient ces manifestants ? Leur cri de ralliement : « Vive l’Assemblée ! » indiquait surtout des amis de M. Thiers et de la majorité rurale. Les éléments cependant en étaient très mêlés et nombre d’agents bonapartistes ou autres s’y étaient faufilés, comme la chose devait apparaître plus clairement le lendemain. Les partis de réaction, en ces heures de confusion et d’agitation, croyaient leur jour venu et prenaient position.

À la faveur de ce mouvement de résistance des maires, de la presse et des hommes d’ordre, Versailles estimait aussi l’instant propice pour abattre les cartes. L’Officiel de l’Assemblée nationale avait publié le matin un long exposé de la situation. Le gouvernement y disait et expliquait sa retraite, notait qu’il avait passé ses pouvoirs aux maires chargés provisoirement d’administrer la capitale. Puis il dénonçait le Comité central, sa rébellion marquée par l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas, adjurait les départements de venir au secours du seul pouvoir régulier pour, avec lui, réprimer la sédition et tirer justice exemplaire des factieux qui besognaient de concert — il en avait preuve certaine — avec les plus détestables agents de l’Empire et nouaient des intrigues avec le Prussien.

À la séance de l’après-midi, le ton montait encore, et, à l’unanimité, l’Assemblée adoptait une proclamation au peuple et à l’armée, œuvre de l’académicien Vitet, qui suait la peur et la haine. Puis, à Langlois, à Brisson, à Léon Say même qui demandaient le droit commun pour Paris, Thiers répondait que la capitale ne pouvait être traitée comme une ville de 3.000 habitants. Enfin, Favre montait à la tribune et, véhément, l’écume aux lèvres, des sanglots dans la voix, prononçait contre la grande cité le plus abominable réquisitoire. D’emblée il s’opposait à toute transaction avec des hommes mettant au-dessus de l’autorité légitime « je ne sais quel idéal sanglant et rapace ». Pas d’attente, pas de temporisation, le combat à outrance, immédiat contre ce Paris « qui accepte aujourd’hui des assassins dans son Hôtel de Ville ». Et sachant son public, il avait le front d’ajouter : « Si quelques-uns des membres de cette Assemblée tombaient entre leurs mains, eux aussi seraient assassinés ». Puis, reprenant son chant du scalp : « L’état de Paris, c’est le vol, le pillage, l’assassinat érigés en doctrine sociale, et nous verrions tout cela sans le combattre !… Pas de faiblesse, pas de conciliation ? Hâtons-nous de faire justice des misérables qui occupent la capitale ». Ce hallali furieux avait mis l’Assemblée en délire. L’amiral Saisset qui avait en poche, en ce moment, sa commission de commandant en chef de la garde nationale s’écriait « Eh bien ! appelons la province et marchons sur Paris ». et toute la droite debout : « Oui, oui, marchons sur Paris ». Thiers, lui-même, eut crainte de cette rage, trop tôt déchaînée à son sens. Il intervint pour calmer les passions, obtint, avec Picard, le vote de l’urgence sur la loi municipale. Mais après cette explosion farouche, qui révélait les sentiments intimes et profonds de tous ces ruraux ligués contre Paris ouvrier et républicain, que pouvait bien signifier cette démonstration anodine et platonique ? La guerre civile était déclarée par Versailles ; rien désormais ne pouvait en conjurer la fatalité.

Le Comité central, lui, honnêtement, loyalement, toujours modérément, s’efforçait d’apprendre la situation vraie à Paris, à la France, à tous. De ses ennemis, — rapprochez ce langage des vociférations sanguinaires de Jules Favre — il disait simplement : « Les auteurs de tous nos maux ont quitté Paris, sans emporter le moindre regret. Et maintenant, soldats, mobiles, gardes nationaux sont unis par la même pensée, le même désir, le même but : nous voulons tous l’union et la paix. Plus d’émeute dans les rues ! Assez de sang versé pour ces tyrans ».

INTÉRIEUR DE L’HÔTEL DE VILLE
MEMBRES DE LA COMMUNE ET OFFICIERS EN DÉLIBÉRATION
D’après un document de l’époque. — Musée Carnavalet.


Un historique de la journée du 18 Mars publié à l’Officiel relatait les faits et les commentait avec une impartialité rare. Une ferme proclamation signée Duval, délégué à la préfecture de police, après avoir fixé le programme de revendications du Comité central : élections du Conseil municipal de Paris, des maires et adjoints des vingt arrondissements, de tous les chefs de la garde nationale, répondait péremptoirement comme suit à l’inepte calomnie portée contre la capitale de vouloir se séparer de la France : « Paris n’a nullement l’intention de se séparer de la France. Loin de là ; il a souffert pour elle l’Empire, le Gouvernement de la Défense nationale, toutes ses trahisons et toutes ses lâchetés. Ce n’est pas, à coup sûr, pour l’abandonner aujourd’hui, mais seulement pour lui dire en qualité de sœur aînée : Soutiens-toi toi-même, comme je me suis soutenue : oppose-toi à l’oppression, comme je m’y suis opposée. »

Le langage diffère de celui de Versailles. Ni insulte, ni provocation. Pas d’appel à la tuerie et au carnage. Le Comité central ne s’occupait qu’à convaincre, à persuader chacun, Paris et province de son bon droit, de la légitimité de ses revendications, de la supériorité de sa cause.

Pourtant, si pacifique que l’on soit, il faut bien à certaines heures, si l’on ne veut périr, se défendre, repousser l’attaque. Dans son numéro du 22 l’Officiel de Paris relevait la déclaration de la Presse parue la veille. Il annonçait que le Comité central ne permettrait pas que l’on portât atteinte plus longtemps à la souveraineté du peuple, en continuant à exciter à la désobéissance à ses décisions et ordres, et menaçait les délinquants de répression au cas de récidive.

Une note plus étendue, intitulée « Le Droit de Paris », et signée : le délégué au Journal Officiel », établissait la position respective de Paris et de Versailles. L’Assemblée nationale y était montrée telle qu’elle était, viciée dans ses origines, privée déjà d’une partie notable de ses membres, n’ayant reçu au surplus qu’un mandat limité, celui de résoudre la question de la paix ou de la guerre, et ne pouvant, sans violer la souveraineté du peuple, s’octroyer le pouvoir constituant et le droit d’élaborer des lois organiques. L’Officiel indiquait au surplus que, devant les démonstrations de la réaction qui était descendue dans la rue et menaçait d’y descendre encore, les élections étaient reportées au lendemain 23.

Les députés et les maires, moins fanfarons, en raison même de la tournure prise la veille par les débats de l’Assemblée nationale, avaient affiché pour leur part un placard où ils se bornaient à conseiller la patience et l’attente. Mais, maires et députés n’étaient pas maîtres de toute la clientèle bourgeoise. Les « Amis de l’Ordre » tenaient à manifester et manifestèrent comme ils l’avaient dit. La réaction voulait sa journée, elle l’eut, pas brillante du tout.

Vers midi, les « Amis de l’Ordre » commençaient à se grouper sur la place du Nouvel-Opéra, sans armes, apparentes du moins, puisque la consigne en avait été ainsi donnée. Dans les groupes, circulait l’amiral Saisset, de par Versailles commandant en chef de la garde nationale et dont le quartier général se trouvait très proche, au Grand-Hôtel. Le « brave marin » venait sans doute tâter le terrain. Ne le trouvant pas solide, il refusa le ruban bleu que les conjurés arboraient à la boutonnière. Un peu avant 2 heures, le cortège se mettait en marche par la rue de la Paix. Le plan était de traverser la place Vendôme, pour y narguer l’état-major de la garde nationale, puis de gagner, par la rue de Rivoli, l’Hôtel de Ville afin d’y siffler le Comité central. En tête, marchaient des boursicotiers, des gentilshommes de plume, des officiers en disponibilité : Frédéric Lévy, de Coëtlogon, de Heckeren, H. de Pêne, Sassary, de Molinel, membres de la Société des Gourdins réunis, la fine fleur de la réaction. Dans les rangs, provocateurs, se dissimulaient nombre d’agents bonapartistes prêts à escamoter le mouvement s’il prenait de l’ampleur. Au reste, si la manifestation aboutissait, même pacifique, c’était déjà une opération profitable, la preuve que la Révolution ne tenait pas son Paris et qu’un coup d’audace pouvait en avoir raison.

Par malheur pour ses instigateurs, la démonstration échoua piteusement. Les premiers rangs de la colonne de l’ordre vinrent se heurter place Vendôme aux barrages formés par les bataillons fédérés. La colonne voulut forcer. Des coups de feu retentirent, les premiers tirés, il semble, par les manifestants eux-mêmes puisque plusieurs d’entre eux tombèrent à ce moment frappés de balles qui les avaient atteints par derrière. Cependant Bergeret, qui commandait à la place, multipliait les sommations ; cinq minutes les tambours battirent. Enfin la colonne ne se dispersant pas, deux salves furent tirées par les fédérés qui couchèrent sur le sol une vingtaine de manifestants. Le reste s’enfuit comme une volée de moineaux. Ce fut un sauve-qui-peut général. En un clin d’œil la rue de la Paix se trouva nettoyée. Il y avait une trentaine de tués ou blessés du côté de la foule, deux tués et huit blessés dans les rangs fédérés.

Il ne restait plus à la réaction qu’à évacuer Paris à son tour ou à se terrer. C’est ce qu’elle fit. Boursicotiers, figaristes. pandours gagnèrent Versailles par les trains les plus rapides pour s’y mettre, avec leurs cocodettes, sous la protection du grand sabre des généraux décembriseurs. Le « Tout Paris » agioteur, bambocheur et proxénète se reformait au pied de la statue du Grand Roi.

Demeuraient donc en présence dans Paris évacué par le gouvernement, évacué par les beaux fils de la Haute, le Comité central et les maires. C’est entre ces deux pouvoirs que la partie se continue pendant les quatre jours qui suivent.

Mais pour que les maires gagnassent, il était indispensable qu’ils obtinssent de Versailles certaines concessions. « Ne nous laissez pas revenir les mains vides », implorait Tirard, leur vrai chef, à la séance du 21. Ces concessions, les arracheront-ils ? Jusqu’ici, il ne semble guère. À la séance du 22, l’Assemblée nationale, sans s’abandonner aux mêmes démonstrations violentes et haineuses que la veille, se montra dans le fond aussi butée, aussi intraitable sinon davantage. Vacherot, un maire de Paris pourtant et qui avait eu son heure d’audace, mais qui depuis le siège était définitivement passé dans le camp de la conservation sociale, rapportait sur le projet de Clemenceau et de ses collègues, tendant à accorder à la capitale, avec des élections immédiates, des libertés municipales égales à celles des autres communes de France. Il conclut, au nom de la Commission, au rejet pur et simple de la proposition et Picard, ministre de l’Intérieur, lui succédant, vint dire quel traitement d’exception le gouvernement réservait à la première ville du pays. Le projet gouvernemental, devenu du reste la loi, loi qui nous régit actuellement encore, réduisait le Conseil municipal parisien à un simple rôle de comptable et le plaçait entre les mains et sous la haute surveillance du préfet de la Seine et du préfet de police, qui en étaient en réalité les présidents. La convocation du Conseil appartenait au seul préfet de la Seine. L’urgence fut immédiatement décidée et, dès cette après-midi, le projet apparut comme voté.

Certes, ce n’est pas avec ce gâteau-là que l’on pouvait espérer amadouer Paris, pas plus sa petite bourgeoisie que son prolétariat. Les maires le comprirent si bien que certains dès lors, de crainte d’être débordés, craignant que le Comité central n’entrainât à sa suite toute la population, ils se préparèrent à la résistance violente à main armée. Contre qui ? Contre l’Assemblée nationale, contre Versailles réactionnaire ? Non, contre le Comité central, contre Paris révolutionnaire. Concentrant autour de la mairie de la Banque la garde nationale de l’ordre, ils prenaient, au cours du 22, de véritables dispositions de combat. Pour cela, ils recouraient, eux aussi, au bon moyen. Comme le Comité central, ils avaient frappé aux guichets de la Banque, et par un avis signé Tirard, Dubail et Héligon affiché à profusion, ils annonçaient que dès le lendemain ils paieraient la solde, au palais de la Bourse, à tous les gardes nationaux dont les mairies se trouvaient au pouvoir de représentants du Comité central, Ils devaient ainsi, le soir et le lendemain, grouper 25,000 hommes avec lesquels le Ier et le IIe arrondissements furent militairement occupés. Les mairies de ces deux arrondissements étaient fortifiées ; des postes, des sentinelles placés à tous les coins de rue, du pont des Arts à la gare Saint-Lazare, point de contact avec Versailles, et d’où le bataillon fidèle au Comité central avait été délogé et remplacé par un bataillon de l’ordre. Paris était de la sorte divisé en deux camps. Les forces hostiles de l’Hôtel de Ville et des maires se faisaient face sur un front de plusieurs kilomètres : à toute minute une collision était à craindre. À l’armée des maires, qui prenait ainsi bel et bien la succession des « Amis de l’Ordre », seul un général manqua, l’amiral Saisset s’étant dérobé à la gloire de la commander, tout comme il avait décliné les invitations des manifestants de la place Vendôme. L’honneur échut à un certain Quevauvillers, chemisier de sa Majesté l’empereur Napoléon III et homme de confiance de Tirard. C’était insuffisant.

Quoi qu’il en soit, la situation était trop tendue ainsi pour durer. Le Comité central, directement menacé, attaqué et contrarié dans tous ses actes, se décida à parler plus haut et plus ferme. Par une proclamation insérée à l’Officiel du 23, il dénonçait déjà l’attitude des maires et députés mettant tout en œuvre pour entraver les élections ; il montrait la réaction soulevée par eux et déclarant la guerre, et affirmait qu’acceptant la lutte, il briserait toutes les résistances. Les élections, quoi qu’il arrivât, s’accompliraient le dimanche 26. Puis, faisant front du côté de Versailles, en une autre proclamation, la plus remarquable qu’il eût jusqu’alors signée, il précisait les attributions et pouvoirs de la nouvelle Assemblée municipale. Il revendiquait « le droit de la cité aussi imprescriptible que celui de la nation ». « La Cité, disait-il, doit avoir, comme la nation, son Assemblée qui s’appelle indistinctement : Assemblée municipale ou communale ou Commune ». Sentant le danger de la campagne menée par Thiers à ce sujet, il insistait de nouveau et plus fortement sur les rapports respectifs de Paris et de la province. « Paris, déclarait-il, ne veut pas régner, mais il veut être libre : il n’ambitionne pas d’autre dictature que celle de l’exemple : il ne prétend ni imposer ni abdiquer sa volonté : il ne se soucie pas plus de lancer des décrets que de subir des plébiscites ; il démontre le mouvement en marchant lui-même et il prépare la liberté des autres en fondant la sienne. Il ne pousse personne violemment dans les voies de la République ; il se contente d’y entrer le premier ».

Aux mots, aux protestations dans la journée du 22, succédaient les actes, les précautions défensives, les mesures offensives. Les bataillons fédérés, à l’exception des mairies des Ier et IIe, occupaient ou réoccupaient les maisons communes de tous les arrondissements. Un bataillon de Belleville, notamment, reprenait sur le Versaillais Vautrain la mairie du IVe. Les maires et adjoints des IIIe, Xe, XIIe et XVIIIe étaient remplacés d’office par des délégués du Comité central. Le Comité fortifiait de barricades la place Vendôme, doublait les bataillons de l’Hôtel de Ville, envoyait de fortes patrouilles jusqu’aux postes des rues Vivienne et Drouot pour y contenir le chemisier Quevauvilliers et ses boursiers ; prenait position, par les fédérés amis du quartier de la gare des Batignolles, coupant ainsi les communications que de la gare Saint-Lazare, en leur possession, les gardes nationaux de l’ordre et l’amiral Saisset pouvaient entretenir avec Versailles. Jourde et Varlin, lanternés la veille par le sous-gouverneur de Plœuc, remplaçant le gouverneur Rouland qui, lui aussi, avait évacué, revenaient trouver à la tête de deux bataillons, après lui avoir envoyé une sommation de bonne encre, le marquis récalcitrant et lui enlevaient un second million pour la solde de la garde nationale. Thiers et Picard ayant ouvert les prisons de province et lâché sur Paris de nombreux repris de justice, le Comité dénonçait l’acte infâme et affichait que tout individu pris en flagrant délit de vol serait fusillé.

Enfin, en réponse aux vaticinations alarmantes de Jules Favre, annonçant du haut de la tribune de l’Assemblée nationale l’intervention prussienne contre Paris, le Comité portait à la connaissance du public la communication suivante reçue du chef du quartier général ennemi : « Les troupes allemandes ont ordre de garder une attitude passive, tant que les événements, dont l’intérieur de Paris est le théâtre, ne prendront point à l’égard de nos armées un caractère hostile. »

L’offensive populaire se trouva aussi favorisée de ce fait que l’entente, il faut bien le dire, n’était pas complète parmi les maires. Si certains, à la remorque de Thiers, marchaient d’un cœur joyeux à la bataille contre le Comité central, d’autres prenaient au sérieux leur rôle de pacificateurs et n’admettaient pas que leur opposition au Comité ne se doublât pas d’une pression résolue sur l’Assemblée nationale, à l’effet de lui arracher les concessions indispensables, à leur sens, au rétablissement de la concorde publique. Les conciliants forçant la main aux implacables devaient précisément, en cette journée du 23, les engager à une démarche solennelle auprès de Versailles, dont les péripéties influencèrent profondément les événements.

Cette démarche donna lieu, en effet, à une scène scandaleuse où les réacteurs de l’Assemblée dévoilèrent la stupidité et la férocité de leurs instincts. Quand les maires et adjoints, une vingtaine, avec leurs insignes et leur écharpe, apparurent en séance dans la tribune que la questure leur avait réservée, ils tombaient à point. Sur la proposition d’un La Rochetulon, l’Assemblée venait de voter une loi portant formation, dans les départements, de bataillons de volontaires chargés de protéger la souveraineté nationale et de réprimer l’insurrection de Paris, autrement dit de décréter l’organisation de la guerre civile. Dès que les maires sont entrés, tous les regards convergent vers eux, et une agitation intense se propage de banc en banc. La gauche se lève et acclame au cri de : « Vive la République ! ». La droite et le centre ripostent par le cri de : « Vive la France ! » Puis, des gorges des ruraux, une vocifération monte : « À l’ordre ! À l’ordre ! ». Henriquinquistes, orléanistes quittent la salle en façon de protestation, et le président, complice — c’était le républicain Grévy — lève la séance. Le soir, à la reprise, quelques maires sont encore présents. Arnaud de l’Ariège, député et maire du VIIe, donne lecture d’une déclaration demandant que l’Assemblée se mette en rapport permanent avec les maires, les aide, les appuie dans leur œuvre de pacification et que, dans ce but, tout de suite elle fixe au 28 du mois l’élection du commandant en chef de la garde nationale, et au 3 avril, si possible, les élections municipales. La droite, le centre hurlent, trépignent. Ces propositions si anodines, si restrictives sont renvoyées pour enterrement à la Commission. L’épreuve était décisive. Versailles ne tolérait les maires que s’ils se constituaient les complaisants serviteurs de ses vengeances et de ses représailles ; que dis-je ? même à cette condition, elle ne les tolérait pas encore. Parisiens, elle les enveloppait dans le sentiment général de réprobation et d’exécration que lui inspirait Paris.

Les maires comprirent sans nul doute. Pourtant, ils demeurèrent, au premier moment, sur la réserve. Thiers avait fait le mot à leurs chefs de file, à Tirard, à Schœlcher. Mais leur clientèle électorale parisienne n’avait pas le même intérêt à se taire, à empocher les gifles sans protester. La nouvelle de cette réception la rejeta pour un instant vers le Comité central et développa dans la bourgeoisie moyenne, chez les commerçants, un état d’esprit qui paralysa la volonté de résistance des plus intraitables et favorisa, précipita le compromis qui allait intervenir entre les élus de Paris et le Comité central, en vue des élections municipales.

Le Comité central, sentant le terrain plus solide, marchait, au 24, carrément de l’avant. Au Journal Officiel, il publiait un arrêté convoquant les électeurs pour le dimanche 26 et fixant les modalités du scrutin : vote au scrutin de liste et par arrondissement ; un conseiller pour 20.000 habitants, soit, au total, 90 ; les électeurs votant sur présentation de la carte délivrée pour les élections du 8 février, dans les mêmes locaux et d’après les modes ordinaires. Au point de vue militaire, le Comité, comprenant non moins que l’heure des résolutions viriles avait sonné, révoquait de ses fonctions l’incapable et inquiétant Lullier, ses douteux compagnons, Raoul de Bisson. Ganier d’Abin, et confiait le commandement, avec le titre de général, à trois hommes éprouvés, militants de la classe ouvrière, ayant pendant le siège donné des gages de leur civisme et de leur énergie : Brunel, Eudes et Duval.

Ainsi assuré sur ses derrières, débarrassé des intrigants et des fous, le Comité central songea à reprendre la conversation avec les maires, pour les contraindre à s’associer aux opérations électorales du 26 et à se porter de la sorte garants de leur légalité.

C’est ici que se placé un intermède à la fois comique et répugnant, dont il faut parler, moins pour l’influence qu’il eut sur la suite des événements — il n’en eut aucune — que pour le désarroi qu’il révèle à ce moment dans les sphères du pouvoir. Il s’agit de l’affiche placardée ce matin même du 24 par l’amiral Saisset et où, sous sa signature, le guerrier osait dire à la population parisienne ce qui suit, à la minute précise où les journaux apportaient d’autre part le récit exact de la séance de l’Assemblée nationale de la veille :

« Chers concitoyens, je m’empresse de porter à votre connaissance que, d’accord avec les députés de la Seine et les maires élus de Paris, nous avons obtenu du gouvernement de l’Assemblée nationale ;

« 1o La reconnaissance complète de vos franchises municipales ; 2o L’élection de tous les officiers de la garde nationale, y compris le général en chef ; 3o Les modifications à la loi sur les échéances ; 4o Un projet de loi sur les loyers, favorables aux locataires, jusques et y compris les loyers de 1.200 francs.

« En attendant que vous me confirmiez ma nomination ou que vous m’ayez remplacé, je resterai à mon poste d’honneur pour veiller à l’exécution des lois de conciliation que nous avons réussi à obtenir et contribuer ainsi à l’affermissement de la République ».

Nous avons obtenu, disait la proclamation. Que signifiait cette cynique mystification ? À quoi tendait-elle ? Saisset savait bien, en la laissant placarder, qu’il disait le contraire absolu de la vérité. Moins que personne il ignorait la séance de la veille, la réception faite aux maires par l’Assemblée. Pourquoi donc mentait-il de la sorte. Par ordre de Thiers ? De son propre chef ? À la Commission d’enquête, ses explications pénibles, embrouillées, pleines de réticences qui se heurtèrent, très désagréablement pour lui, au témoignage de Tirard, n’éclaircirent pas le mystère.

Le Comité central, au reste, ne se donna même pas la peine de relever ce factum saugrenu ou criminel, les deux ensemble pour être vrai. Ce Saisset n’était qu’un fantoche. Le Comité alla droit au but, aux maires opposants, obstinés, du Ier et du IIe arrondissement. Le mandat de les amener à composition avait été confié à Brunel qui s’achemina tout d’abord vers la mairie du Louvre, avec 400 Bellevillois et 2 canons.

À la mairie, simulacre de résistance bien vite dompté. Brunel entre, parlemente avec Adolphe Adam et Méline, adjoints. Nos hommes dépêchent un émissaire à la mairie du IIe, où siégeait le gros des maires et, apprenant qu’ils ne seront pas secourus, cèdent. La mairie est abandonnée au Comité central, et on convient que les élections auront lieu le 30. Puis, côte à côte, sympathisant, les magistrats municipaux du Ier gagnent, avec Brunel et ses co-délégués, la mairie de la Banque pour y apporter la nouvelle de la convention conclue, les canons toujours suivant. Les gardes nationaux de l’ordre voyant amis et ennemis s’avancer ensemble réconciliés et fraternisant, laissent passer. Voilà Brunel chez les maires. La discussion alors recommence. Schœlcher, Dubail ne veulent pas en démordre : les élections au 3 avril, comme l’a semblé indiquer Picard, au nom du gouvernement ; le commandant en chef de la garde nationale élu au suffrage à deux degrés ou rien. Mais les autres maires et adjoints protestent. Ils sont las, soucieux avant tout d’empêcher l’effusion du sang. Eux aussi se rallient, forcent l’obstruction des derniers opposants. Tout le monde tombe d’accord que les élections municipales se produiront le 30 et que, d’ici cette date, les maires réintégreront leur mairie respective. Dans la rue, sur les boulevards, gardes nationaux de l’ordre et gardes nationaux du Comité central lèvent la crosse en l’air, s’embrassent. On pare de rameaux verts les canons, les gamins les chevauchent. C’est la paix.

À cette réconciliation il n’y avait qu’un inconvénient, à savoir que Brunel et ses co-délégués avaient outrepassé le mandat dont le Comité central les avait nantis. Le Comité maintint donc la date du 6 pour les élections. Il était urgent, en effet, que celles-ci s’accomplissent dans le plus bref délai, le gouvernement de Versailles ayant, par ses menées, désorganisé tous les services municipaux : octrois, voirie et le reste, sans parler des postes, et ces services devant être reconstitués au plus tôt, si l’on ne voulait pas perturber gravement et pour longtemps la vie matérielle de Paris. Ranvier et Arnold vinrent le soir à la réunion des maires porter l’ultimatum du Comité et se retirèrent

PRISE DU PONT DE NEUILLY
D’après un document de l’époque.


sans avoir pu convaincre leurs antagonistes. La conciliation était une fois de plus à vau-l’eau.

Pendant ce temps, des événements aussi graves se produisaient à Versailles. L’Assemblée nationale, poursuivant son œuvre de guerre civile, étendait les pouvoirs de la Préfecture de police à un certain nombre de communes de la Seine-et-Oise. Comme pour se moquer, statuant ensuite sur la proposition Millière déposée quelques jours auparavant, elle prorogeait ridiculement d’un mois l’échéance des effets de commerce, alors que, raisonnablement, il aurait fallu accorder aux commerçants des délais d’un an, de deux ans, de trois ans même pour les soustraire à la faillite menaçante. Mais ce n’était là encore que broutilles. L’incident décisif devait se produire à la séance de nuit. Dès qu’avait été connue l’énigmatique proclamation de l’amiral Saisset, dont nous avons parlé tout à l’heure, une émotion intense avait saisi l’Assemblée. Les fables les plus étranges circulaient. Les ruraux allaient jusqu’à croire ou feignaient de croire que Saisset et, derrière lui Thiers en personne, pactisaient avec l’émeute, méditaient de s’appuyer sur Paris révolté contre l’Assemblée monarchiste. Suppositions franchement insensées ! Mais la peur et la haine raisonnent-elles ? Des conciliabules avaient été tenus entre les chefs de la droite. Les meneurs, déridés à tout risquer, avaient résolu, disait-on, de débarquer Thiers, de le mettre en accusation et d’appeler au commandement suprême de l’armée, pour écraser Paris, la Révolution et la République, un d’Orléans : Joinville ou d’Aumale.

Ces passions grondaient et le complot se précisait quand débuta la séance de nuit. À l’ouverture, le président de la Commission chargée de rapporter sur la proposition d’Arnaud de l’Ariège, dont on connaît l’objet, circonvenu apparemment par Thiers, pria en phrases ambiguës les auteurs de la proposition de la retirer, la discussion étant pleine de danger. Les signataires hésitent. Thiers prend la parole. On croit qu’il va dissiper les obscurités, dire la situation. Point. « Si vous êtes une Assemblée vraiment politique, déclare-t-il, je vous adjure de voter comme le propose la Commission et de ne pas vouloir des éclaircissements, qui, dans ce moment-ci, seraient très dangereux. Une parole malheureuse, dite sans mauvaise intention, peut faire couler des torrents de sang… Si la discussion s’engage, pour le malheur du pays, vous verrez que ce n’est pas nous qui avons intérêt à nous taire ». Sur ce, au milieu de la stupéfaction générale et de l’émoi, le président Grévy lève la séance, qui n’avait pas duré dix minutes.

Vrai coup de maître. Thiers, d’une part, étouffait dans l’œuf le complot qui le menaçait : il se laissait le temps de négocier avec certains des conjurés, de les ramener. D’autre part — et c’était l’essentiel — il empêchait la majorité de prononcer au cours de la discussion des paroles irréparables, de prendre des résolutions forcenées et brutales qui, connues le lendemain à Paris, auraient définitivement jeté dans les bras du Comité central toute la bourgeoisie républicaine, entraîné la presse libérale qui, déjà en partie, désarmait et auraient en France accentué le mouvement de sympathie qui, à Lyon, à Marseille, dans toutes les grandes villes se dessinait en faveur de la révolution parisienne. Thiers, en évitant à l’Assemblée de s’affirmer violemment monarchiste, assoiffée de sang et de carnage, interdisait à Paris de reconstituer, au pied des urnes, son unité morale, sous l’égide de la République et pour sa défense, et à la France républicaine de marcher à son secours.

Pourtant, le Machiavel bourgeois ne devait réussir qu’à demi. Une partie des effets qu’il souhaitait conjurer se réalisa quand même. Les étranges incidents dont l’Assemblée nationale avait été le théâtre, sus le lendemain matin à la réunion des maires par le rapport des députés arrivés de Versailles, produisirent un revirement subit. Les mitrailleuses introduites de nuit dans les mairies par les enragés de la résistance, les Dubail, les Héligon et consorts restèrent inutilisées. Le Comité central avait fait dès la première heure afficher une proclamation nouvelle où il disait : « Entraînés par notre ardent désir de conciliation, heureux de réaliser cette fusion, but incessant de nos efforts, nous avons loyalement ouvert, à ceux qui nous combattaient, une main fraternelle. Mais la continuité de certaines manœuvres, et notamment le transfert nocturne de mitrailleuses à la mairie du IIe arrondissement, nous obligent à maintenir notre résolution première. Le vote aura lieu dimanche, 26 mars. Si nous nous sommes mépris sur la pensée de nos adversaires, nous les invitons à nous le témoigner en s’unissant à nous dans le vote commun de dimanche ». Cantonnés sur ce terrain, les délégués du Comité, Arnold et Ranvier, revenus à la réunion des maires, emportaient les dernières oppositions. Une convention fut signée, qui mettait fin au conflit, décidait d’un commun accord les élections pour le 26, comme l’avait voulu le Comité central et réintégrait les maires en leurs mairies.

Dans la journée, la population était mise au courant du pacte. Ici cependant un incident encore. Deux affiches annonçaient la nouvelle : l’une du Comité central, l’autre des députés et maires, de textes légèrement différents. L’affiche du Comité central disait : « Le Comité central fédéral de la garde nationale, auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et adjoints élus, réintégrés dans leurs arrondissements, convaincus que le seul moyen d’éviter la guerre civile, l’effusion du sang à Paris et, en même temps d’affermir la République est de procéder à des élections immédiates, convoquent, pour demain dimanche, tous les citoyens dans les collèges électoraux ». L’affiche des maires corrigeait : « Les députés de Paris, les maires et les adjoints élus, réintégrés dans les mairies de leurs arrondissements et les membres du Comité central fédéral de la garde nationale convaincus (le reste comme précédemment) ». Misérable querelle de mots qui, jusqu’à la fin, trahissait le mauvais vouloir des magistrats municipaux qui ne pardonnaient pas à leurs trop généreux vainqueurs de leur avoir un tant soit peu forcé la main. Mais autant en emporta le vent. La population ne prit pas garde à ces chicanes. Elle ne prenait pas garde non plus que sur quarante députés, six seulement avaient signé, sept maires sur dix-neuf, trente-deux adjoints sur soixante-seize. Toute à la joie d’une entente qu’elle croyait sincère, d’une concorde qu’elle jugeait indestructible, elle allait se porter en masse le lendemain aux urnes pour y faire acte de souveraineté, affirmer, en en usant, ses droits municipaux conquis.

Au même instant, il est vrai, par un phénomène naturel, Versailles recouvrait son unité. Légitimistes et orléanistes se serraient avec les faux républicains autour de Thiers, flairant en lui le veneur qui les mènerait le plus sûrement à la curée chaude. Arnaud de l’Ariège retirait son projet de concessions devenu sans objet. Louis Blanc, à la séance du soir, essayait sans passion d’obtenir une satisfecit pour les maires, mais n’insistait guère devant la décision de l’Assemblée qui renvoyait à la Commission d’Initiative parlementaire.

Le satisfecit, les maires complices l’avaient obtenu déjà de Thiers qui, au cours de cette journée même, disait à Tirard, son confident : « Ne continuez pas une résistance inutile. Je suis en train de réorganiser l’armée. J’espère qu’avant quinze jours ou trois semaines, nous aurons une force suffisante pour délivrer Paris ». Ce qui permettait à Tirard, rentré le soir dans la capitale, d’y aller aussi de sa petite affiche, invitant les électeurs à voter.

Thiers connaissait son Tirard et il connaissait aussi ses maires. Au fond, la manœuvre des municipaux n’avait servi qu’à ceci : détourner le Comité central de la voie révolutionnaire, l’amuser aux bagatelles de la porte et ainsi permettre à Versailles de reconstituer l’armée qui allait reprendre Paris.

Sans doute, devant la Commission d’Enquête, plus tard, les maires se sont faits à l’envi plus noirs, plus scélérats, plus immondes qu’ils n’avaient été. Ils se sont vantés après coup, pour obtenir pardon de la réaction, ménager leur situation et leur avenir, en prenant figure d’hommes d’ordre, en ne permettant pas qu’on les confondit avec la vile multitude, la tourbe impure que les soldats de Mac-Mahon venaient d’égorger. Parmi les maires, s’il y en avait de franchement mauvais, il s’en trouvait de passables ; il s’en trouvait même de bons. En gros même ils étaient républicains, et il est sûr qu’au moment où se déroulaient les événements entre « l’anarchie à Paris et la monarchie à Versailles », ils pouvaient hésiter et hésitèrent. Certains, beaucoup peut-être, travaillèrent de bon cœur à une réconciliation qu’ils estimaient possible. Il n’en est pas moins vrai que pour avoir cherché, au moment de la reddition des comptes et produit la même excuse, comme s’ils se fussent donné le mot, pour avoir tous, ou presque tous, affirmé qu’en somme ils avaient dupé Paris et sauvé Versailles, il fallait que cette affirmation fut fondée dans les faits, sinon dans leurs intentions.

Écoutez les, les uns après les autres : que disent-ils ?

Desmarets, maire du IXe : « Quant à moi, je ne désertais pas Paris. Je croyais mieux de rester exposé au péril pour donner le temps au gouvernement de Versailles de s’armer ».

François Favre, maire du XVIIe : « Nous avons été pendant huit jours, les derniers, la seule barricade élevée entre l’insurrection et le gouvernement régulier ».

Vautrain, maire du IVe : « Si l’insurrection, au lieu d’être retenue à Paris par les élections, était venue à Versailles, dites-moi ce que fût devenue la France ?… Eh bien ! Messieurs, j’ai la confiance que les huit jours que vous ont fait obtenir les élections ont été le salut de la France… Il y a eu trois jours de perdus par ces gens-là (le Comité central), grâce aux élections ; il y a eu trois autres jours perdus pour la constitution de leur Conseil, et l’attaque du mont Valérien n’a eu lieu que le 2 avril. Nous avons donc fait gagner, mes collègues et moi, huit jours de plus. Nous étions bien en mauvaise compagnie, en présence de certains noms : mais, quand on a un devoir à remplir, il faut passer sur toutes ces considérations… J’ai signé par considération politique et je ferai encore de même, et, en le faisant, je crois que je vous ai sauvés ».

Tirard, maire du IIe et député : « Je dois vous dire, Messieurs, que le but principal que nous avons tous poursuivi par cette résistance était d’empêcher les fédérés de marcher sur Versailles. Je suis persuadé, en effet, que si, le 19 et le 20 mars, les bataillons fédérés fussent partis par la route de Chàtillon, Versailles aurait couru les plus grands périls, et j’estime que notre résistance de quelques jours a permis au gouvernement d’organiser la défense ».

Schœlcher, député de la Seine : « Quant à ma conduite, elle a précisément consisté à tenter des transactions, en attendant qu’on fut en état de résister. J’ai travaillé pour mon compte à organiser la résistance, sous les ordres de l’amiral (Saisset) bien entendu, et si j’ai donné ma voix à la transaction qui a eu lieu, c’était pour gagner du temps ».

Et brodant sur le tout, la déclaration de l’amiral Saisset, lui aussi député de la Seine et qui, commandant en chef de la garde nationale par la grâce de Thiers, avait pu juger les maires à l’œuvre : « Soyez-en convaincus, M. Thiers était bien résolu à ne donner son adhésion à aucun point ; mais, après la retraite de l’armée, nous étions tous sur un volcan et il fallait bien qu’on tâchât de sauver la maison… Quand les braves gens comme Tirard, comme Desmarets venaient lui dire : « Cédons cela ; on le reprendra après », M. Thiers tâchait de favoriser dans la mesure du possible, la bonne volonté de ces Messieurs ».

Pareils témoignages, pareilles affirmations jaugent et jugent des hommes ; elles marquent et stigmatisent une politique. Oui, c’est exact : la partie fut irrémédiablement compromise pour la révolution, parce qu’au 19 mars, le Comité Central n’osa pas, parce qu’englué dans des négociations avec les maires, il parlementa quand il fallait combattre, marcher de l’avant. Les maires, ceux-ci consciemment, d’autres sans le vouloir, ont sauvé Versailles ; ils sont complices dans l’assassinat de Paris.

Mais n’anticipons pas sur les faits. Nous ne sommes pas encore à la tombée du jour sinistre et sanglante ; nous sommes au matin joyeux de la délivrance. C’est demain que Paris nomme sa Commune.