Histoire socialiste/La Commune/03

Chapitre II.

Histoire socialiste
La Commune, chapitre III.

Chapitre IV.



LE DIX-HUIT MARS


Le 15, le 16, le 17 quelques tentatives furent faites par le gouvernement, moitié par persuasion, moitié par ruse et violence pour s’emparer de certains de ces parcs improvisés, notamment de celui de la place des Vosges et aussi de Montmartre. Ici, le maire, Clemenceau avait cru devoir s’entremettre et se flattait d’aboutir à une solution à l’amiable. Il parut même un instant avoir cause gagnée, mais finalement en resta pour ses frais. Les bataillons transigeaient en effet parfois, mais pour se raviser bientôt.

C’est alors que Thiers, outré de ces échecs successifs, talonné par les gens d’affaires qui ne cessaient de lui répéter : « Vous ne ferez jamais d’opérations financières, si vous n’en finissez pas avec tous ces scélérats, si vous ne leur enlevez pas les canons. Il faut en finir et alors on pourra traiter d’affaires[1]. » Thiers donc, se résolut à trancher dans le vif. Dans la journée du 17, il réunit les ministres, leur communique son plan et donne des ordres aux généraux. Ceux-ci devaient assembler leurs troupes pendant la nuit et, dès avant le jour, les diriger sur les hauteurs de Montmartre et de Belleville pour enlever de force les pièces convoitées. Vinoy était chargé de diriger en chef l’opération. Quand à la garde nationale, celle des quartiers bourgeois, Thiers, peu confiant, préférait la laisser au repos et se contentait d’informer son général, d’Aurelle. En même temps, le chef de l’Exécutif préparait une proclamation à la population parisienne, proclamation odieuse qui criait toute la bassesse de sa politique, toute la haine et tout l’effroi que lui inspirait Paris ouvrier et républicain.

La proclamation dénonçait d’abord l’ennemi, ce Comité occulte, anonyme, le Comité central de la garde nationale que chacun connaissait bien pourtant. Elle signalait la stagnation des affaires, l’impossibilité de leur reprise tant que les hommes de désordre domineraient, retiendraient « les canons dérobés à l’État » ; elle continuait par cette menace non dissimulée : « Dans votre intérêt même, dans l’intérêt de votre cité, comme dans celui de la France, le gouvernement est résolu à agir. Les coupables qui ont prétendu instituer un gouvernement vont être livrés à la justice régulière », ce qui signifiait aux conseils de guerre, et après un salut cynique à la République appelée à bénéficier « elle-même » tout d’abord de l’opération, elle concluait par cette constatation au moins risquée, comme l’événement n’allait pas tarder à le démontrer : « Il faut à tout prix et sans un jour de retard, que l’ordre, condition de votre bien-être, renaisse entier, immédiat, inaltérable. »

À l’aube, les passants pouvaient lire cette proclamation sur tous les murs. Elle était de bonne encre et de provocation grossière, digne en tout point

À quand le travail.
Composition allégorique. Document du Musée Carnavalet.


de la signature Morny ou Saint-Arnaud. Un seul défaut, c’est qu’elle annonçait un triomphe qui ne vint pas. En place de la victoire, c’est la défaite que les bandits et les fourbes eurent à enregistrer.

À Montmartre, les troupes, 3,000 hommes, conduites par les généraux Susbielle, Lecomte et Palurel, avaient bien pu gravir les pentes, enlever les sentinelles, abattre deux ou trois gardes nationaux surpris et un instant mettre la main sur les pièces. Mais au bruit de la fusillade, les gardes nationaux de la Butte, les habitants s’étaient réveillés. Hommes, femmes, enfants descendaient dans la rue, entraient en contact direct avec la troupe, la pressant, l’enveloppant, la désarmant, la convainquant qu’elle ne pouvait tirer sur le peuple. Et alors ce fait étrange s’était produit : les soldats du 88e de ligne s’étaient retournés contre leurs chefs, les avaient fait prisonniers et, crosse en l’air, avaient fraternisé avec la foule. Fédérés, soldats, hommes et femmes se serraient les mains, s’enlaçaient, s’embrassaient en pleurant : ce fut une minute inoubliable.

Ainsi, victorieux à 3 heures, Lecomte était à 8 heures vaincu et prisonnier. Son chef, Susbielle, qui n’avait su ou voulu lui prêter main-forte en temps utile, dégringolait avec ses propres bataillons les pentes de la Butte et se repliait sur la ligne des boulevards extérieurs. Les canons abandonnés restaient au peuple qui les réinstallait, triomphant, sur les hauteurs.

Au bas de la rue Houdon, les chasseurs à cheval refusaient également de charger la foule. À 9 heures, Vinoy, qui prudemment surveillait les opérations sur le boulevard de Clichy, sonnait la retraite, perdant en route son képi, dit-on. C’était la débâcle.

Les choses se passèrent à peu près de même du côté de Belleville, avec celle différence que le général Faron, plus prudent que Susbielle et Lecomte, n’engagea pas ses troupes à fond et put se retirer sans laisser de transfuges dans les rangs populaires.

Dès 9 heures, Thiers, en permanence à l’État-Major, savait la fatale nouvelle, l’insuccès, l’échec sur toute la ligne. Dès lors, la journée lui parut irrémédiablement compromise. Seulement, en homme de décision prompte qu’il était tout au moins, son parti fut pris incontinent. Ce parti consistait à abandonner Paris de suite, à sortir de l’enceinte, entraînant derrière sa personne généraux, ministres, fonctionnaires. Il le fallait. Il fallait surtout, sans perdre une minute, donner de l’air aux régiments, si on ne voulait s’exposer à les voir fondre comme neige au soleil, se dissoudre dans le milieu agité et brûlant qu’était Paris, rejoindre dans la rébellion le 88e. La laisser dans la fournaise, c’était pousser soi-même l’armée à faire cause commune avec le peuple.

Cette conception d’une retraite, en vue de la préparation d’un retour offensif, était du reste familière au chef de l’Exécutif. Au 24 février 48, il en avait soumis le plan au roi Louis-Philippe qui refusa. Depuis, l’exemple du maréchal Windichgraetz, sortant de Vienne et y rentrant victorieusement quelque temps après, était venu fortifier la bonne opinion qu’il avait de cette tactique.

Il proposa donc. Les ministres résistaient. Il passa outre. Il convainquit les généraux ; et c’était l’essentiel. « Je suis soldat, dit Vinoy, commandez. » Et l’ordre fut donné aux troupes de se replier sans combat, derrière la Seine, sur la rive gauche, pour commencer.

Cependant d’Aurelle de Paladines faisait battre à revers de bras le rappel et la générale dans tous les quartiers du Centre invitant les bourgeois à se saisir de leurs armes avec résolution et à se joindre aux troupes régulières « pour rétablir le régime des lois, sauver la République de l’anarchie ». Thiers qui, semble-t-il, n’avait guère confiance en cette ultime ressource, y alla néanmoins aussi de sa proclamation « aux gardes nationaux de Paris », leur demandant de se lever pour défendre d’un commun accord la Patrie et la République contre les représentants des « doctrines communistes » qui se disposaient « à mettre Paris au pillage et la France au tombeau. »

De fait, les bourgeois restèrent terrés chez eux, malgré tant et de si véhémentes adjurations. Les conservateurs, les défenseurs de l’ordre et de la propriété, les amis du gouvernement, s’il y en avait à ce moment dans la capitale ne bougèrent pas ou presque, puisque là où on espérait 15 ou 20.000 hommes, on en réunit péniblement 500. L’épreuve était décisive et Thiers ne songea plus qu’à déguerpir par les voies les plus rapides. Il évacua le premier, laissant derrière lui l’ordre d’évacuer complètement et immédiatement, d’évacuer Paris, les forts du sud, Courbevoie, même le Mont-Valérien et de rabattre toutes les troupes sur Versailles.

Il était temps. Les appréhensions du fuyard correspondaient à la réalité vraie. Ceux qui ont vu, de leurs yeux vu, parmi les observateurs avisés, les régiments s’acheminant sur Versailles, traînant le pas, injuriant les gendarmes qui les encadraient, en ont gardé une impression qui montre combien la Révolution était plus victorieuse qu’elle ne le supposait.

M. Hector Pessard, un intime et un confident de Thiers, a écrit sur cette retraite une page qui fait image. « Sur la route de Versailles, dit-il, M. Thiers bat en retraite devant l’insurrection, tandis que des bandes en désordre, poussées par la gendarmerie, représentent ce qui reste de l’armée française. À mesure que la nuit tombe, l’immense troupeau humain se fait plus rétif. Dans l’ombre qui noircit tout, la couleur des uniformes s’efface. On se croirait au milieu de bataillons de fédérés. Par quel prodige, ces hommes à la mine insolente et à l’allure rebelle ne se retournent-ils pas, fusillant, avant de regagner Paris, les voitures qui emportent le gouvernement ? Sur les flancs de la colonne, la rage au cœur, humiliés et indignés, les officiers feignent de ne pas entendre les propos malséants. Ils ont le sentiment que tout acte de rigueur serait suivi d’un acte de révolte ouverte. Ils se contiennent pour ne pas briser le faible lien qui retient encore dans une discipline relative leurs troupes pleines de mauvaises pensées[2]. »

Thiers s’était garé sur la route de Sèvres pour voir passer les troupes, et il eut un soupir de soulagement, quand il les eut toutes vu s’écouler. Il se disait qu’il tenait la possibilité de sa revanche.

Les ministres eux, restèrent quelques heures encore dans la capitale. Ils avaient délibéré chez M. Cambon, y avaient reçu la visite des députés et des maires de Paris qui venaient leur proposer les termes d’une entente : mais la nouvelle connue de l’exécution des généraux Lecomte et Clément Thomas coupait court à ces négociations à peine ébauchées et, à leur tour, les ministres évacuaient. Jules Ferry qui avait tenu plus longtemps à l’Hôtel de Ville, sentant que toute résistance devenait impossible, abandonnait à son tour la partie.

Au matin, il n’y avait plus dans Paris un seul ministre, un seul général, un seul gouvernant. Paris était son maître. Paris était au peuple et à la révolution.

Pendant ce temps, que faisait donc Paris et que faisait la Révolution ?

Ils ne se doutaient pas de leur victoire. Rien dans les événements qui s’accomplissaient n’avait été de leur part délibéré, concerté, voulu. S’il y eut jamais mouvement réflexe, levée spontanée du peuple, ce fut bien en ce jour du 18 mars. Les soudards et les dirigeants étaient loin déjà, que la population parisienne les croyait toujours parmi elle, ne se rendait même pas compte du péril qu’ils avaient couru. À 3 heures, deux bataillons fédérés du XVe étaient passés en armes devant le ministère des Affaires étrangères où se trouvait assemblée toute la bande ministérielle. Les gardes nationaux n’auraient eu qu’à pousser les portes mal défendues par 50 ou 60 chasseurs, à entrer, et ils prenaient la bête dans sa tanière : tous les capitulards de la « Défense nationale » tous les sabreurs des coups d’État anciens et à venir, et Thiers par dessus le marché. Les deux bataillons défilèrent sans même se douter qu’ils laissaient échapper la meilleure chance de la révolution.

Si nous jetons à ce moment un coup d’œil sur la situation d’ensemble, nous voyons que les gardes nationaux, les ouvriers des faubourgs avaient suivi les troupes, gagnant le centre de Paris, les approches de l’Hôtel de Ville au fur et à mesure que se repliaient les soldats de Susbielle, de Faron, de Vinoy. Certes, ils comprenaient que la victoire venait à eux ; mais quelle victoire ? De leur succès, ces hommes n’avaient guère qu’une demi-conscience, non seulement les simples gardes nationaux, mais les chefs, les membres du Comité central. Les uns et les autres flairaient un piège, appréhendaient un retour agressif de l’ennemi.

Il faut attendre l’après-midi pour constater un commencement d’offensive un peu sérieux. C’est alors que les bataillons fédérés descendus des Batignolles avec Varlin, de Montmartre avec Bergeret, de la Glacière et du Panthéon avec Duval, de Belleville avec Ranvier et Brunel, se portent en masse vers l’Hôtel de Ville, occupant au passage les postes, casernes, édifices nationaux et municipaux qu’ils rencontrent. À 5 heures, ils se saisissaient de l’Imprimerie nationale ; À 7 heures 1/2, ils cernaient la Maison commune, y pénétraient à 9 heures, à la minute où Ferry s’esquivait. Sur leurs pas, à la hâte, dans les quartiers populeux, à l’intersection de toutes les grandes voies, la foule édifiait des barricades. À 11 heures, la mairie du Louvre, où s’étaient réunis les maires, était envahie à son tour et Ferry, qui y était venu chercher un refuge provisoire, s’en échappait, sautant par une fenêtre.

La place était nette ; tout avait fui. Les derniers ministres bouclant leur valise ne laissaient dans la capitale que l’unique colonel Langlois nommé par eux, en remplacement de d’Aurelle, général en chef de la garde nationale, à charge pour lui de se faire reconnaître comme tel auprès de la garde même. À 2 heures de la nuit, Langlois venait à l’Hôtel de Ville tenter l’aventure près du Comité central. À 2 heures 1/2, il en décampait sous les huées des fédérés.

Ce ne fut en réalité que le matin du 19 — matinée radieuse inondée de soleil printanier — que Paris connut toute l’étendue de son triomphe, la débandade de ses maîtres et l’avènement de son règne.

Ce fut ce matin également qu’il apprit le drame dont Montmartre avait été le théâtre la veille, vers la fin de l’après-midi, l’exécution de deux généraux, de Lecomte, fait prisonnier, comme on sait, par ses propres soldats ; de Clément Thomas, ancien général en chef de la garde nationale, ancien massacreur de juin, arrêté dans la journée, comme il vaguait aux alentours d’une barricade de la rue des Martyrs. Lecomte et Clément Thomas avaient été enfermés avec plusieurs officiers de moindre grade, au siège du Comité de la rue des Rosiers. Les fédérés préposés à leur garde voulaient un jugement régulier. Des heures ils luttèrent contre la passion grandissante de la foule accourue, qui réclamait justice sommaire, contre la rage surtout des propres soldats de Lecomte, les débandés du 88e. Ceux-ci n’ignoraient pas que si, les choses changeant et les rôles renversés, ils eussent été les prisonniers de leur chef, au lieu de le tenir en leur pouvoir, depuis plusieurs heures déjà ils auraient reçu leurs douze balles dans la peau. Il le leur avait crié le matin comme ils refusaient de tirer : « Votre affaire est claire. »

À la fin, la poussée de la foule emporta tout, dispersa les gardes nationaux qui, de leur corps couvraient désespérément la poitrine des prisonniers. La colère anonyme des masses, se débrida furieuse et vengeresse. Thomas, d’abord, Lecomte ensuite furent précipités dans l’étroit jardin attenant à la petite maison. Des coups de feu retentirent. Tirés par qui ? On ne le sait pas exactement encore, même après les deux procès depuis instruits solennellement devant le Conseil de guerre, à Versailles. Les deux généraux tombèrent pour ne plus se relever.

Fait divers épisodique en somme, qui à ce moment rida à peine la grande vague révolutionnaire et dont l’évocation tragique fondit et s’effaça presque immédiatement dans le délire joyeux de la liberté conquise qui montait au cerveau de la capitale. Il faut insister pourtant, puisque la réaction et Thiers s’en saisirent sur le champ pour flétrir Paris, le dénoncer à la vindicte de la France et en firent l’un des prétextes de leurs cruelles représailles et des monstrueuses tueries qui devaient suivre. Fait divers, répétons-nous, accident comme il s’en produit fatalement dans toutes les ruées de foule qui ne distingue plus à certaines heures entre ce que le doctrinaire et le pharisien dénomment le légal et l’illégal. Versailles, qui n’avait pas l’excuse d’être une foule, devait faire mille fois pire, trente mille fois pire. En tout cas, ni la Commune qui n’était pas encore née, ni le Comité central ne participèrent en rien à cette exécution : non plus du reste que le Conseil de Légion du XVIIIe arrondissement, non plus qu’aucun des pouvoirs révolutionnaires constitués de Montmartre à ce jour.

Ceci entendu, revenons au grand drame.

Paris était donc son maître. Qu’allait-il faire de sa victoire ? Qu’allait faire ce Comité central précipité tout d’un coup aux affaires, à la direction d’une ville de plus de 2 millions d’hommes ?

La ligne de conduite à tenir, nous la savons aujourd’hui. Il aurait fallu, par cette radieuse matinée de dimanche, battre le rappel dans toutes les rues, par tous les faubourgs et du Temple, du Marais, du faubourg Saint-Antoine, de Grenelle, des Buttes-Montmartre, Chaumont et de celle du Panthéon, entraîner, en colonnes épaisses, tous les travailleurs en armes sur Versailles, aux trousses de M. Thiers, de ses ministres, de ses généraux, de ses régiments. Vainqueur, il n’y avait qu’à profiter de la victoire, ne pas rester sur la position conquise, mais marcher à l’ennemi affolé, désorienté, débandé, avant qu’il ait eu le temps de se reconnaître et de se réorganiser.

Malgré sa forfanterie, l’évidente volonté qui l’anima, après les événements, de prouver qu’il avait tout prévu, qu’il n’avait pas un instant douté de la valeur des mesures conçues, ordonnées par lui, il est certain qu’à cette période Thiers n’était pas rassuré entièrement. Il en a fait l’aveu à la Commission d’enquête, en tâchant, il est vrai, d’attribuer surtout à autrui ses propres alarmes : « Nous passâmes, a-t-il dit, à Versailles, quinze jours sans rien faire. Ce sont les plus mauvais jours de ma vie. Il y avait cette opinion répandue dans Paris : « Versailles est fini : dès que nous nous présenterons les soldats lèveront la crosse en l’air. » J’étais bien certain que non ; et cependant si nous avions été attaqués par 70 ou 80.000 hommes, je n’aurais pas voulu répondre de la solidité de l’armée ébranlée surtout par le sentiment d’une trop grande infériorité numérique. »

Le témoignage est significatif. En fait, c’était bien la minute psychologique, celle qui ne se retrouve plus. Quelques hommes, des avisés, des énergiques, de ceux qui avaient tenté autrefois de supprimer l’empire par la force et de jeter par les fenêtres, au temps de la « Défense Nationale », les capitulards de l’Hôtel de Ville, envisagèrent l’urgence de cette marche offensive. Eudes, Duval en donnèrent le conseil très ferme. Duval vint dire au Comité central où l’on épiloguait sur des textes d’affiche : « La plupart des membres du gouvernement sont encore à Paris[3] : la résistance s’organise dans les Ier et IIe arrondissements : les soldats partent pour Versailles. Il faut prendre des mesures rapides, s’emparer des ministres, disperser les bataillons hostiles, empêcher l’ennemi de sortir, » Mais Eudes et Duval, qui ne commandaient pas encore en chef, ne furent pas écoutés ; on ne devait les suivre dans la sortie qu’ils réclamaient que plus tard, trop tard, au 3 avril. Pour le moment, la garde nationale et le Comité central avaient remis le commandement suprême à une façon d’alcoolique, un ex-officier de marine dont l’histoire ne sait guère s’il fut plus fou que traître ou inversement : Charles Lullier. Cet homme, en 48 heures, entasse tout ce qui se peut d’erreurs grossières, de fautes irréparables. Il laisse ouvertes les portes de Paris, permet au flot des soldats de s’écouler jusqu’au dernier. Il délivre les régiments et les officiers que les fédérés ont réussi à couper de leur retraite, comme au Luxembourg, où il se rend en personne pour élargir le colonel Périer du 21e qui, ralliant ses hommes, s’empresse à son tour de gagner Versailles.[4]) Enfin, envoyé sur sa demande comme parlementaire au Mont-Valérien, au lieu d’en déloger le commandant versaillais qui tremblait de peur, entouré de 80 hommes seulement et dont il n’était pas sûr, il traite avec le quidam qui lui promit sur l’honneur d’observer une attitude neutre. Le lendemain, le dit commandant était relevé de ses fonctions par Thiers et un solide régiment de ligne venait occuper le fort. Lullier aboutissait à remettre aux mains de l’ennemi la place qui commande la route de Paris à Versailles et dont la possession assurait par avance, à l’un ou à l’autre des belligérants, une quasi-certitude de succès dans les premiers engagements.

Mais le choix si fâcheux de Lullier n’était en somme qu’un indice, le signe révélateur d’une situation. D’un mouvement essentiellement spontané, réflexe, tel que celui du 18 mars, il ne pouvait sortir, au début du moins, que l’incohérence, l’absence de direction, une dépense plus ou moins vaine de passion et d’ardeur. Ainsi se justifiait l’opinion des hommes qui, après les élections du 8 février, pensaient que la bataille restait à livrer dans Paris et qu’au lieu, par un exode imprudent à Bordeaux, de laisser se dissocier et se fondre le Comité central des vingt arrondissements, il convenait plus que jamais au contraire de le renforcer, de tendre tous ses ressorts en vue de la victoire, presque inévitable, que les conjonctures préparaient. Supposez la Corderie à la place du Comité central et les choses changeaient radicalement d’aspect et de fond. Une volonté une, consciente du but, commandait au mouvement et d’emblée en coordonnait, reliait et dirigeait les manifestations. À une situation révolutionnaire, pour une lutte révolutionnaire, la Corderie offrait un mécanisme révolutionnaire. Les actes d’audace et de salut intervenaient de suite. Au contraire, confluent de courants divergents, chaos d’aspirations mêlées et confuses, le Comité central de la garde nationale était déshérité par essence de la faculté de décision indispensable aux heures de crise, de cette décision qui sauve tout parce qu’elle ose tout.

Le Comité central n’osa donc pas, et maître du pouvoir, maître de l’heure, installé à l’Hôtel de Ville, disposant de 300.000 fusils à tir rapide, de 2.000 bouches à feu, sa première pensée fut d’abdiquer, de rentrer dans la légalité, de convoquer les électeurs. Au lieu d’un appel aux armes, d’un coup de clairon dressant dans l’enceinte, pour les projeter hors de l’enceinte, les bataillons fédérés, les travailleurs de Paris, voici l’affiche qu’au matin du 19 il placardait sur les murs :

« Aux gardes nationaux de Paris,

« Citoyens, vous nous aviez chargés d’organiser la défense de Paris et de vos droits. Nous avons conscience d’avoir rempli cette mission. Aidés par votre généreux courage et votre admirable sang-froid, nous avons chassé ce gouvernement qui nous trahissait.

« À ce moment, notre mandat est expiré, et nous vous le rapportons, car nous ne prétendons pas prendre la place de ceux que le souffle populaire vient de renverser.

« Préparez donc et faites de suite vos élections communales, et donnez-nous pour récompense la seule que nous ayons jamais espérée : celle de vous voir établir la véritable République. En attendant, nous conservons au nom du peuple l’Hôtel de Ville. »

Pensée louable, pensée pieuse que n’avaient pas eu en tous cas les bourgeois révolutionnaires en février 48, non plus qu’au 4 septembre 70. Cette attitude originelle détermina la suite. Elle ouvrit notamment l’ère des pourparlers avec les maires qui acheva d’émasculer l’insurrection, lui ravit la chance de durée, sinon de succès final, qu’elle comportait à son aurore. Pour faire les élections, la volonté du Comité central ne suffisait évidemment pas. Il y fallait l’aide des maires, leur consentement, puisqu’ils détenaient les listes électorales.

Huit jours les négociations traînèrent, période confuse et équivoque où l’on se tâte réciproquement, où le parti républicain bourgeois s’interroge, se demandant s’il rejoindra dans la Révolution le prolétariat républicain où si,

Paris et Versailles le 26 mars 1871
Document du Musée Carnavalet.


par haine des faubourgs, peur du socialisme, il pactisera dans la réaction avec l’Assemblée monarchique de Versailles. L’histoire de ces jours est malaisée à dégager. Il faut s’y risquer pourtant, afin que les responsabilités s’établissent et que son dû revienne à chacun.



  1. Enquête sur l’insurrection du 18 mars. — Déposition Thiers.
  2. Mes petits papiers 1871-1873, par Hector Pessard.
  3. Duval se trompait en ce point. Les ministres Dufaure, Le Flô, Pothuau, Simon, Ferry étaient partis dans la nuit du 18 au 19 ; Favre et Picard, le matin du 19, à la première heure.
  4. Lire le récit de cette scène dans les Mémoires d’un communard de Jean Allemagne, qui fut un des principaux auteurs de cette scène.