Histoire posthume de Voltaire/Pièce 32


Garnier
éd. Louis Moland


XXXII.

TRANSLATION
DES CENDRES DE VOLTAIRE AU PANTHÉON[1].

Dimanche, 10 de ce mois, M. le procureur-syndic du département et une députation du corps municipal se sont rendus, savoir, le procureur-syndic aux limites du département, et la députation de la municipalité à la barrière de Charenton, pour recevoir le corps de Voltaire. Un char de forme antique portait le sarcophage dans lequel était contenu le cercueil. Des branches de laurier et de chêne, entrelacées de roses, de myrtes et de fleurs des champs, entouraient et ombrageaient le char, sur lequel étaient deux inscriptions : l’une,

Si l’homme est créé libre, il doit se gouverner ;

l’autre,

Si l’homme a des tyrans, il les doit détrôner[2].

Plusieurs députations, tant de la garde nationale que des sociétés patriotiques, formaient un cortége nombreux et ont conduit le corps sur les ruines de la Bastille. On avait élevé une plate-forme sur l’emplacement qu’occupait la tour dans laquelle Voltaire fut renfermé : son cercueil, avant d’y être déposé, a été montré à la foule innombrable des spectateurs qui l’environnaient, et les plus vifs applaudissements ont succédé à un religieux silence. Des bosquets garnis de verdure couvraient la surface de la Bastille. Avec les pierres provenant de la démolition de cette forteresse, on avait formé un rocher, sur le sommet et autour duquel on voyait divers attributs et allégories. On lisait sur une de ces pierres :

Reçois en ce lieu où t’enchaîna le despotisme,
Voltaire,
les honneurs que te rend la patrie.

La cérémonie de la translation au Panthéon français avait été fixée pour le lundi 11 ; mais une pluie survenue pendant une partie de la nuit et de la matinée avait déterminé d’abord à la remettre au lendemain : cependant, tout étant préparé et la pluie ayant cessé, on n’a pas cru devoir la retarder ; le cortége s’est mis en marche à deux heures après midi.

Voici l’ordre qui était observé: un détachement de cavalerie, les sapeurs, les tambours, les canonniers et les jeunes élèves de la garde nationale, la députation des colléges, les sociétés patriotiques, avec diverses devises ; on a remarqué celle-ci :

Qui meurt pour sa patrie, meurt toujours content ;

députation nombreuse de tous les bataillons de la garde nationale, groupe armé de forts de la Halle[3]. Les portraits en relief de Voltaire, J.-J. Rousseau, Mirabeau et Désilles, environnant le buste de Mirabeau, donné par M. Palloy à la commune d’Argenteuil ; ces bustes étaient entourés des camarades de d’Assas, et des citoyens de Varennes et de Nancy. Les ouvriers employés à la démolition de la Bastille, ayant à leur tête M. Palloy, portaient des chaînes, des boulets et des cuirasses, trouvés lors de la prise de cette forteresse. Sur un brancard était le Procès-verbal des électeurs de 1789, et l'Insurrection parisienne, par M. Dusaulx[4]. Les citoyens du faubourg Saint-Antoine, portant le drapeau de la Bastille avec un plan de cette forteresse représentée en relief, et ayant au milieu d’eux une citoyenne en habit d’amazone, uniforme de la garde nationale, laquelle a assisté au siége de la Bastille et a concouru à sa prise ; un groupe de citoyens armés de piques, dont une était surmontée du bonnet de la liberté et de cette devise : De ce fer naquit la liberté. Le quatre-vingt-troisième modèle de la Bastille, destiné pour le département de Paris, porté par les anciens gardes-françaises, revêtus de l’habit de ce régiment ; la société des Jacobins (on a paru étonné que cette société n’ait pas été réunie avec les autres) ; les électeurs de 1789 et 1790, les cent-suisses et les gardes-suisses ; députation des théâtres, précédant la statue de Voltaire, entourée de pyramides chargées de médaillons portant les titres de ses principaux ouvrages. La statue d’or, couronnée de lauriers, était portée par des hommes habillés à l’antique. Les académies et les gens de lettres environnaient un coffre d’or renfermant les 70 volumes de ses œuvres, donnés par M. Beaumarchais. Députation des sections, jeunes artistes, gardes nationaux et officiers municipaux de divers lieux du département de Paris, corps nombreux de musique vocale et instrumentale. Venait ensuite le char portant le sarcophage dans lequel était renfermé le cercueil.

Le haut était surmonté d’un lit funèbre, sur lequel on voyait le philosophe étendu, et la Renommée lui posant une couronne sur la tête. Le sarcophage était orné de ces inscriptions :

Il vengea Calas, La Barre, Sirven, et Montbailly.
Poëte, philosophe, historien, il a fait prendre un grand essor
à l’esprit humain, et nous a préparés à devenir libres.

Le char était traîné par douze chevaux gris-blanc[5], attelés sur quatre de front, et conduits par des hommes vêtus à la manière antique. Immédiatement après le char venaient la députation de l’Assemblée nationale, le département, la municipalité, la cour de cassation, les juges des tribunaux de Paris, les juges de paix, le bataillon des vétérans : un corps de cavalerie fermait la marche.

Ce cortége a suivi les boulevards depuis l’emplacement de la Bastille, et s’est arrêté vis-à-vis l’Opéra[6]. Le buste de Voltaire ornait le frontispice du bâtiment ; des festons et des guirlandes de fleurs entouraient des médaillons sur lesquels on lisait : Pandore, le Temple de la Gloire, Samson. Après que les acteurs eurent couronné la statue et chanté un hymne^ on se remit en route, et on suivit les boulevards jusqu’à la place Louis XV, le quai de la Conférence, le Pont-Royal, le quai Voltaire.

Devant la maison de M. Charles Villette, dans laquelle est déposé le cœur de Voltaire, on avait planté quatre peupliers très-élevés, lesquels étaient réunis par des guirlandes de feuilles de chêne, qui formaient une voûte de verdure, au milieu de laquelle il y avait une couronne de roses que l’on a descendue sur le char au moment de son passage. On lisait sur le devant de cette maison :

Son esprit est partout, et son cœur est ici.

Mme Villette a posé une couronne sur la statue d’or. On voyait couler des yeux de cette aimable dame des larmes qui lui étaient arrachées par le souvenir que lui rappelait cette cérémonie. On avait élevé devant cette maison un amphithéâtre, qui était rempli de jeunes demoiselles vêtues de blanc, une guirlande de roses sur la tête, avec une ceinture bleue, et une couronne civique à la main. On chanta devant cette maison, au son d’une musique exécutée en partie par des instruments antiques, des strophes d’une ode de MM. Chénier et Gossec. Mme Villette et la famille Calas ont pris rang à ce moment ; plusieurs autres dames vêtues de blanc, de ceintures et rubans aux trois couleurs, précédaient le char.

On a fait une autre station devant le Théâtre de la Nation[7]. Les colonnes de cet édifice étaient décorées de guirlandes de fleurs naturelles. Une riche draperie cachait les entrées ; sur le fronton on lisait cette inscription : Il fit Irène à 83 ans. Sur chacune des colonnes était le titre d’une des pièces de théâtre de Voltaire, renfermées dans trente-deux médaillons. On avait placé un de ses bustes devant l’ancien emplacement de la Comédie française, rue des Fossés-Saint-Germain ; il était couronné par deux génies, et on avait mis au bas cette inscription : À 17 ans il fit Œdipe. On exécuta devant le Théâtre de la Nation un chœur de l’opéra de Samson. Après cette station, le cortége s’est remis en marche, et est arrivé au Panthéon à dix heures. Le cercueil y a été déposé ; mais il sera incessamment transféré dans l’église Sainte-Geneviève, et sera placé auprès de ceux de Mirabeau et de Descartes.

Cette cérémonie a été une véritable fête nationale. Cet hommage rendu aux talents d’un grand homme, à l’auteur de la Henriade et de Brutus, a réuni tous les suffrages. On a cependant remarqué quelques émissaires répandus dans la foule, et qui critiquaient avec amertume le luxe de ce cortége ; mais les raisonnements des gens sensés les ont bientôt réduits au silence. Partout on voyait les bustes de Voltaire couronnés ; on lisait les maximes les plus connues de ses immortels ouvrages. Elles étaient dans la bouche de tout le monde.

Dans toute la longueur de la route que ce superbe cortége a traversée, une foule innombrable de citoyens garnissait les rues, les fenêtres, les toits des maisons. Partout le plus grand ordre ; aucun accident n’est venu troubler cette fête. Les applaudissements les plus nombreux accueillaient les divers corps qui composaient la marche. On ne peut trop louer le zèle et l’intelligence de ceux qui ont ordonné cette fête. On doit particulièrement des éloges à MM. David et Cellerier. Le premier a fourni les dessins du char, qui est un modèle du meilleur goût. Le second s’est distingué par son activité à suivre les travaux de cette fête, et par le talent dont il a fait preuve dans l’ingénieuse décoration de l’emplacement de la Bastille.

Le temps, qui avait été très-orageux toute la matinée, a été assez beau pendant tout le temps que le cortége était en marche, et la pluie n’a commencé qu’au moment où il arrivait à Sainte-Geneviève. Cette fête a attiré à Paris un grand nombre d’étrangers.


  1. Extrait du Moniteur du 13 juillet 1791.
  2. Ce sont les deux premiers vers du troisième des Discours sur l’Homme ; voyez tome IX, page 63.

    Le vers qui suit est celui qu’on va lire :


    On ne le sait que trop, nos tyrans sont nos vices ;


    de sorte que d’une réflexion morale on avait fait un principe politique.

  3. Celui-ci avait inscrit sur sa bannière ces vers que le Moniteur omet de mentionner :

    Grands dieux, exterminez de la terre où nous sommes
    Quiconque avec plaisir répand le sang des hommes.

  4. De l’Insurrection parisienne, et de la prise de la Bastille ; discours historique, prononcé par extrait dans l’Assemblée nationale, 1790, in-8o. Tel est le titre d’un ouvrage de J. Dusaulx, traducteur de Juvénal.
  5. L’objet de la pompe funèbre de Voltaire, pour laquelle la reine Marie-Antoinette fournit deux chevaux blancs, dit Grégoire, était moins d’honorer la mémoire du poëte que d’afficher le mépris pour la religion. » Page l du Discours préliminaire de l’Histoire des sectes religieuses, 1810, deux volumes in-8o. L’ouvrage, qui avait été saisi en 1810, fut rendu au mois de juin 1814, mais sous la condition de faire des changements. On réimprima les faux titres et titres, et l’on fit onze cartons. L’un de ces cartons porte précisément sur le passage que je cite. Les mots que j’ai imprimés en caractères italiques furent supprimés. (B.)
  6. L’Opéra était alors au théâtre de la porte Saint-Martin.
  7. C’était le titre que portait alors le théâtre appelé aujourd’hui Odéon. Le 9 avril 1782, les comédiens français en avaient fait l’ouverture sous le titre de Théâtre-Français ; en 1789, ils prirent celui de Théâtre de la Nation, en conservant toutefois celui de comédiens ordinaires du roi. En 1791, une partie de ces acteurs passa au Théâtre des Variétés, qui prit alors le titre de Théâtre-Français de la rue de Richelieu : c’est ce théâtre qu’occupe aujourd’hui la Comédie française.
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