Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 50

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 359_Ch50-367_Ch51).

L. L’Eſpagne n’ayant pas réuſſi à réconcilier l’Angleterre & la France, ſe déclare pour cette dernière puiſſance.

Charles III ſoutint avec dignité le beau rôle dont il s’étoit chargé. Il prononça qu’on mettroit bas les armes ; que chacune des parties belligérantes ſeroit maintenue dans les terres qu’elle occuperoit à l’époque de la convention ; qu’on formeroit un congrès où ſeroient diſcutées les prétentions diverſes ; & qu’on ne pourroit s’attaquer de nouveau qu’après s’être averti un an d’avance.

Ce monarque ne ſe diſſimuloit pas que cet arrangement donnoit à la Grande-Bretagne la facilité de ſe réconcilier avec ſes colonies, ou du-moins de leur faire acheter par de grands avantages pour ſon commerce le ſacrifice des ports qu’elle occupoit au milieu d’elles. Il ne ſe diſſimuloit pas qu’il bleſſoit la dignité du roi ſon neveu qui s’étoit engagé à maintenir les États-Unis dans l’intégrité de leur territoire. Mais il vouloit être juſte ; & ſans l’oubli de toutes les conſidérations perſonnelles, on ne l’eſt point.

Ce plan de conciliation déplut à Verſailles ; & l’on n’y fut un peu raſſuré que par l’eſpoir qu’il ſeroit rejeté à Londres. C’eſt ce qui arriva. L’Angleterre ne put ſe déterminer à reconnoître les Américains indépendans de fait ; quoiqu’ils ne fuſſent pas appelés aux conférences qui alloient s’ouvrir ; quoique la France ne pût pas négocier pour eux ; quoique leurs intérêts duſſent être uniquement ſoutenus par un médiateur qui ne leur étoit attaché par aucun traité, & qui, peut-être au fond de ſon cœur, n’en déſiroit pas la proſpérité ; quoique ſon refus la menaçât d’un ennemi de plus.

C’eſt dans une circonſtance pareille ; c’eſt lorſque la fierté élève les âmes au-deſſus de la terreur ; qu’on ne voit rien de plus à redouter que la honte de recevoir la loi, & qu’on ne balance pas à choiſir entre la ruine & le déſhonneur : c’eſt alors que la grandeur d’une nation ſe déploie. J’avoue toute-fois que les hommes accoutumés à juger des choſes par l’événement, traitent les grandes & périlleuſes révolutions d’héroïſme ou de folie, ſelon le bon ou le mauvais ſuccès qui les ont ſuivies. Si donc on me demandoie quel eſt le nom qu’on donnera dans quelques années à la fermeté que les Anglois ont montrée dans ce moment, je répondrois que je l’ignore. Quant à celui qu’elle mérité, je le ſais. Je ſais que les annales du monde ne nous offrent que rarement l’auguſte & majeſtueux ſpectacle d’une nation qui aime mieux renoncer à ſa durée qu’à ſa gloire.

Le miniſtère Britannique ne ſe fut pas plutôt expliqué, que la cour de Madrid épouſa la querelle de celle de Verſailles, & par conséquent celle des Américains. L’Eſpagne avoit alors ſoixante-trois vaiſſeaux de ligne & ſix en conſtruction. La France en avoit quatre-vingts, & huit ſur les chantiers. Les États-Unis n’avoient que douze frégates : mais un grand nombre de corſaires.

À tant de forces réunies, l’Angleterre n’oppoſoit que quatre-vingt-quinze vaiſſeaux de ligne & vingt-trois en conſtruction. Les ſeize qu’on voyoit de plus dans ſes ports étoient hors de ſervice, & on les avoit convertis en priſons ou en hôpitaux. Inférieure en inſtrumens de guerre, cette puiſſance l’étoit encore plus en moyens de tous les genres pour les employer. Ses diſſentions domeſtiques énervoient encore ce qui lui reſtoit de reſſources. Il eſt de la nature des gouvernemens vraiment libres d’être agités pendant la paix. C’eſt par ces mouvemens inteſtins que les eſprits conſervent leur énergie & le ſouvenir toujours préſent des droits de la nation. Mais dans la guerre, il faut que toute fermentation ceſſe, que les haines ſoient étouffées, que les intérêts ſe confondent & ſe ſervent les uns les autres. Il en arriva tout autrement dans les iſles Britanniques. Les troubles n’y furent jamais plus violens. Les prétentions opposées ne ſe montrèrent dans aucune circonſtance avec moins de ménagement. Le bien général fut inſolemment foulé aux pieds par l’une & par l’autre faction. Ces chambres où l’on avoit autrefois diſcuté les queſtions les plus importantes avec éloquence, avec force, avec dignité, ne retentirent plus que des clameurs de la rage, que des inſultes les plus groſſières, que d’altercations auſſi nuiſibles qu’indécentes. Le peu qui reſtoit de citoyens appeloient à grands cris un nouveau Pitt, un miniſtre qui comme lui n’eût ni parens ni amis : mais cet homme extraordinaire ne ſe montroit pas. Auſſi penſa-t-on aſſez généralement que ce peuple ſuccomberoit, malgré la fierté de ſon caractère, malgré l’expérience de ſes amiraux, malgré l’audace de ſes hommes de mer, malgré l’énergie que doit acquérir une nation libre dans les ſecouſſes qu’elle éprouve.

Mais l’empire du haſard eſt bien étendu, Qui ſait pour quel parti les élémens ſe déclareront ? Un coup de vent arrache ou donne la victoire. Un coup de canon déconcerte une armée entière par la mort d’un général. Des ſignaux, ou ne ſont pas entendus, ou ne ſont pas obéis. L’expérience, le courage, l’habileté ſont croisés par l’ignorance, par la jalouſie, par une trahiſon, par la certitude de l’impunité. Une brume qui ſurvient & qui couvre les deux ennemis, ou les sépare, ou les confond. Le calme & la tempête ſont également favorables ou nuiſibles. Les forces ſont coupées en deux par l’inégale célérité des vaiſſeaux, Le moment eſt manqué, ou par la puſillanimité qui diffère, ou par la témérité qui ſe hâte. Des plans auront été formés avec ſageſſe : mais ils reſteront ſans effet par le défaut de concert dans les mouvemens de l’exécution. Un ordre inconſidéré de la cour décide du malheur d’une journée. La diſgrâce ou le décès d’un miniſtre change les projets. Eſt-il poſſible qu’une union étroite puiſſe long-tems ſubſiſter entre des confédérés d’un caractère auſſi opposé que le François emporté, dédaigneux & léger ; l’Eſpagnol lent, hautain, jaloux & froid ; l’Américain qui tient ſecrètement ſes regards tournés vers ſa mère-patrie & qui ſe réjouiroit des déſaſtres de ſes alliés, s’ils étoient compatibles avec ſon indépendance ? Ces nations, ſoit qu’elles agiſſent séparément, ſoit qu’elles agiſſent de concert, tarderont-elles à s’entr’accuſer, à ſe plaindre & à ſe brouiller ? Leur plus grand eſpoir ne ſeroit-il pas que des revers multipliés ne feroient tout au plus que les replonger dans l’état humiliant dont elles vouloient ſortir & affermir le ſceptre des mers dans les mains de la Grande-Bretagne ; tandis qu’une ou deux défaites conſidérables feroient deſcendre pour jamais ce peuple ambitieux du rang des premières puiſſances de cet hémiſphère ?

Qui peut donc décider, qui peut même prévoir quel ſera l’événement ? La France & l’Eſpagne réunies ont pour elles des moyens puiſſans ; l’Angleterre, l’art de diriger les ſiens. La France & l’Eſpagne ont leurs tréſors ; l’Angleterre un grand crédit national. D’un côté la multitude des hommes & le nombre des troupes ; de l’autre la ſupériorité dans l’art de conduire les vaiſſeaux & d’aſſujettir la mer dans les combats. Ici, l’impétuoſité & la valeur ; là, & la valeur & l’expérience. Dans un parti, l’activité que peut donner aux deſſeins la monarchie abſolue ; dans l’autre la vigueur & le reſſort que donne la liberté. Ici, le reſſentiment des pertes & de longs outrages à venger ; là, le ſouvenir d’une gloire récente & la ſouveraineté de l’Amérique, comme celle de l’océan à conſerver. Les deux nations alliées ont cet avantage que donne la réunion de deux vaſtes puiſſances, mais l’inconvénient qui réſulte de cette union même par la difficulté de l’harmonie & de l’accord, soit dans les desseins, soit dans l’emploi des forces ; l’Angleterre est abandonnée à elle-même, mais n’ayant à diriger que sa propre force, elle a l’avantage de l’unité dans les desseins, d’une combinaison plus sûre & peut-être plus prompte dans les idées : elle peut plus aisément subordonner à une seule vue ses plans d’attaque & de défense.

Pour avoir une balance exacte, il faut encore peser la différente énergie que peut communiquer aux nations rivales une guerre, qui d’un côté n’est à beaucoup d’égards qu’une guerre de rois & de ministres ; qui de l’autre est une guerre vraiment nationale, où il s’agit pour l’Angleterre de ses plus grands intérêts, d’un commerce qui fait sa richesse, d’un empire & d’une gloire qui sont sa grandeur.

Enfin si l’on considère l’esprit de la nation Françoise, opposé à celui de la nation qu’elle combat, on verra que l’ardeur du François est peut-être également prompte à s’allumer & à s’éteindre ; qu’il espère tout lorsqu’il commence, qu’il désespère de tout dès qu’il est arrêté par un obstacle ; que par son caractère il a beſoin de l’enthouſiaſme des ſuccès pour obtenir des ſuccès nouveaux : que l’Anglois, au contraire, moins préſomptueux d’abord malgré ſa hardieſſe naturelle, ſait, quand il le faut, lutter avec courage, s’élever avec le danger & s’affermir par la diſgrâce : ſemblable à ce chêne robuſte auquel Horace compare les Romains, qui, frappé par la hache & mutilé par le fer, renaît ſous les coups qu’on lui porte, & tire une vigueur nouvelle de ſes bleſſures même.

L’hiſtoire nous apprend encore que peu de ligues ſe ſont partagées les dépouilles de la nation contre laquelle elles ſe ſont formées. Athènes victorieuſe de la Perſe ; Rome ſauvée d’Annibal ; dans les tems modernes, Veniſe échappée à la fameuſe ligue de Cambrai ; & de nos jours même, la Pruſſe qui par le génie d’un homme a ſu tenir tête à l’Europe, ont droit de ſuſpendre notre jugement ſur l’iſſue de la guerre préſente.