Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 49

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 339_Ch49-359_Ch50).

XLIX. La France reconnoît l’indépendance des États-Unis. Cette démarche occaſionne la guerre entre cette couronne & celle d’Angleterre.

Si le miniſtère Britannique y avoit réfléchi, il auroit compris que le même délire qui l’entraînoit à l’attaque de ſes colonies, le réduiſoit à la néceſſité de déclarer dans l’inſtant la guerre à la France. Alors régnoit dans les conſeils de cette couronne la circonſpection que doit toujours inſpirer un nouveau règne. Alors ſes finances étoient dans la confuſion, où les avoient plongées vingt ans de folie. Alors le délabrement de la marine rempliſſoit d’inquiétude tous les citoyens. Alors l’Eſpagne, déjà fatiguée de ſon extravagante expédition d’Alger, ſe trouvoit dans des embarras qui ne lui auroient pas permis d’accourir au ſecours de ſon allié. L’Angleterre pouvoit ſe promettre ſans témérité des ſuccès contre le plus puiſſant de ſes ennemis ; & intimider l’Amérique par des victoires remportées ou par des conquêtes faites à ſon voiſinage. L’importance dont il étoit pour cette couronne d’ôter à ſes ſujets rebelles le ſeul appui qui leur fut aſſuré, auroit diminué l’indignation qu’inſpire la violation des traités les plus ſolemnels.

George III ne vit rien de tout cela. Les ſecours obſcurs que la cour de Verſailles faiſoit paſſer aux provinces armées pour la défenſe de leurs droits, ne lui deſſillèrent pas les yeux. Les ateliers de cette puiſſance étoient remplis de conſtructeurs. Ses arſenaux ſe rempliſſoient d’artillerie. Il ne reſtoit plus de place dans ſes magaſins pour de nouvelles munitions navales. Ses ports préſentoient l’appareil le plus menaçant ; & cet étrange aveuglement continuoit encore. Pour tirer Saint-James de ſa léthargie, il fallut que Louis XVI y fit ſignifier le 14 mars qu’il avoit reconnu l’indépendance des États-Unis.

Cette déclaration étoit une déclaration de guerre. Il étoit impoſſible qu’une nation, plus accoutumée à faire qu’à recevoir des outrages, ſouffrît patiemment qu’on déliât ſes ſujets de leur ſerment de fidélité, qu’on les élevât avec éclat au rang des puiſſances ſouveraines. Toute l’Europe prévit que deux peuples rivaux depuis pluſieurs ſiècles alloient teindre de ſang les eaux de l’océan, & jouer encore ce jeu terrible où les proſpérités publiques ne compenſeront jamais les déſaſtres particuliers. Ceux en qui l’ambition n’avoit pas étouffé toute bienveillance pour leurs ſemblables, déploroient d’avance les calamités qui, dans les deux hémiſphères, étoient prêtes à tomber ſur le genre-humain.

Cependant la ſcène ſanglante ne s’ouvroit pas ; & ce délai faiſoit eſpérer la continuation de la paix à quelques eſprits crédules. On ignoroit qu’une flotte partie de Toulon étoit chargée de combattre les Anglois dans le nord de l’Amérique. On ignoroit que des ordres expédiés de Londres preſcrivoient de chaſſer les François des Indes Orientales. Sans être initiés dans ces myſtères de perfidie, qu’une politique inſidieuſe eſt parvenue à faire regarder comme de grands coups d’état, les hommes vraiment éclairés jugeoient les hoſtilités inévitables, prochaines même ſur notre océan. Ce dénouement prévu fut amené par le combat de deux frégates, livré le 17 juin 1775.

Ici notre tâche devient de plus en plus difficile. Notre objet unique eſt d’être utile & vrai. Loin de nous tout eſprit de parti qui aveugle & dégrade ceux qui conduiſent les hommes & ceux qui oſent aſpirer à les inſtruire. Nos vœux ſont pour la patrie, & nos hommages pour la juſtice. En quelque lieu, ſous quelque forme que la vertu ſe préſente, c’eſt elle que nous honorons. Les diſtinctions de ſociété & d’états ne peuvent nous la rendre étrangère ; & l’homme juſte & magnanime eſt par-tout notre concitoyen. Si dans les divers événemens, qui paſſent ſous nos yeux, nous blâmons avec courage ce qui nous paroît devoir l’être, nous ne cherchons pas le triſte & vain plaiſir d’une indiſcrète cenſure. Mais nous parlons aux nations & à la poſtérité. Nous leur devons tranſmettre fidèlement ce qui peut influer ſur le bonheur public. Nous leur devons l’hiſtoire des fautes pour apprendre à les éviter. Si nous oſions trahir un ſi noble devoir, nous flatterions peut-être la génération préſente qui paſſe & qui fuit : mais la juſtice & la vérité qui ſont éternelles nous dénonceroient aux générations à venir qui nous liroient avec mépris, & ne prononceroient notre nom qu’avec dédain.

Dans cette longue carrière nous ſerons juſtes envers ceux qui exiſtent encore, comme nous l’avons été envers ceux qui ne ſont plus. Si parmi les hommes puiſſans, il en eſt qui s’offenſent de cette liberté, ne craignons pas de leur dire que nous ne ſommes que les organes d’un tribunal ſuprême que la raiſon élève enfin ſur un fondement inébranlable. Il n’y a plus en Europe de gouvernement qui ne doive en redouter les arrêts. L’opinion publique qui s’éclaire de plus en plus, & que rien n’arrête ou n’intimide, a les yeux ouverts ſur les nations & ſur les cours. Elle pénètre dans les cabinets où la politique s’enferme. Elle y juge les dépoſitaires du pouvoir, & leurs paſſions & leur foibleſſe ; & par l’empire du génie & des lumières s’élève de toute part au-deſus des adminiſtrateurs pour les diriger ou les contenir. Malheur à ceux qui la dédaignent ou qui la bravent ! Cette apparente audace n’eſt que l’impuiſſance. Malheur à ceux qui par leurs talens n’ont pas de quoi ſoutenir ces regards ! Qu’ils ſe rendent juſtice & dépoſent un fardeau trop peſant pour leurs foibles mains. Ils ceſſeront du-moins de compromettre eux-mêmes & les états.

La France commençoit la guerre avec des avantages inappréciables. Le lieu, le tems, les circonſtances : elle avoit tout choiſi. Ce ne fut qu’après avoir fait à loiſir ces préparatifs ; qu’après avoir porté ſes forces au degré qui lui convenoit, qu’elle ſe montra ſur le champ de bataille. Elle n’avoit à combattre qu’un ennemi humilié, affoibli, découragé par ſes diſſenſions domeſtiques. La faveur des autres nations étoit toute pour elle contre ces maîtres impérieux, ou, comme on le diſoit, contre ces tyrans des mers.

Les événemens parurent répondre aux vœux de l’Europe. Les officiers François qui avoient d’anciennes humiliations à effacer, firent des actions brillantes, dont le ſouvenir durera long-tems. Une ſavante théorie & un courage inébranlable remplacèrent ce qui pouvoit leur manquer du côté de l’expérience. Tous les engagemens particuliers les comblèrent de gloire, & la plupart ſe terminèrent à leur avantage. La flotte Britannique courut de plus grands dangers encore que ſes vaiſſeaux iſolés. Elle étoit maltraitée au point de craindre ſa deſtruction totale ou partielle, ſi la flotte qui l’avoit réduite à cet état preſque déſeſpéré, à Oueſſant, n’eût été déterminée par des ordres timides, par d’odieuſes intrigues, par la foibleſſe de ſes amiraux, ou par tous ces motifs enſemble, à quitter la mer & à rentrer la première dans ſes ports.

Dans l’ivreſſe de ces ſuccès peut-être inattendus, la France parut perdre de vue ſes intérêts les plus chers. Son objet principal devoit être d’intercepter le commerce de ſes ennemis, de leur couper le double nerf qu’ils tiroient de leurs matelots, de leurs capitaux, & de ſaper ainſi les deux fondemens de la grandeur Angloiſe. Rien n’étoit plus aisé pour une puiſſance préparée de loin aux hoſtilités, que d’intercepter une navigation marchande entièrement ſurpriſe & très-foiblement convoyée. Il n’en fut pas ainſi. Les immenſes richeſſes qu’attendoit la Grande-Bretagne de toutes les parties du globe, entrèrent paiſiblement dans ſes rades, ſans avoir été ſeulement entamées.

Au contraire, le commerce de la France fut harcelé dans les deux hémiſphères, & par-tout intercepté. Ses colonies virent enlever, ſur leurs propres côtes, des ſubſiſtances qu’elles attendoient avec toute l’impatience du beſoin ; & la métropole ſe vit privée de quatre-vingts ou cent millions arrivés preſque à ſa vue. Ces revers avoient une cauſe. Tâchons de la découvrir.

La marine Françoiſe étoit depuis longtems malheureuſe ; & c’étoit au vice de ſa conſtitution qu’étoient attribuées tant d’infortunes. On eſſaya pluſieurs fois d’en modifier ou d’en changer les réglemens : mais ces innovations, bonnes ou mauvaiſes, furent toujours repouſſées avec un dédain plus ou moins marqué. Enfin ſes amiraux dictèrent eux-mêmes, en 1776, une ordonnance, qui les rendant maîtres abſolus des rades, des arſenaux, des ateliers, des magaſins, détruiſoit cette mutuelle ſurveillance que Louis XIV avoit cru devoir établir entre les officiers militaires & ceux d’adminiſtration. Dès-lors il n’y eut plus de règle, plus de comptabilité, plus d’économie dans les ports. Tout y tomba dans la confuſion & le déſordre.

Le nouveau plan eut une influence encore plus funeſte. Juſqu’à cette époque, c’étoit le miniſtère qui avoit dirigé les opérations navales vers le but qui convenoit à ſa politique. Cette autorité paſſa, peut-être ſans qu’on s’en aperçût, à ceux qui devoient les exécuter. Elles prirent inſenſiblement la teinte de leurs préjugés. Ces préjugés leur faiſoient croire que ce n’étoit pas en eſcortant peſamment, laborieuſement les navires de la nation, en séjournant dans des croiſières difficiles pour ſurprendre ou détruire les bâtimens de l’ennemi, qu’on parvenoit à ſe faire un nom. Ce double devoir fut donc entièrement négligé ou très-mal rempli, d’après l’opinion commune à Breſt, qu’un pareil ſervice n’avoit rien de noble & ne conduiſoit à aucune ſorte de gloire.

Il faut convenir que ce préjugé eſt bien bizarre & entièrement contraire à toutes les loix de la ſociété. Quel peut avoir été le but des états en inſtituant cette force militaire deſtinée à parcourir les mers ? N’eſt-ce que pour procurer des grades à ceux qui commandent ou qui ſervent ? Que pour leur donner l’occaſion d’exercer une valeur inutile à tout autre qu’à eux-mêmes ? Que pour enſanglanter un élément de plus par le carnage & les combats ? Non, ſans doute. Les flottes guerrières ſont ſur l’océan ce que ſont les fortereſſes & les remparts pour les citoyens des villes, ce que ſont les armées nationales pour les provinces exposées aux ravages de l’ennemi. Il eſt des propriétés attachées au ſol ; il en eſt d’autres créées, tranſportées par le commerce, & qui ſont, pour ainſi dire, errantes ſur l’océan. Ces deux ſortes de propriétés ont beſoin de défenſeurs. Guerriers, voilà votre fonction. Que diroit-on, ſi les armées de terre refuſoient de protéger contre l’ennemi l’habitant des villes, le laboureur des campagnes, de repouſſer l’embrâſement qui menace les moiſſons ? Officiers de marine, vous vous croyez avilis de protéger, d’eſcorter le commerce ! Mais ſi le commerce n’a plus de protecteurs, que deviendront les richeſſes de l’état, dont vous demandez ſans doute une part pour récompenſe de vos ſervices ? Que deviendront pour vous-mêmes les revenus de vos terres, que le commerce & la circulation des richeſſes peuvent ſeuls rendre fécondes ? Vous vous croyez avilis. Quoi, avilis en vous rendant utiles à vos concitoyens ? Et que ſont tous les ordres de l’état à qui le gouvernement a confié quelque portion de la force publique, ſinon des protecteurs, des défenſeurs du citoyen & de ſa fortune ? Votre poſte eſt ſur les mers, comme celui du magiſtrat ſur les tribunaux, celui de l’officier & du ſoldat de terre dans les camps, celui du monarque même ſur le trône, où il ne domine de plus haut que pour voir de plus loin, & embraſſer d’un coup-d’œil tous ceux qui ont beſoin de ſa protection & de ſa défenſe. Vous aſpirez à la gloire. Apprenez que la gloire eſt par-tout où l’on ſert l’état. Apprenez que la gloire de conſerver vaut encore mieux que celle de détruire. Dans l’antique Rome, ſans doute, on aimoit auſſi la gloire. Cependant on y préféroit l’honneur d’avoir ſauvé un ſeul citoyen à l’honneur d’avoir égorgé une foule d’ennemis. Quoi, ne voyez-vous pas qu’en ſauvant les vaiſſeaux du commerce, vous ſauvez la fortune de l’état ? Oui, votre valeur eſt brillante ; elle eſt connue de l’Europe comme de votre patrie : mais qu’importe à vos concitoyens qu’elle ſe ſoit montrée dans une occaſion d’éclat, qu’elle ait enchaîné un vaiſſeau ennemi ou couvert de débris & de ruines les vagues de l’océan, ſi par votre faute vous avez laiſſé périr ou enlever tous les navires qui portoient les richeſſes de votre pays ; ſi dans ce même port, où vous rentrez victorieux, une multitude de familles déſolées pleurent leur fortune détruite ? À votre abord vous n’entendrez pas les cris de la victoire. Tout ſera muet & conſterné, & vos exploits ne ſeront deſtinés qu’à groſſir les relations des cours, & ces papiers publics, qui, faits pour amuſer l’oiſiveté, ne donnent la gloire qu’un jour, quand cette gloire n’eſt pas gravée dans le cœur des citoyens par le ſouvenir d’une utilité réelle pour la patrie.

Les maximes conſacrées à Porſtmouth étoient bien opposées. On y ſentoit, on y reſpectoit la dignité du commerce. On s’y faiſoit un devoir comme un honneur de le défendre ; & les événemens décidèrent laquelle des deux marines militaires avoit des idées plus juſtes de ſes fonctions.

La Grande-Bretagne venoit d’éprouver des revers très-humilians dans le Nouveau-Monde. Un ennemi plus puiſſant la menaçoit de plus grands déſaſtres dans l’ancien. Cette ſituation alarmante rempliſſoit tous les eſprits de défiance & d’incertitude. Les richeſſes nationales arrivent. Celles de la puiſſance rivale en groſſiſſent la maſſe énorme ; & ſur le champ le crédit public eſt ranimé ; les eſpérances renaiſſent, & ce peuple qu’on ſe plaiſoit à regarder comme abattu, reprend & ſoutient ſa fierté ordinaire.

D’un autre coté les rades de la France ſe rempliſſent de gémiſſemens. Une inaction aviliſſante & ruineuſe y ſuccède à une activité qui leur donnoit de l’éclat & les enrichiſſoit. L’indignation des négocians ſe communique à la nation entière. Les premiers momens de ſuccès ſont toujours des momens d’ivreſſe qui ſemblent couvrir les fautes & les juſtifier. Mais le malheur donne plus de sévérité aux jugemens. La nation alors obſerve de plus près ceux qui la gouvernent, & leur demande compte avec une liberté fière du dépôt de puiſſance & d’autorité qui leur eſt confié. On reproche aux conſeils de Louis XVI d’avoir bleſſé la majeſté de la première puiſſance du globe en déſavouant à la face de l’univers des ſecours qu’on ne ceſſoit de donner clandeſtinement aux Américains. On leur reproche d’avoir, par une intrigue de miniſtres ou par l’aſcendant de quelques agens obſcurs, engagé l’état dans une guerre déſaſtreuſe, tandis qu’il falloit s’occuper à remonter les reſſorts du gouvernement, à guérir les longues plaies d’un règne dont toute la dernière moitié avoit été vile & foible, partagée entre les déprédations & la honte, entre la baſſeſſe du vice & les convulſions du deſpotiſme. On leur reproche d’avoir provoqué les combats par une politique inſidieuſe, de s’être enveloppés dans des diſcours indignes de la France, d’avoir employé avec l’Angleterre le langage d’une audace timide qui ſemble démentir les projets qu’on a formés, les ſentimens qu’on a dans ſon cœur ; langage qui ne peut qu’avilir celui qui s’en ſert, ſans pouvoir tromper celui à qui on l’adreſſe, & qui déſhonore ſans que ce déſhonneur même puiſſe être utile ni au miniſtre, ni à l’état. Combien il eût été plus noble de dire avec toute la franchiſe de la dignité ! « Anglois, vous avez abusé de la victoire. Voici le moment d’être juſtes, ou ce ſera celui de la vengeance. L’Europe eſt laſſe de ſouffrir des tyrans. Elle rentre enfin dans ſes droits. Déſormais, ou l’égalité ou la guerre. Choiſiſſez ». C’eſt ainſi que leur eût parlé ce Richelieu que tous les citoyens, il eſt vrai, doivent haut, parce qu’il fut un meurtrier ſanguinaire, & que pour être deſpote il aſſaſſina tous ſes ennemis avec la hache des bourreaux : mais que la nation & l’état doivent honorer comme miniſtre, parce que le premier il avertit la France de ſa dignité, & lui donna dans l’Europe le ton qui convenoit à ſa puiſſance. C’eſt ainſi que leur eût parlé ce Louis XIV, qui, pendant quarante ans, ſut être digne de ſon ſiècle, qui mêla toujours de la grandeur à ſes fautes même, & juſque dans l’abaiſſement & le malheur ne dégrada jamais ni lui, ni ſon peuple. Ah ! pour gouverner une grande nation il faut un grand caractère. Il ne faut point ſur-tout de ces âmes indifférentes & froides par légèreté, pour qui l’autorité abſolue n’eſt qu’un dernier amuſement, qui laiſſent flotter au haſard de grands intérêts, & ſont plus occupés à conſerver le pouvoir qu’à s’en ſervir. Pourquoi, demande-t-on encore, pourquoi des hommes qui ont entre leurs mains toute la puiſſance de l’état, & qui, pour être obéis, n’ont qu’à commander, ſe ſont-ils laiſſés prévenir ſur toutes les mers par un ennemi dont la conſtitution entraîne des lenteurs néceſſaires ? Pourquoi s’être mis par un traité inconſidéré dans les fers du congrès qu’on auroit tenu lui-même dans la dépendance par des ſubſides abondans & réglés ? Pourquoi enfin n’avoir pas affermi la révolution en tenant toujours ſur les côtes ſeptentrionales du Nouveau-Monde une eſcadre qui protégeât les colonies & fit en même-tems reſpecter notre alliance ? Mais l’Europe, qui a les yeux fixés ſur nous, voit un grand deſſein & nulles démarches concertées ; voit dans nos arſenaux & ſur nos ports des préparatifs immenſes, & nulle exécution ; voit des flottes menaçantes, & cet appareil rendu preſque inutile ; l’audace & la valeur dans les particuliers, la molleſſe & l’irréſolution dans les chefs ; tout ce qui annonce d’un côté la force & le pouvoir impoſant d’un grand peuple, tout ce qui annonce de l’autre la foibleſſe & la lenteur qui tiennent au caractère & aux vues. C’eſt par cette contradiction frappante entré nos projets & nos démarches, entre nos moyens & l’eſprit qui les emploie, que le génie Anglois, un moment étonné, a repris ſa vigueur ; & juſqu’à préſent c’eſt un peublême à réſoudre pour l’Europe, ſi, en nous déclarant pour l’Amérique, nous n’avons pas nous-mêmes relevé les forces de l’Angleterre.

Telles ſont les plaintes qui retentiſſent de toute part, & que nous ne craignons pas de raſſembler ici & de mettre ſous les yeux de l’autorité, ſi elle daigne les entendre ou les lire.

Enfin la philoſophie, dont le premier ſentiment eſt le déſir de voir tous les gouvernemens juſtes & tous les peuples heureux, en portant un coup-d’œil ſur cette alliance d’une monarchie avec un peuple qui défend ſa liberté, en cherche le motif. Elle voit trop que le bonheur de l’humanité n’y a point de part. Elle penſe que ſi l’amour de la juſtice eut décidé la cour de Verſailles, elle auroit arrêté dans le premier article de ſa convention avec l’Amérique, que tous les peuples opprimés avoient le droit de s’élever contre leurs oppreſſeurs. Mais cette maxime qui forme une des loix de l’Angleterre ; dont un roi de Hongrie, en montant ſur le trône, oſa faire une des conſtitutions de l’état ; qu’un des plus grands princes qui aient régné ſur le monde, Trajan, adopta, lorſqu’en préſence du peuple Romain aſſemblé, il dit au premier officier de l’empire, je te remets cette épée pour me défendre ſi je ſuis juſte, pour me combattre & me punir ſi je deviens tyran : cette maxime eſt trop étrangère à nos gouvernemens foibles & corrompus, où le devoir eſt de ſouffrir, & où l’opprimé doit craindre de ſentir ſon malheur, de peur d’en être puni comme d’un crime.

Mais c’eſt ſur-tout contre l’Eſpagne que ſont dirigées les plaintes les plus amères. On la blâme de ſon aveuglement, de ſes incertitudes, de ſes lenteurs, quelquefois même de ſon infidélité : accuſations toutes mal fondées.

En voyant la France s’engager ſans néceſſité dans une guerre maritime, quelques politiques imaginèrent que cette couronne ſe croyoit aſſez puiſſante pour diviſer le domaine Britannique, ſans partager avec un allié l’honneur de cette importante révolution. On n’examinera pas ſi l’eſprit qui régnoit dans le cabinet de Verſailles autoriſoit cette conjecture. Il eſt aujourd’hui connu que cette couronne, qui, depuis le commencement des troubles, avoit donné des ſecours ſociété aux Américains, épioit le moment propice pour ſe déclarer ouvertement en leur faveur. L’événement de Saratoga lui parut la circonſtance la plus favorable pour propoſer au roi catholique de faire cauſe commune avec elle. Soit que ce prince jugeât alors la liberté des États-Unis, contraire à ſes intérêts ; ſoit que la réſolution lui parût précipitée ; ſoit enfin que d’autres objets politiques exigeâſſent toute ſon attention, il ſe refuſa à cette ouverture. Son caractère diſpenſoit de toute ſollicitation nouvelle. Depuis les premières tentatives, on l’occupa ſi peu de cette grande affaire, que ce fut ſans l’en prévenir que la cour de Verſailles fit ſignifier à Saint-James qu’elle avoit reconnu l’indépendance des provinces confédérées.

Cependant les forces de terre & de mer que l’Eſpagne employoit dans le Bréſil contre les Portugais étoient revenues. La riche flotte qu’elle attendoit du Mexique étoit entrée dans ſes ports. Les tréſors qui lui arrivoient du Pérou & de ſes autres poſſeſſions étoient à couvert. Cette puiſſance étoit libre de toute inquiétude & maitreſſe de ſes mouvemens, lorſqu’elle aſpira à la gloire de pacifier les deux hémiſphères. Sa médiation fut acceptée, & par la France dont la hardieſſe n’avoit pas les ſuites heureuſes qu’elle s’en étoit promiſes, & par l’Angleterre qui pouvoit craindre d’avoir un nouvel adverſaire à combattre.