Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 34

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 192_Ch34-196_Ch35).

XXXIV. Quelles ſont, dans l’Amérique Septentrionale, les mœurs actuelles ?

Elles ſont peuplées aujourd’hui d’hommes ſains & robuſtes, dont la taille eſt avantageuſe. Ces créoles ſont plutôt formés que les Européens : mais ils vivent auſſi moins long-tems. Le bas prix des viandes, du poiſſon, des grains, du gibier, des fruits, de la bière, du cidre, des végétaux, entretient tous les habitans dans une grande abondance des choſes relatives à la nourriture. On eſt obligé de s’obſerver davantage ſur le vêtement, qui eſt toujours fort cher, ſoit qu’il arrive de l’ancien-monde, ſoit qu’il ſoit fabriqué dans le pays même. Les mœurs ſont ce qu’elles doivent être chez un peuple nouveau, chez un peuple cultivateur, chez un peuple qui n’eſt ni poli, ni corrompu par le séjour des grandes cités : il règne généralement de l’économie, de la propreté, du bon ordre dans les familles. La galanterie & le jeu, ces paſſions de l’opulence oiſive, altèrent rarement cette heureuſe tranquilité. Les femmes ſont encore ce qu’elles doivent être, douces, modeſtes, compatiſſantes & ſecourables ; elles ont ces vertus qui perpétuent l’empire de leurs charmes. Les hommes ſont occupés de leurs premiers devoirs, du ſoin & du progrès de leurs plantations, qui ſeront le ſoutien de leur poſtérité. Un ſentiment de bienveillance, unit toutes les familles. Rien ne contribue à cette union, comme une certaine égalité d’aiſance ; comme la sécurité qui naît de la propriété ; comme l’eſpérance & la facilité communes d’augmenter ſes poſſeſſions ; comme l’indépendance réciproque où tous les hommes ſont pour leurs beſoins, jointe au beſoin mutuel de ſociété pour leurs plaiſirs. À la place du luxe, qui traîne la misère à ſa ſuite ; au lieu de ce contraſte affligeant & hideux, un bien-être univerſel, réparti ſagement par la première diſtribution des terres, par le cours de l’induſtrie, a mis dans tous les cœurs le déſir de ſe plaire mutuellement : déſir plus ſatiſfaiſant, ſans doute, que la ſecrète envie de nuire, qui eſt inséparable d’une extrême inégalité dans les fortunes & les conditions. On ne ſe voit jamais ſans plaiſir, quand on n’eſt, ni dans un état d’éloignement réciproque qui conduit à l’indifférence, ni dans un état de rivalité, qui eſt près de la haine. On ſe rapproche, on ſe raſſemble ; on mène enfin dans les colonies cette vie champêtre, qui fut la première deſtination de l’homme, la plus convenable à la ſanté, à la fécondité. On y jouit peut-être de tout le bonheur compatible avec la fragilité de la condition humaine. On n’y voit pas ces grâces, ces talens, ces jouiſſances recherchées, dont l’apprêt & les frais uſent & fatiguent tous les reſſorts de l’âme, amènent les vapeurs de la mélancolie, après les ſoupirs de la volupté : mais les plaiſirs domeſtiques, l’attachement réciproque des parens & des enfans, l’amour conjugal, cet amour ſi pur, ſi délicieux, pour qui ſait le goûter & mépriſer les autres amours. C’eſt-là le ſpectacle enchanteur qu’offre par-tout l’Amérique Septentrionale : c’eſt dans les bois de la Floride & de la Virginie ; c’eſt dans les forêts même du Canada, qu’on peut aimer toute ſa vie ce qu’on aima pour la première fois ; l’innocence & la vertu, qui ne laiſſent jamais périr la beauté toute entière.

Si quelque choſe manque à l’Amérique Angloiſe, c’eſt qu’elle ne forme pas précisément une nation. On y voit tantôt réunies & tantôt éparſes, des familles des diverſes contrées de l’Europe. Ces colons, en quelque endroit que le haſard ou leur choix les ait fixés, conſervent avec une prédilection indeſtructible, la langue, les préjugés & les habitudes de leur patrie. Des écoles & des égliſes séparées, les empêchent de ſe confondre avec le peuple hoſpitalier qui leur ouvrit un refuge. Toujours étrangers à cette nation par le culte, par les mœurs, & peut-être par les ſentimens ; ils couvent des germes de diſſenſion, qui peuvent un jour cauſer la ruine & le bouleverſement des colonies. Le ſeul préſervatif qui doive prévenir ce déſaſtre, dépend tout entier du régime des gouvernemens.