Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 33

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 189_Ch33-192_Ch34).

XXXIII. À quel degré la population s’eſt-elle élevée dans l’Amérique Septentrionale ?

L’Amérique Septentrionale compte environ quatre cens mille noirs. Le nombre des blancs s’y élève à deux millions cinq ou ſix cens mille, ſi les calculs du congrès ne ſont pas exagérés. Les citoyens doublent tous les quinze ou ſeize ans dans quelques-unes de ces colonies, & tous les dix-huit ou vingt ans dans les autres. Une multiplication ſi rapide doit avoir deux ſources. La première eſt cette foule d’Irlandois, de Juifs, de François, de Vaudois, de Palatins, de Moraves, de Salzbourgeois, qui, fatigués des vexations politiques & religieuſes qu’ils éprouvoient en Europe, ont été chercher la tranquilité dans ces climats lointains. La ſeconde ſource de cette étonnante multiplication, eſt dans le climat même des colonies, où l’expérience a démontré que la population doubloit naturellement tous les vingt-cinq ans. Les réflexions de M. Franklin, rendront cette vérité ſenſible.

Le peuple, dit ce philoſophe, s’accroît par-tout, en raiſon du nombre des mariages ; & ce nombre augmente à proportion des facilités qu’on trouve à ſoutenir une famille. Dans un pays où les moyens de ſubſiſtance abondent, plus de perſonnes ſe hâtent de ſe marier. Dans une ſociété vieillie par ſes progrès même, les gens riches, effrayés des dépenſes qu’entraîne le luxe des femmes, forment, le plus tard qu’ils peuvent, un établiſſement difficile à cimenter, coûteux à maintenir ; & les gens ſans fortune paſſent leur vie dans un célibat qui trouble les mariages. Les maîtres ont peu d’enfans ; les domeſtiques n’en ont point ; & les artiſans craignent d’en avoir. Ce déſordre eſt ſi ſenſible, ſur-tout dans les grandes villes, que les générations ne s’y reproduiſent même pas aſſez pour entretenir la population à ſon niveau, & qu’on y voit conſtamment plus de morts que de naiſſances. Heureuſement cette décadence n’a pas encore gagné les campagnes, où l’habitude de fournir au vuide des cités, laiſſe un peu plus de place à la population. Mais comme toutes les terres ſont occupées & miſes à-peu-près dans la plus grande valeur, ceux qui ne peuvent pas acquérir des propriétés, ſont aux gages de celui qui poſſède. La concurrence, qui naît de la multitude des ouvriers, tient leur travail à bas prix ; & la modicité du gain leur ôte le déſir, l’eſpérance, & les facultés de ſe reproduire par les mariages. Tel eſt l’état actuel de l’Europe.

Celui de l’Amérique offre un aſpect tout opposé. Le terrein, vaſte & inculte, s’y donne, ou pour rien, ou à ſi bon marché, que l’homme le moins laborieux trouve, en peu de tems, un eſpace, qui, pouvant ſuffire à l’entretien d’une nombreuſe famille, y nourrira long-tems ſa poſtérité. Ainſi les habitans du Nouveau-Monde ſe marient en plus grand nombre, & beaucoup plus jeunes que les habitans de l’Europe. S’il ſe fait parmi nous un mariage par centaine d’individus, il s’en fait deux en Amérique ; & ſi l’on compte quatre enfans par mariage dans nos climats, il faut en compter huit au-moins dans le nouvel hémiſphère. Qu’on multiplie ces générations par celles qui en doivent naître, & l’on trouvera qu’avant deux ſiècles, l’Amérique Septentrionale doit avoir une population immenſe, à moins que des obſtacles qu’il n’eſt pas aisé de prévoir, n’en ralentiſſent les progrès naturels.