Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 32

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 171_Ch32-189_Ch33).

XXXII. De quelles eſpèces d’hommes ſe ſont peuplées les provinces de l’Amérique Septentrionale.

Ce furent les Anglois qui, persécutés dans leur iſle pour leurs opinions civiles & religieuſes, abordèrent les premiers dans cette région déſerte & ſauvage.

Il étoit difficile que cette première émigration eût des ſuites importantes. Les habitans de la Grande-Bretagne ſont tellement attachés au ſol qui les a vu naître, qu’il n’y a que des guerres civiles ou des révolutions qui puiſſent déterminer à changer de climat & de patrie ceux d’entre eux qui ont une propriété, des mœurs ou de l’induſtrie. Ainſi le rétabliſſement de la tranquilité publique dans la métropole, devoit mettre des obſtacles inſurmontables au progrès des cultures en Amérique.

D’ailleurs les Anglois, quoique naturellement actifs, ambitieux & entreprenans, n’étoient guère propres à défricher le Nouveau-Monde. Accoutumés à une vie douce, à quelque aiſance, à beaucoup de commodités ; il n’y avoit que l’enthouſiaſme religieux ou politique qui pût les ſoutenir dans les travaux, les misères, les privations, les calamités inséparables des nouvelles plantations.

On doit ajouter que quand l’Angleterre auroit pu vaincre ces difficultés, elle ne l’auroit pas dû vouloir. Sans doute il étoit utile à cette puiſſance de fonder des colonies, de les rendre floriſſantes, de s’enrichir de leurs productions ; mais il ne lui convenoit pas d’acheter ces avantages par le ſacrifice de ſa population.

Heureuſement pour cette nation, l’intolérance & le deſpotiſme, qui peſoient ſur la plupart des contrées de l’Europe, pouſſèrent de nomhreuſes victimes ſur une plage inculte, qui, dans ſon abandon, ſembloit offrir & demander en même tems du ſecours aux malheureux. Ces hommes échappés à la verge des tyrans en paſſant les mers, perdoient tout eſpoir de retour, & s’attachoient pour toujours à une terre qui, leur ſervant d’aſyle, leur fourniſſoit à peu de frais une ſubſiſtance paiſible. Ce bonheur ne put être toujours ignoré. De toutes parts, de l’Allemagne principalement, on accourut pour le partager. Un des avantages que ſe propoſaient les émigrans, c’étoit de ſe trouver citoyens dans toute l’étendue de l’empire Britannique, après ſept ans de domicile dans quelqu’une de ſes colonies.

Tandis que la tyrannie & la persécution déſoloient & deſſéchoient la population en Europe, l’Amérique Angloiſe ſe rempliſſoit de trois ſortes d’habitans. Les hommes libres forment la première claſſe. C’eſt la plus nombreuſe.

Les Européens, qui parcourent & tourmentent le globe depuis trois ſiècles, ont ſemé des colonies dans la plupart des points de ſa circonférence ; & preſque par-tout leur race s’eſt plus ou moins abâtardie. Les établiſſemens Anglois de l’Amérique Septentrionale paroiſſoient avoir ſubi la loi commune. Leurs habitans étoient univerſellement jugés moins robuſtes au travail, moins forts à la guerre, moins propres aux arts que leurs ancêtres. Parce que le ſoin de défricher la terre, de purifier l’air, de changer le climat, d’améliorer la nature abſorboit toutes les facultés de ce peuple tranſplanté ſous un autre ciel, on en concluoit ſa dégradation & ſon impuiſſance de s’élever à des ſpéculations un peu compliquées.

Pour diſſiper ce préjugé injuſte, il falloit qu’un Franklin enſeignât aux phyſiciens de notre continent étonné à maîtriſer la foudre. Il falloit que les élèves de cet homme illuſtre, réunis en ſociété, jettâſſent un jour éclatant ſur pluſieurs branches des ſciences naturelles. Il falloit que l’éloquence renouvelât dans cette partie du Nouveau-Monde ces impreſſions fortes & rapides qu’elle avoir opéré dans les plus fières républiques de l’antiquité. Il falloit que les droits de l’homme, que les droits des nations y fuſſent ſolidement établis dans des écrits originaux qui feront le charme & la conſolation des ſiècles les plus reculés.

Les ouvrages d’imagination & de goût ne tarderont pas à ſuivre ceux de raiſonnement & d’obſervation. Bientôt peut-être la Nouvelle-Angleterre pourra citer ſes Homères, ſes Théocrites, ſes Sophocles. On n’y manque plus de ſecours, de maîtres, de modèles. L’éducation s’y répand, s’y perfectionne de plus en plus. Dans les proportions on y voit plus de gens bien nés ; plus de loiſir & de moyens pour ſuivre ſon talent qu’on n’en trouve en Europe, où l’inſtitution même de la jeuneſſe eſt ſouvent contraire au progrès & au développement du génie & de la raiſon.

Par un contraſte ſingulier avec l’ancien monde, où les arts ſont allés du Midi vers le Nord, on verra dans le nouveau le Nord éclairer le Midi. Juſqu’à nos jours, l’eſprit a paru s’énerver comme le corps dans les Indes Occidentales. Vifs & pénétrans de bonne heure, les hommes y conçoivent promptement : mais n’y réſiſtent pas, ne s’y accoutument pas aux longues méditations. Preſque tous ont de la facilité pour tout ; aucun ne marque un talent décidé pour rien. Précoces & mûrs avant nous, ils ſont bien loin de la carrière quand nous touchons au terme. La gloire & le bonheur de les changer doit être l’ouvrage de l’Amérique Angloiſe. Qu’elle prenne donc des moyens conformes à ce noble deſſein, & qu’elle cherche par des voies juſtes & louables une population digne de créer un monde nouveau. C’eſt ce qu’elle n’a pas fait encore.

Une ſeconde claſſe de colons fut autrefois composée de malfaiteurs que la métropole condamnoit à être tranſportés en Amérique, & qui devoient un ſervice forcé de ſept ou de quatorze ans aux planteurs qui les avoient achetés des tribunaux de juſtice. On s’eſt univerſellement dégoûté de ces hommes corrompus, & toujours prêts à commettre de nouveaux crimes.

On les a remplacés par des hommes indigens, que l’impoſſibilité de ſubſiſter en Europe pouſſoit dans le Nouveau-Monde. Après avoir acheté & vendu le nègre, le crime n’avoit plus qu’un pas à faire : c’étoit de vendre ſon compatriote ſans l’avoir acheté, & de trouver quelqu’un qui l’achetât ; il l’a fait. Embarqués ſans être en état de payer leur paſſage, ces malheureux ſont à la diſpoſition de leur conducteur, qui les vend à qui bon lui ſemble. Cette eſpèce d’eſclavage eſt plus ou moins long ; mais il ne peut jamais durer plus de huit années. Si parmi ces émigrans il ſe trouve des enfans, leur ſervitude doit durer juſqu’à leur majorité, qui eſt fixée à vingt-un ans pour les garçons, & à dix-huit ans pour les filles.

Aucun des engagés n’a le droit de ſe marier ſans l’aveu de ſon maître, qui met le prix qu’il veut à ſon conſentement. Si quelqu’un d’eux s’enfuit, & qu’on le rattrape, il doit ſervir une ſemaine pour chaque jour de ſon abſence, un mois pour chaque ſemaine, & ſix mois pour un ſeul. Le propriétaire qui ne veut pas reprendre ſon déſerteur, peut le vendre à qui bon lui ſemble ; mais ce n’eſt que pour le tems de ſon premier engagement. Du reſte, ce ſervice n’a rien d’ignominieux ; & l’acquéreur fait tout ce qu’il peut pour affoiblir la tâche de la vente & de l’achat. À l’expiration de ſa ſervitude, l’engagé jouit de tous les droits du citoyen libre. Avec ſon affranchiſſement, il reçoit du maître qu’il a ſervi, ou des inſtrumens de labourage, ou les outils néceſſaires à ſon induſtrie.

Cependant de quelque apparence de juſtice que l’on colore cette eſpèce de trafic, la plupart des étrangers qui paſſent en Amérique à ce prix, ne s’embarqueroient pas, s’ils n’étoient trompés. Des brigands ſortis des marais de la Hollande ſe répandent dans le Palatinat, dans la Suabe, dans les cantons d’Allemagne les plus peuplés, ou les moins heureux. Ils y vantent avec enthouſiaſme les délices du Nouveau-Monde, & les fortunes qu’il eſt aisé d’y faire. Des hommes ſimples, séduits par des promettes ſi magnifiques, ſuivent aveuglément ces vils courtiers d’un indigne commerce qui les livrent à des négocians d’Amſterdam ou de Rotterdam. Ceux-ci ſoudoyés eux-mêmes par des compagnies chargées de peupler les colonies, paient une gratification à ces embaucheurs. Des familles entières ſont vendues, ſans le ſavoir, à des maîtres éloignés, qui leur préparent des conditions d’autant plus dures, que la faim & la néceſſité ne permettent pas à ceux qui les acceptent de s’y refuſer. L’Amérique forme des recrues pour la culture, comme les princes pour la guerre, avec les mêmes artifices, mais un but moins honnête & peut-être plus inhumain : car qui fait le rapport de ceux qui meurent & de ceux qui ſurvivent à leurs eſpérances ! L’illuſion ſe perpétue en Europe, par l’attention qu’on a de ſupprimer les lettres qui pourroient dévoiler un myſtère d’impoſture & d’iniquité, trop bien couvert par l’intérêt qui en eſt l’inventeur.

Mais enfin on ne trouveroit point tant de dupes, s’il y avoit moins de victimes. C’eſt l’oppreſſion des gouvernemens qui fait adopter ces chimères de fortune à la crédulité du peuple. Des hommes malheureux dans leur patrie, errans ou foulés chez eux, n’ayant rien de pire à craindre ſous un ciel étranger, ſe livrent aisément à la perſpective d’un meilleur ſort. Les moyens qu’on emploie pour les retenir dans le pays où la fatalité les a fait naître, ne ſont propres qu’à irriter en eux le déſir d’en ſortir. C’eſt par des prohibitions, par des menaces & des peines qu’on croit les enchaîner ; on ne fait que les aigrir, les pouſſer à la déſertion par la défenſe même. Il faudroit les attacher par des ſoulagemens & des eſpérances : on les empriſonne, on les garrotte ; on empêche l’homme, né libre, d’aller reſpirer dans des contrées où le ciel & la terre lui donneroient un aſyle. On aime mieux l’étouffer dans ſon berceau que de le laiſſer chercher ſa vie en quelque climat ſecourable. On ne veut pas même lui donner le choix de ſon tombeau. Tyrans politiques, voilà l’ouvrage de vos loix : peuples, où ſont vos droits ?

Faut-il révéler aux nations les trames qui ſe forment contre leur liberté ? Faut-il leur dire que, par le complot le plus odieux quelques puiſſances ont manœuvré récemment une convention qui doit ôter toute reſſource au déſeſpoir ? Depuis deux ſiècles, tous les princes de l’Europe fabriquoient entre eux, dans les ténèbres du cabinet, cette longue & peſante chaîne dont les peuples ſe ſentent enveloppés de toutes parts. Chaque négociation ajoutoit de nouveaux chaînons à ce filet artificieuſement imaginé. Les guerres ne tendoient pas à rendre les états plus grands, mais les ſujets plus ſoumis, en ſubſtituant pas à pas le gouvernement militaire â l’influence douce & lente des loix & des mœurs. Tous les potentats ſe fortifioient également dans leur tyrannie, par leurs conquêtes ou par leurs pertes. Victorieux, ils régnoient avec des armées : humiliés & défaits, ils commandoient par la misère à des ſujets puſillanimes. Ennemis ou jaloux entre eux par ambition, ils ne ſe liguoient ou ne s’allioient que pour appeſantir la ſervitude. Soit qu’ils vouluſſent ſouffler la guerre ou conſerver la paix, ils étoient aſſurés de tourner au profit de leur autorité, l’agrandiſſement ou l’affoibliſſement de leurs peuples. S’ils cédoient une province, ils épuiſoient toutes les autres pour la recouvrer ou pour ſe dédommager de ſa perte. S’ils en acquéroient une nouvelle, la fierté qu’ils affectoient au-dehors étoit au-dedans dureté, vexation. Ils empruntoient les uns des autres réciproquement tous les arts, toutes les inventions, ſoit de la guerre, ſoit de la paix, qui pouvoient concourir, tantôt à fomenter les rivalités & les antipathies naturelles, tantôt à oblitérer le caractère des nations : comme ſi l’accord tacite de leurs maîtres eût été de les aſſujettir les unes par les autres au deſpotiſme qu’ils avoient ſu leur préparer de longue main. N’en doutez pas, peuples qui gémiſſez tous, plus ou moins ſourdement, de votre condition. Ceux qui ne vous ont jamais aimés, en ſont venus à ne vous plus craindre. Une ſeule iſſue vous reſtoit dans l’extrémité du malheur : celle de l’évaſion & de l’émigration. On vous l’a fermée.

Des princes ſont convenus entre eux de ſe rendre, non-ſeulement les déſerteurs, qui, la plupart enrôlés par force ou par fraude, ont bien le droit de s’échapper : non-ſeulement les brigands qui ne devroient en effet trouver de refuge nulle part ; mais indiſtinctement tous leurs ſujets, quel que ſoit le motif qui les ait forcés à quitter leur patrie. Ainſi vous tous, malheureux laboureurs, qui ne trouvez ni ſubſiſtances, ni travail dans les pays ravagés & deſſéchés par les exactions de la finance, mourez où vous avez eu le malheur de naître ; il n’eſt plus d’aſyle pour vous que ſous terre. Vous tous artiſans, ouvriers de toute eſpèce, que l’on vexe par les monopoles, à qui l’on refuſe le droit de travailler librement, ſans avoir acheté des maîtriſes : vous que l’on tient courbés toute la vie dans un atelier pour enrichir un entrepreneur privilégié : vous qu’un deuil de cour laiſſe des mois entiers ſans ſalaire & ſans pain ; n’eſpérez pas de vivre hors d’une patrie où des ſoldats & des gardes vous tiennent empriſonnés : errez dans l’abandon, & mourez de chagrin. Oſez gémir ; vos cris ſeront repouſſés & perdus au fond d’un cachot ; fuyez, on vous pourſuivra, même au-delà des monts & des fleuves ; vous ſerez renvoyés ou livrés pieds & poings liés à la torture, à la gêne éternelle où vous avez été condamnés en naiſſant. Vous encore, à qui la nature a donné un eſprit libre, indépendant des préjugés & des erreurs ; qui oſez penſer & parler en hommes, étouffez dans votre âme la vérité, la nature, l’humanité. Applaudiſſez à tous les attentats commis contre votre patrie & vos concitoyens, ou gardez un ſilence profond dans l’obſcurité de l’infortune & de la retraite. Vous tous enfin qui naiſſez dans ces états barbares, où la condition réciproque entre les princes de ſe rendre les tranſfuges, vient d’être ſcellée par un traité ; ſouvenez-vous de l’inſcription que le Dante à gravée ſur la porte de ſon enfer :

Voi ch’extrate, lasciate omal ogni speranza.
Vous qui passez ici, perdez toute espérance.

Quoi ! ne reſte-t-il pas un aſyle même au-delà des mers ? L’Amérique n’ouvrira-t-elle pas ſon ſein aux malheureux, qui préféreront volontairement ſa liberté au joug inſupportable de leur patrie ? Qu’a-t-elle beſoin de ce vil ramas d’engagés, qu’elle ſurprend & débauche par les honteux moyens dont toutes les couronnes ſe ſervent pour groſſir leurs armées ? Qu’a-t-elle beſoin de ces êtres encore plus misérables, dont elle forme une autre claſſe de ſa population ?

Oui, par une iniquité d’autant plus criante qu’elle ſembloit moins néceſſaire, les provinces ſeptentrionales ont eu recours au trafic, à l’eſclavage des noirs. On ne diſconviendra pas qu’ils ne ſoient mieux nourris & mieux vêtus, moins maltraités & moins accablés de travail qu’aux iſles. Les loix les protègent plus efficacement, & il eſt très-rare qu’ils ſoient les victimes de la férocité ou des caprices d’un odieux tyran. Cependant, quel doit être le fardeau d’une vie condamnée à languir dans une ſervitude éternelle ? Des ſectaires humains ; des chrétiens qui cherchoient dans l’évangile plutôt des vertus que des dogmes, ont ſouvent voulu rendre à leurs eſclaves la liberté que rien ne peut remplacer : mais ils ont été long-tems retenus par une loi qui ordonnoit d’aſſigner aux affranchis un revenu ſuffiſant pour leur ſubſiſtance.

Diſons plutôt : l’habitude commode d’être ſervi par des eſclaves ; ce penchant à la domination, juſtifié par les douceurs dont on prétend alléger leur ſervitude ; l’opinion où l’on ſe plaît à reſter, qu’ils ne ſe plaignent pas d’une condition que le tems a changée pour eux en nature : ce ſont là les ſophiſmes de l’amour-propre pour apaiſer les cris de la conſcience. La plupart des hommes ne ſont pas nés méchans, ne veulent pas faire le mal : mais parmi ceux même que la nature femble avoir formés juftes & bons, il en eft peu qui aient affez de déſintéreſſement, de courage & de grandeur d’âme, pour faire le bien au dépens de quelque ſacrifice.

Cependant les Quakers ont donné récemment un exemple qui doit faire époque dans l’hiſtoire de la religion & de l’humanité. Au milieu d’une de ces aſſemblées où tout fidèle qui ſe croît mû par l’impulſion de l’Eſprit-Saint, a droit de parler, un de ces frères (celui-là ſans doute étoit inſpiré) s’eſt levé & a dit : « Juſques à quand aurons-nous deux conſciences, deux meſures, deux balances ; l’une en notre faveur, l’autre à la ruine du prochain ; toutes deux également fauſſes ? Eft-ce à nous, mes frères, de nous plaindre en ce moment que le parlement d’Angleterre veut nous aſſervir, nous impoſer le joug du ſujet, ſans nous laiſſer le droit du citoyen ; tandis que depuis un ſiècle nous faiſons tranquillement l’œuvre de la tyrannie, en tenant dans les fers du plus dur eſclavage des hommes qui ſont nos égaux & nos frères ? Que nous ont fait ces malheureux que la nature avoit séparés de nous par des barrières ſi redoutables, & que notre avarice eſt allé chercher au travers des naufrages, juſques dans leurs fables brûlans, ou leurs ſombres forêts, au milieu des tigres ? Quel étoit leur crime pour être arrachés d’une terre qui les nourriſſoit ſans travail, & tranſplantés par nous ſur une terre où ils meurent dans les labeurs de la ſervitude ? Quelle famille as-tu donc créée, Père céleſte, où les aînés, après avoir ravi les biens de leurs frères, veulent encore les forcer, la verge à la main, d’engraiſſer du ſang de leurs veines, de la ſueur de leur front, ce même héritage dont on les a dépouillés ? Race déplorable, que nous abrutiſſons pour la tyranniſer ; en qui nous étouffons toutes les facultés de l’âme pour accabler ſes bras & ſon corps de fardeaux ; en qui nous effaçons l’image de la divinité, & l’empreinte de l’humanité ! race mutilée & déſhonorée dans les facultés de ſon eſprit & de ſon corps, dans toute ſon exiſtence ; & nous ſommes chrétiens, & nous ſommes Anglois ! Peuple favorisé du ciel, & reſpecté ſur les mers ; quoi, tu veux être libre & tyran tout-à-la-fois ? Non, mes frères ; il eſt tems de nous accorder avec nous-mêmes. Affranchiſſons ces misérables victimes de notre orgueil ; rendons aux nègres la liberté que l’homme ne doit jamais ôter à l’homme. Puiſſent, à notre exemple, toutes les ſociétés chrétiennes, réparer une injuſtice cimentée par deux ſiècles de crimes & de brigandages ! Puiſſent enfin des hommes trop long-tems avilis, élever au ciel des bras libres de chaînes, & des yeux baignés des pleurs de la reconnoiſſance ! Hélas ! ces malheureux n’ont connu juſqu’ici que les larmes du déſeſpoir » !

Ce diſcours réveilla les remords ; & le petit nombre d’eſclaves qui appartenoient aux Quakers, furent libres. Si la chaîne de ces malheureux ne fut pas rompue par les autres colons de l’Amérique Septentrionale, du moins la Penſilvanie, la Nouvelle Jerſey & la Virginie demandèrent-elles avec inſtance, que cet infâme trafic d’hommes fut prohibé. Toutes les colonies de ce vaſte continent paroiſſoient diſposées à ſuivre cet exemple : mais elles furent arrêtées par l’ordre que donna la métropole à ſes délégués, de rejeter toutes les ouvertures qui tendroient à ce but humain. Ce parti cruel n’eût pas étonné de la part de ces nations, qui ſont auſſi barbares par les liens du vice, qu’elles l’ont été par ceux de l’ignorance. Quand un gouvernement ſacerdotal & militaire a mis tout ſous le joug, même les opinions ; quand l’homme impoſteur a perſuadé à l’homme armé qu’il tenoit du ciel le droit d’opprimer la terre, il n’eſt plus aucune ombre de liberté pour les peuples policés. Comment ne s’en vengeroient-ils pas ſur les peuples de la Zone-Torride ? Mais jamais je ne comprendrai par quelle fatalité la légiſlation la plus heureuſement combinée qui ait jamais exiſté, a pu préférer l’intérêt de quelques-uns de ſes négocians, au cri de la nature, de la raiſon & de la vertu.