Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 23

Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 133_Ch23-142_Ch24).

XXIII. Ce que l’Angleterre a fait, ce qu’elle peut eſpérer de faire dans la Floride.

La nouvelle acquiſition fut partagée en deux gouvernemens. On penſa que c’étoit un moyen puiſſant pour pouſſer avec plus d’ardeur, pour mieux diriger les défrichemens. Le miniſtère put être auſſi décidé à cette diviſion par l’eſpoir de trouver, dans tous les tems, plus de ſoumiſſion dans deux provinces que dans une ſeule.

Saint-Auguſtin devint le chef-lieu de la Floride Orientale, & Penſacole de la Floride Occidentale. Ces capitales, qui étoient en même-tems d’aſſez bons ports, ne reuniſſoient pas ſans doute toutes les commodités dont elles étoient ſuſceptibles : mais c’étoit toujours un grand bonheur d’avoir trouvé ce qu’elles en poſſédoient. Les autres colonies ne jouirent pas, à leur origine, de cet avantage.

Ces contrées eurent pour premiers colons des officiers réformés & des ſoldats congédiés. Tous ceux d’entre eux qui avoient ſervi en Amérique, & qui y étoient établis, obtinrent gratuitement un terrein proportionné à leur grade. Cette faveur ne s’étendit pas à tous les gens de guerre qui avoient combattu dans le Nouveau-Monde. On auroit craint que les militaires des trois royaumes, qui étoient dans la même ſituation, n’euſſent été tentés de quitter la mère-patrie, déjà trop épuisée par les dernières hoſtilités.

La nouvelle colonie reçut auſſi des cultivateurs des établiſſemens voiſins. Elle reçut de la métropole & de divers états proteſtans. Il lui en arriva même qui furent un ſujet d’étonnement pour les deux hémiſphères.

Les Grecs gémiſſent ſous la tyrannie Ottomane. Ils doivent être diſposés à ſecouer ce joug déteſté. Ainſi le penſoit le docteuc Turnbull, lorſqu’en 1767, il alla offrir à ceux du Péloponèſe un aſyle dans l’Amérique Angloiſe. Beaucoup ſe rendirent à ſes ſollicitations ; & pour une centaine de louis, il obtint du gouvernement local la liberté de les embarquer à Modon. Il aborda en Corſe ; il aborda à Minorque ; & il perſuada encore à quelques habitans de ces deux iſles de le ſuivre.

Les émigrans, au nombre de mille, arrivèrent avec leur ſage guide à la Floride Orientale, où il leur fut accordé ſoixante mille acres de terre. C’eût été une très-vaſte poſſeſſion, quand même le climat n’en eût dévoré aucun. Malheureuſement, ils avoient été ſi opiniâtrement contrariés par les vents, qu’ils ne purent débarquer que durant l’été, ſaiſon dangereuſe qui en fit périr le quart. Ce furent principalement les vieillards qui ſuccombèrent. Ils étoient nombreux, parce que le judicieux Turnbull n’avoit voulut amener avec lui que des familles toutes entières.

Ce qui échappa de ce premier déſaſtre a joui depuis d’une ſanté qui n’a été altérée que par quelques fièvres. La conſtitution des hommes s’eſt fortifiée. Les femmes qui, à raiſon du changement de climat, n’accouchoient d’abord que rarement, ſont actuellement très-fécondes. On préſume que les enfans auront une taille plus élevée qu’ils ne l’auroient eue dans le lieu de leur origine.

La petite peuplade a reçu de ſon fondateur des inſtitutions qu’elle-même a approuvées, & qui s’obſervent. Ce n’eſt encore qu’une famille où l’eſprit de concorde doit durer long-tems. Au premier janvier 1776, elle avoit déjà défriché deux mille trois cens acres d’un ſol aſſez fertile. Elle avoit aſſez d’animaux pour ſa nourriture & pour ſes travaux. Ses récoltes ſuffiſoient à ſa conſommation ; & elle vendoit, pour 67 500 l. d’indigo. L’induſtrie & l’activité qui la diſtinguent font beaucoup eſpérer du tems & de l’expérience.

Pourquoi Athènes & Lacédémone ne renaîtroient-elles pas un jour dans l’Amérique Septentrionale ? Pourquoi la ville de Turnbull ne ſeroit-elle pas dans quelques ſiècles le séjour de la politeſſe, des beaux-arts & de l’éloquence ? La nouvelle colonie eſt moins éloignée de cet état floriſſant que les barbares Pelaſges ne l’étoient des concitoyens de Périclès. Quelle différence entre un établiſſement conçu & fondé par un homme ſage & pacifique, & les conquêtes d’une longue ſuite d’hommes avares, inſensés & ſanguinaires ; entre l’état actuel de l’Amérique Méridionale, & ce qu’elle ſeroit devenue, ſi ceux qui la découvrirent, qui s’en emparèrent & qui la dévaluèrent, euſſent été animés de l’eſprit du bon Turnbull ? Son exemple n’apprendra-t-il pas aux nations que la fondation d’une colonie demande plus de ſageſſe que de dépenſes ? L’univers s’eſt peuplé avec un homme & une femme.

Les Florides qui, en 1769, n’exportèrent que pour 673 209 livres 18 ſols 9 d. de denrées, ont un avantage marqué ſur le reſte de ce grand continent. Situées, en grande partie, entre deux mers, elles n’ont rien à craindre de ces vents glacés, de ces variations imprévues dans la température de l’air qui, en toute ſaiſon, cauſent à leur voiſinage des dégâts ſi fréquens & ſi funeſtes. Auſſi eſt-il permis d’eſpérer que la vigne, que l’olivier, que le coton, que d’autres plantes délicates y proſpéreront plutôt & mieux que dans les provinces limitrophes. En 1774, la Société formée à Londres pour l’encouragement des arts, des manufactures & du commerce, donna à Mr. Strachey une médaille d’or, pour avoir récolté d’auſſi bel indigo que celui de Guatimala. Si, dans un premier mouvement d’enthouſiaſme, on ne s’eſt que médiocrement exagéré les qualités de cette production, elle deviendra une ſource de richeſſes pour la colonie.

Cependant le terrein beaucoup trop ſablonneux de la Floride Orientale en écartoit opiniâtrement tout ce qui étoit avide de fortune. Il n’y avoit guère qu’un événement extraordinaire qui pût la peupler. Les troubles qui ont agité, qui agitent encore l’Amérique Septentrionale, ont pouſſé ſur ce ſol, communément ingrat, quelques citoyens paiſibles qui avoient un éloignement décidé pour les diſſenſions, & un plus grand nombre d’hommes qui, par ambition, par habitude, ou par préjugé étoient dévoués aux intérêts de la métropole.

Les mêmes motifs ont donné des colons à l’autre Floride, beaucoup plus féconde principalement ſur les bords rians du Miſſiſſipi. Cette province a eu l’avantage de fournir à la Jamaïque & à pluſieurs iſles Britanniques des Indes Occidentales des bois & des objets variés, qu’antérieurement elles recevoient des diverſes contrées de la Nouvelle-Angleterre. Ce mouvement auroit été plus rapide ſi les côtes de Penſacole euſſent été plus acceſſibles & ſi ſon port eût été moins infeſté de vers.

Combien ſeroient accélérés les progrès des deux provinces, ſi leurs nouveaux maîtres, s’écartant des maximes trop conſtamment ſuivies, daignoient s’unir, par les nœuds du mariage, à des familles Indiennes ! Pourquoi ce moyen de civiliſer les nations barbares, qui a été ſi heureuſement employé par les politiques les plus éclairés, ne ſeroit-il pas adopté par un peuple libre, qui doit admettre plus d’égalité que les autres peuples ? Les Anglois voudront-ils donc être toujours réduits à la cruelle alternative de voir leurs moiſſons brûlées & leurs cultivateurs maſſacrés, ou de pourſuivre ſans relâche, d’exterminer ſans pitié des hordes errantes ? Ne devroient-ils pas préférer à des hoſtilités meurtrières & ſans gloire, un moyen humain & infaillible, de déſarmer un ennemi humilié & implacable ?

Les conquérans ſe flattent que, ſans le ſecours de ces alliances ils doivent bientôt ſe voir délivrés des foibles inquiétudes qui leur relient. C’eſt, diſent-ils, le deſtin des peuples ſauvages, de s’éteindre à meſure que des nations policées viennent s’établir au milieu d’eux. Ne pouvant ſe réſoudre à cultiver la terre, & les ſubſiſtances que leur fourniſſoit la chaſſe diminuant tous les jours, ils ſe voient réduits à s’éloigner de toutes les contrées que l’induſtrie & l’activité veulent défricher. C’eſt, en effet, le parti que prennent tous les jours les Américains, qui erroient au voiſinage des établiſſemens Européens. Ils reculent ; ils s’enfoncent de plus en plus dans les bois ; ils ſe replient vers les Aſſinipoils, vers la baie d’Hudſon, où ſe nuiſant néceſſairement les uns aux autres, ils ne doivent pas tarder à mourir de faim.

Mais des événemens cruels ne peuvent-ils pas précéder cette deſtruction totale ? On n’a pas oublié le généreux Pontheack. Ce guerrier terrible étoit brouillé avec les Anglois en 1762. Le major Roberts, chargé de le regagner, lui envoya de l’eau-de-vie. Quelques Iroquois, qui entouroient leur chef, frémirent à la vue de cette liqueur. Ne doutant pas qu’elle ne fût empoiſonnée, ils vouloient abſolument qu’on rejetât un préſent ſi ſuſpect. Comment ſe pourroit-il, leur dit leur général, qu’un homme qui eſt sûr de mon eſtime, & auquel j’ai rendu des ſervices ſignalés, pût ſonger à m’ôter le jour ? & il avala la boiſſon d’un air auſſi aſſuré que l’auroit pu faire le héros le plus vanté de l’antiquité.

Cent traits d’une élévation pareille avoient fixé ſur Pontheack les yeux des nations ſauvages. Il vouloit les retrait toutes ſous les mêmes drapeaux, pour faire reſpecter leur territoire & leur indépendance. Des circonſtances malheureuſes firent avorter ce grand projet : mais il peut être repris, & il n’eſt pas impoſſible qu’il réuſſiſſe. Alors les uſurpateurs réduits à couvrir leurs frontières contre un ennemi qui n’a à ſoutenir aucune des dépenſes de la guerre, qui n’a à craindre aucun des fléaux qu’elle entraîne chez tous les peuples policés, verroient retarder ou s’anéantir les avantages acquis au prix de tant de tréſors, au prix de tant de ſang. Si les Anglois dédaignent un conſeil que la juſtice & l’humanité leur adreſſent par ma bouche, puiſſe un autre Pontheack ſortir de ſes cendres & conſommer ſon plan !