Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 28

XXVIII. Mœurs anciennes & mœurs nouvelles de la Nouvelle-York.

Les Hollandois, premiers fondateurs de la colonie, y établirent cet eſprit d’ordre & d’économie, qui diſtingue par-tout leur nation. Comme ils formèrent toujours le plus grand nombre des habitans, même après le changement de domination, l’exemple de leurs mœurs fit l’eſprit général des peuples, que la conquête leur aſſocia. Les Allemands, pouſſés en Amérique par la persécution religieuſe qui les chaſſoit du Palatinat ou des autres provinces de l’empire, ſe trouvèrent diſposés par la nature à ce ton modeſte ; & les Anglois, les François, que l’habitude n’avoit pas accoutumés à tant de frugalité, ſe conformèrent par ſageſſe ou par émulation, à cette manière de vivre, moins coûteuſe & plus aisée que les modes & les airs du faſte. Il arriva de-là que les colons ne contractèrent pas des dettes envers la métropole ; qu’ils conſervèrent une liberté entière dans leurs ventes & dans leurs achats ; & qu’ils donnèrent toujours à leurs affaires la direction qui leur étoit la plus avantageuſe.

Tel fut, juſqu’en 1763, l’état de la colonie. À cette époque, New-York devint le séjour du général, des principaux officiers & d’une partie des troupes que la Grande-Bretagne crut devoir entretenir dans l’Amérique Septentrionale, pour la contenir ou pour la défendre. Cette multitude de célibataires désœuvrés, ſans ceſſe occupés à tromper leur oiſiveté & à lutter contre l’ennui, ſe répandirent parmi les citoyens auxquels ils inſpirèrent le goût de la table & la fureur du jeu. Aſſis à côté des femmes, ils les entraînèrent par leurs aſſiduités, par leurs diſcours & par leurs manières dans ces frivolités, dans ces galanteries, dans ces amuſemens qui ont tant d’attraits pour elles. Bientôt la vie des deux ſexes fut la même. On ſe leva avec les mêmes projets ; on ſe coucha ſur les mêmes ſottiſes. Ce mauvais eſprit ſe communiqua de proche en proche. Il dure encore, à moins que les ſcènes terribles, qui ont depuis enſanglanté ces contrées, n’aient fait dans les mœurs une révolution heureuſe.