Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 5

V. La Louyſiane a une grande célébrité au tems du ſyſtême imaginé par Law. Pourquoi ?

Elle fut formée, par Law, ce célèbre Écoſſois, ſur lequel on n’eut pas, dans le tems, des idées bien arrêtées, & dont le nom paroît aujourd’hui placé entre la foule des ſimples aventuriers & le petit nombre des grands hommes. L’occupation de ce génie hardi étoit, depuis ſon enfance, de porter un œil curieux & réfléchi ſur toutes les puiſſances de l’Europe, d’en approfondir les reſſorts, d’en calculer les forces. L’état où l’ambition déſordonnée de Louis XIV avoit plongé la France, fixa ſinguliérement ſes regards. Ils s’arrêtèrent ſur des ruines. Un empire qui, durant quarante ans, avoit causé tant de jalouſie, tant d’inquiétude à tous ſes voiſins, ne montroit plus ni vigueur, ni vie. La nation étoit écrasée par les beſoins du fiſc, & le fiſc par l’énormité de ſes engagemens. En vain on avoit réduit la dette publique dans l’eſpoir de redonner du prix aux créances reſpectées. Cette banqueroute du gouvernement n’avoit produit que très-imparfaitement l’eſpèce de bien qu’on en attendoit. Les papiers royaux étoient encore infiniment au-deſſous de leur valeur originaire.

Il falloir ouvrir un débouché aux effets pour prévenir leur diſcrédit total. La voie du rembourſement étoit impraticable, puiſque les intérêts pour les ſommes dues abſorboient preſque entièrement les revenus du gouvernement. Law imagina un autre expédient. Au mois d’août 1717, il fit créer, ſous le nom de compagnie d’Occident, une aſſociation dont les fonds devoient être faits avec des billets d’état. Ce papier étoit reçu pour ſa valeur entière, quoiqu’il perdit cinquante pour cent dans le commerce. Auſſi le capital, qui n’étoit que de cent millions, fut-il rempli dans peu de jours. Il eſt vrai qu’avec ces ſinguliers moyens on ne pouvoit pas fonder une puiſſante colonie dans la Louyſiane, comme le privilège excluſif ſembloit l’exiger : mais un eſpoir d’un autre genre ſoutenoit l’auteur de ces nouveautés.

Ponce de Léon n’eut pas plutôt abordé à la Floride, en 1512, qu’il ſe répandit dans l’Ancien & le Nouveau-Monde, que cette région étoit remplie de métaux. Ils ne furent découverts, ni par François de Cordoue, ni par Velaſquez de Ayllon, ni par Philippe de Narvaez, ni par Ferdinand de Soto, quoique ces hommes entreprenans les euſſent cherchés pendant trente ans avec des fatigues incroyables. L’Eſpagne avoit enfin renoncé à ſes eſpérances ; elle n’avoit même laiſſé aucun monument de ſes entrepriſes ; & cependant il étoit reſté vaguement dans l’opinion des peuples que ces contrées renfermoient des tréſors immenſes. Perſonne ne déſignoit le lieu précis où ces richeſſes pouvoient être : mais cette ignorance même ſervoit d’encouragement à l’exagération. Si l’enthouſiaſme ſe refroidiſſoit par intervalles, ce n’étoit que pour occuper plus vivement les eſprits quelque tems après. Cette diſpoſition générale à une crédulité avide pouvoit devenir un merveilleux inſtrument dans des mains habiles.

Dans les tems malheureux, il en eſt des eſpérances du peuple comme de ſes terreurs, comme de ſes fureurs. Dans ſes fureurs, en un clin-d’œil, les places ſont remplies d’une multitude qui s’agite, qui menace & qui hurle. Le citoyen ſe barricade dans ſa maiſon. Le magiſtrat tremble dans ſon hôtel. Le ſouverain s’inquiète dans ſon palais. La nuit vient ; le tumulte ceſſe & la tranquilité renaît. Dans ſes terreurs, en un clin-d’œil, la conſternation ſe répand d’une ville dans une autre ville, & plonge dans l’abattement toute une nation. Dans ſes eſpérances, le fantôme du bonheur, non moins rapide, ſe préſente par-tout. Par-tout il relève les eſprits ; & les bruyans tranſports de l’allégreſſe ſuccèdent au morne ſilence de l’infortune. La veille, tout étoit perdu ; le jour ſuivant, tout eſt ſauvé. De toutes les paſſions qui s’allument dans le cœur de l’homme, il n’y en a point dont l’ivreſſe ſoit auſſi violente que celle de l’or. On connoît le pays des belles femmes, & l’on n’eſt point tenté d’y voyager. L’ambition sédentaire s’agite dans une enceinte aſſez étroite. La fureur des conquêtes eſt la maladie d’un ſeul homme qui en entraîne une multitude d’autres à ſa fuite. Mais ſuppoſez tous les peuples de la terre également policés ; & l’avidité de l’or déplacera les habitans de l’un & l’autre hémiſphère. Partis des deux extrémités du diamètre de l’équateur, ils ſe croiſeront ſur la route d’un pôle à l’autre.

Law, auquel ce grand reſſort étoit bien connu, perſuada aisément aux François, la plupart ruinés, que les mines de la Louyfiane, dont on avoit ſi long-tems parlé, étaient enfin trouvées ; qu’elles étoient même plus abondantes que la renommée ne l’avoit publié. Pour donner plus de poids à cette fauſſeté, déjà trop accréditée, on fit partir les ouvriers deſtinés à mettre en valeur une découverte ſi précieuſe, avec les troupes néceſſaires pour les ſoutenir.

L’impreſſion que fit ce ſtratagème ſur un peuple ſingulièrement paſſionné pour les nouveautés, eſt inexprimable. Chacun s’agitoit pour acquérir le droit de puiſer dans cette ſource regardée comme inépuiſable. Le Miſſiſſipi devint un centre où tous les vœux, toutes les eſpérances, toutes les combinaiſons ſe réuniſſoient. Bientôt des hommes riches, puiſſans, & qui la plupart paſſoient pour éclairés, ne ſe contentèrent pas de participer au gain général du monopole, ils voulurent avoir des propriétés particulières dans une région qui paſſoit pour le meilleur pays du monde. Pour l’exploitation de ces domaines, il falloit des bras. La France, la Suiſſe & l’Allemagne fournirent avec abondance des cultivateurs qui, après avoir travaillé trois ans gratuitement pour celui qui auroit fait les frais de leur tranſplantation, devoient devenir citoyens, poſſéder eux-mêmes des terres, & les défricher.

Durant les accès de cette fièvre ardente, ou dans les années 1718 & 1719, on entaſſoit ſans ſoin & ſans choix dans des navires, tous ces malheureux. Ils n’étoient pas déposés à l’iſle Dauphine, dont des monceaux de ſable venoient de combler la rade, ils n’étoient pas jetés à la Maubile, à laquelle il ne reſtoit plus rien depuis qu’elle avoit perdu ſon port. C’étoit le Biloxi, cet affreux Biloxi, qui recevoit tous les nationaux, tous les étrangers qu’on avoit séduits. Ils y périſſoient par milliers, de faim, d’ennui & de chagrin. Pour les conſerver, il n’auroit fallu que les faire entrer dans le Miſſiſſipi, que les placer ſur les terreins qu’ils devoient mettre en valeur. Mais telle étoit l’impéritie ou la négligence de ceux qui dirigeoient l’entrepriſe, qu’ils ne firent jamais conſtruire les bateaux néceſſaires pour une opération ſi ſimple. Après même qu’on ſe fut aſſuré que les navires qui arrivaient d’Europe, pouvaient la plupart remonter le fleuve, le Biloxi continua à être le tombeau des triſtes victimes d’une impoſture politique. On ne tranſféra le quartier général de la colonie à la nouvelle Orléans qu’au bout de cinq ans, c’eſt-à-dire, lorſqu’il ne reſtoit preſqu’aucun des infortunés qui s’étoient ſi légèrement expatriés.

Mais à cette époque trop tardive, le charme étoit rompu. Les mines avoient diſparu. Il ne reſtoit que la confuſion d’avoir embraſſé des chimères. La Louyſiane éprouvoit le ſort de ces hommes ſinguliers, dont on s’eſt fait d’abord une idée trop avantageuſe, & qu’on punit de cette renommée en les rabaiſſant au deſſous de leur valeur réelle. On cherche par l’excès du blâme à perſuader qu’on n’a pas donné dans l’erreur commune, Comment en effet imaginer qu’on s’acharnât à dire du mal de ſoi ? Ce pays d’enchantement fut en exécration. Son nom devint un nom d’opprobre. Le Miſſiſſipi fut la terreur des hommes libres. On ne lui trouva plus de colons que dans les priſons, que dans les lieux de débauche. Ce fut un cloaque où aboutirent toutes les immondices du royaume.

Que pouvoit-on eſpérer d’un édifice élevé avec ces matériaux ? Le vice ne peuple point, ne travaille point, ne ſe fixe point. Pluſieurs des misérables qui avoient été tranſplantés dans ces climats ſauvages allèrent étaler dans les établiſſemens Anglois ou Eſpagnols le dégoûtant ſpectacle de leur nudité. D’autres périrent très-rapidement du poiſon dont ils avoient apporté le germe. Le plus grand nombre erra dans les forêts, juſqu’à ce que la faim & les fatigues euſſent terminé ſon ſort. Rien n’étoit commencé dans la colonie, & cependant on y avoit enterré vingt-cinq millions. Les adminiſtrateurs de la compagnie qui faiſoient ces énormes avances, avoient la folle prétention de former dans la capitale de la France le plan des entrepriſes qui convenoient à ce Nouveau-Monde.

Paris, qui ne connoît pas même les provinces qu’il dédaigne & qu’il épuiſe, Paris vouloit tout ſoumettre aux opérations de ſes frivoles & rapides calculateurs. De l’hôtel de la compagnie, on arrangeoit, on façonnoit, on dirigeoit chaque habitant de la Louyiſane, avec les gênes & les entraves qu’on jugeoit bien ou mal favorables au monopole. De légers encouragemens accordés à des citoyens qu’on auroit appelés dans la colonie, en leur aſſurant cette liberté que tout homme déſire, la propriété qu’il a droit d’attendre de ſon travail, & la protection que toute ſociété doit à ſes membres : ces encouragemens donnés à des propriétaires guidés par les circonſtances locales, éclairés par l’intérêt perſonnel, auroient produit des effets infiniment plus grands & plus durables, des établiſſemens plus étendus, plus ſolides & plus utiles que tous ceux qu’un privilège excluſif avoit pu faire avec ſes tréſors adminiſtrés & diſtribués par des agens qui ne pouvoient avoir, ni toutes les connoiſſances néceſſaires à tant d’opérations différentes, ni même un intérêt immédiat au ſuccès.

Cependant le miniſtère croyoit important au bien de l’état de laiſſer la Louyſiane entre les mains de la compagnie. Ce corps eut beſoin de tout ſon crédit pour obtenir la permiſſion d’aliéner cette portion de ſon privilège. On lui fit même acheter en 1731 cette faveur par le ſacrifîce d’une ſomme de 1 450 000 livres. Car il eſt des empires où l’on vend également le droit de ſe ruiner, celui de ſe libérer & celui de s’enrichir, parce que le bien & le mal, ſoit public, ſoit particulier, peuvent y devenir un objet de finance.

Tout le tems que le privilège excluſif avoit tenu la Louyſiane dans les fers, il avoit exigé ſelon les diſtances, cinquante, ſoixante, quatre-vingt, cent pour cent de bénéfice ſur les marchandiſes qu’il y faiſoit paſſer ; il avoit réglé par un tarif plus oppreſſeur encore le prix des denrées que la colonie lui livroit. Comment un établiſſement naiſſant auroit-il pu faire des progrès ſous le joug d’une tyrannie ſi atroce ? Auſſi le découragement étoit-il univerſel. Pour redonner du reſſort & de l’énergie aux eſprits, le gouvernement voulut qu’une poſſeſſion devenue vraiment nationale éprouvât de plus heureuſes influences. Dans cette vue, il régla que tout ce que le commerce de France porteroit dans cette contrée, que tout ce qu’il en rapporteroit ſeroit exempt pendant dix ans de tous les droits d’entrée & de ſortie. Voyons à quel degré de proſpérité une diſpoſition ſi ſage éleva cette région célèbre.