Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 20

XX. Conquête de l’Iſle-Royale par les Anglois.

Cette porte du Canada avoit déjà été attaquée en 1745 ; & cet événement mérite, par ſa ſingularité, qu’on l’expoſe avec quelque détail. C’étoit à Boſton qu’avoit été formé le plan de cette première invaſion, & la Nouvelle-Angleterre avoit fait les dépenſes de l’exécution. Un négociant, c’étoit Pepperel, qui avoit allumé, nourri & dirigé l’enthouſiaſme de la colonie, fut chargé de commander l’armée de ſix mille hommes, qu’on avoit levée pour cette expédition.

Quoique ces forces convoyées par une eſcadre de neuf vaiſſeaux de guerre, portâſſent elles-mêmes à l’Iſte-Royale le premier avis du danger qui la menaçoit ; quoique l’avantage d’une ſurpriſe eût aſſuré leur débarquement ſans oppoſition ; quoiqu’elles n’euſſent à combattre que ſix cens hommes de troupes réglées, & huit cens habitans qui s’étoient armés à la hâte, on pouvoit douter du ſuccès de l’entrepriſe. Quels exploits, en effet, devoit-on attendre d’une milice aſſemblée avec précipitation, qui n’avoit point vu de ſiège ; qui même n’avoit jamais fait la guerre ; qui n’étoit enfin dirigée que par des officiers de marine ? L’inexpérience de ces troupes avoit beſoin de quelques faveurs du haſard. Elle en fut ſingulièrement ſecourue.

La garniſon de Louiſbourg avoit toujours été chargée de la conſtruction, de la réparation des fortifications. Elle ſe livroit d’autant plus volontiers à ces travaux, qu’elle les regardoit comme un principe de sûreté, comme un moyen d’aiſance. Lorſqu’elle s’aperçut que ceux qui devoient la payer s’approprioient le fruit de ſes ſueurs, elle demanda juſtice. On oſa la lui refuſer ; & elle ne craignit pas de ſe la faire à elle-même. Comme les chefs de la colonie avoient partagé avec les officiers ſubalternes le prix de cette déprédation, il ne ſe trouva perſonne qui pût rétablir l’ordre. L’indignation des ſoldats contre ces avides concuſſionnaires, leur fit mépriſer toute autorité. Depuis ſix mois ils vivoient dans une révolte éclatante, lorſque les Anglois ſe préſentèrent devant la place.

C’étoit le moment de rapprocher les eſprits. Les troupes firent les premiers pas : mais leurs commandans ſe méfièrent d’une généroſité dont ils n’étoient pas capables, Si ces lâches oppreſſeurs avoient pu ſuppoſer dans le ſoldat aſſez d’élévation pour ſacrifier ſon reſſentiment au bien de la patrie, ils auroient profité de cette chaleur pour fondre ſur l’ennemi, pendant qu’il formoit ſon camp, & qu’il commençoit à ouvrir ſes tranchées. Un aſſiégeant qui n’avoit aucun principe militaire, auroit été déconcerté par des attaques régulières & vigoureuſes. Les premiers échecs pouvoient le décourager, & lui faire abandonner ſon entrepriſe. Mais on s’obſtina à croire que la garniſon ne demandoit à faire des ſorties que pour déſerter ; & ſes propres chefs la tinrent comme priſonnière, juſqu’à ce qu’une ſi mauvaiſe défenſe eût réduit la ville à capituler. L’iſle entière ſuivit le ſort de Louiſbourg, ſon unique boulevard.

Une poſſeſſion ſi précieuſe, reſtituée à la France par le traité d’Aix-la-Chapelle, fut attaquée de nouveau par les Anglois en 1758. Ce fut le 2 de juin qu’une flotte composée de vingt-trois vaiſſeaux de ligne, de dix-huit frégates, qui portoient ſeize mille hommes de troupes aguerries, jeta l’ancre dans la baie de Gabarus, à une demi-lieue de Louiſbourg. Comme il étoit démontré qu’un débarquement fait à une plus grande diſtance, ne pouvoit ſervir de rien, parce qu’il ſeroit impoſſible de tranſporter l’artillerie & les autres choſes néceſſaires pour un grand ſiège, on s’étoit attaché à le rendre impraticable au voiſinage de la place. L’aſſaillant vit la ſageſſe des meſures qui lui annonçoient des périls & des difficultés. Son courage n’en fut pas affoibli. Mais appelant la ruſe à ſon ſecours, pendant que par une ligne prolongée il menaçoit & couvroit toute la côte, il deſcendit en force ſur le rivage de l’anſe au Cormoran.

Cet endroit étoit foible par ſa nature. Les François l’avoient étayé d’un bon parapet, fortifié par des canons dont le feu le ſoutenoit, & par des pierriers d’un gros calibre. Derrière ce rempart étoient deux mille bons ſoldats & quelques ſauvages. En avant, on avoit fait un abattis d’arbres ſi ſerré, qu’on auroit eu bien de la peine à y paſſer, quand même il n’auroit pas été défendu. Cette eſpèce de paliſſade qui cachoit tous les préparatifs de défenſe, ne paroiſſoit dans l’éloignement qu’une plaine verdoyante.

C’étoit le ſalut de la colonie, ſi l’on eût laiſſé à l’aſſaillant le tems d’achever ſon débarquement, & de s’avancer avec la confiance de ne trouver que peu d’obſtacles à forcer. Alors, accablé tout-à-coup par le feu de l’artillerie & de la mouſqueterie, il eût infailliblement péri ſur le rivage, ou dans la précipitation de l’embarquement, d’autant plus que la mer étoit dans cet inſtant fort agitée. Cette perte inopinée auroit pu rompre le fil de tous ſes projets.

Mais l’impétuoſité Françoiſe fit échouer toutes les précautions de la prudence. À peine les Anglois eurent fait quelque mouvement pour s’approcher du rivage, qu’on ſe hâta de découvrir le piège où ils devoient être pris. Au feu bruſque & précipité qu’on fit ſur leurs chaloupes, & plus encore à l’empreſſement qu’on eut de déranger les branches d’arbre qui maſquoient des forces qu’on avoit tant d’intérêt à cacher, ils devinèrent le péril où ils alloient ſe jeter. Dès ce moment revenant ſur leurs pas, ils ne virent plus d’autre endroit pour deſcendre, qu’un ſeul rocher, qui même avoit paru juſqu’alors inacceſſible. Wolf, quoique fortement occupé du ſoin de faire rembarquer ſes troupes & d’éloigner les bateaux, fit ſigne au major Scott de s’y rendre.

Cet officier s’y porte auſſi-tôt avec les ſoldats qu’il commande. Sa chaloupe étant arrivée la première, & s’étant enfoncée dans le moment qu’il mettoit pied à terre, il grimpe ſur les rochers tout ſeul. Il eſpéroit y trouver cent des ſiens, qu’on y avoit envoyés depuis quelques heures. Il n’y en avoit que dix. Avec ce petit nombre, il ne laiſſe pas de gagner le haut des rochers. Dix ſauvages & ſoixante François lui tuent deux hommes, & en bleſſent trois mortellement. Malgré ſa foibleſſe il ſe ſoutient dans ce poſte important à la faveur d’un taillis épais. Enfin ſes intrépides compatriotes, bravant le courroux de la mer & le feu du canon pour le joindre, achèvent de le rendre maître de la ſeule poſition qui pouvoit aſſurer leur deſcente.

Dès que les François virent l’aſſaillant ſolidement établi ſur le rivage, ils prirent l’unique parti qui leur reſtoit, celui de s’enfermer dans Louiſbourg. Ses fortifications étoient défectueuſes ; parce que le ſable de la mer, dont on avoit été obligé de ſe ſervir pour leur conſtruction, ne convient nullement aux ouvrages de maçonnerie. Les revêtemens des différentes courtines étoient entièrement écroulés. Il n’y avoit qu’une caſemate & un petit magaſin à l’abri des bombes. La garniſon qui devoit défendre la place, n’étoit que de deux mille neuf cens hommes.

Malgré tant de déſavantage, les aſſiégés ſe déterminèrent à la plus opiniâtre réſiſtance. Pendant qu’ils ſe défendoient avec cette fermeté, les grands ſecours qu’on leur faiſoit eſpérer du Canada pouvoient arriver. À tout événement, ils préſerveroient cette grande colonie de toute invaſion pour le reſte de la campagne. Qui croiroit que tant de réſolution fut ſoutenue par le courage d’une femme ? Madame de Drucourt, continuellement ſur les remparts, la bourſe à la main, tirant elle-même trois coups de canon chaque jour, ſembloit diſputer au gouverneur, ſon mari, la gloire de ſes fonctions. Rien ne décourageoit les aſſiégés, ni le mauvais ſuccès des ſorties qu’ils tentèrent à pluſieurs repriſes, ni l’habileté des opérations concertées par l’amiral Boſcawen & le général Amherſt, Ce ne fut qu’à la veille d’un aſſaut impoſſible à ſoutenir, qu’on parla de ſe rendre. La capitulation fut honorable ; & le vainqueur ſut eſtimer aſſez ſon ennemi, s’eſtimer aſſez lui-même, pour ne ſouiller ſa gloire par aucun trait de férocité, ni d’avarice.