Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 2

II. Fautes & revers qui rendirent mémorables les premières expéditions des François dans le nouvel hémiſphère.

La France laiſſa donc les Eſpagnols & les Portugais découvrir des mondes & donner des loix à des nations inconnues. Un ſeul homme lui ouvrit enfin les yeux. Ce fut l’amiral de Coligny, un des génies les plus étendus, les plus fermes, les plus actifs qui aient jamais illuſtré ce puiſſant empire. Ce grand politique, citoyen juſques dans les horreurs des guerres civiles, envoya l’an 1562, Jean Ribaud dans la Floride. Cette immenſe contrée de l’Amérique Septentrionale s’étendoit alors, depuis le Mexique, juſqu’au pays que les Anglois ont depuis cultivé ſous le nom de Caroline. Les Eſpagnols l’avoient parcourue en 1512, mais ſans s’y établir. On ne ſait lequel admirer le plus, ou du motif qui les engagea dans cette découverte, ou de celui qui la leur fit abandonner.

Tous les Indiens des Antilles croyoient, ſur la foi d’une ancienne tradition, que la nature cachoit dans le continent une fontaine dont les eaux avoient la vertu de rajeunir tous les vieillards aſſez heureux pour en boire, La chimère de l’immortalité fut toujours la paſſion des hommes, & la conſolation du dernier âge. Cette idée enchanta l’imagination romaneſque des Eſpagnols. La perte de pluſieurs d’entre eux, qui furent victimes de leur crédulité, n’ébranla pas la confiance des autres. Plutôt que de ſoupçonner que les premiers avoient péri dans un voyage où la mort étoit ce qu’il y avoit de plus sûr ; on penſa que s’ils ne reparoiſſoient plus, c’étoit parce qu’ils avoient trouvé le ſecret d’une jeuneſſe éternelle, & ce séjour de délices d’où l’on ne vouloit plus ſortir.

Ponce de Léon fut le plus célèbre entre les navigateurs qui s’infatuèrent de cette rêverie. Perſuadé qu’il exiſtoit un troiſième monde dont la conquête étoit réſervée à ſa gloire, mais croyant que ce qui lui reſſort de vie étoit trop court pour l’immenſe carrière qui s’ouvroit devant ſes pas, il réſolut d’aller renouveler ſes jours & recouvrer la jeuneſſe dont il avoit beſoin. Auſſi-tôt il dirigea ſes voiles vers les climats où la fable avoit placé la fontaine de Jouvence, & trouva la Floride, d’où il revint à Porto-Rico ſenſiblement plus vieux qu’il n’en étoit parti, C’eſt ainſi que le haſard immortaliſa le nom d’un aventurier, qui ne fit une véritable découverte qu’en courant après une chimère. Il eut le ſort de l’alchymiſte qui cherche de l’or qu’il ne trouve pas, & qui trouve une choſe précieuſe qu’il ne cherchoit pas.

Preſque tout ce que l’eſprit humain a inventé d’utile & d’important, a été le fruit d’une inquiétude vague, plutôt que d’une induſtrie raiſonnée. Le haſard, qui eſt le cours inaperçu de la nature, ne ſe repoſe jamais, & ſert indiſtinctement tous les hommes. Le génie ſe fatigue, ſe rebute, & n’appartient qu’à très-peu d’êtres, pour quelques momens. Ses efforts même ne le mènent ſouvent qu’à ſe trouver ſur la route du haſard, pour le ſaiſir. La différence entre les hommes de génie & le vulgaire, c’eſt que ceux-là ſavent preſſentir & chercher ce que celui-ci trouve quelquefois. Plus ſouvent encore le génie emploie ce que le haſard a jette ſous ſa main. C’eſt le lapidaire qui met le prix au diamant que le laboureur a déterré ſans le connoître.

Les Eſpagnols avoient méprisé la Floride, parce qu’ils n’y avoient trouvé ni la fontaine qui devoit les rajeunir, ni l’or qui hâte notre vieilleſſe. Les François y découvrirent un tréſor plus réel & plus précieux : c’étoit un ciel ſerein, une terre abondante, un climat tempéré, des ſauvages amis de la paix & de l’hoſpitalité ; mais ils ne connurent pas eux-mêmes la valeur de ce tréſor. Si l’on eût ſuivi les ordres de Coligny ; ſi l’on eût cultivé les terres qui ne demandoient que la main de l’homme pour l’enrichir ; ſi la ſubordination avoit été maintenue entre les Européens ; ſi les droits des naturels du pays n’avoient pas été violés, on auroit pu fonder une colonie, dont le tems auroit augmenté l’éclat & aſſuré la proſpérité. Mais la légèreté Françoiſe ne permettoit pas tant de ſageſſe. On prodigua les vivres. Les champs ne furent point enſemencés. L’autorité des chefs fut méconnue par des ſubalternes indociles. La fureur de la chaſſe & de la guerre échauffa tous les esprits. On ne fit rien de ce qu’on devoit faire.

Pour comble de malheur, les troubles civils qui déſoloient la France, détournèrent les regards des ſujets d’une entrepriſe où l’état n’avoit jamais arrêté ſes vues. Les querelles abſurdes de la théologie aliénoient tous les eſprits, diviſoient tous les cœurs. Le gouvernement avoit violé en même tems la loi ſacrée de la nature, qui ordonne à tous les hommes de tolérer les opinions de leurs ſemblables, & les loix de la politique qui défendent d’être tyran ſans intérêt. La religion réformée avoit fait en France les plus grands progrès, lorſqu’elle y fut persécutée. Une partie conſidérable de la nation ſe trouva enveloppée dans la proſcription ; & elle courut aux armes.

L’Eſpagne, non moins intolérante, avoit prévenu les querelles de religion, en laiſſant prendre au clergé cet empire abſolu qui alla toujours en ſe fortifiant, & qui déſormais ira toujours en s’affoibliſſant. L’inquiſition, toujours armée contre la moindre apparence de nouveauté, ſut empêcher le proteſtantiſme d’entrer dans l’état, & n’eut point à le détruire. Tout occupé de l’Amérique ; accoutumé à s’en attribuer la poſſeſſion excluſive ; inſtruit des tentatives de quelques François pour s’y établir, & de l’abandon où les laiſſoit le gouvernement, Philippe II fit partir de Cadix une flotte pour les exterminer. Menendez qui la commandoit, arrive à la Floride ; il y trouve les ennemis qu’il cherchoit établis au fort de la Caroline ; il attaque tous leurs retranchemens, les emporte l’épée à la main, & fait un maſſacre horrible. Tous ceux qui avoient échappé au carnage furent pendus à un arbre, avec cette inſcription : Non comme François, mais comme hérétiques.

Loin de ſonger à venger cet outrage, le miniſtère de Charles IX ſe réjouit en ſecret de l’anéantiſſement d’un projet qu’à la vérité il avoit approuvé, mais qu’il n’aimoit pas ; parce qu’il avoit été imaginé par le chef des huguenots, & qu’il pouvoit donner du relief aux opinions nouvelles. L’indignation publique ne fit que l’affermir dans la réſolution de ne témoigner aucun reſſentiment. Il étoit réſervé à un particulier d’exécuter ce que l’état auroit dû faire.

Dominique de Gourgue, né à Mont-Marſan en Gaſcogne, navigateur habile & hardi ; ennemi des Eſpagnols, dont il avoit reçu des outrages perſonnels ; paſſionné pour ſa patrie, pour les expéditions périlleuſes & pour la gloire ; vend ſon bien, conſtruit des vaiſſeaux, choiſit des compagnons dignes de lui ; va attaquer les meurtriers dans la Floride, les pouſſe de porte en porte avec une valeur, une activité incroyables ; les bat par-tout, & pour oppoſer dériſion à dériſion, les fait pendre à des arbres ſur leſquels on écrit : Non comme Eſpagnols, mais comme aſſaſſins.

Si les Eſpagnols s’étoient contentés de maſſacrer les François, jamais on n’auroit usé contre eux d’une repréſaille ſi cruelle. Ce fut l’antithèſe de l’inſcription qui fît tout le mal. On commit une atrocité effroyable, parce qu’on trouva un mot plaiſant. L’hiſtoire offre plus d’un exemple où l’on peut ſoupçonner que ce n’eſt pas la choſe qui a fait le mot, mais le mot qui a fait la choſe.

L’expédition du brave de Gourgue n’eut pas d’autres ſuites. Soit qu’il manquât de proviſions pour reſter dans la Floride ; ſoit qu’il prévît qu’il ne lui viendroit aucun ſecours de France ; ſoit qu’il crût que l’amitié des ſauvages finiroit avec les moyens de l’acheter, ou qu’il pensât que les Eſpagnols viendroient l’accabler ; il fît fauter les forts qu’il avoit conquis, & reprit la route de ſa patrie. Il y fut reçu de tous les citoyens avec l’admiration qui lui étoit due, & très-mal par la cour. Deſpote & ſuperſtitieuſe, elle avoit trop à craindre de la vertu.

Depuis 1567, que l’intrépide Gaſcon avoit évacué la Floride, les François oublièrent le Nouveau-Monde. Égarés dans un chaos de dogmes inconcevables, ils perdirent la raiſon & l’humanité. Le peuple le plus doux & le plus ſociable devint le plus barbare, le plus ſanguinaire des peuples. Ce n’étoit pas aſſez des bûchers & des échafauds : criminels les uns aux yeux des autres, tous furent bourreaux, tous furent victimes. Après s’être condamnés mutuellement aux flammes de l’enfer, ils s’égorgèrent à la voix de leurs prêtres, qui ne crioient que ſang & que vengeance. Enfin, le généreux Henri toucha l’âme de ſes ſujets. En pleurant ſur leurs maux, il leur apprit à les ſentir. Il leur rendit les doux penchans de la vie ſociale, leur ôta les armes des mains, & les fit conſentir à vivre heureux ſous ſes loix paternelles.

Alors la nation tranquille & libre ſous un roi en qui elle avoit confiance, conçut des projets utiles. On s’occupa de la formation des colonies. Les premières idées devoient ſe tourner naturellement vers la Floride. À l’exception du fort Saint-Auguſtin, autrefois conſtruit par les Eſpagnols, à dix ou douze lieues de la colonie Françoiſe, les Européens n’avoient pas un ſeul établiſſement dans ce vaſte & beau pays, On n’en craignoit pas les habitans. Tout annonçoit ſa fertilité. Il paſſoit même pour riche en mines d’or & d’argent ; parce qu’on y avoit trouvé de ces métaux, ſans ſoupçonner qu’ils venoient de quelques vaiſſeaux, jettés ſur les côtes par le naufrage. Le ſouvenir des grandes actions que quelques François y avoient faites, ne pouvoit pas encore être effacé. Il eſt vraiſemblable qu’on craignit d’aigrir l’Eſpagne, qui n’étoit pas diſposée à ſouffrir le moindre établiſſement dans le golfe du Mexique, ou même dans le voiſinage. Le danger qu’il y avoit à provoquer un peuple ſi puiſſant dans le Nouveau-Monde, inſpira la réſolution de s’éloigner de lui le plus qu’il ſeroit poſſible. Les contrées plus ſeptentrionales de l’Amérique, obtinrent par cette raiſon la préférence. La route en étoit déjà tracée.