Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 11

XI. Guerres dans leſquelles les François ſe trouvent engagés dans le Canada.

Cette décadence n’étoit pas encore arrivée au point où on l’a vue depuis, lorſque l’élévation du duc d’Anjou ſur le trône de Charles-Quint, remplit l’Europe d’inquiétudes & la replongea dans les horreurs d’une guerre univerſelle. Les flammes de l’incendie général allèrent juſqu’au-delà des mers. Il approchoit du Canada. Les Iroquois empêchèrent qu’il ne s’y communiquât. Depuis long-tems les Anglois & les François briguoient à l’envi, l’alliance de ce peuple. Ces témoignages ou d’eſtime ou de crainte, avoient enflé ſon cœur naturellement haut. Il ſe croyoit l’arbitre des deux nations rivales, & prétendoit que ſes intérêts devoient régler leur conduite. Comme la paix lui convenoit alors, il déclara fièrement qu’il prendroit les armes contre celui des deux ennemis qui commenceroit les hoſtilités. Cette réſolution s’accordoit avec la ſituation de la colonie Françoiſe, qui n’avoit que peu de moyens pour la guerre, & n’en attendoit point de ſa métropole. La Nouvelle-York, au contraire, dont les forces déjà conſidérables, augmentoient tous les jours, vouloit entraîner les Iroquois dans ſa querelle. Ses inſinuations, ſes préſens, ſes négociations furent inutiles juſqu’en 1709. À cette époque, elle rendît à séduire quatre des cinq nations ; & ſes troupes reſtées juſqu’alors dans l’inaction, s’ébranlèrent ſoutenues d’un grand nombre de guerriers ſauvages.

L’armée s’avançoit fièrement vers le centre du Canada, avec l’aſſurance preſque infaillible de le conquérir ; lorſqu’un chef Iroquois, qui n’avoit jamais approuvé la conduite qu’on tenoit, dit ſimplement aux ſiens : que deviendrons-nous, ſi nous réuſſiſſons à chaſſer les François ? Ce peu de mots, prononcés avec un air de myſtère & d’inquiétude, rappela promptement à tous les eſprits leur premier ſyſtême, qui étoit de tenir la balance égale entre les deux peuples étrangers, pour aſſurer l’indépendance de la nation Iroquoiſe. Auſſi-tôt il fut réſolu d’abandonner un parti qu’on avoit pris témérairement contre l’intérêt public : mais comme il paroiſſoit honteux de s’en détacher ouvertement, on crut pouvoir ſuppléer à une défection manifeſte, par une trahiſon ſecrète. Les ſauvages ſans loix, les vertueux Spartiates, les religieux Hébreux, les Grecs & les Romains, éclairés & belliqueux ; tous les peuples brutes ou policés, ont toujours composé ce qu’on appelle le droit des gens, de la ruſe & de la force.

On s’étoit arrêté ſur le bord d’une petite rivière, où l’on attendoit les munitions & l’artillerie. L’Iroquois, qui paſſoit à la chaſſe tout le loiſir que lui laiſſoit la guerre, imagina de jeter dans la rivière, un peu au-deſſus du camp, toutes les peaux des animaux qu’il écorchoit. Les eaux en furent bientôt infectées. Les Anglois, qui ne ſe défioient pas d’une ſemblable perfidie, continuèrent malheureuſement à puiſer dans cette ſource empeſtée. Il en périt ſubitement un ſi grand nombre, qu’on fut obligé de renoncer à la ſuite des opérations militaires.

Un danger plus grand encore menaça la colonie Françoiſe. Une flotte nombreuſe, deſtinée contre Québec, & qui portoit cinq ou ſix mille hommes de débarquement, entra l’année ſuivante dans le fleuve Saint-Laurent. Elle paroiſſoit sûre de vaincre, ſi elle fût arrivée au terme de ſa deſtination. Mais la préſomption de ſon amiral, & le courroux des élémens, la firent périr dans la route. Ainſi le Canada, tout-à-la-fois délivré de ſes inquiétudes, & du côté de la terre & du côté de la mer, eut la gloire de s’être maintenu ſans ſecours & ſans perte, contre la force & la politique des Anglois.