Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 7

Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 279_Ch7-299).

VII. Agriculture.

Le commerce qui ſort naturellement de l’agriculture, y revient par ſa pente & ſa circulation. Ainſi les fleuves retournent à la mer qui les a produits par l’exhalaiſon de ſes eaux en vapeurs, & par la chute de ſes vapeurs en eaux. La pluie d’or qu’attirent le tranſport & la conſommation des fruits de la terre, retombe enfin ſur les campagnes, pour y reproduire tous les alimens de la vie & les matières du commerce. Sans la culture des terres, tout commerce eſt précaire, parce qu’il manque des premiers fonds, qui ſont les productions de la nature. Les nations qui ne ſont que maritimes ou commerçantes, ont bien les fruits du commerce : mais l’arbre en appartient aux peuples agricoles. L’agriculture eſt donc la première & la véritable richeſſe d’un état.

On ne jouiſſoit pas de ſes bienfaits dans l’enfance du monde. Les premiers habitans du globe n’attendoient une nourriture incertaine que du haſard & de leur adreſſe. Ils erroient de région en région. Sans ceſſe occupés de leurs beſoins ou de leurs craintes, ils ſe fuyoient, ils ſe détruiſoient réciproquement. La terre fut fouillée, & les misères d’une vie vagabonde ſe trouvèrent adoucies. À meſure que l’agriculture s’étendit, les hommes ſe multiplièrent avec les ſubſiſtances. Il ſe forma des peuples & de grands peuples. Quelques-uns dédaignèrent les ſources de leur proſpérité, & ils furent punis de ce fol orgueil par l’invaſion. Sur le débris de vaſtes monarchies engourdies par l’abandon des travaux utiles s’élevèrent de nouveaux états qui ayant contracté à leur tour l’habitude de ſe repoſer ſur leurs eſclaves du ſoin de leur nourriture, ne purent réſiſter à des nations pouſſées par l’indigence & la barbarie.

Tel fut le ſort de Rome. Enorgueillie des dépouilles de l’univers, elle mépriſa les occupations champêtres de ſes fondateurs, de ſes plus illuſtres citoyens. Des retraites délicieuſes couvrirent ſes campagnes. On ne vécut plus que des contributions étrangères. Le peuple corrompu par des largeſſes continuelles, abandonna le labourage. Toutes les places utiles ou honorables furent achetées par d’abondantes diſtributions de bled. La faim donna la loi dans les comices. Tous les ordres de la république ne furent plus gouvernés que par du pain & par des ſpectacles. Alors ſuccomba l’empire, plutôt détruit par ces vices intérieurs que par les barbares qui le déchirèrent.

Le mépris que les Romains avoient eu pour l’agriculture dans l’ivreſſe de ces conquêtes qui leur avoient donné toute la terre ſans la cultiver, ce mépris ſe perpétua. Il fut adopté par ces hordes de ſauvages qui détruiſant par le fer une puiſſance établie par le fer, laiſſèrent à des ſerfs l’exploitation des champs, dont ils ſe réſervoient les fruits & la propriété. On méconnut ce premier des arts, même dans le ſiècle qui ſuivit la découverte des deux Indes ; ſoit qu’en Europe on fût trop occupé de guerres d’ambition ou de religion ; ſoit qu’en effet les conquêtes faites par le Portugal & par l’Eſpagne au-delà des mers, nous ayant rapporté des tréſors ſans travail, on ſe fut contenté d’en jouir par le luxe & les arts, avant de longer à perpétuer ces richeſſes.

Mais le tems vint, où le pillage ceſſa faute de pâture. Après qu’on ſe fut diſputé & partagé les terres conquiſes dans le Nouveau-Monde, il fallut les défricher, & nourrir les colons de ces établiſſemens. Comme c’éſoient des Européens, ils cultivoient pour l’Europe des productions qu’elle n’avoit pas, & lui demandoient en retour des alimens auxquels l’habitude les avoit naturalisés. À meſure que les colonies ſe peuplèrent, & que leurs productions multiplièrent les navigateurs & les manufacturiers, nos terres durent fournir un ſurcroît de ſubſiſtance pour un ſurplus de population ; une augmentation de denrées indigènes, pour des objets étrangers d’échange & de conſommation. Les travaux pénibles de la navigation, l’altération des alimens par le tranſport, occaſionnant une plus grande déperdition de ſubſtances & de fruits, on fut obligé de ſolliciter, de remuer la terre, pour en tirer une ſurabondance de fécondité. La conſommation des denrées de l’Amérique, loin de diminuer celle des productions d’Europe, ne fit que l’accroître & l’étendre ſur toutes les mers, dans tous les ports, dans toutes les villes de commerce & d’induſtrie. Ainſi les nations les plus commerçantes, durent devenir en même tems les plus agricoles.

L’Angleterre eut les premières idées de ce nouveau ſyſtème. Elle l’établit & le perfectionna par des honneurs & des prix proposés aux cultivateurs. Une médaille fut frappée & adjugée au duc de Bedfort, avec cette inſcription : pour avoir ſemé du gland. Triptolème & Cérès ne furent adorés dans l’antiquité, qu’à des titres ſemblables ; & l’on érige encore des temples & des autels à des moines fainéans ! Ô Dieu de la nature, tu veux donc que les hommes périſſent ! Non : tu as gravé dans les âmes généreuſes, dans tous les eſprits ſublimes, dans le cœur des peuples & des rois éclairés, que le travail eſt le premier devoir de l’homme, & que le premier travail eſt celui de la terre. L’éloge de l’agriculture eſt dans ſa récompenſe, dans la ſatiſfaction de nos beſoins. Si j’avais un homme qui me produisît deux épis de bled au lieu d’un, diſoit un monarque, je le préférerais à tous les génies politiques. Pourquoi faut-il que ce roi, que ce mot, ne ſoient qu’une fiction du philoſophe Swif ! Mais une nation qui produiſit de tels écrivains, devoit réaliſer cette belle ſentence. L’Angleterre doubla le produit de ſa culture. L’Europe eut ſous les yeux pendant plus d’un demi-ſiècle ce grand exemple, ſans en être aſſez vivement frappée pour le ſuivre. Les François qui, ſous le miniſtère de trois cardinaux, n’avoient guère pu s’occuper d’idées publiques, osèrent enfin vers l’an 1750, écrire ſur des matières ſolides, & d’un intérêt ſenſible. L’entrepriſe d’un dictionnaire univerſel des ſciences & des arts, mit tous les grands objets ſous les yeux, tous les bons eſprits en action. L’eſprit des loix parut, & l’horiſon du génie fut agrandi. L’hiſtoire naturelle d’un Pline François, qui ſurpaſſa la Grèce & Rome dans l’art de connoître & de peindre la phyſique ; cette hiſtoire hardie & grande comme ſon ſujet, échauffa l’imagination des lecteurs, & les attacha fortement a des contemplations dont un peuple ne ſauroit deſcendre ſans retomber dans la barbarie. Alors un aſſez grand nombre de citoyens furent éclairés ſur les vrais beſoins de leur patrie. Le gouvernement lui-même parut entrevoir que toutes les richeſſes ſortoient de la terre. Il accorda quelques encouragemens à l’agriculture, mais ſans avoir le courage de lever les obſtacles qui s’oppoſoient à ſes progrès.

Le laboureur François ne jouit pas encore du bonheur de n’être taxé qu’en proportion de ſes facultés. Des impôts arbitraires continuent à l’inquiéter & à l’écraſer. Des voiſins jaloux ou avides peuvent toujours exercer contre lui leur cupidité ou leur vengeance. On ne ceſſe d’ajouter au poids de ſa contribution des frais plus conſidérables que la contribution même pour hâter un paiement injuſte & impoſſible. Un receveur cruel, un ſeigneur orgueilleux, un privilégié arrogant, un parvenu plus deſpote que tous les autres, peuvent l’humilier, le battre, le dépouiller, le priver en un mot de tous les droits de l’homme, de la propriété, de la sûreté, de la liberté. Abruti par cette eſpèce d’abjection, ſon vêtement, ſes manières, ſon langage, deviennent un objet de dériſion pour tous les autres ordres, & l’autorité appuie ſouvent par ſa conduite cet excès d’extravagance.

Je l’ai entendu cet adminiſtrateur ſtupide & féroce, & peu s’en faut que dans l’indignation dont je ſuis pénétré, je ne le nomme, & que je ne livre ſa mémoire à l’exécration, de tous les hommes honnêtes & ſensés ; je l’ai entendu. Il diſoit que les travaux de la campagne étoient ſi pénibles, que ſi l’on permettoit au cultivateur d’acquérir de l’aiſance, il abandonneroit ſa charrue & laiſſeroit ſes terres en friche. Son avis étoit donc de perpétuer la fatigue par la misère, & de condamner à l’indigence l’homme ſans les ſueurs duquel il ſeroit mort de faim. Il ordonnoit d’engraiſſer le bœuf, & il retranchoit la ſubſiſtance du laboureur. Il gouvernoit une province, & il ne concevoit pas que c’eſt l’impoſſibilité d’amaſſer un peu d’aiſance, & non le péril de la fatigue qui dégoûtent le travailleur de ſon état. Il ignoroit que la condition dans laquelle on ſe preſſe d’entrer eſt celle dont on eſpère de ſortir par la richeſſe, & que quelque dure que ſoit la journée de l’agriculteur, l’agriculture trouvera d’autant plus de bras que la récompenſe de ſes peines ſera plus sûre & plus abondante. Il n’avoit pas vu dans les villes une multitude de profeſſions abréger la vie des ouvriers ſans en être moins remplacés. Il ne ſavoit pas que dans de vaſtes contrées, des mineurs ſe réſignoient à périr dans les entrailles de la terre, & à y périr avant l’âge de trente ans, à la condition de recueillir de ce ſacrifice le vêtement & la nourriture de leurs femmes & de leurs enfans. Il ne lui étoit jamais venu dans l’eſprit que dans tous les métiers, l’aiſance qui permet d’appeler des auxiliaires, en adoucit la fatigue, & que d’exclure inhumainement le payſan de la claſſe des propriétaires, c’étoit arrêter les progrès du premier des arts, qui ne pouvoit devenir floriſſant, tant que celui qui bêchoit la terre ſeroit réduit à la bêcher pour autrui. Cet homme d’état n’avoit jamais comparé avec ſes immenſes coteaux, le petit quartier de vigne qui appartenoit à ſon vigneron, & connu la différence de la terre cultivée pour ſoi, & de la terre cultivée pour les autres.

Heureuſement pour la France, tous les agens du gouvernement n’ont pas eu des préjugés auſſi deſtructeurs, & plus heureuſement encore, on y a ſouvent ſurmonté les obſtacles qui s’oppoſoient à l’amélioration des terres & de la culture. L’Allemagne, & le Nord enſuite, ont été entraînés par le goût du ſiècle, que les bons eſprits avoient tourné vers ces grands objets. Ces vaſtes régions ont enfin compris que les contrées les plus étendues étoient ſans valeur, ſi des travaux opiniâtres ne les rendoient utiles ; que défricher un ſol, c’étoit l’agrandir ; & que les campagnes les moins favorisées de la nature, pouvoient devenir fécondes par des avances faites avec intelligence. Des productions abondantes & variées ont été la récompenſe d’une conduite ſi judicieuſement ordonnée. Des peuples qui avoient manqué du néceſſaire, ſe ſont trouvés en état de fournir des alimens, même aux parties méridionales de l’Europe.

Mais comment des hommes placés ſur un terrein ſi riche ont-ils pu avoir beſoin de ſecours étrangers pour vivre ? Peut-être par la raiſon même que le terrein étoit excellent. Dans les pays que le ſort n’a pas traité favorablement, il a fallu que le cultivateur eût des fonds conſidérables, ſe condamnât à des veilles aſſidues, pour arracher des entrailles d’un ſol ingrat ou rebelle, des moiſſons un peu abondantes. Il n’a eu, pour ainſi dire, qu’à gratter la terre ſous un ciel plus fortuné, & cet avantage l’a plongé dans la misère & dans l’indolence. Le climat a encore augmenté ces calamités, & les inſtitutions religieuſes y ont mis le comble.

Le ſabat, à ne l’enviſager même que ſous un point de vue politique, eſt une inſtitution admirable. Il convenoit de donner un jour périodique de repos aux hommes, pour qu’ils euſſent le tems de ſe redreſſer, de lever leurs yeux vers le ciel, de jouir avec réflexion de la vie, de méditer ſur les événemens paſſés, de raiſonner les opérations actuelles, de combiner un peu l’avenir. Mais en multipliant ces jours d’inaction, n’a-t-on pas fait pour les individus, pour les ſociétés, un fléau de ce qui avoit été établi pour leur avantage ? Un ſol que des bras nerveux, que des animaux vigoureux remueroient trois cens jours chaque année, ne donneroit-il pas un double produit de celui qui ne les occuperoit que cent cinquante ? Quel ſingulier aveuglement ! mille fois on a fait couler des ruiſſeaux de ſang pour empêcher le démembrement d’un territoire, mille fois on en a fait couler pour donner plus d’étendue à ce territoire ; & les puiſſances chargées du maintien, du bonheur des empires, ont patiemment ſouffert qu’un prêtre, & quelquefois un prêtre étranger, envahît ſucceſſivement le tiers de ce territoire : par la diminution équivalente du travail, qui pouvoit ſeul le fertiliſer. Ce déſordre inconcevable a ceſſé dans pluſieurs états : mais il continue au midi de l’Europe. C’eſt un des plus grands obſtacles à la multiplication de ſes ſubſiſtances, à l’accroiſſement de ſa population. On y commence cependant à ſentir l’importance du labourage. L’Eſpagne même s’eſt remuée ; & faute d’habitans qui vouluſſent s’en occuper, elle a du-moins attiré des laboureurs étrangers dans ſes provinces en friche.

Malgré cette émulation preſque univerſelle, on doit convenir que l’agriculture n’a pas fait le même progrès que les autres arts. Depuis la renaiſſance des lettres, le génie de l’homme a meſuré la terre, calculé le mouvement des aſtres, pesé l’air. Il a percé les ténèbres qui lui cachoient le ſyſtême phyſique & moral du monde. La nature interrogée lui a découvert une infinité de ſociété dont toutes les ſciences ſe ſont enrichies. Son empire s’eſt étendu ſur mille objets néceſſaires au bonheur des peuples. Dans cette fermentation des eſprits, la phyſique expérimentale, qui n’avoit que très-imparfaitement éclairé l’ancienne philoſophie, a trop rarement tourné ſes obſervations vers la partie du règne végétal la plus importante. On ignore encore les différentes qualités des terres, dont le nombre eſt infiniment varié ; quelles ſont les plus propres à chaque production ; la quantité, la qualité des ſemences qu’il convient de leur confier ; les tems propices pour les labourer, les enſemencer, les dépouiller ; les eſpèces d’engrais qui doivent augmenter leur fertilité. On n’eſt pas mieux inſtruit ſur la manière la plus avantageuſe de multiplier les troupeaux, de les élever, de les nourrir, de rendre leur toiſon meilleure. On n’a pas porté un plus grand jour ſur ce qui peut concerner les arbres. Nous n’avons guère, ſur toutes ces matières de néceſſité première, que des notions imparfaites, telles qu’une routine tout-à-fait aveugle ou une pratique peu réfléchie ont dû nous les tranſmettre. L’Europe ſeroit encore plus reculée, ſans les méditations de quelques écrivains Anglois, qui ont réuſſi à déraciner un aſſez grand nombre de préjugés, à introduire pluſieurs méthodes excellentes. Ce zèle pour le premier des arts s’eſt communiqué aux laboureurs de leur nation. Fair Child, un d’entr’eux, a pouſſé l’enthouſiaſme juſqu’à ordonner que la dignité de ſa profeſſion ſeroit annuellement célébrée par un diſcours public. Sa volonté a été exécutée pour la première fois en 1760, dans l’égliſe de S. Léonard de Londres ; & une cérémonie ſi utile n’a pas été interrompue depuis cette époque mémorable.

Il eſt ſingulier, & pourtant naturel, que les hommes ne ſoient revenus au premier des arts, qu’après avoir parcouru tous les autres. C’eſt la marche de l’eſprit humain de ne rentrer dans le bon chemin, que lorſqu’il s’eſt épuisé dans les fauſſes routes. Il va toujours en avant ; & comme il eſt parti de l’agriculture pour ſuivre la carrière du commerce & du luxe, il fait rapidement le tour du cercle, & ſe retrouve enfin dans le berceau de tous les arts, où il s’attache par ce même eſprit d’intérêt qui l’en avoit fait ſortir. Tel l’homme avide & curieux, qui s’expatrie dans ſa jeuneſſe, las de courir le monde, revient vivre & mourir ſous le toit de ſa naiſſance.

Tout, en effet, dépend & réſulte de la culture des terres. Elle fait la force intérieure des états ; elle y attire les richeſſes du dehors. Toute puiſſance qui vient d’ailleurs que de la terre, eſt artificielle & précaire, ſoit dans le phyſique, ſoit dans le moral. L’induſtrie & le commerce qui ne s’exercent pas en premier lieu ſur l’agriculture d’un pays, ſont au pouvoir des nations étrangères, qui peuvent, ou les diſputer par émulation, ou les ôter par envie ; ſoit en établiſſant la même induſtrie chez elles ; ſoit en ſupprimant l’exportation de leurs matières en nature, ou l’importation de ces matières en œuvre. Mais un état bien défriché, bien cultivé, produit les hommes par les fruits de la terre, & les richeſſes par les hommes. Ce ne ſont pas les dents du dragon qu’il sème pour enfanter des ſoldats qui ſe détruiſent ; c’eſt le lait de Junon qui peuple le ciel d’une multitude innombrable d’étoiles.

Le gouvernement doit donc ſa protection aux campagnes plutôt qu’aux villes, Les unes ſont des mères & des nourrices toujours fécondes ; les autres ne ſont que des filles ſouvent ingrates & ſtériles. Les villes ne peuvent guère ſubſiſter que du ſuperflu de la population & de la reproduction des campagnes. Les places même & les ports de commerce, qui, par leurs vaiſſeaux, ſemblent tenir au monde entier, qui répandent plus de richeſſes qu’ils n’en poſſèdent, n’attirent cependant tous les tréſors qu’ils verſent, qu’avec les productions des campagnes qui les environnent. C’eſt donc à la racine qu’il faut arroſer l’arbre. Les villes ne ſeront floriſſantes, que par la fécondité des champs.

Mais cette fertilité dépend moins encore du ſol, que de ſes habitans. Quelques contrées, quoique ſituées ſous le climat le plus favorable à l’agriculture, produiſent moins que d’autres en tout inférieures, parce que le gouvernement y étouffe la nature de mille manières. Par-tout où la nation eſt attachée à ſa patrie par la propriété, par la sûreté de ſes fonds & de ſes revenus, les terres fleuriſſent & proſpèrent. Par-tout où les privilèges ne ſeront pas pour les villes, & les corvées pour les campagnes, on verra chaque propriétaire, amoureux de l’héritage de ſes pères, l’accroître & l’embellir par une culture aſſidue, y multiplier les enfans à proportion de ſes biens, & ſes biens à proportion de ſes enfans.

L’intérêt du gouvernement eſt donc de favoriſer les cultivateurs, avant toutes les claſſes oiſeuſes de la ſociété. La nobleſſe n’eſt qu’une diſtinction odieuſe, quand elle n’eſt pas fondée ſur des ſervices réels & vraiment utiles à l’état, comme celui de défendre la nation contre les invaſions de la conquête, & contre les entrepriſes du deſpotiſme. Elle n’eſt que d’un ſecours précaire & ſouvent ruineux, quand après avoir mené une vie molle & licencieuſe dans les villes, elle va prêter une foible défenſe à la patrie ſur les flottes & dans les armées, revient à la cour mendier, pour récompenſe de ſes lâchetés, des places & des honneurs outrageans & onéreux pour les peuples. Le clergé n’eſt qu’une profeſſion au-moins ſtérile pour la terre, lors même qu’il s’occupe à prier. Mais quand, avec des mœurs ſcandaleuſes, il prêche une doctrine que ſon exemple & ſon ignorance rendent doublement incroyable, impraticable ; quand, après avoir deshonoré, décrié, renversé la religion par un tiſſu d’abus, de ſophiſmes, d’injuſtices & d’uſurpations, il veut l’étayer par la persécution : alors ce corps privilégié, pareſſeux & turbulent, devient le plus cruel ennemi de l’état & de la nation. Il ne lui reſte de ſain & de reſpectable, que cette claſſe de paſteurs, la plus avilie & la plus ſurchargée, qui, placée parmi les peuples des campagnes, travaille, édifie, conſeille, conſole & ſoulage une multitude de malheureux.

Les cultivateurs méritent la préférence, du gouvernement, même ſur les manufactures & les arts, ſoit méchaniques, ſoit libéraux. Honorer & protéger les arts de luxe, ſans ſonger aux campagnes, ſource de l’induſtrie qui les a créés & les ſoutient, c’eſt oublier l’ordre des rapports de la nature & de la ſociété. Favoriſer les arts & négliger l’agriculture, c’eſt ôter les pierres des fondemens d’une pyramide, pour en élever le ſommet. Les arts mécaniques attirent aſſez de bras par les richeſſes qu’ils procurent aux entrepreneurs, par les commodités qu’ils donnent aux ouvriers, par l’aiſance, les plaiſirs & les commodités qui naiſſent dans les cités où ſont les rendez-vous de l’induſtrie. C’eſt le séjour des campagnes qui a beſoin d’encouragement pour les travaux les plus pénibles, de dédommagement pour les ennuis & les privations. Le cultivateur eſt éloigné de tout ce qui peut flatter l’ambition ou charmer la curioſité. Il vit séparé des honneurs & des agrémens de la ſociété. Il ne peut, ni donner à ſes enfans une éducation civile ſans les perdre de vue, ni les mettre dans une route de fortune qui les diſtingue & les avance. Il ne jouit point des ſacrifices qu’il fait pour eux, lorſqu’ils ſont élevés loin de ſes yeux. En un mot, il a toutes les peines de la nature : mais en a-t-il les plaiſirs, s’il n’eſt pas ſoutenu par les ſoins paternels du gouvernement ? Tout eſt onéreux & humiliant pour lui, juſqu’aux impôts, dont le nom ſeul rend quelquefois ſa condition mépriſable à toutes les autres.

Les arts libéraux attachent par le talent même, qui en fait une ſorte de paſſion ; par la conſidération qu’ils réfléchiſſent ſur ceux qui s’y diſtinguent. On ne peut admirer les ouvrages qui demandent du génie, ſans eſtimer & rechercher les hommes doués de ce don précieux de la nature. Mais l’homme champêtre, s’il ne jouit en paix de ce qu’il poſſède & qu’il recueille ; s’il ne peut cultiver les vertus de ſon état, parce qu’on lui en ôte les douceurs ; ſi les milices, les corvées & les impôts viennent lui arracher ſon fils, ſes bœufs & ſes grains, que lui reſtera-t-il, qu’à maudire le ciel & la terre qui l’affligent ? Il abandonnera ſon champ & ſa patrie.

Un gouvernement ſage ne ſauroit donc, ſans ſe couper les veines, refuſer ſes premières attentions à l’agriculture. Le moyen le plus prompt & le plus actif de la ſeconder, c’eſt de favoriſer la multiplication de toutes les eſpèces de productions, par la circulation la plus libre & la plus illimitée.

Une liberté indéfinie dans le commerce des denrées, rend en même tems un peuple agricole & commerçant ; elle étend les vues du cultivateur ſur le commerce, les vues du négociant ſur la culture ; elle lie l’un à l’autre par des rapports ſuivis & continus. Tous les hommes tiennent enſemble aux campagnes & aux villes. Les provinces ſe connoiſſent & ſe fréquentent. La circulation des denrées amène vraiment l’âge d’or, où les fleuves de lait & de miel couleur dans les campagnes. Toutes les terres ſont miſes en valeur. Les prés favoriſent le labourage, par les beſtiaux qu’ils engraiſſent ; la culture des bleds encourage celle des vins, en fourniſſant une ſubſiſtance toujours aſſurée à celui qui ne sème, ni ne moiſſonne ; mais plante, taille & cueille.

Prenez un ſyſtême opposé. Entreprenez de régler l’agriculture & la circulation de ſes produits par des loix particulières : que de calamités ! L’autorité voudra non-ſeulement tout voir, tout ſavoir, mais tout faire, & rien ne ſe fera. Les hommes ſeront conduits comme leurs troupeaux & leurs grains ; ils ſeront ramaſſés en tas, & diſpersés au gré d’un deſpote, pour être égorgés dans les boucheries de la guerre, ou pour dépérir inutilement ſur les flottes & dans les colonies. La vie d’un état en deviendra la mort. Ni les terres, ni les hommes ne pourront proſpérer ; & les états marcheront promptement à leur diſſolution, à ce démembrement, qui eſt toujours précédé du maſſacre des peuples & des tyrans. Que deviendront alors les manufactures ?