Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 36

XXXVI. Hiſtoire des Sauvages de S. Vincent.

Lorſque les Anglois & les François, qui ravageoient depuis quelques années les iſles du Vent, voulurent donner, en 1660, de la conſiſtance à des établiſſemens qu’on n’avoit encore qu’ébauchés, ils convinrent que la Dominique & Saint-Vincent reſteroient en propre aux Caraïbes. Quelques-uns de ces ſauvages, diſpersés juſqu’à ce moment, allèrent chercher leur aſyle dans la première, & le plus grand nombre dans la ſeconde. C’eſt-là que ces hommes doux, modérés, amis de la paix & du ſilence, vivoient au milieu des bois, en familles éparſes, ſous la direction d’un vieillard, que l’âge ſeul avoit inſtruit & appelé au gouvernement. L’empire paſſoit ſucceſſivement dans toutes les familles, où le plus âgé devenoit toujours roi, c’eſt-à-dire, guide & père de la nation. Ces ſauvages ignorans ne connoiſſoient pas l’art ſublime de ſoumettre & de gouverner les hommes par la force des armes ; d’égorger les habitans d’un pays, pour en poſſéder légitimement les terres ; d’accorder au vainqueur la propriété, au vaincu le travail des pays de conquête ; & de dépouiller à la longue l’un & l’autre des droits & des fruits, par des taxes arbitraires.

La population de ces enfans de la nature, s’accrut tout-à-coup d’une race d’Africains, dont on n’a pu ſavoir exactement l’origine. Un navire, dit-on, qui tranſportoit des nègres pour les vendre, vint échouer à Saint-Vincent ; & les eſclaves, échappés au naufrage, y furent accueillis comme des frères par les ſauvages. D’autres prétendent que ces noirs ſont des tranſfuges, qui ont déſerté les plantations des colonies voiſines. Une troiſième tradition veut que ce ſang étranger provienne des nègres que les Caraïbes enlevoient aux Eſpagnols, dans les premières guerres de ces Européens contre les Indiens. Si l’on en croit du Tertre, le plus ancien hiſtorien des Antilles, ces terribles ſauvages, impitoyables envers les maîtres, épargnoient les captifs, les emmenoient chez eux, leur rendoient la liberté pour jouir de la vie, c’eſt-à-dire, du ciel & du ſol ; en un mot, des biens de la nature, qu’aucun homme ne doit ni ravir, ni refuſer à perſonne.

C’eſt peu. Les maîtres de l’iſle donnèrent leurs filles en mariage à ces étrangers, quel que fut le haſard qui les eût conduits. L’eſpèce procréée de ce mélange, forma une génération, qu’on appela Caraïbes noirs. Ils ont plus conſervé de la couleur primitive de leurs pères, que de la nuance mitoyenne de leurs mères. Le Caraïbe rouge eſt de petite ſtature ; le Caraïbe noir eſt grand, robuſte ; & cette race doublement ſauvage, parle avec une véhémence, qui ſemble tenir de la colère.