Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 37

XXXVII. L’arrivée des François à St. Vincent brouille les Caraïbes noirs avec les Caraïbes rouges.

Cependant le tems éleva des nuages entre ces deux nations : ils furent aperçus de la Martinique. On réſolut de profiter de cette méſintelligence, pour s’élever ſur les ruines de l’un & de l’autre parti. On prétexta que les Caraïbes noirs donnoient aſyle aux eſclaves déſerteurs des iſles Françoiſes. L’impoſture n’enfante que l’injuſtice. On attaqua ſans raiſon ceux qu’on accuſoit à tort. Mais le peu de monde qui fut employé à cette expédition ; la jalouſie des chefs qu’on y deſtina ; la défection des Caraïbes rouges, qui ne voulurent donner contre leurs rivaux aucun des ſecours qu’ils avoient promis à des alliés trop dangereux ; la difficulté des ſubſiſtances ; l’impoſſibilité d’atteindre des ennemis cachés dans des bois & dans des montagnes : tout concourut à faire échouer une entrepriſe auſſi téméraire que violente. Il fallut ſe rembarquer, après avoir perdu bien des hommes utiles : mais la victoire des ſauvages ne les empêcha pas de demander la paix en ſupplians. Ils invitèrent même les François à venir vivre avec eux, leur jurant une amitié ſincère, une concorde inaltérable. Cette propoſition fut acceptée ; & l’on vit dès l’année ſuivante, qui fut 1719, pluſieurs habitans de la Martinique, aller ſe fixer à Saint-Vincent.

Les premiers s’établirent paiſiblement ; non-ſeulement de l’aveu, mais avec le ſecours du Caraïbe rouge. Ce ſuccès attira d’autres colons, qui, par jalouſie ou par d’autres motifs, enſeignèrent aux ſauvages un funeſte ſecret. Ce peuple, qui ne connoiſſoit de propriétés que celles des fruits, parce que c’eſt la récompenſe du travail, fut étonné d’apprendre qu’il pouvoit vendre la terre qu’il avoit cru juſqu’alors appartenir à tous les hommes. Cette découverte lui mit la toiſe à la main. Il poſa des bornes ; & dès ce moment la paix & le bonheur furent exilés de ſon iſle. Le partage des terres amena la diviſion entre les hommes. Voici les cauſes de la révolution qui ſuivit l’eſprit d’uſurpation.

Lorſque les François étoient arrivés à Saint-Vincent, c’étoit avec des eſclaves pour défricher & pour cultiver. Les Caraïbes noirs, humiliés, effrayés de reſſembler à des hommes avilis par la ſervitude, craignirent qu’on n’abusât un jour de la couleur qui trahiſſoit leur origine, pour les attacher au même joug ; & ils ſe réfugièrent dans la plus profonde épaiſſeur des bois. La, pour s’imprimer à jamais une marque diſtinctive qui fût le ſigne de leur indépendance, ils aplatirent le front de leurs enfans, à meſure qu’ils venoient au monde. Les hommes & les femmes dont la tête n’avoit pu ſe plier à cette étrange forme, n’osèrent plus ſe montrer ſans le caractère ineffaçable & viſible de la liberté. La génération ſuivante parut un peuple nouveau. Les Caraïbes au front applati, tous à-peu-près du même âge, grands, bien faits, vigoureux & farouches, vinrent ſur les côtes, planter des cabanes.

Dès qu’ils ſurent le prix que les Européens mettoient à la terre qu’ils habitoient, ils prétendirent y participer comme les autres inſulaires. On appaiſa d’abord ce premier inſtinct de cupidité, par des préſens d’eau-de-vie & de quelques ſabres. Mais peu contens de ces armes, ils demandèrent bientôt des fuſils, comme en avoient reçu les Caraïbes rouges. Alors ils voulurent avoir leur part à la valeur de tout le terrein qui ſe vendroit à l’avenir, au produit des ventes qu’on avoit déjà faites. Irrités de ce qu’on leur refuſoit de les aſſocier à ce partage fraternel, ils formèrent une tribu séparée, jurèrent de ne plus s’allier avec les Caraïbes rouges, ſe donnèrent un chef, & commencèrent la guerre.

Le nombre des combattans pouvoit être égal de part & d’autre : mais la force ne l’étoit pas. Les Caraïbes noirs eurent ſur les rouges tout l’aſcendant que l’induſtrie, la valeur & l’audace, prennent bientôt ſur la foibleſſe de tempérament & la timidité de caractère. Cependant l’eſprit d’équité, qui n’abandonne guère l’homme ſauvage, fit conſentir le vainqueur à partager avec le vaincu le territoire de l’iſle ſitué ſous le vent. C’étoit le ſeul dont les deux partis fuſſent jaloux, parce qu’il leur attiroit les préſens des François.

Le Caraïbe noir ne gagna rien à l’accord qu’il avoit dicté lui-même. Les nouveaux cultivateurs qui débarquoient dans l’iſle alloient tous s’établir dans le quartier de ſon rival, où la côte étoit plus acceſſible. Cette préférence ranima une haine mal éteinte. Les combats recommencèrent. Les rouges, toujours battus, ſe retirèrent au vent de l’iſle. Pluſieurs allèrent ſur leurs canots deſcendre en terre-ferme, ou ſe réfugier à Tabago. Le peu qui reſta vécut séparé des noirs.

Ceux-ci, conquérans & maîtres de toute la côte ſous le vent, exigèrent des Européens qu’ils achetâſſent de nouveau les terres qu’ils avoient déjà payées. Un François voulut montrer un contrat d’acquiſition paſſé avec un Caraïbe rouge. Je ne ſais point, lui dit un Caraïbe noir, ce que dit ton papier, mais lis ce qui eſt écrit ſur ma flèche. Tu dois y voir en caractères qui ne mentent point, que ſi tu ne me donnes pas ce que je te demande, j’irai brûler ce ſoir ton habitation. C’eſt ainſi que raiſonnoit avec des faiſeurs d’écriture un peuple qui n’avoit point appris à lire. Il uſoit du droit de la force avec autant d’aſſurance, avec auſſi peu de remords, que s’il avoit connu le droit divin, le droit politique & le droit civil.

Le tems, qui change les procédés avec les intérêts, mit fin à ces vexations. Les François, ſans doute, furent les plus forts à leur tour. Ils ne s’amusèrent plus à élever des volailles, à cultiver des légumes, du manioc, du maïs, du tabac, pour aller les vendre à la Martinique. En moins de vingt ans, des cultures plus importantes occupèrent huit cens blancs & trois mille noirs. Saint-Vincent étoit dans cette ſituation, quand il tomba ſous la domination Angloiſe, & y fut attaché par le traité de 1763.