Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 57

LVII. Changemens qu’il conviendroit de faire dans l’adminiſtration des iſles Françoiſes.

On ne trouvera que peu de changemens à faire dans ce qui concerne le culte public. Il a été ſubordonné, autant qu’il étoit poſſible, à l’autorité civile. Ses miniſtres ſont des moines, dont l’extérieur composé, l’habillement bizarre, font plus d’impreſſion ſur des nègres bornés & ſuperſtitieux, qu’on ne pourroit l’attendre de la ſublime morale de la religion. L’attrait de la nouveauté, ſi puiſſant en France, avoit inſpiré, il n’y a que peu d’années, le projet de ſubſtituer à ces paſteurs commodes des évêques & un clergé nombreux. En vain tous les eſprits s’étoient réunis, pour repouſſer un corps redoutable par ſon ambition, par ſon avarice & ſes prétentions. Sans la chute du miniſtre inquiet & mal habile qui avoit formé ce plan deſtructeur, les iſles Françoiſes alloient être tourmentées par une calamité plus fâcheuſe encore, que celle qu’elles éprouvent depuis ſi long-tems du côté de la juſtice.

Un haſard, heureux ou malheureux, fonda ces grands établiſſemens, un peu avant le milieu du dernier ſiècle. On n’avoit alors aucune idée arrêtée ſur les contrées du Nouveau-Monde. Il arriva de-là qu’on choiſit pour les conduire la coutume de Paris & les loix criminelles du royaume. Les gens ſages ont bien compris depuis qu’une pareille juriſprudence ne pouvoit pas convenir à un pays d’eſclavage & à un climat, à des mœurs, à des cultures, à des poſſeſſions, qui n’ont aucune reſſemblance avec les nôtres : mais ces réflexions de quelques particuliers n’ont eu aucune influence ſur l’action du gouvernement. Loin de corriger ce que ces premières inſtitutions avoient de vicieux, il a ajouté à l’abſurdité des principes l’embarras, la confuſion, la multiplicité des formes. Auſſi la juſtice n’a-t-elle pas été rendue.

Il en ſera ainſi, juſqu’à ce qu’une légiſlation particulière aux iſles, rende poſſibles, faciles même les déciſions : mais cet ouvrage important ne ſauroit être fait en France, Laiſſez aux colons aſſemblés le ſoin de vous éclairer ſur leurs beſoins. Qu’ils forment eux-mêmes le code qu’ils penſeront convenir à leur ſituation. Lorſque ce grand travail aura été exécuté avec la maturité convenable, il ſera livré aux diſcuſſions les plus profondes & les plus sévères. La ſanction du gouvernement ne lui ſera accordée que lorſque l’on n’aura pas le moindre doute ſur ſon utilité, ſur ſa perfection. Ne craignez pas alors de manquer de bons magiſtrats. Les loix ſeront ſi préciſes, ſi claires, ſi bien adaptées aux affaires, que les tribunaux ne pourront plus être accusés d’ignorance, d’inapplication, ou de mauvaiſe foi.

De ce nouvel ordre de choſes, ſortira une police exacte. Ce moyen de contenir les citoyens dans la règle eſt facile en Europe, Le père fait la fonction de cenſeur dans ſa famille : il ſurveille ſa femme, ſes enfans, ſes domeſtiques. Le propriétaire ou le principal locataire exerce la même magiſtrature dans ſa maiſon ; le manufacturier ou l’artiſan, dans ſa boutique ou ſon atelier. Le voiſin eſt une eſpèce d’inſpecteur de ſon voiſin. Les corps, jaloux de leur honneur, ont ſans ceſſe les yeux ouverts ſur la conduite & les actions des membres qui les compoſent ; on n’y reçoit point un homme mal famé ; on en chaſſe celui qui ſe déſhonore. L’homme dangereux eſt bientôt connu, & trouve les portes fermées. L’honneur a ſon tribunal & la médiſance a le ſien. Les mœurs exercent une eſpèce de juſtice que perſonne ne peut décliner. Qui eſt-ce qui n’eſt pas plus ou moins retenu par le jugement public ? Toutes ces ſortes d’autorités abrègent les fonctions du gouvernement. L’Amérique, remplie d’individus iſolés, ſans patrie, ſans parens, qui ſe déplacent continuellement, qui ſe renouvellent ſans ceſſe, & que la ſoif des richeſſes pouſſe toujours aux entrepriſes les plus hardies : l’Amérique exige une ſurveillance plus active, plus ſuivie & plus détaillée.

Cependant un officier, qui, ſous le nom de lieutenant du roi, réſidoit dans un port ou dans une bourgade, fut ſeul chargé pendant long-tems, dans les iſles Françoiſes, de ce ſoin important. C’étoit un petit tyran, qui vexoit les cultivateurs, qui rançonnoit le commerce, & qui aimoit mieux vendre un pardon, que prévenir des fautes. Depuis quelques années, les commandans des milices de chaque quartier ſont chargés, ſous l’inſpection du chef de la colonie, du maintien de la tranquilité publique. Ce nouvel arrangement eſt moins vicieux que l’ancien : mais il eſt encore trop arbitraire. Il eſt doux d’eſpérer que le même code, qui mettra la fortune des particuliers ſous la protection des loix, y mettra auſſi leur liberté.

À cette époque, le commerce ſera mieux réglé qu’il ne l’a été. Les négocians de France ne vont pas eux-mêmes aux iſles. Ils y envoient des cargaiſons plus ou moins riches.

Celles qui n’ont que peu de valeur, ſont ordinairement diſtribuées au comptant par les capitaines des navires. Les plus importantes, telles que celles des eſclaves, ſont généralement livrées à crédit ; & ce ſont des commiſſionnaires fixés dans ces établiſſemens, qui ſont chargés des recouvremens. Le paiement ſe fait rarement aux échéances convenues ; & ce manquement de foi a toujours divisé les colonies & la métropole. Le miniſtère cherche depuis long-tems un terme à ces diſcordes éternelles. Ne pourroit-on pas établir dans chaque juriſdiction un regiſtre où toutes les dettes ſeroient inſcrites, dans l’ordre où elles auroient été contractées ? Lorſqu’au jugement des experts, le fonds de l’habitation ſe trouveroit grevée de plus de la moitié de ſa valeur, chaque créancier auroit le droit de la faire vendre.

Cet arrangement, quoique ſage, quoique néceſſaire, déplairoit sûrement aux colons : mais ils ſe conſoleroient de ce qu’ils auroient d’abord regardé comme une infortune, ſi cette rigueur étoit tempérée par une meilleure adminiſtration des finances. Le gouvernement eut la dureté de demander, dès l’origine, des tributs à des malheureux qui avoient été chercher leur ſubſiſtance dans un Nouveau-Monde. On exigea d’eux de plus fortes contributions, à meſure que leurs travaux & les fruits de leurs travaux ſe multiplioient. Cependant l’énorme fardeau, dont leurs denrées, leurs conſommations, leurs eſclaves ſont ſurchargés, excitent à peine quelques foibles réclamations. Les plaintes portent généralement ſur la manière tyrannique dont le revenu public eſt perçu, ſur les uſages pernicieux auxquels il eſt deſtiné. Le fiſc ſe dit ou ſe croit accablé par les dépenſes qu’exige la conſervation des iſles. Elles offrent de fournir abondamment à tous ces frais, pourvu que ce ſoient les aſſemblées nationales qui ordonnent les impôts, pourvu qu’elles en aient la diſpoſition. Alors les troupes ſeront plus régulièrement payées, & les fortifications mieux entretenues, ſous l’inſpection du gouvernement lui-même. Débarraſſées de cette foule d’officiers, qui, ſous le nom d’états-majors, les épuiſent ; de ces légions de traitans avides qui les preſſurent ſans fin & ſans meſure, les colonies s’occuperont de leur amélioration. Il s’ouvrira des voies commodes de tous les côtés. Les marais ſeront deſſéchés. On creuſera un lit aux torrens ; celui des rivières ſera redreſſé ; & l’on conſtruira des ponts qui aſſureront les communications. Les jeunes créoles recevront ſur leur propre ſol une inſtruction convenable, qu’ils ne trouvoient pas même en paſſant les mers. Enfin, il y aura un corps autorisé à pourſuivre juſqu’au pied du trône cette rage deſpotique qui ſaiſit le plus ſouvent les hommes vains ou corrompus, choiſis par l’intrigue ou par l’ignorance pour conduire ces régions lointaines.

Rien ne paroît plus conforme aux vues d’une politique judicieuſe, que d’accorder à ces inſulaires le droit de ſe gouverner eux-mêmes, mais d’une manière ſubordonnée à l’impulſion de la métropole, à-peu-près comme une chaloupe obéit à toutes les directions du vaiſſeau qui la remorque. Peut-être dira-t-on que le peuple ſe renouvellant ſans ceſſe dans ces iſles éloignées, par l’inſtabilité que le commerce y donne aux richeſſes, cette fermentation y jette beaucoup d’écume ; & qu’on n’y verra que bien tard aſſez de mœurs & de lumières pour y faire naître cet eſprit de patrie & ce ton de gravité qui ſoutiennent dignement le poids des affaires & les intérêts d’une nation. Cette objection ſembleroit fondée, ſi l’on ne conſultoit que le caractère des Européens, pouſſés en Amérique par leurs beſoins ou par leurs vices ; devenus par ces tranſplantations volontaires ou forcées, étrangers par-tout ; ordinairement corrompus par le défaut de loix que remplace mal une police arbitraire, par ce goût dépravé de domination qui réſulte de l’abus de l’eſclavage, par l’éclat d’une grande fortune qui leur fait oublier leur première obſcurité. Mais cette claſſe d’hommes expatriés ne devroit point avoir d’influence dans une adminiſtration qu’on laiſſeroit aux propriétaires, nés la plupart dans les colonies : puiſque la juſtice ſuit naturellement la propriété, & que perſonne n’a plus d’intérêt & de droit au bon gouvernement d’un pays que ceux à qui la naiſſance y donne de plus grandes poſſeſſions. Ces créoles qui naturellement ont de la pénétration, de la franchiſe, de l’élévation, un certain amour de la juſtice qui naît de ces belles qualités, touchés des marques d’eſtime & de confiance que leur donneroit la métropole, en les chargeant du ſoin de régler l’intérieur de leur patrie, s’attacheroient à ce ſol fertile, ſe feroient une gloire, un bonheur de l’embellir, & d’y créer toutes les douceurs d’une ſociété civilisée. Au lieu de cet éloignement pour la France, dont le reproche eſt une accuſation de dureté contre ſes miniſtres, on verroit naître dans les colonies cet attachement que la confiance paternelle inſpire toujours à des enfans. Au lieu de cet empreſſement ſecret qui les fait courir durant la guerre au-devant d’un joug étranger, on les verroit multiplier leurs efforts pour prévenir ou pour repouſſer une invaſion. Si la crainte retient les hommes ſous les yeux d’un maître puiſſant & terrible, il n’y a que l’amour qui puiſſe leur commander au loin. C’eſt le ſeul reſſort peut-être qui agiſſe dans les provinces frontières d’un grand état, quand la molleſſe & la cupidité ſe taiſent dans la capitale devant l’autorité qui menace. L’amour eſt un ſentiment qu’on ne ſauroit trop ménager, trop étendre. Mais ſi le prince ne ſait ni le mériter, ni le rendre, on ne le lui prodiguera pas long-tems. Alors plus de joie dans les fêtes publiques, plus de tranſports dans les réjouiſſances, plus de ces cris involontaires qui échappent à la vue de l’idole adorée. La curioſité mène & preſſe la foule à tout ce qui fait ſpectacle : mais le contentement n’y brille plus dans les regards. Une inquiétude morne s’empare des eſprits. Elle ſe communique d’une province à l’autre, & de la métropole dans les colonies. Toutes les fortunes frappées ou menacées à la fois, ſont dans l’alarme & le mouvement. Des coups d’autorité multipliés par la précipitation qui les haſarde, bleffent tous les cœurs, & tombent ſucceſſivement ſur tous les corps. Du fond même de l’Amérique, ſont traduits en criminels dans les priſons de l’Europe, les vengeurs du crime & les défenſeurs du droit des colons. Les armes qui ſembloient émouſſées devant l’ennemi, s’aiguiſent contre ces ſujets précieux à l’état. On va épouvanter dans la paix ceux même qu’on n’a pas ſu défendre durant la guerre. Non, jamais le miniſtère de France n’a donné à ſes poſſeſſions du Nouveau-Monde l’appui néceſſaire pour les préſerver des ravages ou de l’invaſion, & jamais il ne remplira cette obligation, à moins qu’il ne multiplie dans l’ancien ſes arſenaux, ſes ateliers & ſes eſclaves. Philoſophes de tous les pays, amis des hommes, pardonnez à un écrivain François d’exciter ſa patrie à élever une marine formidable. C’eſt pour le repos de la terre qu’il fait des vœux, en ſouhaitant de voir établir ſur toutes les mers l’équilibre qui fait aujourd’hui la sûreté du continent.