Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 56

LVI. L’autorité aux iſles Françoiſes, eſt-elle dans les mains les plus propres à les faire proſpérer ?

Les colonies Françoiſes établies par des hommes ſans aveu, qui fuyoient le frein ou le glaive des loix, ſembloient dans l’origine, n’avoir beſoin que d’une police sévère. On les confia donc à des chefs, dont l’autorité étoit illimitée. L’eſprit d’intrigue naturel

à toutes les cours, mais plus familier chez une nation où la galanterie donne aux femmes un aſcendant univerſel, fit de tout tems parvenir aux grandes places en Amérique, des hommes ſans mœurs, chargés de dettes & de vices. Le miniſtère, par un reſte de pudeur, craignant de les élever ſur le théâtre même de leur déſhonneur, les envoya réparer ou cimenter leur fortune au-delà des mers, où leurs déſordres n’étoient pas connus. Une compaſſion mal entendue, une fauſſe maxime de cour, qui ſuppoſe la fourberie néceſſaire & les fripons utiles, fit ſacrifier de ſang-froid à des brigands dignes des priſons, la tranquilité des cultivateurs, la sûreté des colonies, l’intérêt même de l’état. Ces miniſtres de rapine & de débauches, étouffèrent les germes du bien, & retardèrent la proſpérité qui naiſſoit d’elle-même.

La puiſſance abſolue porte dans ſa nature un poiſon ſi ſubtil, que les deſpotes même qui s’embarquoient pour l’Amérique avec des vues honnêtes, ne tardoient pas à s’y corrompre. Quand l’ambition, l’avarice ou l’orgueil ne les auroient pas entamés, pouvoient-ils réſiſter à la flatterie, qui ne manque jamais d’élever ſa baſſeſſe ſur la ſervitude générale, & d’avancer ſa fortune dans les maux publics ?

Le peu de gouverneurs, qui échappèrent à la corruption, n’ayant aucun point d’appui dans une adminiſtration ſans limites, paſſoient continuellement d’une erreur à l’autre. Ce ne ſont pas des hommes qui doivent gouverner les hommes, c’eſt la loi. Otez aux adminiſtrateurs cette meſure commune, cette règle de leurs jugemens ; il n’y aura plus de droit, plus de sûreté, ni de liberté civile. Dès-lors on ne verra qu’une foule de déciſions contradictoires ; que des réglemens paſſagers qui s’entre-choqueront ; que des ordres qui, faute de maximes fondamentales, n’auront aucune liaiſon entre eux. Si l’on déchiroit le corps des loix, dans l’empire même le mieux conſtitué par ſa nature, on verroit bientôt que ce ne ſeroit pas aſſez d’être juſte, pour le bien conduire. La ſageſſe des meilleures têtes n’y ſuffiroit pas. Comme elles n’auroient pas toutes le même eſprit, & que l’eſprit de chacune ne ſeroit pas toujours dans la même ſituation, l’état ne tarderoit pas à être bouleversé. Cette eſpèce de cahos fut continuel dans les colonies Françoiſes ; & d’autant plus grand, que les chefs ne faiſoient qu’y paroître, pour ainſi dire, & en étoient rappelés avant d’avoir rien vu par eux-mêmes. Après avoir marchés trois ans ſans guide, dans un pays nouveau, ſur des plans informes de police & de loix, ces adminiſtrateurs étoient remplacés par d’autres, qui, dans un terme auſſi court, n’avoient pas le tems de former des liens avec les peuples qu’ils devoient conduire, ni de mûrir aſſez leurs projets, pour leur donner ce caractère de juſtice & de douceur, qui en aſſure l’exécution. Ce défaut de règle & d’expérience, intimidoit ſi fort un de ces magiſtrats abſolus, que, par délicateſſe, il n’oſoit prononcer ſur les choſes les plus communes. Ce n’eſt pas qu’il ne ſentit les inconvéniens de ſon indéciſion : mais tout éclairé qu’il étoit, il ne ſe croyoit pas les lumières d’un légiſlateur, & il ne vouloit pas en uſurper l’autorité.

Cependant il étoit aifé de tarir la ſource de ces déſordres, en mettant à la place du gouvernement militaire, violent en lui-même, & fait pour des tems de criſe & de péril, une légiſlation modérée, fixe & indépendante des volontés particulières. Mais ce projet, mille fois proposé, déplut aux gouverneurs, jaloux d’un pouvoir abſolu, qui, redoutable en lui-même, eſt toujours plus odieux dans un ſujet. Ces eſclaves, échappés à la tyrannie ſociété de la cour, n’aimoient rien tant que cette juſtice Aſiatique, dont ils épouvantoient juſqu’à leurs créatures. La réforme fut même rejetée par des gouverneurs qui, d’ailleurs vertueux, ne voulurent pas voir, qu’en ſe réſervant le droit de faire le bien, ils laiſſoient à leurs ſucceſſeurs la facilité de faire le mal impunément. Tous ſe déclarèrent hautement contre un plan de légiſlation qui avoit pour but de diminuer la dépendance des peuples : & la cour eut la foibleſſe de céder à leurs inſinuations ou à leurs conſeils, par une ſuite de cette pente que les princes & leurs miniſtres ont naturellement vers le pouvoir arbitraire. Elle crut faire aſſez pour ſes colonies, en leur donnant un intendant qui devoit balancer le commandant.

Ces établiſſemens éloignés, qui, juſqu’à ce moment, avoient gémi ſous le joug d’un ſeul, ſe virent alors en proie à deux pouvoirs, également dangereux, & par leur diviſion & par leur union. Lorſqu’ils ſe choquoient, ils partageoient les eſprits, ils ſemoient la diſcorde entre leurs partiſans, ils allumoient une eſpèce de guerre civile. Le bruit de leurs diſcuſſions retentiſſoit juſqu’en Europe, où chacun d’eux avoit ſes protecteurs, animés par l’orgueil ou par l’intérêt à les maintenir dans leur place. Lorſqu’ils étoient d’accord, ou parce que leurs vues bonnes ou mauvaiſes ſe trouvoient les mêmes, ou parce que l’un prenoit un aſcendant décidé ſur l’autre, la condition des colons devenoit encore plus fâcheuſe. Quelle que fût l’oppreſſion de ces victimes, leurs cris n’étoient jamais écoutés par la métropole, qui regardoit l’harmonie de ſes délégués, comme la preuve la plus déciſive d’une adminiſtration parfaite.

Le ſort des colonies Françoiſes n’a que peu changé. Leurs gouverneurs, outre la diſpoſition des troupes réglées, ont le droit d’enrégimenter les habitans, de leur preſcrire les manœuvres qu’ils jugent à propos, de les occuper comme il leur plaît pendant la guerre, de s’en ſervir même pour conquérir. Dépoſitaires d’un pouvoir abſolu, libres & jaloux de s’en arroger toutes les fonctions qui peuvent l’étendre ou l’exercer, ils ſont dans l’uſage de connoître des dettes civiles. Le débiteur eſt mandé, condamné à la priſon ou au cachot, & forcé de payer, ſans d’autres formalités : c’eſt ce qu’on appelle le ſervice ou le département militaire. Les intendans décident ſeuls de l’emploi des finances, & en règlent pour l’ordinaire le recouvrement. Ils appellent trop ſouvent devant eux les affaires civiles ou criminelles ; ſoit que la juſtice n’en ait pas encore pris connoiſſance, ſoit qu’elles aient été déjà portées aux tribunaux même ſupérieurs : c’eſt ce qu’on appelle adminiſtration. Les gouverneurs & les intendans accordent en commun les terres qui n’ont pas été données, & jugeoient, il n’y a que peu d’années, de tous les différends qui s’élevoient au ſujet des anciennes poſſeſſions. Cet arrangement mettoit dans leurs mains, dans celles de leurs commis ou de leurs créatures, la fortune de tous les colons ; & dès-lors rendoit précaire le ſort de toutes les propriétés. On ne ſauroit imaginer un plus grand déſordre.

Dans la méchanique, plus les puiſſances réſiſtantes ſont éloignées du centre, plus les forces motrices doivent être augmentées : de même, a-t-on dit, on ne peut s’aſſurer des colonies que par un gouvernement violent & abſolu. S’il en eſt ainſi, le chevalier Petty n’aura pas eu tort de déſapprouver ces ſortes d’établiſſemens. Il vaut mieux que la terre reſte dépeuplée, ou peu habitée, que de voir quelques puiſſances s’étendre pour le malheur des peuples. C’eſt à la France de combattre le ſyſtême d’un Anglois contre les colonies, en s’éclairant de plus en plus ſur la manière de les gouverner. L’eſprit de lumière qui caractériſe ce ſiècle, quoi qu’en diſent ceux qui attribuent au mépris de certains préjugés les vices inséparables du luxe ; à la liberté de penſer & d’écrire, les mauvaiſes mœurs, qui viennent des paſſions des grands & des abus du pouvoir : cet eſprit de lumière, qui nous ſoutient & nous guide encore, quand la morale croule ſur des fondemens ruineux, ramènera la cour de Verſailles aux bons principes, que nous-mêmes nous avons ſi ſouvent ramenés ſous ſes yeux. Si quelqu’un s’en eſt offensé, interrogez-le, & vous trouverez que c’eſt un vil flatteur des grands, ou quelque perſonnage ſubalterne, attaché par état ou par intérêt à l’adminiſtration, dont il eſt le panégyriſte. Prononcez qu’il ignore le devoir de tout citoyen envers la patrie. Quoi, je ſerois le complice d’un ſcélérat, ſi je ne criois pas, lorſque je lui verrois jeter une torche allumée dans la maiſon d’un concitoyen ; & mon ſilence ſeroit innocent, lorſque ſous mes yeux on menaceroit d’incendier l’empire ! Le ſujet fidèle, ce n’eſt pas celui qui aveugle le ſouverain ſur les périls de ſa ſituation : c’eſt celui qui l’en inſtruit avec franchiſe, au riſque de s’attirer ſon indignation. Mais au lieu de vous adreſſer au public, que ne vous adreſſez-vous, dit-on, à l’oreille de ceux qui gouvernent ? Eſt-ce qu’on en approche ? eſt-ce qu’on en eſt écouté ? eſt-ce qu’ils croient ignorer quelque choſe ? eſt-ce qu’ils jugent par eux-mêmes ? eſt-ce que les ſpéculations les plus importantes ne ſeroient pas renvoyées dans des bureaux & ſoumiſes à la déciſion d’un commis, qui ne manqueroit pas de les improuver, ou par ignorance, ou par vanité, ou par quelque autre motif moins ſecret & plus vil ? Quand ma voix ſeroit appuyée de cent mille autres voix, il eſt incertain qu’elle ſe fît entendre. Laiſſez-moi donc parler. Laiſſez-moi dire à ma nation ce qui peut élever ſes établiſſemens du Nouveau-Monde au degré de proſpérité, au degré de bonheur dont ils ſont ſuſceptibles.