Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 52

LII. Les milices ſont-elles bien ordonnées dans les iſles Françoiſes

Les iſles Françoiſes, de même que celles des autres nations, n’eurent dans l’origine aucunes troupes réglées. Les aventuriers qui les avoient conquiſes, regardoient comme un privilège le droit de ſe défendre eux-mêmes ; & les deſcendans de ces hommes intrépides ſe crurent aſſez forts pour garder leurs poſſeſſions. Qu’avoient-ils en effet qu’à repouſſer quelques bâtimens qui débarquoient des matelots & des ſoldats auſſi peu diſciplinés que les habitans qu’ils venoient inſulter ?

Tout eſt changé & a dû changer. Lorſqu’on a prévu que ces établiſſemens, devenus conſidérables par leurs richeſſes, ſeroient attaqués tôt ou tard par des armées Européennes tranſportées ſur de nombreuſes flottes, on y a fait paſſer d’autres défenſeurs. L’événement a prouvé que quelques bataillons épars étoient inſuffiſans contre les forces terreſtres & maritimes de l’Angleterre. Le colon lui-même a jugé ſes efforts incapables de retarder la révolution. Il a craint que l’ennemi victorieux ne lui fît payer un obſtacle ſuperflu ; & on l’a vu moins diſposé à combattre, qu’occupé des ſuites de la capitulation. Bientôt calculateur politique, il a ſenti que les fonctions militaires ne convenoient plus à ſon état d’impuiſſance : & il a donné de l’argent pour être déchargé d’un ſoin qui, glorieux dans ſon principe, étoit dégénéré en une ſervitude onéreuſe. Les milices furent ſupprimées en 1763.

Cet acte de complaiſance mérita l’approbation de ceux qui n’enviſageoient cette inſtitution que comme un moyen de préſerver les colonies de toute invaſion étrangère. Ils pensèrent judicieuſement qu’il étoit abſurde d’exiger que des hommes qui ont vieilli ſous un ciel ardent, pour élever l’édifice d’une grande fortune, s’exposâſſent aux mêmes dangers que ces malheureuſes victimes de notre ambition, qui jouent à chaque moment leur vie pour une ſolde inſuffiſante à leur ſubſiſtance. Un pareil ſacrifice leur parut contrarier trop la nature, pour qu’il fût raiſonnable de l’eſpérer ; & ils applaudirent au miniſtère, qui avoit ſenti qu’il convenoit de renoncer à une défenſe ſi vaine & ſi onéreuſe.

Les obſervateurs, à qui les établiſſemens du Nouveau-Monde ſont mieux connus, portèrent de cette innovation un jugement moins favorable. Les milices, diſoient-ils, ſont néceſſaires pour maintenir la police intérieure des iſles ; pour prévenir la révolte des eſclaves ; pour arrêter les courſes des nègres fugitifs ; pour empêcher l’attroupement des voleurs, pour protéger le cabotage ; pour garantir les côtes contre les corſaires. Si les colons ne forment pas des corps, s’ils n’ont ni chefs ni drapeaux, comment éloigner tant de dangers ? comment diſſiper ces fléaux deſtructeurs, lorſqu’il n’aura pas été poſſible de les étouffer avant leur naiſſance ? d’où naîtront cette harmonie & cet accord, ſans leſquels rien ne ſe fait convenablement ?

Ces réflexions, qui, toutes frappantes, toutes naturelles qu’elles ſont, avoient pourtant échappé à la cour de Verſailles, ne tardèrent pas à changer ſes diſpoſitions. Elle ſe pénétra de la néceſſité de rétablir les milices, mais ſans vouloir renoncer aux taxes conſenties pour l’entretien des troupes régulières. La difficulté étoit d’amener les peuples à cet arrangement. On négocia, on corrompit, on menaça. La Guadeloupe & la Martinique, quoique révoltées des abus d’une autorité inconſtante & précipitée, ſe ſoumirent enfin aux volontés du miniſtère en 1767 : mais cet exemple ne fit pas ſur Saint-Domingue l’impreſſion déſirée, eſpérée peut-être. L’année ſuivante, il fallut faire la guerre à cette riche colonie ; & ce ne fut qu’après avoir mis aux fers les magiſtrats de l’oueſt & du ſud de l’iſle ; qu’après avoir jonché la terre de cadavres, qu’il fut poſſible de réduire à la ſoumiſſion des cultivateurs, aigris par les vexations d’un gouvernement avide.

Depuis cette époque, malheureuſement gravée en lettres de ſang, tous les habitans des poſſeſſions Françoiſes dans l’autre hémiſphère, ſont de nouveau enrégimentés. Les obligations, que cette eſpèce d’enrôlement impoſe, ont ſouvent varié, & ne ſont pas encore clairement énoncées. Cette obſcurité, toujours dangereuſe dans les mains de chefs, ſans ceſſe occupés du ſoin d’étendre leur juriſdiction, tient le citoyen dans des alarmes continuelles pour ſa liberté, dont on eſt plus jaloux en Amérique qu’en Europe ; elle l’expoſe chaque jour à des vexations. De-là ſuit pour ce genre de ſervitude, une horreur qui ne peut étonner que des tyrans ou des eſclaves. On doit, s’il ſe peut, effacer les impreſſions du paſſé, on doit diſſiper les défiances pour l’avenir. La légiſlation y réuſſira, en faiſant dans la forme des milices, tous les changemens qui peuvent ſe concilier avec la police & la sûreté qu’elles doivent avoir pour objet. C’eſt le bonheur des peuples gouvernés, qu’il faut enviſager dans l’uſage de l’autorité. Si le ſouverain ne marche pas vers ce but, il ne vivra que ſur des métaux ou des regiſtres, bientôt usés par le tems, ou dédaignés de la poſtérité. En vain, la flatterie élève aux princes des monumens ſuperbes & multipliés. La main de l’homme les érige : mais c’eſt le cœur qui les conſacre. L’amour y met le ſceau de l’immortalité. Sans lui, les hommages publics n’étalent que la baſſeſſe du peuple & non la grandeur du maître. Il y a dans Paris une ſtatue, qui fait treſſaillir tous les cœurs d’un ſentiment de tendreſſe. Tous les regards ſe tournent vers cette image de bonté paternelle & populaire. Les larmes des malheureux l’invoquent dans le ſilence de l’oppreſſion. On bénit en ſecret le héros qu’elle éterniſe. Toutes les voix ſe réuniſſent après deux ſiècles pour célébrer ſa mémoire. Du fond de l’Amérique, on réclame ſon nom. Dans tous les cœurs, il proteſte contre les abus de l’autorité ; il preſcrit contre les uſurpations des droits du peuple ; il promet aux ſujets la réparation des maux & l’amélioration du bien ; il demande l’une & l’autre aux miniſtres.