Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 53

LIII. Le partage des héritages eſt-il utilement réglé dans les iſles Françoiſes ?

On doit mettre au rang des choſes qu’il faut réformer, l’uſage établi dans les poſſeſſions Françoiſes du Nouveau-Monde, de partager également, entre des enfans, l’héritage de leur père ; entre des cohéritiers, la ſucceſſion de leur parent.

Nous abhorrons avec tous les hommes raiſonnables, que l’orgueil ou le préjugé n’ont point corrompus, nous abhorrons le droit abſurde de primogéniture, qui tranſfère le patrimoine entier d’une maiſon à un aîné qu’il corrompt, & qui précipite dans l’indigence ſes frères & ſes sœurs, punis comme d’un crime du haſard, qui les a fait naître quelques années trop tard. En ſont-ils moins légitimes ? celui qui leur a donné l’exiſtence eſt-il moins reſponſable de leur bonheur ? Un chef de famille n’eſt que dépoſitaire ; & fut-il jamais permis à un dépoſitaire de diviſer inégalement le dépôt entre des intéreſſés qui ont un droit égal ? Si un ſauvage laiſſoit en mourant deux arcs & deux enfans, & qu’on lui demandât ce qu’il faut faire de ces deux arcs, ne répondroit-il pas qu’il en faut donner un à chacun ; & s’il les léguoit tous deux au même, ne laiſſeroit-il pas entendre que le proſcrit eſt un fruit des mauvaiſes mœurs de ſa femme ? Dans les contrées où cette monſtrueuſe exhérédation eſt autorisée, le père eſt moins reſpecté de tous ; de l’aîné auquel il ne peut rien ôter, des cadets auxquels il ne peut rien donner. À la tendreſſe filiale qui s’éteint, ſuccède un ſentiment de baſſeſſe, qui accoutume preſque dès le berceau trois ou quatre enfans à ramper aux pieds d’un ſeul, qui en conçoit une importance perſonnelle, qui ne manque guère de le rendre inſolent. Des pères & des mères honnêtes craignent de multiplier autour d’eux des indigens condamnés au célibat. Tout l’héritage eſt placé dans les mains d’un fou, dont on n’arrête les diſſipations, que par la ſubſtitution, qui eſt un autre mal. De ſi grandes calamités doivent faire préſumer que le droit de primogéniture, que la ſuperſtition ne conſacra pas à ſon origine & que le deſpotiſme n’a aucun intérêt à perpétuer, ſera tôt ou tard aboli. C’eſt un reſte de barbarie féodale, dont nos deſcendans rougiront un jour.

Cependant, la loi de l’égalité, qui ſemble dictée par la nature même ; qui ſe préſente la première au cœur de l’homme juſte & bon ; qui ne laiſſe d’abord aucun doute à l’eſprit ſur ſa rectitude & ſon utilité : cette loi peut être quelquefois contraire au maintien de nos ſociétés. On en a l’exemple dans les iſles Françoiſes qu’elle écarte de leur deſtination & dont elle prépare de loin la ruine. Le partage fut néceſſaire dans la formation des colonies. On avoit à défricher des contrées immenſes. Le pouvoit-on ſans population ? & comment, ſans propriété, fixer dans ces régions éloignées & déſertes, des hommes, qui, la plupart, n’avoient quitté leur patrie que faute de propriété ? Si le gouvernement leur eût refusé des terres, ces aventuriers en auroient cherché de climat en climat, avec le déſeſpoir de commencer des établiſſemens ſans nombre, dont aucun n’auroit pris cette conſiſtance qui les rend utiles à la métropole.

Mais depuis que les héritages, d’abord trop étendus, ont été réduits par une ſuite de ſucceſſions & de partages ſoudivisés, à la juſte meſure que demandent les facilités de la culture ; depuis qu’ils ſont aſſez limités pour ne pas reſter en friche, par le défaut d’une population équivalente à leur étendue, une diviſion ultérieure de terreins les feroit rentrer dans leur premier néant. En Europe, un citoyen obſcur, qui n’a que quelques arpens de terre, tire ſouvent un meilleur parti de ce petit fonds, qu’un homme opulent des domaines immenſes que le haſard de la naiſſance ou de la fortune a mis entre ſes mains. En Amérique, la nature des denrées qui ſont d’un grand prix, l’incertitude des récoltes peu variées dans leur eſpèce, la quantité d’eſclaves, de beſtiaux, d’uſtenſiles néceſſaires pour une habitation : tout cela ſuppoſe des richeſſes conſidérables, qu’on n’a pas dans quelques colonies, & que bientôt on n’aura plus dans aucune, ſi le partage des ſucceſſions continue à morceler, à diviſer de plus en plus les terres.

Qu’un père, en mourant laiſſe une ſucceſſion de trente mille livres de rente. Sa ſucceſſion ſe partage également entre trois enfans. Ils ſeront tous ruinés, ſi l’on fait trois habitations ; l’un, parce qu’on lui aura fait payer cher les bâtimens, & qu’à proportion il aura moins de nègres & de terres ; les deux autres, parce qu’ils ne pourront pas exploiter leur héritage ſans faire bâtir. Ils ſeront encore tous ruinés, ſi l’habitation entière reſte à l’un des trois. Dans un pays où la condition du créancier eſt la plus mauvaiſe de toutes les conditions, les biens ſe ſont élevés à une valeur immodérée. Celui qui reſtera poſſeſſeur de tout, ſera trop heureux, s’il n’eſt obligé de donner en intérêts que le revenu net de l’habitation. Or, comme la première loi eſt celle de vivre, il commencera par vivre & ne pas payer. Ses dettes s’accumuleront. Bientôt, il ſera inſolvable ; & du déſordre qui naîtra de cette ſituation, on verra ſortir la ruine de tous les cohéritiers.

L’abolition de l’égalité des partages, eſt le ſeul remède à ce déſordre. Il eſt tems que la légiſlation, aujourd’hui plus éclairée, voie dans ſes colonies plutôt des établiſſemens de choſes, que de perſonnes. Sa ſageſſe lui inſpirera des dédommagemens convenables, pour ceux qu’elle aura dépouillés & ſacrifiés en quelque manière à la fortune publique. Elle leur doit les moyens de ſubſiſter par le ſeul travail poſſible à cette eſpèce d’hommes, en les plaçant ſur de nouveaux terreins ; & elle ſe doit à elle-même d’acquérir de nouvelles richeſſes par leur induſtrie.

Sainte-Lucie & la Guyane offroient, à la paix, un beau moment pour la réforme qu’on propoſe. La France devoit profiter de cette occaſion, peut-être unique, pour ſupprimer la loi du partage, en diſtribuant à ceux qu’on auroit dépouillés de leurs eſpérances, les terres qu’on vouloit mettre en valeur ; & pour les avances de cette exploitation, les ſommes immenſes qu’on y a jetées ſans fruit. Des hommes habitués au climat ; familiarisés avec la ſeule culture qu’on pouvoit avoir en vue ; encouragés par l’exemple, les ſecours & les conſeils de leur famille ; aidés enfin par les eſclaves que l’état leur auroit fournis, étoient plus propres que des vagabonds ramaſſés dans les boues de l’Europe, à porter de nouvelles colonies au degré d’opulence & de proſpérité qu’on devoit s’en promettre. Malheureuſement on ne vit pas que les premières colonies en Amérique avoient dû ſe faire d’elles-mêmes lentement, avec de grandes pertes d’hommes, ou des reſſources extraordinaires de bravoure & de patience, parce qu’elles n’avoient point de concurrence à ſoutenir : mais que les nouveaux établiſſemens ne peuvent ſe former que par voie de génération, comme un nouvel eſſaim s’engendre d’un ancien. La ſurabondance de la population dans une iſle, doit déborder dans une autre, & le ſuperflu d’une riche colonie fournir le néceſſaire à une peuplade naiſſante. C’eſt-là l’ordre naturel, que la politique preſcrit aux puiſſances maritimes & commerçantes. Tout autre moyen eſt déraiſonable, & ne produit que la deſtruction. Pour n’avoir pas ſaiſi un principe ſi ſimple & ſi fécond, la cour de Verſailles ne doit pas rejeter le projet d’empêcher les nouvelles diviſons des terres. Si la néceſſité de cette loi eſt prouvée, il faut la faire, quoique dans un tems moins favorable que celui qu’on a laiſſé échapper. Quand on aura arrêté la décadence des habitations, par la ſuppreſſion des partages, qui leur coupent tous les reſſorts de la reproduction, on pourra les forcer à ſe libérer des dettes dont elles ſont obérées.