Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 46

XLVI. Les liaiſons de la France avec S. Domingue deviennent dangereuſes pendant la guerre. Pourquoi ?

Tel eſt, durant la paix, le partage qui ſe fait des richeſſes territoriales de Saint-Domingue. La guerre ouvre une autre ſcène. Auſſi-tôt que le ſignal des hoſtilités a été donné, l’Anglois s’empare de tous les parages de la colonie. Il en gêne les exportations, il en gène les importations. Ce qui veut entrer, ce qui veut ſortir tombe dans ſes mains ; & le peu qui auroit échappé dans le nouvel hémiſphère eſt intercepté ſur les côtes de l’ancien, où il eſt également en force. Alors, le négociant de la métropole interrompt ſes expéditions ; l’habitant de l’iſle néglige ſes travaux. À des communications importantes & rapides, ſuccèdent une langueur & un déſeſpoir, qui durent auſſi longtems que les diviſions des puiſſances belligérantes.

Il en auroit été autrement, ſi les premiers François qui parurent à Saint-Domingue avoient ſongé à établir des cultures. Ils auroient occupé, comme ils le pouvoient, la partie de l’iſle qui eſt ſituée à l’Eſt. Elle a des plaines vaſtes & fertiles. Le rivage en eſt sûr. On entre dans ſes ports le jour qu’on les découvre. Dès le jour qu’on en ſort, on les perd de vue. La route eſt telle que l’ennemi n’y peut préparer aucune embuſcade. Les croiſières n’y ſont pas faciles. Ses parages ſont à l’abord des Européens & les voyages fort abrégés. Mais comme le projet de ces aventuriers fut d’attaquer les navires Eſpagnols & d’infeſter le golfe du Mexique de leurs brigandages, les poſſeſſions qu’ils occupèrent, ſur une côte tortueuſe, ſe trouvèrent enveloppées par Cuba, la Jamaïque, les Turques ; par la Tortue, les Caïques, la Gonave, les iſles Lucayes ; par une foule de bancs & de rochers, qui rendent la marche des bâtimens lente & incertaine ; par des mers reſſerrées, qui donnent néceſſairement un grand avantage à l’ennemi pour aborder, bloquer & croiſer.

La cour de Verſailles ne parviendra jamais à maintenir, pendant la guerre, des liaiſons ſuivies avec ſa colonie, que par le moyen de quelques vaiſſeaux de ligne au Sud & à l’Oueſt, & d’une bonne eſcadre au Nord. La nature y a créé, au fort Dauphin, un port vaſte, commode, sûr, & d’une défenſe aisée. De cette rade, ſituée au vent de tous les autres établiſſemens, il ſera facile d’en protéger les différens parages. Mais il faut réparer & augmenter les ouvrages de la place ; il y faut ſur-tout former un arſenal convenable de marine. Alors, aſſurés d’un aſyle & de tous les ſecours néceſſaires, après un combat heureux ou malheureux, les amiraux François ne craindront plus de ſe meſurer avec les ennemis de leur patrie.