Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 43

XLIII. Grande importance de ]a ville du Cap François, ſituée ſur la côte du nord de Saint-Domingue.

C’eſt peu, ſi c’eſt même quelque choſe, en comparaiſon des productions de la plaine du cap, qui a vingt lieues de long, ſur environ quatre de large. Il y a peu de pays plus arrosés : mais il ne s’y trouve pas une rivière où une chaloupe puiſſe remonter plus de trois milles. Tout ce grand eſpace eſt coupé par des chemins de quarante pieds de large tirés au cordeau ; bordés de haies de citronniers, & qui ne laiſſeroient rien à déſirer, s’ils étoient ornés de futaies propres à procurer un ombrage délicieux aux voyageurs, & à prévenir la diſette de bois qui commence à ſe faire trop ſentir. C’eſt le pays de l’Amérique qui produit le plus de ſucre, & de meilleure qualité. La plaine eſt couronnée par une chaîne de montagnes, dont la profondeur eſt depuis quatre juſqu’à huit lieues. La plupart n’ont que peu d’élévation. Pluſieurs peuvent être cultivées juſqu’à leur ſommet. Toutes ſont réparées par des vallées remplies d’un nombre prodigieux de cafiers, & de très-belles indigoteries.

Quoique les François euſſent reconnu de bonne heure le prix d’un terrein, dont la fertilité ſurpaſſe tout ce qu’on en peut dire, ils ne commencèrent à le cultiver qu’en 1770, époque à laquelle ils ceſſèrent de craindre l’Eſpagnol, qui juſqu’alors s’étoit tenu en force dans le voiſinage. Ce fut un de ces hommes que l’intolérance religieuſe commençoit à proſcrire dans leur patrie, le calviniſte Gobin, qui alla planter la première habitation au Cap. Les maiſons s’y multiplièrent, à meſure que les campagnes limitrophes étoient défrichées ; & vingt ans après, c’étoit une ville aſſez floriſſante pour exciter la jalouſie. En 1695, elle fut attaquée, priſe, pillée, & réduite en cendres par les forces réunies de la Caſtille & de l’Angleterre.

On pouvoit tirer de ce déſaſtre un grand avantage. Dans une rade qui a trois lieues de circonférence, l’intérêt qui eſt le premier fondateur des colonies, avoir fait choiſir pour l’emplacement du Cap le pied d’un morne fort élevé, parce que c’étoit le terrein le plus à portée du mouillage ordinaire. Il convenoit d’y ſubſtituer une poſition plus ſaine, plus commode & plus ſpacieuſe. On n’y ſongea pas. C’eſt dans un gouffre qui n’eſt jamais rafraîchi par la douce haleine des vents de terre, & où la réverbération des montagnes double les ardeurs du ſoleil ; c’eſt-là qu’on rétablit une ville qui n’auroit jamais dû y être bâtie. Cependant la richeſſe des campagnes voiſines n’a ceſſé d’agrandir cet établiſſement. Vingt-neuf rues tirées au cordeau, coupent aujourd’hui le Cap en deux cens vingt-cinq iſlets de maiſons riantes, qui montent au nombre de neuf cens. Mais les rues étroites & ſans pente, quoique le terrein ſoit en dos d’âne, ſont toujours bourbeuſes, parce que n’étant pavées qu’au milieu, les ruiſſeaux des côtés, qui n’ont pas une chute égale, forment des cloaques, au lieu de ſervir à l’écoulement des eaux.

L’ancienne place de Notre-Dame, & le temple bâti avec des pierres apportées d’Europe qui la termine ; la nouvelle place de Clugny, où l’on a établi le marché ; les fontaines qui décorent l’un & l’autre de ces monumens ; le gouvernement, les caſernes, la ſalle de la comédie : aucun de ces édifices publics ne fixeroit l’attention d’un voyageur curieux qui auroit quelques bons principes d’architecture, & peut-être détourneroit-il ſes regards de la plupart. Mais ſi la nature l’avoit fait ſenſible, ſon cœur ſe dilateroit au ſeul nom des maiſons de la Providence.

La plupart des aventuriers qui arrivent dans la colonie, n’ont ni reſſources, ni talens. Avant qu’ils aient acquis aſſez d’induſtrie pour ſubſiſter, ils ſont exposés à des maladies trop ſouvent mortelles. Un citoyen humain & généreux fonda au Cap, pour ces malheureux ſans fortune, deux hoſpices où les hommes & les femmes devoient trouver séparément les ſecours que leur ſituation pouvoit exiger. Cette belle inſtitution, unique dans le Nouveau-Monde, & qui ne pouvoit jamais être aſſez protégée par l’autorité, aſſez enrichie par les dons des citoyens, a vu peu-à-peu réduits à rien ſes revenus, par l’infidélité de ceux qui les régiſſoient & par l’indifférence du gouvernement.

Rien de bien ne peut donc ſubſiſter parmi les hommes ! Et le riche attaquera l’indigent, même juſques dans ſon aſyle, ſi la préſence du gibet ne le contient. Malheureux ! vous ne connoiſſez pas toute l’atrocité de votre conduite. Si l’on traduiſoit devant vous un de vos ſemblables, convaincu d’avoir ſaiſi pendant la nuit un paſſant à la gorge, & de lui avoir appuyé le piſtolet ſur la poitrine pour avoir ſa bourſe, à quel ſupplice le condamneriez-vous ? Quel qu’il ſoit, vous en méritez un plus grand. Vous joignez la lâcheté, l’inhumanité, la prévarication au vol ; & à quelle eſpèce de vol encore ? Vous arrachez à celui qui meurt de faim, le pain qu’on vous a confié pour lui. Vous dépouillez la misère, abandonnée à votre ſollicitude. Vous la dépouillez, clandeſtinement & ſans péril. L’imprécation que je vais lancer contre vous, je l’étends à tous les adminiſtrateurs infidèles des hôpitaux de quelque contrée qu’ils ſoient, fuſſent-ils de la mienne ; je l’étends à tous les miniſtres négligens, auxquels ils déroberont leurs forfaits ou qui les ſouffriront. Puiſſe l’ignominie, puiſſent les châtimens réſervés aux derniers des malfaiteurs, tomber ſur la tête proſcrite des ſcélérats capables d’un crime auſſi énorme contre l’humanité, d’un attentat auſſi contraire à la ſaine politique ; & s’il arrive qu’ils échappent à la flétriſſure & à la punition, puiſſe le miniſtère qui aura ignoré ou toléré cet excès de corruption, être un objet d’exécration pour toutes les nations & pour tous les ſiècles !

Malgré le déſordre où ſont tombées les maiſons de la Providence, très-favorables à la conſervation de l’eſpèce humaine, il meurt, proportion gardée, moins de monde au Cap, que dans aucune autre des villes maritimes de la colonie. Il faut attribuer cet avantage au défrichement entier du territoire, au comblement des cloaques voiſins, à la diſſipation, aux commodités, à l’activité, aux ſecours de toute eſpèce qu’on trouve réunis dans une ſociété nombreuſe & agiſſante. L’air aura toute la ſalubrité que la nature des choſes permet, lorſqu’on aura deſſéché les marais de la petite Anſe, qui, dans les grandes séchereſſes, répandent une odeur infecte.

Le port eſt digne de la ville. Il eſt admirablement placé pour recevoir les vaiſſeaux qui arrivent d’Europe. Ceux de toute grandeur y ſont commodément & en sûreté. Ouvert ſeulement au vent du Nord-Eſt, il n’en peut recevoir aucun dommage, ſon entrée étant ſemée de récifs, qui rompent l’impétuoſité des vagues.

C’eſt dans ce fameux entrepôt que ſont versées plus de la moitié des denrées de la colonie entière. Elles y arrivent des montagnes ; elles y arrivent des vallées ; elles y arrivent principalement de la plaine. Les paroiſſes qui fourniſſent les plus importantes, ſont connues ſous les noms de Plaine-du-Nord, de la petite Anſe, de la grande Rivière, de Morin, de Limonade, du Trou, du Terrier-Rouge, du fort Dauphin & d’Ouanaminthe, qui ſe termine à la rivière du Maſſacre. Le quartier Morin & l’iſlet de Limonade, ſont fort au-deſſus des autres établiſſemens, pour l’abondance & la qualité de leur ſucre.