Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 42

XLII. Établiſſemens formés au nord de Saint-Domingue.

L’oueſt de Saint-Domingue eſt séparé du Nord par le môle Saint-Nicolas, qui participe des deux côtes. À l’extrémité du cap eſt un port également beau, sûr & commode. La nature en le plaçant vis-à-vis la pointe du Maiſi de l’iſle de Cuba, ſemble l’avoir deſtiné à devenir le poſte le plus intéreſſant de l’Amérique, pour les facilités de la navigation.

Sa baie a quatorze cens cinquante toiſes d’ouverture. La rade conduit au port, & le port au baſſin. Tout ce grand enfoncement eſt ſain, quoique la mer y ſoit comme ſtagnante. Le baſſin qu’on diroit fait exprès pour les carénages, n’a pas le défaut des ports encaiſſés : il eſt ouvert aux vents d’oueſt & de nord, ſans que leur violence puiſſe y troubler ou y retarder aucun des mouvemens des travaux intérieurs. La péninſule où le port eſt ſitué, s’élève comme par degrés juſqu’aux plaines qui repoſent ſur une baſe énorme. C’eſt pour ainſi dire une ſeule montagne qui, d’un ſommet large & uni, va par une pente douce, ſe rejoindre au reſte de l’iſle.

Le morne Saint-Nicolas n’avoit jamais fixé l’attention publique. Des coteaux pelés & des rochers applatis, n’avoient rien d’attrayant pour la cupidité. L’uſage que firent les Anglois de cette poſition durant la guerre de 1756, la tira du néant où elle étoit reſtée. Le miniſtère de France éclairé par ſes ennemis même, y établit en 1767 un entrepôt où les navigateurs étrangers pourroient librement échanger les bois & les beſtiaux qui manquoient à la colonie contre ſes ſirops & ſes eaux-de-vie de ſorte que la métropole rejetoit. Cette communication qu’une tolérance raiſonnable & une fraude induſtrieuſe étendirent encore à d’autres objets, donna naiſſance à une ville actuellement composée d’environ trois cens maiſons de bois, apportées toutes faites de la Nouvelle-Angleterre.

À quelque diſtance du port, mais toujours dans le diſtrict du môle, eſt la bourgade de Bombardopolis. Les Acadiens & les Allemands qu’on y avoit tranſportés en 1763, y périrent d’abord avec une effrayante rapidité. C’eſt le ſort inévitable des nouveaux établiſſemens fondés entre les tropiques. Le peu de ces infortunés qui avoient échappé aux atteintes funeſtes du climat, du chagrin & de la misère, ne ſongoient qu’à s’éloigner d’un ſol peu fertile, lorſque les combinaiſons faites à leur voiſinage, relevèrent un peu leurs eſpérances. Ils cultivent des vivres, des fruits, des légumes qu’ils vendent aux navires ou aux habitans du port, & même un peu de café, un peu de coton pour l’Europe.

Après le môle Saint-Nicolas, le premier établiſſement qu’on trouve à la côte du nord, c’eſt le port de Paix. Il dut ſa fondation au voiſinage de la Tortue, dont les habitans s’y réfugioient à meſure qu’ils abandonnoient cette iſle. L’ancienneté de ſes défrichemens a rendu ce canton un des moins mal-ſains de Saint-Domingue, & il eſt parvenu depuis long-tems au point de richeſſe & de population où il pouvoit arriver. Mais l’un & l’autre ſont peu de choſe, quoique l’induſtrie ait été juſqu’à percer des montagnes pour conduire les eaux & arroſer les terres. La difficulté qu’on trouve de tous les côtés d’aborder au port de Paix, la sépare en quelque ſorte du reſte de la colonie.

Le petit Saint-Louis, le Borgne, le port Margot, Limbé, Lacul, ſont auſſi ſans communication entre eux. Ces quartiers ſont séparés par des rivières qui inondent & ravagent leurs meilleures terres. Auſſi ſont-elles généralement trop froides, pour que les cannes y puiſſent proſpérer. On devroit contenir les eaux de ces torrens dans des lits larges & profonds. Après ces travaux, il ſeroit facile d’établir des ponts qui rapprocheroient les habitans, les mettraient à portée de ſe faire part de leurs lumières, & les feroient jouir des avantages d’une ſociété mieux ordonnée. Alors les plantations d’indigo s’amélioreroient, & celles de ſucre ſe multiplieroient, ſans que le café fût abandonné. On le regarde comme le meilleur de la colonie. Limbé en récolte ſeul deux millions peſant comparable à celui de la Martinique.