Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 40

XL. Etabliſſemens formés dans l’oueſt de St. Domingue.

L’Oueſt de la colonie eſt bien différent du Sud. Le premier établiſſement digne de quelque attention qui s’y préſente, c’eſt Jérémie ou la Grande-Anſe. Il occupe vingt lieues de côte, depuis Tiburon juſqu’au Petit-Trou, & quatre ou ſix lieues dans les terres. Comme c’eſt un quartier naiſſant, il n’y a guère que les bords de la mer qui ſoient habités, & encore le ſont-ils fort peu. Cependant toutes les denrées qui enrichiſſent le reſte de l’iſle y ſont cultivées. Une production qui lui eſt particulière & dont il recueille annuellement cent cinquante milliers, c’eſt le cacao, qui ne réuſſiroit pas dans des cantons plus découverts. Le point de réunion eſt un bourg joliment bâti & ſitué ſur une hauteur où l’air eſt très-ſalubre. Le tems doit rendre ce marché conſidérable. Malheureuſement ſa rade eſt mauvaiſe. Auſſi-tôt que le vent du Nord ſouffle avec quelque violence, les navires ſont obligés de ſe réfugier au cap Dame-Marie, où l’on n’a pris aucune meſure pour leur aſſurer une protection, ou d’aller chercher l’iſle des Caymites exposée aux entrepriſes des corſaires.

Le petit Goave eut autrefois un grand éclat, & il en fut redevable à un port où les vaiſſeaux de toute grandeur trouvoient un mouillage excellent, des facilités pour s’abattre, un abri contre tous les vents. C’étoit l’aſyle le plus convenable pour des aventuriers, qui ne ſongoient qu’à s’approprier les dépouilles des navigateurs Eſpagnols. Depuis que les cultures ont remplacé la piraterie, ce lieu a beaucoup perdu de ſa célébrité. Ce qui lui reſte de conſidération, il le doit à ſes richeſſes territoriales, bornées à quinze plantations en ſucre, vingt en café, & douze en indigo ou en coton ; il le doit encore davantage au produit de vingt-quatre ſucreries, de cinquante indigoteries, de ſoixante-ſept cafeyères, de trente-quatre cotonneries, que les paroiſſes du Petit-Trou, de Lance-à-Veaux, de Saint-Michel & du grand Goave, verſent dans ſon entrepôt. Il eſt mal ſain & le ſera, juſqu’à ce qu’on ait réuſſi à donner de la pente à la rivière Abaret, dont les eaux croupiſſantes forment des marais infects.

Les dépendances de Léogane ont de l’étendue. On y compte vingt habitations conſacrées à l’indigo, quarante au café, dix au coton, cinquante-deux au ſucre. Avant le tremblement de terre de 1770, qui détruiſit tout, la ville avoit quinze rues bien alignées & quatre cens maiſons de pierre, qui ne ſont plus qu’en bois. Sa poſition dans une plaine étroite, féconde, arrosée, ne laiſſeroit pas beaucoup à déſirer, ſi un canal de navigation lui ouvroit une communication facile avec ſa rade, qui n’eſt éloignée que d’un mille.

S’il étoit raiſonnable de faire une place de guerre ſur la côte de l’Oueſt, Léogane mériteroit la préférence. Elle eſt aſſiſe ſur un terrein uni ; rien ne la domine, & les vaiſſeaux ne peuvent pas l’inſulter. Mais du moins auroit-il fallu la mettre à l’abri d’un coup de main, en l’enveloppant d’un rempart de terre avec un foſſé profond, qu’il eût été facile de remplir d’eau ſans les moindres frais. Ces travaux auroient infiniment moins coûté, que ceux qui ont été entrepris au Port-au-Prince.

La première partie de l’iſle que les François cultivèrent, fut celle de l’Oueſt, comme la plus éloignée des forces Eſpagnoles qu’on avoit alors à craindre. Située au milieu des côtes qu’ils occupoient, ils y établirent le ſiège du gouvernement. On le plaça d’abord au petit Goave ; il fut depuis tranſféré à Léogane ; & c’eſt, en 1750, au Port-au-Prince, qu’on l’a fixé.

Le territoire de ce quartier contient quarante ſucreries, douze indigoteries, cinquante cafeyères, quinze cotonneries. Ce produit eſt groſſi par d’autres beaucoup plus conſidérables, qui lui viennent des riches plaines du Cul-de-Sac, de l’Arcahaye & des montagnes du Mirbalais. Sous ce point de vue, le Port-au-Prince eſt un entrepôt important auquel il falloit ménager une protection ſuffiſante pour prévenir une ſurpriſe & pour aſſurer la retraite des citoyens. Mais convenoit-il d’y concentrer l’autorité civile & militaire, les tribunaux, les troupes, les munitions, les vivres, l’arſenal ; tout ce qui fait le ſoutien d’une grande colonie ? On en jugera.

Une ouverture d’environ quatorze cens toiſes, priſes en ligne directe, dominée de deux cotés, eſt l’emplacement qu’on a choiſi pour la nouvelle capitale. Deux ports, formés par des iſlets, ont ſervi de prétexte à ce mauvais choix. Le port des marchands, à moitié comblé, ne peut plus recevoir ſans danger des vaiſſeaux de guerre ; & le grand port qui leur eſt deſtiné, auſſi mal-ſain que l’autre par les exhalaiſons des iſlets, n’eſt défendu par rien, & ne le peut être contre un ennemi ſupérieur.

Une foible eſcadre ſuffiroit même pour en bloquer une plus forte, dans une poſition ſi déſavantageuſe. La Gonave, qui diviſe la baie en deux, laiſſeroit à la petite eſcadre une croiſière libre & sûre ; les vents de mer empêcheroient qu’on ne vint à elle ; ceux de terre, en ouvrant la ſortie du port aux vaiſſeaux qu’on lui oppoſeroit, lui faciliteroient le choix de la retraite entre les deux pertuis de Saint-Mare & de Léogane. À égalité de manœuvre, elle auroit toujours l’avantage de mettre la Gonave entre elle & l’eſcadre Françoiſe.

Que ſeroit-ce, ſi celle-ci ſe trouvoit la moins nombreuſe ? Déſemparée & pourſuivie, elle ne pourroit atteindre une relâche auſſi enfoncée que le Port-au-Prince, avant que le vainqueur eût profité de ſa déroute. Si les vaiſſeaux battus y arrivoient, aucun ouvrage n’empêcheroit l’ennemi de les pourſuivre preſqu’en ligne, & d’entrer juſques dans le port du roi où ils ſe retireroient.

La plus heureuſe des ſtations, en fait de croiſière, eſt celle qui donne la facilité d’accepter ou de refuſer le combat, de n’avoir qu’un petit eſpace à garder, de découvrir tout d’un point central, de trouver des mouillages sûrs au bout de chaque bordée, de pouvoir ſe cacher ſans s’éloigner, de faire du bois & de l’eau à volonté, de naviguer dans de belles mers, où l’on n’a que des grains à craindre. Tels ſont les avantages qu’une eſcadre ennemie aura toujours ſur les vaiſſeaux François, mouillés au Port-au-Prince. Une frégate pourroit ſans riſque, venir les y braver. Elle ſuffiroit pour intercepter à l’entrée ou à la ſortie, tous les navires marchands qui navigueroient ſans eſcorte.

Cependant un port ſi défavorable a décidé la conſtruction de la ville. Elle occupe en longueur ſur le rivage, douze cens toiſes, c’eſt-à-dire, preſque toute l’ouverture que la mer a creusée au centre de la côte de l’Oueſt. Dans ce grand eſpace qui s’enfonce à une profondeur d’environ cinq cens cinquante toiſes, ſont comme perdues cinq cens cinquante-huit maiſons, ou cafés, diſpersées dans vingt-neuf rues. L’écoulement des ravines qui tombent des mornes, entretient dans ce séjour une humidité continuelle & mal-ſaine. Ajoutez à cette incommodité, le peu de sûreté d’une place, qui, commandée du côté de la terre, eſt par-tout abordable du côté de la mer. Les iflets même qui diſtinguent les deux ports, loin de garantir d’une deſcente, ne ſerviroient qu’à la couvrir.

Tel eſt l’emplacement que des intérêts particuliers ont fait malheureuſement choiſir pour y édifier la capitale de Saint-Domingue. Un tremblement de terre, arrivé en 1770, l’a détruite de fond en comble. C’étoit le moment du repentir. On avoit d’autant plus raiſon de l’eſpérer, que tout porte à croire que la nouvelle cité eſt aſſiſe ſur la voûte du volcan. Vain eſpoir ! Les maiſons particulières, les édifices publics : tout a été rétabli.

Inſensé Domingois, dors donc, puiſque tu en as l’intrépidité, dors ſur la couche fragile & mince qui te sépare de l’abîme de feu, qui bouillonne fous ton chevet. Ignore le péril qui te menace, puiſque tes alarmes empoiſonneroient tous les inſtans de ta vie & ne te garantiroient de rien. Ignore combien ton exiſtence eſt précaire. Ignore qu’elle tient à la chute fortuite d’un ruiſſeau, à l’infiltration peut-être avancée d’une petite quantité des eaux qui t’environnent, dans la chaudière ſouterraine à laquelle on a voulu que ton domicile ſervît de couvercle. Si tu ſortoit un moment de ta ſtupidité, que deviendrois-tu ? Tu verrois la mort circuler ſous tes pieds. Le bruit ſourd des torrens du ſoufre mis en expanſion, obféderoit ton oreille. Tu ſentirois oſciller la croûte qui te ſoutient. Tu l’entendrois s’entr’ouvrir avec fracas. Tu t’élancerois de la maiſon. Tu courrois éperdu dans tes rues. Tu croirois que les murs de ton habitation, que tes édifices s’ébranlent, & que tu vas deſcendre au milieu de leurs ruines, dans le gouffre creusé, ſinon pour toi, du moins pour tes infortunés deſcendans. La conſommation du déſaſtre qui les attend, ſera plus courte que mon récit. Mais s’il exiſte une juſtice vengereſſe des grands forfaits ; s’il eſt des enfers : c’eſt-là, je l’eſpère, qu’iront gémir dans des flammes qui ne s’éteindront point, les ſcélérats qui, aveuglés par des vues d’intérêt, en ont imposé au trône, & dont les funeſtes conſeils ont élevé le monument d’ignorance & de ſtupidité que tu habites, & qui n’a peut-être qu’un moment à durer.

Saint-Marc, qui n’a que deux cens maiſons, mais agréablement bâties, ſe préſente au fond d’une baie couronnée d’un croiſſant de collines, remplies de pierre de taille. Deux ruiſſeaux traverſent la ville, & l’air qu’on y reſpire eſt pur. On ne compte ſur ſon territoire que dix ſucreries, trente-deux indigoteries, cent cafeyères, ſoixante-douze cotonneries. Cependant ſa rade, quoique mauvaiſe, attire un grand nombre de navigateurs ; & c’eſt aux richeſſes de l’Artibonite qu’elle doit cet avantage.

C’eſt une excellente plaine de quinze lieues de long, ſur une largeur inégale de quatre à neuf lieues. Elle eſt coupée en deux parties par la rivière qui lui a donné ſon nom & qui coule rapidement ſur ſa crête, après avoir parcouru quelques poſſeſſions Eſpagnoles & le Mirbalais. L’élévation de ces eaux a fait naître l’idée de les ſubdiviſer. Des opérations géométriques en ont démontré la poſſibilité : tant les nations ſavantes ont d’empire ſur la nature. Mais un projet, appuyé ſur la baſe des connoiſſances mathématiques exige des précautions extrêmes dans l’exécution.

Dans l’état actuel des choſes, les plantations formées ſur la rive droite, ſont exposées à de fréquentes séchereſſes, qui ruinent ſouvent les eſpérances les mieux fondées. Celles de la rive gauche, ſenſiblement plus baſſes, ſont bien arrosées & parvenues pas cet avantage, au dernier période de leur culture. Les propriétaires des premières preſſent la diſtribution des eaux ; les autres la repouſſent, dans la crainte de voir leurs terres ſubmergées.

Si, comme le bruit en eſt généralement répandu, on a des moyens sûrs pour rendre une partie fertile, ſans condamner l’autre à la ſtérilité : pourquoi retarder une opération qui doit donner une augmentation de dix ou douze millions peſant de ſucre ? Cet accroiſſement deviendroit encore plus conſidérable, s’il étoit poſſible de deſſécher entièrement cette partie de la côte, qui eſt noyée dans les eaux de l’Artibonite. C’eſt ainſi qu’en changeant le cours des fleuves, l’homme policé ſoumet la terre à ſon uſage. La fertilité qu’il y répand peut ſeule légitimer ſes conquêtes : ſi toutefois l’art & le travail, les loix & les vertus, réparent avec le tems l’injuſtice d’une invaſion.

Le territoire des Gonaïves eſt plat, aſſez uni & fort ſec. Il a deux plantations en ſucre, dix en café, ſix en indigo, & trente en coton. Cette dernière production pourroit être aisément multipliée ſur une grande étendue de ſable qui ne paroît actuellement propre qu’à cette culture. Mais ſi les eaux de l’Artibonite ſont jamais diſtribuées avec intelligence, une partie conſidérable de ce grand quartier ſe couvrira sûrement de cannes. Alors on verra peut-être que c’étoit dans ſon port excellent & facile à fortifier qu’il eût fallu placer le ſiège du gouvernement. Un autre avantage doit rendre cette contrée intéreſſante. Il s’y trouve des eaux minérales. On les négligea long-tems dans une colonie toujours remplie de convaleſcens & de malades. Enfin en 1772, on y bâtit des bains, des fontaines, quelques logemens commodes, un hôpital pour les ſoldats & les matelots.