Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 39

XXXIX. Moyens qui pourroient améliorer les cultures dans le ſud de la colonie.

Les établiſſemens qu’on vient de parcourir, languiſſent tous dans une misère plus ou moins grande. Auſſi les ventes & les achats ne s’y font-ils pas avec des métaux, comme au nord & à l’oueſt de la colonie. Au ſud, on échange les marchandiſes d’Europe contre les productions de l’Amérique. Il réſulte de cette ſauvage pratique des diſcuſſions éternelles, des fraudes innombrables, des retards ruineux, qui éloignent les navigateurs, ceux principalement qui s’occupent du commerce des eſclaves.

C’eſt une vérité trop bien prouvée que la perte annuelle des noirs s’élève naturellement au vingtième, & que les accidens la font monter au quinzième. Il ſuit de cette expérience que la contrée qui nous occupe & qui retrait plus de quarante mille eſclaves, en a vu mourir vingt-cinq mille en dix ans de tems. Huit mille cent trente-quatre Africain, que les armateurs François ont introduits depuis 1763 juſqu’en 1773, n’ont pas aſſurément rempli ce grand vuide. Quel auroit donc été le ſort de ces établiſſemens, ſi les interlopes n’avoient pourvu au remplacement ? Ce n’eſt pas tout.

La partie du ſud de Saint-Domingue a un grand déſavantage. Les montagnes qui la dominent, la privent, ainſi que la côte de l’oueſt, durant environ ſix mois, des pluies du nord, du nord eſt, qui fécondent les campagnes ſeptentrionales. Elle ſera donc en friche ou mal cultivée juſqu’à ce que les eaux du ciel y aient été remplacées par celles des rivières. Cette opération, qui tripleroit les productions, exige de gros capitaux & beaucoup d’eſclaves. Le commerce de France, ſoit impoſſibilité, ſoit défiance, ne les fournit point.

Quel parti doit prendre le gouvernement ? Celui d’ouvrir pendant dix ou quinze ans cette portion de ſa colonie à tous les étrangers. Les Anglois y porteront des noirs ; les Hollandois feront des avances à un intérêt, que peuvent très-bien ſupporter les cultures du Nouveau-Monde. Le ſuccès eſt infaillible, ſi l’on fait des loix qui donnent une ſolidité convenable aux créances des deux nations.

Les ports de la métropole s’élèveront d’abord avec violence, contre cette innovation. Mais lorſque le monopole leur ſera rendu ; lorſqu’ils jouiront excluſivement de l’accroiſſement immenſe que la navigation, les ventes, les achats auront reçu, ils béniront la main courageuſe, qui aura préparé leur proſpérité.